Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages
Les jours s'écoulaient. Et déjà je pensais à mon retour à Paris. Je voulais acheter des objets confectionnés par les artisans de la ville : un sac en crocodile, des ceintures en peau tannée, pour les apporter à « Tante Aline ».
Ce matin-là, je me proposai de faire mes courses avec Konaté. Nous étions au mois de septembre; et septembre, c'est encore la période de vacances pour les enseignants.
Nous partîmes donc pour la ville. Les rues étaient très animées, et les tuniques des femmes, chatoyantes, en harmonie avec le ciel serein. Toutes les femmes que nous rencontrions étaient vêtues de ces tissus multicolores, gais, mais trop voyants maintenant à mes yeux. Depuis six années je vivais en Europe, depuis six années, je n'avais pas revu mon pays; je n'étais plus habitué à cette orgie de couleurs.
Chemin faisant, nous entrâmes dans une prémière cordonnerie, puis dans une seconde, dans une troisième… Il n'y avait pas de sacs en crocodile, pas de ceintures ni d'étui de cigarettes en peau tannée. Ces boutiques ne contenaient même pas quelques vagues pacotilles locales. Les cordonniers étaient assis, les bras croisés, ou rafistolaient de vieilles chaussures. Nous sortîmes, furieux. Dans une quatrième cordonnerie, nous nous attardâmes, croyant à coup sûr que des maroquineries s'y trouveraient dissimulées et que je pourrais en acheter.
— N'auriez-vous pas de sac en peau tannée ? demandai-je innocemment au cordonnier.
Konaté me suivait et ne disait mot. Quant au cordonnier, il me considéra avec stupéfaction; un pli amer se dessina sur sa bouche.
— Qu'est-ce que c'est ? dit-il, feignant de ne pas comprendre.
— Je voudrais un ou deux sacs en peau de « croco », des ceintures, des étuis à cigarettes en peau de serpent, fabriqués à la main, par vous-même.
De nouveau, le cordonnier me considéra d'un air ahuri; puis, sans dire mot, il baissa la tête. Muni d'une grosse aiguille, et les yeux baissés, il continuait à rafistoler de vieilles chaussures. Des clients entraient — européens pour la plupart — ils regardaient les étagères vides, et puis repartaient silencieusement.
Et je vis s'accentuer le pli amer qui marquait la bouche du cordonnier; ma présence prolongée l'indisposait. Brusquement, il leva la tête et posa sur moi un regard haineux et interrogateur : « Non, il n'y a rien, semblaient dire ses lèvres. Depuis que les Libanais ont apporté de la camelote dix fois moins chère que nos sacs en croco, nos clients ont disparu. Et nous, nous n'avons plus rien d'autre à faire que rapiécer de vieilles chaussures. »
Au bout d'un moment, comme s'il en avait eu assez de nous voir, debout dans son atelier, il se leva, passa la porte et disparut dans sa « concession ».
Un peu déçu, je sortis, précédant Konaté, et questionnai un des apprentis assis dans la véranda :
— Où peut-on trouver des sacs en croco ?
— Nous sommes tous tourmentés par ces Libanais, qui apportent de la camelote brillante, que nos femmes préfèrent, à cause de la différence de prix. Elles voudraient qu'on leur vende du croco au même prix que la camelote. Or il faut aller à la chasse, tuer le crocodile, en tanner la peau, et enfin la travailler à la main. Cela revient cher. Vous êtes de Kouroussa ?
— Oui. Seulement il n'y a pas longtemps que je suis revenu.
— C'est bien pourquoi vous êtes si exigeant. Je vous ai entendu parler à mon maître… Non, monsieur, il n'y a rien ici pour le moment. Nous ne fabriquons plus de sacs encroco, plus de ceintures ni d'étuis en peau de serpent. Il n'y a plus rien, ici ! Mais ces Libanais, nos ennemis, ont beau nous faire tort (ils ont beaucoup d'argent et de moyens), ils ont beau boycotter notre travail, nous tiendrons jusqu'au bout. Ces gens sont comme des cyclones qui arrachent les arbres géants. Mais nous, les artisans, nous ne sommes pas des arbres : nous sommes des lianes … Que peut la force d'un cyclone contre des lianes ? Elle ne peut que jouer avec elles, les agiter, les tordre. Malgré sa force extraordinaire, le cyclone ne peut arracher ni briser les lianes.
— Sans doute trouverons-nous plus loin des ouvrages en croco et en serpent. Ou peut-être ne trouverons-nous rien du tout dans tout Kouroussa.
C'est ce que nous nous disions en quittant l'apprenti-cordonnier.
Quand nous nous fûmes encore promenés tout un temps et que nous eûmes contourné des carrefours et gravi la colline Samakoro, nous nous trouvâmes subitement en plein marché, ou tout au moins devant des éventaires. C'était le marché, sans doute, mais un marché d'où les ouvrages locaux et la marchandise locale étaient absents ; une absence que nous appréhendions depuis que nous avions pris congé de l'apprenti-cordonnier.
Il n'y avait guère au marché que de la pacotille, toute cette pacotille importée d'Europe et du Nouveau Monde. Quelques marmites en terre
cuite, fabriquées dans la plaine par des femmes et transportées ici, quelques perles façonnées dans le pays, attestaient seules que la ville n'avait pas encore complètement rompu avec l'art ancestral.
Déconcertés, nous prîmes le chemin du retour. Il était midi. Il n'y avait
pas de taxi, ici, comme à Conakry. Il fallait se résoudre à marcher. Mais, en moins de trente minutes, nous étions rendus chez moi. Je pénétrai dans la case de ma mère, suivi de Konaté, silencieux. Exténué, je m'étendis sur une natte. Mon regard rencontra le portrait de ma grand-mère, accroché au mur. Je savais qu'elle ne vivait plus, qu'elle était morte. Ma mère me l'avait fait écrire à Paris; et, sans me confier à personne, j'avais passé plus d'un mois dans une tristesse amère. A présent, mon regard rencontrait ce portrait qui, à son tour, me regardait. Ce fut comme si ma grand-mère était ressuscitée; son regard
devenait vivant, aussi vivant qu'un regard peut l'être, et j'entendais la vieille femme me dire : « Veille sur tes petits frères et tes petites soeurs. Sois pour eux ce que je fus pour toi, un exemple de bonté et de tendresse. »
Tout à coup, mon coeur se mit a battre. Le vide créée à Tindikan, parmi mes oncles, par la mort de ma grand-mère, qui était comme le pilier de la « concession », me tourmenta. Machinalement, je portai la main au coeur, comme si j'avais espéré en comprimer les battements. « Grand-mère est morte ! » me répétai-je. Chacun porte sa mort en soi. Elle portait celle d'une femme grande par la bonté et par l'amour du travail.
Et je portai le regard plus haut : sur le toit de la case. Il s'était légèrement affaissé; par endroit, la charpente du toit était à nu ; le jour s'infiltrait par ces minuscules trous et frappait directement les calebasses et les assiettes répandues sur le sol. Rien, pourtant, ne pouvait enlever à la case sa noblesse, qui tenait au style, à la blancheur immaculée du mur rond, peint au kaolin, à la propreté parfaite des lieux, à l'ingénieuse façon dont ma mère avait empilé les bols, par ordre de grandeur, dans un coin et sur une large et vieille caisse, en guise de buffet. Le toit avait beau être légèrement affaissé et en partie troué, la noblesse de l'ensemble ne s'en affirmait pas moins. Tandis que je pensais à grand-mère, un heurt à la porte interrompit ma rêverie. Mimie parut et m'annonça :
— Le repas est prêt. Il est servi dans notre case. Je tournai le regard à ma gauche. Konaté dormait. Je le secouai.
— Konaté, c'est l'heure du repas.
— Bien, dit-il en se levant. Je rentre chez moi.
— Reste pour nous tenir compagnie.
— Non, Fatoman, je n'avais pas prévenu la « Patronne ». Elle se mettrait en colère.
Il prit congé de moi.
Je sortis à mon tour, accompagné de Mimie. Dans la cour de la « concession », ma mère interpelait mes « petites-mères » et mes soeurs, les invitant ainsi à venir dans sa case pour le repas.
Après le déjeuner, je me demandai ce que je pourrais me procurer de typiquement local, pour l'offrir à mes amis de Paris. Et déjà, je pensais à ce que m'avait dit mon père : qu'il s'était consacré exclusivement à la sculpture, depuis que la camelote importée par les commerçants libano-syriens était si appréciée par les femmes.
Je m'en fus à l'atelier. Mon père y travaillait, entouré de ses apprentis. Je pris place à côté de lui et je le regardai tailler le bois. Le mystère et la merveille naissaient sous l'herminette et le ciseau. Avidement, je regardais mon père dégrossir le bois; et je m'efforçais de deviner ce qui allait sortir du bloc informe où les coups de ciseau et d'herminette tombaient secs et précis,
avec un son comme métallique, car il s'était attaqué à un bois très dur. L'ouvrage serait de longue haleine.
Au bout d'un quart d'heure, inopinément, un corps de biche commença de surgir du bois. Soudain, oui, j'aperçus comme une silhouette dans la masse, et je sus que ce serait bien une biche qui en sortirait.
— Père, fis-je, cette biche sera pour moi ?
— Tu la veux ?
— Oui, je l'emporterais volontiers pour l'offrir à une de mes amies.
— Eh bien, fit-il, je la soignerai alors tout particulièrement.
De nouveau, il baissa la tête et continua à tailler le bois. Je suivais attentivement le travail. Que pouvait bien chercher mon père en creusant et en taillant le bois ?.… La réalité, sans doute !… Il cherchait à être vrai, aussi vrai qu'il est possible de l'être; il cherchait à être aussi près de la réalité qu'il est possible de l'être. Je voyais bien que son souci, son seul souci de la vérité, de la réalité, dans l'accomplissement de son ouvrage, n'était tempéré que par la recherche de la beauté idéale et, en conséquence, par l'êtablissement d'un type de beauté universel.
En effet, après deux heures de travail, ce qui, tout à l'heure, avait inopinément surgi du bois, devint une biche belle, très belle; une biche, enfin, qui résumait tous les types de biches de nos savanes.
— J'ai vu, dans les musées parisiens, des sculptures africaines très différentes des tiennes. N'en fais-tu pas ? Ceux qui ont réalisé ces ouvrages étaient très malins.
— Très habiles ! dit-il. Tout ce que tu as vu là-bas a été sculpté par nos aînés, par des artisans qui n'avaient pas été à l'école et qui cependant avaient plus d'habileté qu'on ne pourrait le croire. Il est bien certain que les hommes du peuple ont la puissance de contemplation et de création beaucoup plus développée, beaucoup plus proche de la réalité, de la vérité. Chacun de ces artistes anonymes dont les œuvres reposent dans des musées avait plus de savoir-faire dans le petit doigt que nous, leurs descendants, n'en avons dans la main entière. Je connais bien ces formes, mais je n'en fais pas. Cela se fait rarement, maintenant. Ces formes datent d'une époque lointaine, du temps de nos pères. C'était un temps où la biche qui surgissait sous l'herminette servait au culte, à la magie. Un temps où le forgeron-sculpteur était sorcier, était prêtre, et où il exerçait plus qu'une pure activité artisanale, par le fait d'un art qui était constamment en relation avec le feu, pour la fusion du minerai, d'abord, pour le travail du métal, ensuite. L'arme qui sortait de ses mains était une arme qui blessait non pas seulement parce qu'elle est tranchante et bien maniée, mais parce que le pouvoir lui avait été accordé de blesser et de trancher. La houe du paysan n'était pas seulement l'outil qui remuait la terre, mais le talisman qui commandait à la terre et à la moisson. En ce temps, l'art du forgeron passait de loin les autres, était très réellement un art noble, un art de magicien, un art en vérité, qui requérait plus de connaissance et plus d'habileté que les autres arts. Et il allait de soi qu'on s'adressât au forgeron, non pour sculpter une biche, que chacun de nous dans cette ville peut dégrossir, mais pour modeler les images des ancêtres (et l'image du plus lointain d'entre eux : le totem), les masques pour les danses rituelles, tous les objets cultuels, que ses pouvoirs lui permettaient de consacrer. Si de tels pouvoirs n'ont jamais cessé, fils, je ne peux pourtant te dissimuler qu'ils se sont généralement affaiblis, et qu'il ne pouvait en être autrement au sein de notre société, qui, quand bien même elle ne rompait pas totalement avec ses anciennes croyances, n'en acceptait pas moins d'être islamisée. Si notre caste demeure une caste toujours puissante, il semble bien que nous, forgerons, sculptons de plus en plus en dehors de toute préoccupation religieuse. Et ce n'est pas que la notion de pouvoir ou de mystère ait cessé, ait disparu; c'est que le mystère et le pouvoir ne sont plus où ils étaient; c'est qu'ils commencent à se dissiper au contact des idées nouvelles. Et c'est bien pourquoi la biche que tu vas emporter ne sera rien d'autre qu'un ornement, un bibelot.
— Tu as parlé de tes aînés, Père. Comment s'y prenaient-ils pour réaliser des ouvrages si rythmés, si pleins de spiritualité ?
— Nos aînés, répondit-il, ne copiaient pas la réalité; ils la transposaient. Parfois même, ils la transposaient à tel point qu'il se glissait quelque chose d'abstrait dans la figure qu'ils en donnaient. Mais c'est une abstraction non systématique, et une abstraction qui apparaît plutôt comme un moyen d'expression tendu à la limite, incertain de sa limite. Mais nos aînés mettaient généralement moins de calcul dans leur transposition de la réalité; ils laissaient parler leur cœur avec plus de naturel; et ainsi leur transposition les conduisait à une déformation qui, d'abord accuse et accentue l'expression, la spiritualité, et qui, ensuite et par voie de conséquence, commande d'autres déformations, purement plastiques celles-ci, qui font équilibre à la première et l'accomplissent.
— C'est passionnant, Père. Mais tu viens de me dire que les déformations n'étaient pas gratuites, qu'elles n'étaient pas un jeu, qu'elles répondaient à la nécessité d'accomplir une expression spirituelle donnée…
Il se mit à rire alors, longuement, avant de répondre :
— Tu veux me dire, répondit-il dans le même rire, que si ces déformations n'étaient pas faites par jeu, on s'étonne qu'elles puissent s'ordonner avec tant de maîtrise ? Eh bien, c'est cela le rythme, qu'on sent aussi chez nos joueurs de tam-tam, c'est ce don qui agissait et qui agit encore dans l'âme et dans les mains des artisans.
Il s'étira longuement, puis, après un bâillement, il s'empara d'un papier de verre, avec lequel il se mit à polir la biche ; car, à présent, son travail était fini, bien fini. Entre-temps, Konaté et Bilali étaient arrivés. Ils prirent tour à tour la biche dans leurs mains pour l'admirer. Puis ils manifestèrent le désir de se rendre à une réunion politique.
— Mon père laissa un moment les outils, déposa le papier de verre, leva les yeux et dit :
— Que Dieu vous préserve de Satan !
— Amîna ! répondîmes-nous ensemble.
— Fatoman ! cria mon père, alors que nous étions déjà dans la rue.
— Oui, fis-je en m'approchant de l'atelier.
— N'oublie jamais, fils, que l'insecte se fait manger par la grenouille, et la grenouille par le serpent.
— Je ne comprends pas, Père.
— L'insecte, dit-il, c'est l'homme riche. La grenouille, c'est l'intellectuel. Et le serpent, c'est le roi.
— Tu veux dire, insinuai-je, que le chef est au-dessus de tout, du richard et de l'intellectuel ?
— Oui, fils, dit-il.
— Et qu'est-ce qui fait donc plier le chef, Père ?
— Ce qui cause la déchéance du chef, plus que la révolte populaire, c'est le « hakkè », c'est-à-dire les injustices qu'il commettrait à l'égard de son peuple.
— Cela signifie que Dieu ne soutient le chef que lorsque celui-ci se montre juste et bon ?
— Oui, dit-il.
— Mais qui est-ce donc, le chef ?
— Le chef, c'est le vice-président du gouvernement. Désormais, il a le pays dans ses mains.
— Compris !
— Va, maintenant, dit-il.
— Au revoir.
— A ce soir, mon petit. Je désire vous voir, toi et ta femme, ce soir dans ma case.
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.