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Littérature


Camara Laye
Dramouss

Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages


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Kouroussa

Le matin, de bonne heure, j'allumai mon poste de T.S.F. portatif. A tâtons, je finis par trouver Radio-Conakry. Tino Rossi, Guétary et Mariano chantèrent tour à tour.
A la fin du programme, on annonça les départs et les arrivées des bateaux bananiers. J'aurais voulu, à ce moment-là, écouter un peu de musique symphonique ou une variété de musique africaine; par exemple entendre vibrer les cordes de la cora du casamançais Kéba Sissoko, ou la voix de Kouyaté Kandia. Mais c'était un rêve et, puisque tous les rêves ne se transforment pas en réalité, je devais me contenter d'accepter ce qui m'était offert.
— Baisse un peu le poste, dit Mimie dans un bâillement, et en s'étirant paresseusement sur le canapé. Ce n'est pas intéressant. Ne vaudrait-il pas mieux l'éteindre carrément ?
Et comme, en levant la tête, elle vit que j'étais d'accord, s'étirant de nouveau, elle avança la main et clac ! abaissa l'interrupteur.
— Ce sont toujours les mêmes qui chantent et qui parlent, dit-elle. Plutôt que d'écouter les départs et arrivées des bananiers, si nous prenions un peu de repos ?
Elle se retourna et se couvrit la tête de son pagne. Je demeurai assis un moment. Au moment où je m'apprêtais à éteindre la lampetempête, un jeune homme s'introduisit dans la case. Levant la tête, je vis mon père, debout sur le seuil.
— Bonjour, père ! lui criai-je.
— Bonjour, Fatoman. Cet homme est un de tes camarades d'enfance. Il s'appelle Bilali. Depuis hier, il a manifesté le désir de te voir.
— Bon, très bien, répondis-je.
« Est-il écrit, pensai-je, qu'il faille recevoir des visites de si bon matin ? » Mais dans mon for intérieur, je savais bien que ce garçon n'était venu que par amitié. A ce moment, j'entendis la voix de ma mère :
— Déjà les yeux ouverts ?… Es-tu malade, fils ?
Craignant de la voir entrer, j'enfilai hâtivement mon caftan, m'emparai d'une natte et m'installai dehors. A présent, nous étions assis, Bilali à ma droite, et mon père à ma gauche. Ce dernier, redoutant de m'entendre dire quelque mot qui pût troubler ma mère, ne me laissa pas le temps de répondre. Il le fit à ma place.
— Non, femme. Il n'est pas malade, simplement fatigué. C'est que le voyage était long.
— Le voyage était long, avouai-je, mais je ne suis guère fatigué.
— Et tu as mal dormi ? continua ma mère.
Son inquiétude ne cesserait, me dis-je, que lorsque je lui aurais dit la vérité.
— Non. Mais, toute la nuit, j'ai pensé à là-bas. Oh ! fit-elle, regrettes-tu d'être venu nous voir ? N'es-tu pas heureux ici ?
— Si, je le suis. C'est un peu cette joie-là aussi qui m'a empêché de dormir.
Mon père se tenait assis, les jambes étroitement croisées, à l'orientale. Plus loin, ma mère était debout. Mon père craignait-il toujours de me voir parler dans un sens qui eût troublé ma mère ? Sans doute, car, à présent, il surveillait mes paroles et les tournait dans le sens qui convenait.
Il aurait dû se dire que je me garderais bien de raconter à ma mère quoi que ce fût d'alarmant. Elle n'avait jamais approuvé mon départ pour l'Europe. Et puis elle avait toujours été très émotive. Je savais cela. Bilali, à ma droite, écoutait notre conversation, d'un air amusé et sans mot dire.
— Le pays est-il beau, là-bas ? demanda-t-elle.
— Oui, magnifique. Je te montrerai des photos.
— Allons, femme, murmura subitement mon père, va préparer le petit déjeuner. Le soleil est déjà bien haut.
Ma mère disparut. Quand il se fut assuré qu'elle était loin, mon père s'approcha de moi et me chuchota à l'oreille.
— Tes camarades qui sont venus l'an dernier m'ont déclaré que la vie était dure, là-bas, pour toi. Est-ce exact ?
— Oui, c'est très exact. Mais la souffrance n'est-elle pas la meilleure école ? Et puis, j'ai rencontré là-bas des gens très gentils, qui m'ont aidé. Beaucoup aidé.
— Eh oui, fils, lorsqu'on n'y laisse pas sa peau, on sort de la souffrance complètement endurci et aguerri. Que Dieu aide tes amis de là-bas !
De nouveau il se pencha et murmura à mon oreille, après qu'il se fut assuré que personne ne l'entendait, que personne ne rôdait autour de la case :
— Ta mère ne doit rien savoir de tout cela. Est-ce bien compris ?
— C'est entendu, elle n'en saura rien.
— On ne peut raconter tous les malheurs aux femmes, dit-il.
— Les femmes, approuva Bilali, sont trop sensibles.
— En effet.
Me tournant vers mon père, je lui demandai :
— Et vous ?… Comment avez-vous vécu ?
— Durement, répondit-il. Mais n'étions-nous pas chez nous ? Tandis que toi !… Que veux-tu, notre métier se dévalorise tout à fait. Les cordonniers, et nous, les bijoutiers, sommes condamnés presque au chômage. Les Libanais apportent maintenant de la camelote, dont les boutiques sont pleines. A cause de la différence de prix, les femmes la préfèrent à nos bijoux en or, aux sacs en peau tannée des cordonniers. Aussi me suis-je consacré entièrement à la sculpture. Les Toubabs de passage ici achètent beaucoup mes statuettes. Ils en raffolent.
Je levai la tête. Mon ami Konaté, que j'avais perdu de vue depuis qu'il faisait ses études d'instituteur, entrait dans notre « concession ». Maintenant, il avançait vers nous :
Héré Sira ? (Passé bonne nuit) dit-il.
Tana Massi ! (aucun malheur la nuit) répondit mon père.
Dembaya Don ? (Et ta famille) demanda Bilali.
— Elle jouit d'une bonne santé, répondit Konaté.
— Je suis heureux de te voir, fis-je. —
Moi pareillement, dit-il. Hier, continuat-il, au retour d'une réunion politique, ma femme m'a annoncé ton arrivée.
— Et comment se porte-t-elle, ta femme ?
— Très bien.
— Et toi ? fis-je en me tournant vers Bilali. Que fais-tu ?
— Je suis commerçant en diamants. Cela marche bien, maintenant, le diamant ! Pas pour les autres ! précisa-t-il. Mais moi, je ne me plains pas. Il me suffit d'aller aux mines pour récolter des millions. J'ai une chance extraordinaire dans les pierres précieuses.
— Tant mieux pour vous, dit mon père. Je suis toujours heureux de voir les camarades de mon fils arriver à quelque chose dans la vie.
— J'ai acheté, ajouta Bilali, une voiture. Il faut la voir ! Il n'y en a pas de pareille en Guinée. En l'écoutant prononcer cette dernière phrase, l'envie me prit de lui fermer la bouche, car sa vantardise m'agaçait. Par signe, je tentai de lui faire comprendre que ce genre de vanité est indigne de personnes bien élevées. Et comme il ne comprenait pas mes signes, je risquai :
— Il y avait un homme très riche, mais qu avait un seul et grand ennemi.
— Lequel ? demanda Bilali, inconscient.
— Sa bouche ! répondis-je. L'homme dont il s'agit se vantait trop. Il ne comprenait pas, ou feignait de ne rien comprendre, et invariablement, continuait à chanter les mérites de sa voiture. Mon père, amusé, souriait avec malice. Konaté, tout bavard qu'il était de coutume, s'était tu. Il considérait Bilali avec ébahissement.
— Oui, répéta ce dernier, il n'y a pas deux voitures comme la mienne en Guinée. Ni même dans toute l'Afrique. C'est le seul modèle qui ait été fabriqué en Amérique. Spécialement conçu…
— Spécialement conçu pour qui ?… Pour toi ? fis-je.
— Non ! Pas pour moi, mais pour le président du Libéria. Comme j'ai payé cash douze mille dollars — c'est-à-dire trois fois le prix : rien sur cette terre ne saurait résister à l'argent — la voiture m'a été livrée.
Ce mensonge et cette vantardise, dignes tout au plus d'un nouveau riche, étaient trop grossiers et trop puérils. Nous éclatâmes de rire. Mais Bilali continua :
— Chaque fois que je suis au volant de ma voiture et que je roule dans Kouroussa, la population m'admire. Elle m'empêche quasiment de rouler, ne consentant à m'ouvrir un passage que lorsque je capote et décapote ma voiture américaine.
— Tu es un véritable capitaliste, s'écria enfin Konaté dans un éclat de rire. Un capitaliste né, comme par hasard, dans un pays de prolétaires. Mais sais-tu que ta place n'est pas ici ?
— Où est ma place ? demanda Bilali.
— En Amérique, répondit Konaté en riant.
— Non, fit mon père dans un sourire amusé ce n'est pas un capitaliste. C'est plutôt un arriviste. Le capitalisme a des qualités et des défauts, mais l'arrivisme n'a que des défauts.
— Plutôt que de gaspiller tant d'argent dans de la ferraille, tu aurais mieux fait de construire d'abord une villa. Une villa eût été plus utile à une ville comme Kouroussa. Une villa est un bon investissement.
— Je le ferai, Konaté, répondit Bilali.
— Il fallait peut-être commencer par là, dis-je. Comment peux-tu accepter de coucher dans une case a même le sol, et puis rouler dans une voiture pareille ? Il fallait d'abord te faire construire une maison d'habitation, en dur.
Mais Bilali de répondre :
— Ce n'est pas comme propriétaire de villa que que je pourrais prouver à mes concitoyens que je suis riche, immensément riche. Une villa ne peut être vue de tout le monde elle ne roule pas. Tandis qu'une voiture !…
— Tu ne ressembles pas du tout, pour l'état d'esprit, aux autres camarades de mon fils, dit mon père.
Mais Bilali était intarissable. Ce n'était que bavardages et vantardises. En peu de temps, déjà, nous nous étions accoutumés à ses paroles, à sa façon de célébrer un bien matériel, acquis honnêtement ou malhonnêtement, plus malhonnêtement qu'honnêtement (un trafiquant de diamants ne saurait être honnête).
Nos rires réveillèrent Mimie, qui bientôt rejoignit à la cuisin le groupe de mes sœurs et de mes « petites soeurs ». Au bout d'un instant, elle reparut, portant cette fois un plat de bouillie. Lorsqu'elle l'eut posé devant nous, presque à genoux, pour témoigner de son respect à l'égard de mon père, son beau-père, elle fila, à pas feutrés, en direction de la cuisine, pour reprendre place parmi mes soeurs et « petites mères ». Quant à nous, déjà nantis de louches, nous avions commencé de déguster la bouillie.
— Vous tous, ici, reprit Bilali, en avalant une louchée, vous avez été à l'école. Vous avez des diplômes, un ou plusieurs métiers.
— Moi, mon petit, fit mon père, je n'ai pas été à l'école.
— Je sais, papa, fit-il. Mais vous avez plusieurs métiers. Quant à moi, je n'ai guère été plus loin que le cours préparatoire. Par conséquent, mes diplômes, ce sont ma fortune et ma voiture décapotable. Si je ne fais pas étalage de ces biens, les gens me prendront pour un pauvre type.
Cela nous amusait de l'entendre parler ainsi. Bilali avait cru se donner une contenance. Mon père l'interrompit en le plaisantant :
— Depuis quand, fils, dit-il, n'avez-vous pas vécu dans ce pays ?
— Depuis longtemps. Très longtemps.
— Qu'appelez-vous très longtemps ? insista mon père.
— Quinze ans, répondit Bilali. Mon père secoua la tête et se mit à rire avec malice. Et déjà nous avions fini de manger, mais demeurions, comme auparavant, assis sur la natte.
— Laissez Bilali tranquille, fit Konaté en souriant. Le temps se chargera (à ses dépens, malheureusement) de lui donner une bonne leçon. D'ailleurs, nous ne lui en laisserons guère le temps. Fatoman et moi, nous nous chargerons de lui, en lui donnant des leçons de morale. N'est-ce pas, Bilali ? conclut Konaté d'un air de défi.
Bilali, avec un gros rire, répliqua :
— J'écouterai volontiers vos leçons de morale, mais elles ne changeront pas le fond de ma pensée. Bien plus : ma conviction.
Nous éclatâmes de rire à nouveau. Mon père se leva soudain en époussetant son boubou.
— Votre compagnie est agréable, mes enfants, dit-il, mais je dois prendre congé de vous. C'est l'heure de l'atelier. Bonne journée.
— Bonne journée à toi aussi, lui répondîmes-nous tous ensemble.
— Si nous allions faire un tour ? proposa Konaté.
— D'accord. Tu n'as pas de cola pour moi ?
— Si, dit-il, et il m'en offrit.
Après en avoir croqué, j'allumai une cigarette. Dans la cour, une de mes petites soeurs courut après moi pour me donner un verre d'eau. Je bus. L'eau avait cette fraîcheur et cette saveur qui'elle a toujours après l'amertume de la noix de cola. Nous allâmes flâner dans les ruelles du village, et au cours de notre promenade je questionnai Konaté :
— A propos, comment va l'école ?
— Oh, très mal ! répondit-il.
— Pourquoi ?
— Toujours le colonialisme.
J'écoutai attentivement. La phrase que venait de prononcer Konaté en annonçait beaucoup d'autres. Je le compris et ne dis rien. J'attendis en silence, qu'il me débitât ce qu'il avait sur le cœur. Bilali aussi écoutait sans rien dire.
— Il n'y a pas beaucoup de place à l'école, reprit Konaté. On ne peut voir d'un bon oeil des enfants, qui ont peut-être des dispositions exceptionnelles, traîner dans les rues, par manque de places, par manque de classes à l'école. Je ne nie guère les efforts que déploient nos nouveaux dirigeants de la loi-cadre. Mais il est certain qu'il faudrait plus d'écoles.
— Cela fait mal au coeur, fis-je.
— C'est ce manque de place, intervint Bilali, qui m'a fait renvoyer de l'école.
— Au moins, continua Konaté, les quelques élèves que nous avons, travaillent-ils avec application. C'est réconfortant de les voir s'y mettre tous les jours. Souvent même, ils doivent étudier très tard dans la nuit. Mais il est décourageant, lorsque l'inspecteur de l'Académie nous rend visite, de l'entendre dire — alors que nos enfants se sont épuisés au travail toute l'année — qu'ils ne savent rien en comparaison de ce que savent les écoliers de France, et qu'un enfant au biberon, là-bas, en sait plus qu'eux.
— Ne t'inquiète pas. C'est pour les faire mieux travailler qu'il dit cela.
— J'en suis sûr, répliqua-t-il avec un geste d'approbation. Mais nous, instituteurs, nous sommes troublés, réellement troublés, lorsque nous pensons à l'avenir du pays. Nous nous demandons même quel sera, pour nos enfants, l'aboutissement de tant d'efforts. Un jour viendra où certains quitteront l'école primaire, et les plus doués d'entre eux seront peut-être admis dans les collèges modernes et techniques. Mais aucun d'eux n'ira dans une faculté, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de faculté dans notre pays.
Je l'écoutais toujours, dans un silence qui n'était ni approbateur, ni désapprobateur. Mais sans doute ne le sentait-il pas suffisamment. Il y a des personnes qui ne savent pas lire sur le visage ; elles ne comprennent que le son de la voix; mon camarade Konaté appartenait à cette catégorie. Quand Bilali — que la discussion n'intéressait plus, puisque nous parlions français — eut pris congé de nous, en promettant de nous rejoindre chez moi, à la nuit tombée, Konaté reprit :
— Oh, je ne dis pas cela pour le plaisir de récriminer contre les colons ! Il y a, Dieu merci, d'autres plaisirs et celui-là n'est pas le mien. Je sais aussi que Rome ne s'est pas bâtie en un jour. Mais le fait est qu'on nous appelle des citoyens français, et qu'on nous refuse l'instruction. Notre pays a peu d'écoles. Les colons ne répondent pas à l'immense désir d'apprendre, à l'immense bonne volonté, qui animent nos écoliers.
— Tout cela est une question de crédit, donc de budget. Et puis, n'oublie pas que nous sommes en période de loi-cadre. C'est nous, à présent, et non les colons, qui dirigeons les affaires.
— En apparence, dit-il, inlassable. En apparence, c'est nous qui dirigeons. Mais au fond ce sont toujours les colons. « Que deviennent les écoliers quand ils quittent l'école ? C'est là une question importante, parmi tant d'autres que je ne cessai de rencontrer en Guinée, qui, comme tous les pays colonisés, a été traversée par le grand courant d'émancipation, consécutif à la seconde guerre mondiale. Mais l'Administration est la grande tentation. Et ce n'est pas inexplicable. Les entreprises ne payent pas, ou en tout cas payent moins que l'Administration. »
Et mon ami, comme nous continuions notre promenade, soupira de nouveau :
— Tout le monde veut être commis ! Sans doute est-il assez naturel que les jeunes ambitions se manifestent de cette manière et qu'elles s'orientent vers des métiers de gratte-papiers, en dépit des besoins de l'industrie, en techniciens, et du commerce, en employés. Il est bien décevant qu'on ne prenne pas les techniciens au sérieux, qu'on ne les paye pas, ce qui fait, naturellement, qu'après quelques essais pourtant convaincants, ils se dirigent, faute d'être payés, vers des carrières administratives.
— Je comprends parfaitement, dis-je.
— Beaucoup, aussi, font état d'un manque d'enthousiasme à l'égard des travaux manuels.
— Non, Konaté, dis-je. Je ne suis pas d'accord avec ceux-là.
Konaté poursuivit, en jetant un peu de cola dans sa bouche :
— Cette déconsidération est cependant explicable. Elle vient des bas salaires et du manque de débouchés. De plus, il n'y a pas d'avenir. En tout cas, pour le haut de l'échelle. Car, pour le bas, on ne demande qu'à le garnir…
— En effet , a salaire égal, l'élève qui sort d'une école technique opterait pour le travail manuel. A la place de cet élève-technicien, ne ferait-on pas comme lui ? Il faudrait, pour accepter une rémunération inférieure, que l'on eût tout au moins l'espoir d'un meilleur sort. Mais, ce sort, on ne l'entrevoit pas, il n'existe pas. Et si la formation générale que ces jeunes reçoivent leur est mieux payée que leur savoir technique, il est inévitable que ce soit elle qu'après un temps ils monnaient.
Il alluma une cigarette, réfléchit longuement puis dit :
— Il est malheureux de voir cette notion de lucre introduite dans la question de l'école. Évidemment, la question purement matérielle, la question d'argent, accompagne l'idéal dans la mesure même où l'on dit que si l'argent ne fait pas le bonheur, il y contribue. Mais l'école, tout de même, devrait avoir un rôle plus élevé. Elle devrait dériver d'une certaine notion de l'homme, et tendre tout entière à l'épanouissement et à l'accomplissement de cet idéal. Mais le peuple a compris… C'est là l'essentiel.
Nous rentrâmes à la maison, après ce rapide tour d'horizon, concernant la situation scolaire dans notre pays.

Cette nuit-là était ma deuxième nuit à Kouroussa. Et elle s'annonçait merveilleuse. En effet, Konaté, qui avait pris congé de moi à notre retour de promenade, 'était ensuite revenu, accompagné de son épouse. De tout mon séjour à Kouroussa, il ne me quitterait pas. Bilali aussi 'était revenu. Il avait fermé sa boutique, au crépuscule, il nous avait rejoints. Nous ne nous entendions pas trop bien, mais cela n'avait pas d'importance à ses yeux. L'essentiel, c'est que nous avions passé ensemble notre tendre enfance. A cause de cela, il serait désormais des nôtres tous les soirs. Mes petits frères et petites soeurs, et d'autres jeunes gens, étaient là aussi. Mais je ne pouvais les nommer tous. Je les avais quittés lorsqu'ils étaient trop jeunes, et maintenant, je ne les reconnaissais pas tous parfaitement. Mais le griot qui, après le repas, avait pénétré dans ma case, connaissait tout le monde. Une fièvre, en effet, s'était comme emparée de lui le matin, quand on lui avait annoncé mon arrivée. Apporter sa cora, pour en jouer dans ma case, c'était sa façon, la meilleure façon de me souhaiter la bienvenue. Il préluda sur son instrument ; puis il se mit à chanter les louanges de chacun de nous : de Konaté d'abord, de Bilali ensuite, et enfin de chacun des visiteurs et visiteuses qui, cette nuit-là, peuplaient ma case. A tour de rôle, chacun de nous entendait rappeler les hauts faits de ses ancêtres. Au fur et à mesure que les arbres généalogiques se dressaient, la chéchia du griot, posée par terre, à ses pieds, se remplissait de pièces de monnaie, que nous y lancions chaque fois que son récit flattait notre orgueil. La cora soutenait sa voix, accompagnait ses chroniques, les truffait de notes, tantôt sourdes, tantôt aigrelettes. Mimie, couchée sur le divan-lit, dans un coin de la case, avait entendu se dévider des couplets; elle avait savouré, comme nous, les belles histoires que contait le griot. Mais cela ne lui suffisait pas. Elle désirait que fût contée son histoire à elle. Et elle n'attendit plus longtemps, car soudain elle murmura :
— Fatoman, demande à ton griot de parler de l'homme jaloux. Cette histoire, je l'avais entendue je ne sais combien de fois, et toujours avec plaisir.
Sitôt la demande présentée, Kessery, le griot, se dressa. Son corps bien nourri était moulé dans une chemise samba 1. Raffermissant sa voix, il se mit à conter l'histoire. Tous nos regards étaient braqués sur lui.
« Moussa ! Moussa ! Moussa ! s'écria-t-il soudain, comme inspiré. Moussa, l'homme jaloux, a beaucoup soullert de sa jalousie.
Mimie se releva, ne voulant rien perdre du récit. A la voir, on sentait bien que cette histoire la passionnerait, et certainement plus que toutes celles qui avaient été contées auparavant : on allait parler de la jalousie des hommes.
Le griot, bercé tout autant par le son de sa voix que par celui de sa cora, entonna son chant.

« Il était une femme belle, commença-t-il, très belle, certainement la plus belle de tout un royaume. Elle s'appelait Habibatou et avait pour époux un Imam riche, dénommé Moussa, qui possédait des troupeaux de bœufs et de moutons, et en outre une terre riche et fertile, s'étendant sur plusieurs centaines de lieues. Et l'Imam Moussa, qui présidait toutes les prières de la Mosquée, 'était un homme sérieux, un homme par conséquent aimé et respecté par tous les citoyens du royaume. »
— Il s'agit d'un homme religieux et riche, et d'une femme belle comme une fée, répéta Mimie, comme pour récapituler. L'assistance, intéressée, écoutait passionnément.
— Oui, reprit le griot, mais il y a bien plus que cela. Au-delà de la beauté de la femme et de la piété de l'Imam Moussa, il y avait une autre réalité, autrement poignante. J'y viens.
— Je vous écoute, dit-elle, sans le quitter des yeux.
« — Cet homme, l'Imam riche, aimait à surveiller sa femme Habibatou, qui selon lui, ne devait guère sortir de la maison. Même pour faire des achats au marché, elle devait s'en remettre à la domestique, car l'homme jaloux, l'Imam Moussa, n'admettait chez lui de domestique de sexe masculin qu'à la condition que celui-ci fût châtré. Ce ménage, qui vivait uni depuis plus de dix ans, avait trois gentils garçons, respectivement âgés de neuf, sept et cinq ans.
— Il y avait donc cinq personnes, le père, la mère et les trois enfants ? dit Mimie.
— Oui, répondit le griot. Mais un jour, cet heureux père, très proche de Dieu qu'il appelait le Roi des Rois, demanda au Seigneur, dans ses prières, de lui montrer une autre femme qui fût aussi belle, aussi charmante, aussi fidèle que Habibatou.
— Ah, les hommes ! fit Mimie, surprise. Il voulait une seconde épouse ! N'en avait-il pas assez de la première, qui était aussi belle qu'une fée et qui lui donnait des enfants ?
— Non. A l'Imam Moussa, une femme, une seule, c'était peu. Il en voulait deux.
— Mais alors, que fit le Roi des Rois ?
— Eh bien, « Madan », le Seigneur, dans un éclat de rire, répondit à l'Imam : « Dis-moi, adorable créature humaine, de te donner une femme belle, charmante, féconde, mais ne me demande pas de t'en donner une aussi fidèle que ta femme car, adorable créature humaine, celle-ci ne l'est pas. » Le griot s'arrêta un instant, joua un sonore solo de cora, avant de reprendre, sur un accompagnement en sourdine : — Naturellement l'Imam Moussa s'indigna de cette révélation, à tel point que sa foi religieuse faillit en être ébranlée. Mais quelque chose de puissant maintenait intactes ses croyances. Il s'écria :
« — Mon Dieu, louange à toi, Créateur de la terre et du Ciel, des Anges et des Diables, de l'eau et du feu, Créateur de tout, Roi de tous les Rois, montre-moi la lumière !
« — Très bien, répondit le Seigneur. Demain, avant le lever du soleil, je te commande de t'en aller dans ton champ. A la lisière de ce champ, à l'orée de la forêt, tu grimperas à l'arbre géant que tu y verras, et tu attendras, au faîte de cet arbre, caché dans le feuillage. Le soir, tu me rendras compte de ce que tu auras vu. »
« L'Imam Moussa, bien entendu, obéit ponctuellement. Au premier chant du coq, il se trouvait au lieu indiqué, dissimulé au plus profond du feuillage. Le matin, les dignitaires, comme d'habitude, commencèrent d'affluer chez lui, les uns pour lui rendre une visite de courtoisie, les autres pour lui apporter des présents, d'autres encore pour le simple plaisir de le voir.
« — Mon mari est absent, disait Habibatou, qui ne savait pas elle-même où il s'en était allé. Peut-être est-il allé prier à la mosquée, ajoutaitelle pour rassurer les visiteurs. » Ces fidèles s'en allaient, revenaient un moment plus tard, mais l'Imam Moussa était toujours absent.
« Bientôt, le muezzin lança l'appel aux croyants pour la première prière de l'après-midi. L'Imam Moussa était toujours absent. L'on commença de s'inquiéter de ce qui avait pu lui arriver, mais comme rien ne devait empêcher la prière, son intérimaire la présida. Et l'on se dit : « C'est un sage. L'Imam Moussa est un sage. Sans doute se sera-t-il volontairement isolé dans quelque lieu, pour lire des passages du Coran. Attendons encore; s'il ne rentrait pas le soir, on pourrait commencer à le rechercher. »
« Quant à sa femme, Habibatou, elle avait préparé des mets succulents. Au moment où les rues se trouvaient désertes, où tout le monde se trouvait 'à la Mosquée, d'un pas feutré, s'assurant au préalable que personne ne la verrait, elle s'enfuit et courut au champ. Cinq heures venaient de soneer, et le soleil, déjà inoffensif, n'était plus loin de son coucher.
« Habibatou s'assit à son lieu habituel de rendez-vous. Comme par hasard, c'était au pied de l'arbre géant où était perché son époux. Quelques instants plus tard, après qu'elle eut crié trois fois, et que la brousse lui eut renvoyé l'écho de l'appel convenu, un homme apparut au loin. Quand il se fut approché, elle reconnut le berger auquel était confié le troupeau de bœufs et de moutons de l'Imam Moussa. C'était son amant : un homme en guenilles, hideux, nain et mal bâti. On eût dit, en le voyant, qu'il n'était pas un être humain, mais un gorille.
« Et bientôt, parvenu au pied de larbre géant, voilà que le berger, voilà que cet homme hideux, se mit à hurler :
« — Je te rosserai. Tu te moques de moi ! Que faisais-tu ?… J'attends mon repas depuis midi. Je te fouetterai !
« Comme le berger se courbait pour arracher à un arbuste la branche qui lui servirait de fouet la femme, troublée, se prosterna, s'agenouilla :
« — Bats-moi ! Tu as raison, c'est moi qui ai tort.
« Elle découvrit son dos pour recevoir des coups de fouet.
« — Qui est le Maître ? poursuivit le berger. Est-ce l'Imam ou moi ?
« — C'est toi, le maître, ce n'est pas lui, répondit la femme.
« — Ah diantre non ! Je finis par croire que c'est lui ton maître, et non moi ! reprit le berger.
« — Je t'en supplie, Maître, pitié ! gémit la femme. L'Imam est sorti depuis le matin, je l'ai attendu et ne l'ai pas vu. Et au moment où tout le monde s'était rendu à la mosquée, j'ai couru bien vite pour t'apporter le repas.
« — Tu mens ! reprit le berger.
« — Je te le jure, ajouta-t-elle, il est absent. Je ne voulais pas laisser la maison vide. Il y a tant de dignitaires et de visiteurs qui viennent !…
« — Bon, bon ! fit le berger, lève-toi. « La femme se leva en tremblant de peur. Elle aimait son berger à tel point qu'elle ne voulait rien faire qui pût le contrarier.
« — Je te demande pardon, ajouta-t-elle dans un murmure apeuré.
« — Bon, ça va, je te crois. Voilà dix ans que nous sommes ensemble. Je sais que tu ne m'as jamais menti. « Les deux amoureux se réconcilièrent. »
De nouveau, le griot s'arrêta de chanter. Il joua un long solo de cora avant de continuer son récit.
« — Pendant ce temps, reprit-il, l'Imam Moussa, perché dans l'arbre, assistait horrifié à ce spectacle. Du somn-fet de l'arbre, il avait écarté le feuillage et avait baissé le regard sur sa femme : elle était la plus belle de toutes les femmes de la région, la plus riche aussi. Elle jouissait d'un bien-être matériel incomparable. Enfin elle était la femme de l'Imam, une femme admirée et respectée de tout le monde. Puis il avait regardé le berger, ce nain qu'il avait embauché plus par pitié que par nécessité. Enfin il pensa à lui-même, au rôle qu'il jouait dans la société; au respect dont il 'était l'objet, et il se dit tout bas :
« Cet homme que courtise Habibatou ne m'arrive pas à la cheville. C'est un homme de rien. Je ne comprends pas », pensa-t-il.
« Et du haut de l'arbre, à voix basse, très basse, il rendit hommage à Dieu :
« Allahou akbar ! » 2. « Mais, en bas, tout en bas, au pied de l'arbre, le manège continuait. Le berger vint s'asseoir auprès de Habibatou, la main gauche tendrement posée sur son épaule, tandis que, de la droite, il commençait à dévorer son riz. Au bout d'un quart d'heure, il avait terminé.
« — Rentre maintenant… Ton repas était succulent, plus succulent que tous ceux que tu m'as offerts depuis bientôt dix ans. Mais rentre vite, ton zèbre (I'Imam) pourrait s'inquiéter.
« — Où irai-je ? gémit Habibatou.
« — A la maison, parbleu. Chez ton zèbre !
« Habibatou, follement amoureuse, attendait autre chose.
« — Je comprends ! reprit-elle. Tu me renvoies. Tu me gardes rancune… Tu es fâché, à cause de mon retard de tout à l'heure.
« — Non, ma belle. Mais ton mari pourrait rentrer avant toi. Alors tu risquerais d'avoir des ennuis.
« — Tu me mens ! s'écria la femme avec véhémence. En tout cas, il te reste à prouver que tu ne me gardes pas rancune.
« Quand elle eut fini de parler ainsi, elle enleva son pagne et l'étala par terre ; la camisole aussi. A présent, elle se tenait debout dans la splendeur de sa nudité. Et elle apparaissait ainsi beaucoup plus belle encore. Son sourire était beaucoup plus ensorcelant que lorsqu'elle portait ses vêtements. On eût dit même que ces vêtements (le foulard, le pagne et la camisole) l'avaient enlaidie. Elle était belle au sens africain du mot, avec les douze signes de la beauté : les dents blanches, le cou mince, long et enrobé de plis, les chevilles minces, les mains effilées, les épaules tombantes, le bassin large, les avantbras minces et longs…
« Le mari, juché au sommet de l'arbre, faillit dégringoler. Il dut fortement s'y agripper pour ne pas tomber, tant sa femme Habibatou, qu'il n'approchait que la nuit, après que leurs trois enfants s'étaient couchés et endormis, lui apparut soudain belle et plus troublante que jamais. C'était la première fois qu'il la voyait s'abandonner dans une attitude impudique qui ne lui déplaisait pas, qui l'attirait, bien au contraire. Mais ce n'était pas son tour; le berger, au pied de l'arbre, était à l'honneur, c'était lui, l'acteur principal. L'amant attendit un bout de temps, car il voulait être sûr que personne ne rôdait aux environs, que personne ne le verrait. « Il n'y a personne » se dit-il et il s'avança. Le coeur lui battait fort, très fort, d'autant plus fort que la silhouette qu'il voyait allongée par terre était séduisante, et que, malgré tout, ce qu'il voulait entreprendre n'était pas très régulier. Certes, il n'était pas absolument sans excuse, et même il avait une raison plus que suffisante de servir cette fée, qui était venue le relancer dans sa brousse.
« Si l'on m'attrapait, pensa-t-il subitement, je n'en ferais pas moins piètre figure. La loi ne serait pas de mon côté. » Mais ce n'était pas non plus un risque auquel il pouvait se dérober.
« Si on ne court pas de tels risques, pensait-il, on n'a pas de raison de vivre. » Et il risqua. Il s'agenouilla, se mit dans la même tenue impudique que sa belle…
« L'Imam. Moussa, au faîte de l'arbre, écarta discrètement le feuillage au plus profond duquel il s'était dissimulé. Ce qu'il voyait au pied de l'arbre était insupportable. Furtivement, éperdu aussi bien de colère que de douleur, il détourna la tête et planta les dents dans la branche sur laquelle il se tenait accroupi. Il ferma les yeux. Mais, du pied de l'arbre, un bruit de sanglots lui parvenait. Ce bruit devenait plus faible à mesure que le temps s'écoulait. Finalement le bruit cessa; comme si tout, au-dessous, s'était calmé; comme si les flammes qu'on y avait allumées s'étaient éteintes…
« Plus tard, l'Imam, de nouveau, écarta le feuillage et jeta un coup d'œil sur le berger et Habibatou. Tout 'était remis en place : Habibatou avait endossé ses vêtements, comme si rien ne s'était passé, et le berger hideux, ses habits pouilleux.
« L'Imam Moussa comprit que le Roi des Rois ne trompe pas, ne trompe jamais. Du haut de l'arbre, il rendit hommage à la plénitude de la Puissance divine. »
— Alors, interrompit Mimie, vous voulez dire que toutes les femmes sont comme votre fée ?
— Non, fit le griot avec effronterie. Je veux simplement prouver que surveiller une femme, c'est perdre son temps. A mon avis, ce que femme veut, Dieu le veut. Même enfermée, une femme fait toujours ce qui lui plaît.
— Alors toi, fit-elle dans un sourire en tournant le regard vers moi, tu ne me surveilleras pas ?
— Non, non ! Je ne te surveillerai guère. Comme le griot, je trouve cette surveillance stupide et je me fie à toi.
— Mais quel remède voyez-vous, griot, interrogea-t-elle, pour éviter le cas que vous venez de conter ?
— Un remède ? Je n'en vois guère. Je crois qu'il faut savoir se faire aimer de sa femme, la flatter, entretenir dans le ménage une confiance réciproque. Lorsque la femme aime, elle devient un ange et reste fidèle. Lorsqu'elle n'aime pas, elle se transforme en un démon capable de tout. Ainsi donc, en chaque femme sur la terre, il y a un ange et un démon.
— Merci pour toutes les femmes de la terre dit-elle d'un ton amer. Puis, affermissant sa voix :
— Mais alors, votre Imam, qu'est-il devenu ? Eh bien, le soir venu, il rejoignit sa maison et ne dit mot à personne. Sa femme même ne sut rien lire sur son visage. Il fit comme si rien ne s'était passé. Et même il plaisanta avec sa femme, qui, elle aussi, fut gentille comme d'habitude. Seulement, en pleine nuit, après avoir dit ses prières, l'Imam demanda au Seigneur de lui montrer plus de lumière... Il attendit assez longtemps. Enfin une voix sublime rompit le silence de ce recueillement :
« — Tu as trois enfants, adorable créature humaine ?
« — Oui, Seigneur, répondit l'Imam Moussa en regardant autour de lui, comme s'il avait voulu voir celui dont il entendait la voix, comme s'il avait espéré découvrir Dieu en personne. Mais, autour de lui, qui pouvait-il voir ou découvrir ? … Dieu est-il visible ?… Non ! Il ne l'est pas ! … Le regard porté devant lui, pose vide et le néant, il entendit de nouveau la même voix sublime qui lui disait :
« — Il y en a un seul de toi. Les deux autres enfants sont de ton berger.
« — Oh mon Dieu, s'exclama-t-il désemparé, je crois en toi, en toute ta puissance, mais je reste convaincu que les trois enfants m'appartiennent ! Ils sont mon propre sang, ils me ressemblent comme des gouttes d'eau ! Oh Dieu Tout-Puissant, ne te tromperais-tu pas ?
« L'Imam Moussa, en disant ses prières, s'était tout à fait abandonné à Dieu. Il s'était (tout comme un animal, oui, comme un quadrupède) noué une corde autour du cou, pour se convaincre davantage de son humilité devant la puissance divine; l'autre extrémité de cette corde, il l'avait
« S'il préalablement fixée au mur. Et il avait tout dit au Roi des Rois; il lui avait avoué toutes les fautes qu'il avait commises en ce bas monde, enfin tout ce que sa conscience humaine lui reprochait. A présent il était, sinon plus pur, du moins aussi pur qu'un enfant. Son âme individuelle était pure à l'image de l'âme universelle, à l'image de Dieu même … C'était l'état idéal pour obtenir la grâce du Roi des Rois, pensa-t-il. Assis sur une natte, les jambes étroitement croisées à l'orientale, le regard fixé au plafond, il demeura les deux mains tendues, comme s'il avait attendu que quelque chose tombât de là-haut, que la grâce du ciel y reposât.
« Il attendit assez longtemps dans cette attitude, croyant à coup sur que quelque chose allait survenir. Mais rien ne se passait.
« Le Seigneur, pensa-t-il, n'a pas d'yeux que pour moi !
« Toi que j'aime et que j'ai adoré toute ma vie, n'entends-tu même plus ma voix ? » dit-il dans un murmure, comme si sa foi en Dieu eût été ébranlée. Et déçu, profondément et désagréablement déçu, les yeux baignés de larmes, il détourna le regard du plafond et, machinalement, baissa la tête, comme s'il n'eût plus rien entendu du Roi des Rois, comme s'il n'eût plus rien attendu du Seigneur.
« — Le Roi des Rois n'entend même pas ma voix ! murmura-t-il et il se remit à prier.
« S'il n'entend pas ma voix, se dit-il, c'est que je ne l'ai pas appelé par son vrai nom. Dieu est comme une véritable personne humaine, et comme telle, il a aussi son véritable nom de baptême. Il s'est baptisé lui-même, et tant qu'on n'aura pas prononcé ce nom, il ne voudra pas répondre. »
Il continuait toujours à prier, en prononçant cette fois ce qu'il croyait être le véritable nom de baptême du Roi des Rois.
« Au moment où il s'y attendait le moins, un bruit à faire peur, un bruit fantastique, soudain l'interrompit dans son recueillement. On eût dit que la maison qui l'abritait s'était écroulée, effondrée. Surpris et apeuré, il leva la tête, mais s'avisa que le plafond de sa maison n'existait plus, que le toit même n'existait plus. On eût dit qu'une force mystérieuse, que la puissance divine, les avaient enlevés. Et à présent le regard de l'Imam portait directement sur l'escalier du ciel, se perdait dans l'immensité de la voûte étoilée…
« — Gloire à vous, Seigneur ! dit-il avec courage, je suis convaincu que vous êtes le seul Maître de l'Univers et que le Prophète Mohamed est votre envoyé ! « Je suis convaincu, ajouta-t-il, que la puissance que vous détenez, là-haut et partout, est très grande, l'est infiniment plus que le signe que vous venez de me révéler. Je sais que ce signe n'est rien, rien qu'un symbole de ce que vous détenez et qui est plus étonnant, infiniment plus étonnant, que la disparition du plafond et du toit de ma maison. »
« Mais comme il finissait de louer le Seigneur, de rendre hommage à la toute-puissance du Roi des Rois, il baissa de nouveau la tête et aperçut à sa très grande surprise, une créature accroupie devant lui; une sorte de créature comme jamais, de toute sa vie, il n'en avait vu.
« On eût dit un ange, et c'était très réellement un ange, car cette créature était extraordinairement belle; en outre, elle était ailée, et ses ailes d'argent et de diamant étincelaient comme des soleils. Cette créature était si belle et si prestigieuse que l'œil humain ne pouvait la considérer plus de trente secondes sans cligner. « L'ange portait un pipao 3 blanc, qui lui couvrait totalement les membres inférieurs, de sorte qu'il devenait impossible de deviner à quoi ils ressemblaient.
« — C'est vous qui avez appelé le Roi des Rois ? demanda l'ange.
« — Je ne comprends pas ! répondit Moussa.
« L'ange s'était exprimé en arabe littéraire, que l'Imam ne comprenait pas, parce qu'il ne saisissait pas tous les mots.
« — Ah, s'écria l'ange, vous ne parlez pas l'arabe ? Quelle langue parlez-vous ? Moi je parle toutes les langues.
« — Je parle la langue konianké
« — Que puis-je faire pour vous ? reprit l'ange en langue konianke 4. Je suis l'envoyé extraordinaire et plénipotentiaire du Roi des Rois, pour vous écouter et vous donner satisfaction.
« L'Imam Moussa, assis, voyait distinctement l'ange; du moins, il lui jetait des coups d'œil de temps à autre, car il émanait de cet ange (je l'ai déjà dit) un rayonnement tel qu'aucun être humain n'eût pu le contempler continuellement. Et l'Imam s'avisa davantage que Dieu est étonnant dans la diversité de ses créations.
« — Eh bien, voilà, répondit-il. Je ne comprends pas qu'il y ait deux enfants naturels parmi mes trois enfants.
« — Demain, reprit la voix angélique, autoritaire avec un timbre métallique, demain, à l'heure du repas, je t'engage à menacer tes trois enfants, en les avertissant que le bon Dieu t'a commandé de les tuer. Ceux des enfants qui se sauveront ne seront pas les tiens. »
— Mais enfin, interrompit Mimie, pourquoi ne pas avoir eu recours à un médecin, en pareille circonstance ?… Une analyse de sang et c'était fini !
— Oui, répondit le griot, sans doute avezvous raison. Mais je vous parle là d'une époque où ces pratiques n'étaient pas encore connues.
— Je veux savoir la fin de l'histoire. Continuez, fit-elle avec passion. Le griot reprit l'histoire, l'accompagnant en sourdine avec sa cora :
« A peine avait-il fini de parler que l'ange disparut d'abord aux trois-quarts, puis à moitié, aux trois-quart, enfin complètement. « Avec lui disparut l'extraordinaire lumière. Ce « rayonnement »… Mais le plafond ?... Quand il releva la tête, l'Imain Moussa s'aperçut que le plafond avait repris sa place. Le toit aussi…
« Le lendemain, lorsque le soleil fut au zénith, dardant chaleureusement ses rayons, et que les enfants entourèrent le plat de riz, l'Imara Moussa fit irruption dans la pièce et, tirant son sabre, le lança en l'air et le rattrapa en criant : « Faites vite !… Le bon Dieu a besoin de vos âmes. Et moi j'ai besoin de voir couler votre sang. Il faut que je vous immole à l'instant. »
« Les aînés des enfants, voyant leur père subitement mué en bourreau, prirent peur; l'un déposa net sa cuillère dans le plat; le second, affolé, non seulement laissa tomber bruyamment la cuillère de riz, qu'il s'apprêtait à porter à sa bouche, mais cracha l'aliment qui déjà était au fond de sa gorge.
« Les deux aînés eussent voulu crier et se sauver, mais la pensée que leur père les attraperait immédiatement les cloua sur leur siège.
« Chose curieuse, le plus petit, sans se soucier de quoi que ce fût, continuait à manger, avec une gloutonnerie telle qu'on eût dit qu'il ne comprenait pas les menaces proférées par son père. Cependant, il comprenait bien. Il voyait briller la lame du sabre, au fil tranchant et il se rendait bien compte que son père n'était pas dans son état normal.
« Le repas terminé, l'Imam. Moussa leva le sabre bien haut et voulut décapiter les trois enfants. Ils fuirent, épouvantés, avec un bruit de galop. Cependant le dernier né, à peine eut-il fait une vingtaine de pas, s'arrêta, fit demi-tour et revint vers son père, en lui disant :
« Tue-moi. Tue-moi. Je n'ai pas peur. »
« — Très bien, très bien, véritable fils, dit-il. Tu es sauf, je ne te toucherai pas.
« Il le prit dans ses bras et le rassura davantage. Quant aux deux aînés, ils fuyaient toujours. Ils ne croyaient plus en leur père, ils se méfiaient de la plaisanterie. Ils fuyaient à toutes jambes.
« Cependant, ces garçons qui fuient me ressemblent comme des gouttes d'eau ! » se dit l'Imam Moussa, au fond de lui-même. » La ressemblance n'est pas une preuve suffisante. Leur mère, pendant ses grossesses, vivait avec moi la plupart du temps. C'est de là que vient cette ressemblance. »
« Il rentra à la maison, rejoignit Habibatou, toujours aussi belle, toujours aussi attirante, et décida, sans motif, de la répudier.
« — Désormais, dit-il, tu n'es plus mon épouse. Rassemble tes affaires et retourne chez tes parents.
« Les dignitaires accoururent, et aussi les visiteurs habituels. Avec toute leur gentillesse et leur bon sens, ils écoutèrent les doléances de la femme. Quant au mari trompé, il ne voulut rien entendre; il se retrancha dans un mutisme absolu, de sorte que ces dignitaires et ces visiteurs ne purent parer à l'irrémédiable naufrage et que le divorce fut prononcé.
« La femme fit ses bagages et s'en retourna chez ses parents. »
Pendant que le griot parlait, Mimie l'avait regardé d'un air absorbé, comme si le film de l'histoire qu'elle écoutait se fût déroulé dans son esprit.
— Mais ensuite, dit-elle, qu'advint-il ? Qu'advint-il après ce divorce ?
— Chacun, bien sûr, se remaria de son côté. La nouvelle épouse de l'Imam Moussa lui donna une jolie fille, dénommée Kadidia. J'ignore comment vécut par la suite son ex-épouse Habibatou. Rejoignit-elle son berger ? Probablement.
— Mais Kadidia, qui naquit de ce second mariage, était-elle vraiment l'enfant de l'Imam Moussa ? demanda Mimie.
— Oui, c'était réellement sa fille. Et, chose bizarre, pour lui épargner les défauts féminins, il décida de la nourrir au lait de vache, et puis de suivre personnellement son éducation. Kadidia ne devait pas coucher auprès de sa mère, mais dans la case de son père, jusqu'à la puberté.
— Quelle bizarrerie ! fit Mimie.
— Oui, c'est très bizarre, répondit le griot.
— Mais pourquoi cela ? demanda l'assistance.
— Prétendument, pour épargner à Kadidia les tares du sexe féminin.
« Mais était-il suffisant d'éduquer une fille dans un milieu masculin pour lui enlever son instinct de femme, pour anéantir en elle ce qui est inné ? C'est ce dont l'Imam n'allait pas tarder à se rendre compte.
« Un jour, en effet, alors que Kadidia avait atteint la puberté, qu'elle était devenue un véritable bourgeon de femme, digne d'être aimée, elle accompagna son père, l'Imam Moussa, quilun roi avait mandé, pour quelque service, à la capitale de son royaume…
« Qu'advint-il ? C'est certainement la question que vous allez me poser. Eh bien, ce roi riche et puissant, qui gouvernait avec une autorité irréfutable un royaume aussi immense que prospère, n'avait qu'un fils unique qui, par malheur, était nain et idiot, incapable de s'imposer à la cour royale même, a fortiori dans le plus petit village du royaume. Le roi, en désespoir de cause, avait mandé cet Imam Moussa, se figurant que celui-ci, grand croyant et maîtredu Coran, pourrait obtenir du Seigneur que le Prince acquît une taille normale et un esprit apte au commandement.
« Pendant que l'Imam Moussa vivait ainsi à la cour royale, où il occupait une chambre, la reine s'éprit follement de lui. Elle aimait cet homme à telles enseignes qu'elle ne put s'empêcher de le lui dire, de le lui répéter chaque fois qu'elle se trouvait en tête à tête avec lui. Mais, respectueusement, l'Imam Moussa lui faisait comprendre chaque fois qu'il n'était pas venu chez le roi pour faire la cour à la reine, mais bien pour accomplir strictement la mission qu'on lui avait confiée. Mais, plus la reine, chez l'Imam, rencontrait de la résistance, plus elle se faisait aimable et séduisante, de sorte qu'il se révélait difficile, sinon impossible, de résister à une telle insistance.
« Quant au prince, héritier du trône, l'Imam Moussa, pour le traiter, pria le roi de réunir tous les citoyens du royaume, sur l'esplanade située à l'entrée de la cour royale, ce qui fut que fait immédiatement. « Au moment où tout le peuple se fut groupé sur la vaste esplanade, l'Imam Moussa demanda à que l'on fît monter le prince sur l'estrade placée au centre, afin que tout le peuple vit et suivît le déroulement du spectacle qui devait se produire.
« A l'instant même où tout le peuple avait le regard braqué sur l'estrade et où un silence embarrassé planait sur lui, l'Imam Moussa, tout en disant des prières, enroula majestueusement autour du Prince une natte en osier tressé, ce qui le déroba entièrement à la vue du peuple. Personne ne disait mot; le silence devenait d'autant plus pesant et inquiétant, d'autant plus embarrassé, que le peuple ne se doutait point de ce qui allait se passer.
« Et puis d'un coup, comme en un éclair, l'Imam Moussa retira la natte. Et le peuple, avec stupéfaction, vit à la place du nain, un jeune homme beau, au sourire énigmatique, aussi grand que le roi.
« C'est votre prince ! » cria l'Imam Moussa.
Il n'eut pas le temps de terminer cette phrase, car le peuple, hurlant de joie, la lui avait renvoyée dans la bouche. Le roi lui-même n'en croyait pas ses yeux. Au comble du bonheur, il se mit à pleurer. Et il se dit même que sa disparition, désormais, ne pourrait plus empêcher le royaume de survivre.
« Le peuple se dispersa et chacun rejoignit son village, dans le brouhaha, commentant le spectacle et s'extasiant sur l'extraordinaire beauté du prince. »
— Mais alors, intervint Mimie, le roi dut récompenser largement l'Imam ?
— Oui! Le soir, au moment de la veillée, il fit appeler l'Imam. C'était pour lui annoncer que le lendemain, lorsque le soleil se lèverait et commencerait à réchauffer l'atmosphère, Moussa recevrait du souverain, en présence des notables et conseillers de la couronne, un cadeau bien mérité : une caisse emplie d'or et de diamants.
« Mais, à l'heure du coucher, lorsque l'Imam Moussa et sa fille Kadidia eurent rejoint leur demeure et que tout le monde se fut endormi, la reine, sous le couvert de la nuit, se glissa dans leur chambre.
« — Je suis venue, Excellence, dit-elle, vous faire mes adieux et vous remercier d'avoir fait de mon fils, le prince, un homme remarquable. J'en suis à présent très fière. Le roi (mais vous le savez déjà, sans doute) vous récompensera demain matin. Votre départ aura lieu quelques heures plus tard. J'ai préparé, moi aussi, à votre intention, un petit cadeau, que je désirerais vous remettre maintenant. Veuillez me suivre.
« — Mais était-ce réellement pour lui remettre un cadeau ? Sans doute allait-elle lui en faire un, fort différent de celui du roi. N'était-elle pas prête à lui offrir son corps ? »
« L'Imam Moussa, un simple pagne autour des reins, suivit machinalement, (sans se douter de ce qui allait lui arriver), la reine qui, tout comme une fée, sut mener son jeu. Elle avait, elle aussi, ôté son pagne, sa camisole et se tenait dans une nudité totale et fascinante, qui faisait qu'aucun homme conscient, à ce moment-là, n'eût pu lui résister Et Son Excellence l'Imam Moussa succomba à la provocante tentation. Il passa chez la reine une nuit si douce, qu'il en fit la grasse matinée ! »
— La grasse matinée chez la reine ? Quelle bastonnade il a dû recevoir le matin, à la place de la caisse emplie d'or et de diamants ! s'exclama Mimie.
— Eh bien non ! Et vous allez voir comment.
« Ce matin-là, lorsque les conseillers et les notables furent au grand complet autour du roi et qu'on appela l'Imam Moussa pour lui remettre le cadeau promis, l'Imam dormait toujours près de la reine ! Et le bourgeon de femme, Kadidia, élevée en dehors de toute présence féminine, était assise, inquiète, dans la case où d'ordinaire, elle dormait près de son père. Peut-être même son instinct de femme lui avait-il déjà fait soupçonner le lieu où son père se trouvait à ce moment-là, car elle se tenait la tête baissée, comme humiliée, au fond de la pièce où pénétraient à peine quelques rayons de soleil. »
« On appela de nouveau l'Imam Moussa, sans aucune réponse. Mais alors que l'on chargeait le plus vieux des notables d'aller le réveiller avec des égards, Kadidia, ce bourgeon de femme, qui avait conservé la pureté de tous ses instincts de femme, bien qu'à l'écart de toute présence féminine, comme en un éclair, trouva une solution. »
« Je suis grande comme Papa ! se dit-elle tout bas, comme pour s'en convaincre davantage. Je vais me déguiser en homme, traverser la cour et l'on me prendra pour Papa. »
« En toute hâte, elle mit son idée à exécution. Portant le pipao de son père, enfilant ses babouches, coiffant le calot paternel et empoignant la cravache, elle avait tout l'air d'un homme (mais c'est peu dire : elle avait l'air de l'Imam Moussa). Furtivement, elle sortit de la pièce, la tête baissée, traversa rapidement la foule de notables et de conseillers royaux, sans répondre aux salutations de quiconque, ne voulant pas que l'on entendît le timbre de sa voix de femme. Comme elle imitait, par surcroît, la démarche et l'allure majestueuse de l'Imam Moussa, personne, dans ce groupe de notables et de conseillers, n'eût pu se douter que c'était une femme qui passait, que c'était la fille de l'Imam qui était ainsi déguisée. »
« Quelques notables, bien au contraire, approuvèrent et dirent : « Cet Imam est un personnage bien correct. Avant de venir nous saluer, il veut présenter ses respectueux hommages du matin à la reine. »
« Ayant ainsi traversé la cour, la fille déguisée, Kadidia, s'introduisit chez la reine. Là, elle secoua vigoureusement son père, qui dormait toujours, et le mit debout. Puis, dans un murmure complice, elle lui souffla à l'oreille :
« Voilà tes habits. Tout le monde t'attend dehors. On ne va pas tarder à se rendre compte que tu
as dormi chez la reine. Vite, Dieu, vite, enfile tes habits et tes chaussures !… N'oublie pas le calot !… Le voilà !… Frappe-moi avec cette cravache. Et ne cherche pas à comprendre, je t'expliquerai plus tard. »
« L'Imam Moussa, sans mot dire, obéit; il endossa vivement ses habits, coiffa son calot blanc, enfila ses chaussures et asséna un coup de fouet à Kadidia, qui n'attendait que cela pour jouer la meilleure scène de cette comédie dont elle était l'auteur :
« Honorables notables, consolez papa ! Consolez papa ! s'écria-t-elle en faisant semblant de pleurer. Il m'a toujours défendu de passer la nuit chez une tierce personne… Même chez une femme ! poursuivit-elle en criant plus fort. J'ai passé hier la nuit chez la reine », gémit-elle, pour porter le scandaJe à son comble.
« Les notables, naturellement, ne comprenant rien, absolument rien à cette mise en scène, à cette belle farce, accoururent auprès de l'Imam Moussa, qui s'avançait vers eux, en simulant la colère. Ils le consolèrent avec des paroles aimables, qu'il écouta volontiers, sans mot dire, mais toutefois sans accorder le pardon au premier abord, afin de donner à la reine le temps de se rhabiller pour paraître à son tour. La dame se fit attendre longtemps, mais enfin, elle arriva. Elle aida les notables à consoler l'Imam Moussa.
« — Pour l'amour du ciel, dit-elle, pardonnez à votre fille. Nous avons longtemps veillé hier soir toutes les deux. Elle voulait aller se coucher dans votre chambre, mais je l'en ai empêchée. Et finalement, elle s'est endormie. Pardonnez-moi, Excellence. »
« L'Imam Moussa, apparemment désolé, mais souriant au fond de lui-même de l'heureuse issue de sa maladroite aventure, accorda le pardon demandé. »
— C'est une histoire extraordinaire, dit Mimie.
— Extraordinaire, répéta Bilali.
— Et les notables et conseillers ne connurent jamais le mot de l'énigme ? questionna Konaté.
— Non, répondit le griot, ils ne surent rien. Ils ne surent pas que l'Imam avait passé la nuit chez la reine. Cette histoire montre qu'il ne sert à rien de surveiller sa femme.
— Elle montre aussi, s'empressa de conclure Mimie, qu'en chaque homme, il y a un ange et un démon. Car l'Imam Moussa, réputé sérieux, ne put résister aux avances de la reine.
— Merci pour les hommes ! dis-je dans un éclat de rire.
Bilali, heureux, exultait. Lorsque s'acheva l'histoire de Moussa, il tira de sa poche un billet de mille francs, qu'il tendit au griot Kessery.
— Tiens, griot, lui dit-il, j'ai été content ce soir, réellement content, d'avoir écouté l'histoire de mes ancêtres. Je l'avais déjà écoutée contée par d'autres griots, mais jamais elle ne fut contée avec tant de nuances, avec tant d'éloquence. Merci aussi pour l'histoire de Moussa.
— Merci, merci, merci encore, N'Diati Bilali, répondit le griot. Mais donnez un boubou à votre griot. Votre ancêtre a donné des chevaux à tous mes ancêtres. Moi, je ne suis pas cavalier. Un boubou ! Un joli boubou brodé, pour cacher ma nudité, me suffira.
Nous éclatâmes de rire. Cependant c'est bien ainsi que se comportent les griots. Ils ne sont jamais satisfaits. Jamais ils ne se contentent des cadeaux qu'on leur fait. Il faut qu'ils demandent plus, toujours plus que ce qu'ils reçoivent.
— Demain, passe chez moi. Je t'offrirai un grand boubou brodé, bien brodé au Foutah.
Ohôn ! Ohôn ! N'diati Bilali ! Kanté, Kanté, ton ancêtre Soumaoro n'aurait pas fait plus ! Kanté, Kanté ! s'écria le griot. Demain, je passerai à l'aube chez toi, pour recevoir, de tes mains de noble, mon boubou.

C'est là-dessus que la soirée se termina. Et je raccompagnai mes amis.
Sur le chemin du retour, le champ de coton avait fleuri; personne ne l'avait moissonné 5.

Notes
1. Chemisette à trois poches.
2. Dieu est le seul grand.
3. Vêtement des musulmans de l'Afrique noire.
4. Peuple de la Guinée forestière.
5. Expression malinké qui veut dire : « La nuit scintillait d'étoiles. La nuit était un champ d'étoiles.»

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