Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages
Quelques années plus tard, lorsque Mimie et moi, entourés de nos enfants, nous retrouvâmes cette terre de Guinée, nous nous embarquâmes, sitôt l'avion au sol, dans le train pour Kouroussa. Nous y trouvâmes mon père, vieilli. Il nous accueillit en souriant dans la véranda de sa case et, comme pour se moquer de nous, dit :
— Le moment est venu.
Ma mère était accourue et déjà portait sur le dos le plus petit de nos enfants. Non loin de notre « concession », un drapeau flottait au fronton d'un bâtiment clair, aux lignes simples. Un drapeau rouge, jaune et vert.
— Quel moment, Père ? demandai-je, feignant de ne rien comprendre.
— Le moment fixé par Dramouss, répondit-il avec le même sourire moqueur.
— Konaté est-il là ? fis-je, pour esquiver son allusion.
Mon père, baissant la tête, répondit d'un air gêné :
— Ton ami a été accusé d'avoir trempé dans le récent complot.
— Un complot ? répétai-je stupéfait.
Mimie et ma mère assistaient à notre conversation sans y prendre part. Déjà mes enfants, hormis celui qui était sur le dos de ma mère, s'étaient mêlés à mes petits frères. Les enfants ne sont jamais étrangers les uns aux autres.
— Konaté, fit mon père en bégayant, Konaté n'est plus. Konaté a été fusillé par les autorités.
Entendant cela, je fondis en larmes. Tout se troublait en moi. Ma tête était brouillée par une grande révolte intérieure, et ma vue, par des pleurs.
— Mais, Père, fis-je en m'essuyant les yeux, et Bilali ?… Bilali est là, lui ?
Mon père serra les dents. De nouveau, il me considéra, puis baissa la tête et répondit, en détournant la tête :
— Lui aussi a été victime du complot.
Nous demeurâmes assis un moment, le coeur comme noyé par la pluie de la tristesse. Mon père, après quelques paroles de consolation, reprit :
— Depuis ton départ, beaucoup de tes camarades ont été abattus. Beaucoup de gens sont en prison. Beaucoup d'autres aussi ont fui, vers le Sénégal, vers la Côte d'Ivoire, le Libéria, la Sierra Leone et d'autres pays limitrophes.
Il se tut. Nous demeurâmes un moment pensifs. « Pourquoi suis-je revenu ? pensai-je. Moi aussi, je serai tué comme les autres. »
Dans la cour de la « concession », une mère poule, ronchonneuse, les plumes hérissées, se promenait avec nonchalance au milieu de ses petits. Tout à coup, un épervier, qui tournoyait dans le ciel depuis un moment, au-dessus de la « concession », plongea dans le vide. Nous ne le vîmes que quelques secondes. Lorsqu'il remonta vers le ciel, nous constatâmes, le coeur serré, qu'un des poussins était pris entre ses griffes. Le poussin poussait des petits cris qui nous parvenaient comme étouffés par la distance et par les griffes du rapace.
— Non, non ! fit tout à coup mon père, dans un geste de protestation. Notre régime fusille nos enfants pour un oui, pour un non. Et ce maudit épervier aussi, enlève ma volaille, alors qu'il n'y a plus de viande ni un grain de riz dans ce pays !
Dans un grand mouvement de colère, mais d'une colère plus intérieure qu'apparente (cela se lisait sur son visage), mon père, furtivement, plongea une main dans la poche de son caftan. Il en tira un chapelet, qu'il brandit dans la direction de l'épervier. Celui-ci avait pris de l'altitude et n'allait plus tarder à se poser à la cime du fromager pour dévorer sa proie.
« Sala mûne qawlan mine Rabine Rahimine, adjib ly yâ Kachafa ya ilou, Wal Diini Alga Atou Bintou Matmouna . » 1
Mon père prononçait distinctement ces paroles chaque fois qu'une perle du chapelet passait entre ses doigts. Il était assis, tout absorbé dans sa prière, et nous, nous le regardions, inquiets, ne sachant pas où il voulait en venir.
Soudain, avant même qu'il n'eût fini d'égrener son chapelet, l'épervier, comme appelé (c'est peu dire : comme attiré par un aimant) au niveau du sol, battit des ailes, puis planant un instant dans la direction du retour, replongea subitement dans le vide, pour atterrir à portée de main de mon père. Celui-ci, hâtivement, empocha son chapelet, se saisit de l'épervier et arracha de ses griffes le poussin. Il ramassa par terre un roseau, — il en traîne toujours dans notre « concession » — et en assena trois coups sur l'épervier. Comme satisfait de lui, il cria :
— Va-t'en, sale oiseau !… Voleur !
Quand l'oiseau prit le large, je baissai les yeux ; le poussin, quelque peu étourdi, boitait mais criait en se dirigeant vers la mère poule.
— Père ! soupirai-je, ne trouvant pas un mot à dire...
— Oui, fit-il. C'est ainsi que, de temps en temps, nous appelons nos fils à distance. Même celui qui vit à Paris et qui, comme toi, fait parfois irruption chez moi.
Il sourit un moment. Mimie était stupéfaite. Ma mère, souriante, semblait fière de son époux.
— Et cela suffit ? risquai-je.
— Oui. Ces mots ont beaucoup de force. Quand on a parlé pour Dieu, agi pour Dieu, et vécu seul dans la brousse pour Dieu, comme moi, dans la contemplation, tout cela pour Dieu, Dieu alors vous écoute quand vous lui parlez.
Dans un geste de révolte, il se leva, se dirigea vers la case qui devait être la mienne. Je le suivis. Nous le suivîmes. Et lui de dire tout à coup :
— Si tous ces hommes et toutes ces femmes, au lieu de passer leurs journées à prononcer des discours puérils, consacraient le même temps à l'adoration du Très-Haut, notre pays serait loin de cette misère. A présent, le Très-Haut les punira, pendant des années, avant de faire descendre sa pitié et sa bénédiction.
— La bénédiction, Père, dis-tu ?
— Oui, sa bénédiction sur ce pays qui est en train de s'égarer. Quand viendra le Lion Noir, je ne serai plus là.
— Le Lion Noir ? fis-je.
— Oui, l'héroïque et sage Lion Noir, que tu connais tout autant que moi. La légalité reviendra aussi. Et alors vous serez réconciliés avec vous-mêmes et avec les autres. Même avec ce pays dont vous parlez la langue. Je le dis si telle est la volonté d'Allah, béni soit Son Nom !
— Aminâ ! Aminâ ! répondis-je.
Fin
Note
1. « Dieu, je t'appelle par l'intermédiaire de la fille Bintou du Djin Maïmouna et par son chef le Rouhania Yâ Kachafa Ya ilou. »
La présence du génie « Rouhania » n'est invoquée par celui qui fait la prière que pour se défendre contre ce que l'intervention de « Bintou » pourrait avoir de dangereux.
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