Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages
Alors j'ouvris les yeux et je compris que j'avais rêvé. La chevelure roussie et le front saignant, j'étais allongé dans la case, dont le toit de chaume flambait. Bondissant de douleur autant que de désespoir, le regard perdu dans une dense fumée noirâtre et tourbillonnante, je sautai du canapé.
A tâtons, je courus d'un coin à l'autre de la case. Les flammes tumultueuses dévoraient la charpente de bambou. A peine consumée, elle s'effondra dans un grand fracas; au passage, les bûches touchèrent le rideau et la moustiquaire fixés au mur; ils prirent feu à leur tour, transformant ma demeure en brasier.
Continuant à courir d'un coin à l'autre, avec affolement, j'entendais des appels… J'entendais distinctement la voix aiguë de Mimie qui appelait au secours. J'entendais les coups sourds assénés par les sauveteurs qui, au moyen de madriers, s'efforçaient de défoncer la porte de secours. Car l'entrée principale, donnant sur la « concession », était en flammes, c'est-àdire infranchissable. Brusquement je fus soulevé du sol, mes bras et mes pieds furent saisis par deux hommes vigourQux; d'un coup, l'air frais du dehors, vivifiant, contrasta avec l'air étouffant qui régnait dans la case en feu. Cet air frais me cinglait le visage et le corps, me rendait vie peu a peu. Revoyant les étoiles scintiller sur la voûte céleste, je compris que j'étais sauvé… Remis de ma première émotion, je m'avisai que tout le monde, dans l'arrière-cour, était à l'œuvre.
Nos voisins, tirés de leur sommeil, étaient là, les uns torse nu, les autres, le pagne noué autour du cou, d'autres encore en bila 1. Des gens habituellement corrects et « habillés comme des épis de maïs », 'étaient pour l'heure à moitié nus, et réparaient les méfaits de Satan. On se serait cru à l'heure de la baignade. C'était aussi comique que tragique.
Les appels, sans doute, avaient été si inquiétants et si pressants, qu'ils n'avaient donné à personne le temps de se vêtir décemment. A présent, tous lançaient, sur le toit en flammes, l'eau que nos voisines leur apportaient dans des bassines et dans des calebasses.
Cette équipe de pompiers, improvisés pour la circonstance, joua si bien son rôle qu'elle maîtrisa l'incendie avant l'arrivée des pompiers officiels. Le champ d'action du feu, qui eût pu s'étendre à plusieurs cases ou 'à plusieurs « concessions », fut ainsi limité, grâce à la solidarité des voisins.
— Fatoman, que t'est-il arrivé ? Comment as-tu fait ton compte ? demanda mon père.
Ces questions, je les attendais. Je savais que quelqu'un me les aurait posées. Cependant, les écoutant, c'était comme si la foudre était tombée sur moi. Plein de honte, je balbutiai quelques mots et me tus; ma mère intervint :
— Fatoman, parle ! Tu n'es quand même pas une femme, pour ne pas pouvoir parler !
Une femme ? répliqua mon père. Mais une femme parle bien ! En paroles, toutes les femmes de la terre sont imbattables. Dis plutôt qu'il n'est pas un enfant.
Je me décidai. Je devais me justifier, fournir des explications plausibles.
— Je ne sais pas ce qui est arrivé, Père, dis-je timidement et à voix basse. J'ai dormi profondément.
Il me considéra d'un air sceptique et un sourire amer se dessina sur ses lèvres. Cette réponse ne le convainquait pas.
— J'avais oublié que tu fumes, dit-il. C'est une de ces mauvaises habitudes que tu as contractées là-bas. N'aurais-tu pas laissé un mégot par terre ?
— Peut-être. Mais je ne pense pas. Car en ce cas l'incendie eût éclaté bien plus tôt.
— Pas forcément, dit ma mère. Une cigarette met quelque temps avant de mettre le feu à un objet inflammable.
A ce moment, Mimie entra dans la case de mon père. Avait-elle senti mon accablement ? Les femmes habituellement devinent ces choses-là mieux que les hommes. Allait-elle me délivrer ?
Tout de suite, elle prit part à la discussion :
— C'est bien curieux, Beau-Père, commença-t-elle, la façon dont cela s'est produit ! Nous avons passé une bonne partie de la nuit à causer chez vous. Harassée, je me suis endormie aussitôt. Mais non Fatoman. Toute la nuit, il m'a donné des coups de coude; je crois qu'il a fait des cauchemars. Et vers cinq heures, je me suis réveillée. Il y avait des flammes sur le toit de notre case !… Naturellement, j'ai crié : « Fatoman! Fatoman ! Au feu ! Au feu ! » Il s'est réveillé à demi, m'a dit : « Couche-toi, Mimie, tu rêves. » Je l'ai secoué vigoureusement, mais, voyant alors qu'il ne se réveillait pas, j'ai sauté du lit, j'ai franchi la grande porte, qui 'était déjà en flammes, et j'ai crié de toutes mes forces « Au feu ! Au secours ! Au feu ! »
— C'est terrible, murmura mon père d'un air gêné. Vous avez passé la nuit dans le même lit ? me demanda-t-il doucement, en détachant les mots.
— Oui.
— Vous n'auriez pas dû ! J'avais oublié de vous le dire. Quand je t'ai confié la « boule blanche », j'ai oublié de te dire que tu devais coucher à part, que tu ne devais pas passer la nuit auprès de ta femme.
— Tu lui avais donné cette boule ? fit ma mère, suffoquée.
— Oui, répondit mon père. Ton fils se posait des questions. Il voulait voir la Guinée de demain.
— Mais il n'a pas l'âge ! riposta ma mère. Il n'a pas encore quarante ans, le petit.
— Tout se serait arrangé s'il avait passé la nuit seul.
— Comment cela ? fis-je, inquiet.
— Dramouss, jalouse de ta femme, a mis le feu à la case. Tu as la boule ?
— Oui.
J'allai chercher la boule et la lui tendis.
— Ah oui ! dit-il. Les femmes sont toujours jalouses. Dramouss, jalouse de ta femme, a incendié ta case. C'est ma faute. J'ai commis un oubli.
Ma mère considéra alors mon père sévèrement, puis lui dit :
— Ne t'amuse pas à faire pénétrer Fatoman dans tes mystères Il ne peut pas les comprendre. Il est toubab, lui !
— Et alors ? fit mon père, esquivant ces reproches. Tu as quand même rêvé, fils ?
— Oui.
— Qu'as-tu rêvé ?
— Des choses effroyables. J'ai vu un peuple en guenilles, un peuple affamé, un peuple qui vivait dans une immense cour entourée par une haute muraille, aussi haute que le ciel. Dans cette prison, la force primait le droit ; mais c'est peu dire : il n'y avait pas de loi. On abattait et condamnait les citoyens sans jugement. C'était terrible, car ce peuple, c'était le nôtre !
— Koun Faya Koun 2, s'exclama-t-il.
— Mais j'ai rêvé aussi d'un Lion très noir, qui nous sauvait, qui faisait renaître la prospérité, et qui faisait de tous les peuples ses amis.
— Koun Faya Koun, dit-il encore. Tout cela, fils, tout ce que tu as vu en rêve, tu le verras à ton retour dans ce pays.
Ayant glissé la boule blanche dans son oreiller, il se leva, ouvrit une vieille caisse, en tira une baguette d'or, qu'il tendit à Mimie en s'asseyant.
— Tiens ! dit-il. C'est un dédommagement pour les effets que tu as perdus dans la catastrophe.
— Rien n'a été détruit, répondit Mimie dans un sourire, sauf la moustiquaire, les rideaux et les couvertures, mais ils ne nous appartenaient pas. Nous avions tous nos effets en dépôt chez ma belle-mère.
— Prends cet or quand même. Ce sera ton cadeau de mariage. Je suis heureux que mon fils t'ait épousée et que vous soyez venus me voir. Aussi mes bénédictions vous accompagneront-elles partout.
Nous primes congé de lui et l'on nous installa dans une nouvelle case. Les apprentis se chargeraient, me disais-je, de refaire la case détruite.
Les deux jours qui suivirent, ma mère passa son temps à empiler des affaires dans nos cantines. Elle n'oublia pas d'y joindre la statuette la biche que mon père m'avait offerte.
Des prévenances, on en avait eu beaucoup pour nous. Elles venaient de vieilles personnes dont la plupart m'avaient vu naître, de mes camarades, de tous mes camarades, mais surtout de Bilali et de Konaté. Là, nous avions été heureux, et nous ne l'avions pas été par hasard. C'est cela seulement, cette image seulement que,. je veux conserver dans ma mémoire, ainsi que la triste impression qui m'est restée, après mon, rêve fantastique où j'ai vu mon pays et son avenir. Et déjà, avant de le quitter, je savais que la grandiose œuvre commune entreprise était compromise dans le cœur de mes compatriotes, parce que des hommes avaient importé des doctrines qui, à présent, étaient avalées comme le lait de coco.
Ce fut enfin le jour du départ. Le train était en gare. Konaté, Bilali et mes parents nous avaient accompagnés jusque là. La gare était bondée de gens qui, dans un geste spontané, étaient venus à la gare pour nous témoigner leur amitié, à moi et à mon épouse.
— Au revoir ! Au revoir ! criâmes-nous lorsque le train s'ébranla.
Tout le monde agitait la main. Les femmes leur foulard de soie.
Puis ce fut, le surlendemain, notre arrivée à Paris. Ce Paris qui n'était plus pour moi, comme auparavant, une ville mystérieuse…
Notes
1. Bila en malinké signifie slip.
2. Koun Faya Koun signifie décret du Très-Haut.
[Note. — Cette formule est tirée du verset 82 de la Sourate Yā-Sîn, qui annonce : « Quant Il [Dieu] veut une chose, Son commandement consiste à dire : “Sois, et c'est.” » — T.S. Bah]
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.