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Littérature


Camara Laye
Dramouss

Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages


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Une nuit blanche

Je n'avais pas vingt ans lorsque j'avais quitté pour la première fois mon pays natal.
Par une soirée blafarde, où les rayons du soleil perçaient difficilement un épais brouillard, l'avion régulier d'Air-France, près d'atterrir, survolait à faible altitude la banlieue parisienne. Enfoncés dans leur fauteuil, les passagers, ceintures bouclées, attendaient, hors d'haleine, le terme de la longue traversée africaine.
Enfin, le grand oiseau métallique avait atterri; ensuite il avait roulé assez vite vers un horizon barré de hautes maisons; puis, perdant de la vitesse, il avait tourné, avait suivi une piste faisant un coude à droite, un autre à gauche, et s'était immobilisé devant l'immense aérogare d'Orly. Les passagers, escortés par des hôtesses, avaient pris place, presque aussitôt, dans un car conduisant aux « Invalides ».
C'est ce soir-là que j'avais senti le froid pour la première fois, cet horrible froid dont je n'avais eu jusque-là qu'une connaissance livresque, par conséquent théorique, et qui, pour de bon maintenant, me piquait les yeux et me gelait les oreilles…
« Ne vous recroquevillez pas ! Bougez ! » m'avait conseillé un jeune homme qui, assis près de moi, s'effarait de me voir le dos déjà voûté, sous la rigueur du froid.
« C'est qu'il ne fait pas chaud, là-dedans ! » avais-je simplement répondu. Il ne m'avait plus donné d'autres conseils.
Le jeune homme, un Parisien sans doute, semblait connaître la région; le visage collé contre la vitre, tout le long du voyage, il murmurait des noms de villages de la banlieue parisienne, noms que le vrombissement discontinu du moteur m'empêchait d'entendre distinctement.
Enfin les Invalides !… On s'affairait, on me bousculait; chacun emportait avec soi, dans un taxi, tous ses bagages.
C'était bizarre, car personne, ce soir-là, n'était venu à ma rencontre. Sans doute, le câble qui avait été expédié de mon pays était-il en retard. Mais, par un heureux hasard, j'avais rencontré un jeune Africain, dont on m'avait dit chez moi qu'il faisait son droit à Grenoble. Il s'appelait Diabaté. Son allure dégagée montrait qu'il s'était parfaitement habitué à la vie parisienne, à ces tumultes, à ces allées et venues, mais surtout au froid. Je lui avais dit mon nom : Fatoman.
— Où vas-tu, Fatoman ? demanda-t-il. Es-tu attendu en province ?
— Oui, à Argenteuil.
— Argenteuil, dit-il, n'est pas la province, mais une proche, très proche banlieue parisienne. Ce n'est pas compliqué, pour y aller. Tu n'as qu'à prendre le métro, ici, en face. Mais il avait deviné que je ne comprenais pas très bien ces explications. Cela se lisait sur mon visage. Il avait donc poursuivi :
— Tiens ! Descends dans le trou là, tout proche, et suis la foule… Ensuite, à la gare Saint-Lazare, tu prendras ton train pour Argenteuil.
Il me serra la main, puis disparut dans la foule, pressé, disait-il, de prendre lui aussi le premier train, pour Grenoble. J'étais demeuré seul, après que Diabaté eut ainsi pris congé de moi, désespérément seul, mes affaires posées pêle-mêle autour de moi. Et subitement, ma pensée s'était reportée vers les scènes que, la veille, ma mère m'avait faites, ainsi qu'à mon père, pour empêcher mon départ. « N'aurai-je donc jamais la paix ?… Hier c'était une école à Conakry; aujourd'hui, c'est une école en France. Demain… Mais que sera-ce demain ? C'est chaque jour une lubie nouvelle, pour me priver de mon fils !… Ne te rappelles-tu déjà plus comme le petit a été malade à Conakry ? » avait-elle ajouté en se tournant vers mon père. « Mais, toi, cela ne te suffit pas Il faut à présent que tu l'envoies en France. Es-tu fou ? Ou veux-tu me faire devenir folle ? Et toi, avaitelle dit en s'adressant à moi, tu n'es qu'un ingrat. Tous les prétextes te sont bons pour fuir ta mère. Seulement, cette fois, cela ne va pas se passer comme tu l'imagines ! » Et levant les yeux, elle s'était adressée au ciel : « Tant d'années déjà que je vis loin de mon fils ! »
Ma pensée voltigeait ; elle évoquait mes oncles, qui m'avaient si amicalement, si affectueusement choyé ; elle embrassait l'avenir, enfin les passions futures. Et tout à coup, je me sentis heureux, en dépit de ma solitude…
Et dans ce rayonnement de joie je pensai à Diabaté, à ce que d'autres étudiants africains de France m'avaient conté de passionnant, sur Paris ; et j'avais vu, en levant la tête, la Tour Eiffel et ses phares multicolores qui balayaient le ciel, les Invalides, au dôme en forme de ballon, ces monuments dont. tous m'avaient dit qu'ils étaient les plus beaux du monde. Mais suffisait-il qu'une ville eût les plus beaux monuments pour qu'elle fût la plus belle ? C'est ce que l'avenir allait confirmer ou infirmer.
Et j'avais baissé la tête; j'avais observé la vie même qui m'environnait, toute d'un bourdonnement continu, fait de mille bruits de la rue, du ronflement des moteurs, du brouhaha de la foule, de la houle blanche…
Ensuite, j'étais descendu dans le trou, là en face. Ce ne m'avait pas été difficile. Je m'étais avisé que « la bouche du métro », où la circulation était dense, s'ouvrait plus avant et communiquait sans doute avec le quai, par ce tunnel, luxueusement illuminé. Je ne m'étais pas auparavant imaginé que ce tunnel pût exister à cet endroit de la ville. Certainement, il devait dater de longtemps. Je m'étais simplement fait la réflexion que, faute de cette brèche, de ce tunnel si profond, je n'aurais pu entendre l'écho du roulement et du sifflement de train, qui m'avait si subitement envahi.
Je dis bien : « Qui m'avait si subitement envahi », car tout avait été calme par la suite ; si calme que j'avais eu quelque doute sur l'issue du tunnel, et même conçu quelque inquiétude au sujet des indications données par Diabaté, à propos de ce tunnel. J'hésitais réellement à avancer ; déjà j'étais prêt à rebrousser chemin. Mais, alors, j'avais surpris un bruit de pas derrière moi : un homme sifflotait, insouciant. Il était si décidé et si plein d'entrain que sa vue n1l'avait, rendu courage et confiance. J'avançai donc. Il portait une casquette marron déteinte, dont la visière laissait voir un front bas et étroit ; en dépit du froid, il transpirait et haletait, comme s'il eût accompli un travail particulièrement épuisant.
— Vous allez prendre votre métro aussi, n'est-ce pas ? dit-il.
Je tenais en main mes deux valises. S'emparant de la plus lourde, celle qui contenait mes livres, il l'avait bientôt entourée d'un gros ceinturon, l'avait hissée sur une épaule; et, à présent, me précédant, il avançait en direction du quai.
— Je vais à Saint-Lazare, dis-je. Merci pour votre aide.
— Je vois que vous ne connaissez pas le coin.
J'étais heureux que cet homme m'apportât son aide, mais je trouvais cette aide si spontanée que, déjà, j'éprouvais quelque doute sur la moralité de mon compagnon. « Ces hommes solitaires que tu rencontreras un peu partout dans ces grandes villes, tu devras t'en méfier; ce sont des brigands », m'avait dit un colon, la veille de mon départ. Et voilà que j'avais enfreint cette recommandation et que j'avais accepté la compagnie de cet inconnu, qui à présent me précédait, ma valise sur son épaule. J'avais cependant scrupule à la lui retirer.
— Eh oui, fit -il, je relève toujours mes manches, surtout la nuit. On dort mieux les manches relevées.
Se moquait-il de moi ? Je n'aime pas qu'on me prenne pour plus sot, ni pour plus naïf que je ne suis. Je sais parfaitement qu'on travaille mieux, qu'on porte mieux une charge les manches relevées, mais j'aimerais savoir depuis quand on dort mieux avec des bourrelets d'étoffe au-dessus du coude. L'homme, certainement, s'était battu avec quelqu'un, pensai-je ; et il avait dû s'escrimer furieusement. Il suffisait de considérer la sueur qui lui coulait sur le front. S'agissait-il d'une querelle de brigands ? L'entrain, la quasi-sérénité, qui apparaissaient sur son visage, après une telle bagarre, n'était-ce pas inquiétant ? C'était inquiétant comme s'il eût voulu me frapper moimême, comme s'il eût voulu m'assommer réellement.
— D'où veniez-vous, par ce train, lorsque je vous ai vu ? lui demandai-je, d'un ton mal assuré.
— Des Halles. Je travaille aux Halles.
Je ne savais pas alors ce que cela voulait dire. Et parce que je ne comprenais pas parfaitement, un surcroît de peur m'envahit soudain; cependant, je ne pouvais songer à me sauver, sans courir le risque d'avoir l'air ridicule aux yeux de tous ces voyageurs qui sillonnaient le tunnel. C'est pourquoi, maintenant, avant de m'aventurer davantage avec cet homme, je désirais tant le connaître; oui, savoir si, loin de ces voyageurs, du regard rassurant de cette foule, il ne lui viendrait pas à l'idée de me frapper et de me dévaliser.
— Comment vous appelez-vous, Monsieur ? fis-je, d'une voix que la peur étranglait. Mais sans doute ne se figurait-il pas que je doutais de lui, car, d'une manière confiante, il me répondit d'une seule haleine :
— Stanislas.
Nous marchions toujours. Et à présent, nous étions parvenus sur le quai. Les ampoules électriques projetaient leur lumière crue sur le sol, qui la réfléchissait avec plus de netteté sur la voûte carrelée de la station de métro. Stanislas se tenait sur le quai, avec moi; on eût dit un sage. Ne se donnait-il pas cet air-là par ruse ? « C'est une brute, une brute épaisse ! » pensais-je. « Non il n'y a pas d'épaisseur à sa brutalité me répondit ma conscience. Il doit y avoir là quelque chose de très calculé, une agressivité sournoise. Ne s'est-il pas saisi de ma valise avec l'arrière-pensée de la voler ? Sûrement, il doit y avoir des choses qu'il me cache; sous ce front étroit et bas doivent se dissimuler bien des pensées. Déjà, quand le front est haut et large, on en cache pas mal. »
« Ces hommes solitaires que tu rencontreras un peu partout dans les grandes villes européennes, il faudra t'en méfier ! »
Cette recommandation, que je me remémorais encore, avait ébranlé ma confiance; je me sentais complètement mal à l'aise.
« Stanislas est un sournois qui inspire plus de dégoût que de peur », pensais-je de nouveau. Je ne ressentais plus de la peur, mais un incommensurable dégoût… Nous attendîmes un bout de temps et, enfin, dans un grand bruit métallique, le métro entra en gare. Quand il s'arrêta, Stanislas ouvrait la portière, et, en toute hâte nous nous engouffrâmes tous les deux dans le wagon. Puis, presque instantanément, le métro s'élança, en même temps que les portières se refermaient automatiquement, avec un sifflement.
— Déjà ? fis-je. Les trains d'ici ne restent même pas aussi longtemps en gare qu'en Afrique. A peine arrivés, ils repartent.
Notre wagon était bourré à craquer. Des amoureux, debout, se tenaient face à face et se chuchotaient à l'oreille des paroles tendres, sans se préoccuper de personne. Les gens, surtout des vieillards, étaient assis, et lisaient leur journal d'un air indifférent. Personne ne semblait s'occuper de personne; chacun s'occupait de soi-même.
Le métro roulait, roulait… Par endroit, il tanguait. Il y eut une correspondance… Finalement, une grande salle, puis Saint-Lazare, où une multitude de trains, sous un immense hall, attendaient les voyageurs. Stanislas, montrant du doigt le train d'Argenteuil, m'ordonna de prendre place dans une voiture de troisième. Dans un grand soupir, je lui dis merci.
— Au revoir, répondit-il d'un air affectueux, comme s'il s'était adressé à un frère cadet.
Je l'observai plus attentivement. Je n'en croyais pas mes yeux. La recommandation du colon était-elle fausse, ou bien n'était-elle simplement pas applicable à Stanislas ? Pourtant Stanislas était un homme qui marchait seul, qui se promenait seul dans le couloir du métro... Ma tête bourdonnait de contradictions. Malgré moi, je me surpris à faire mon mea culpa; je révélai à cet homme les appréhensions qui m'avaient agité.
— Je vous remercie encore, et de tout coeur, monsieur Stanislas. Le moment est peut-être venu de vous avouer que j'ai eu bien peur…
Lui me considéra avec surprise, comme s'il eût reçu la foudre sur la tête.
— Peur de quoi ? dit-il.
— De vous.
— Que pensiez-vous ?
— On m'en avait tellement raconté sur cette ville, sur les hommes solitaires qui errent à Paris, que je ne m'étais pas senti à l'aise, tout le temps que nous avons voyagé dans le métro. Cependant, rien n'aurait dû m'inquiéter dans votre comportement.
Il me regarda droit dans les yeux. Sans doute en avait-il compris davantage que je n'en avais dit, et peut-être même avait-il deviné l'esprit qui anime certains colons d'Afrique, car il gronda :
— Oui, je comprends ! Pour les colons, vous autres, vous êtes des nègres cannibales. Du moins, c'est ce qu'ils racontent ici. Pour ces mêmes hommes, nous Français, nous sommes des brigands, hein ? C'est ce qu'ils racontent chez vous, n'est-ce pas ?
— Mais, monsieur…
Il m'interrompit.
Et je compris que tant qu'il n'aurait pas vidé, complètement vidé son sac, il ne me serait guère possible de parler désormais
— Seulement, cela ne marche pas avec moi, s'écria-t-il. Mon meilleur ami, pendant la guerre, était un Sénégalais. Un homme intelligent, aussi intelligent que nous autres. Oui, la musique, la triste musique des colons, je la connais bien ! Mais qu'attendez-vous pour les jeter à la mer ?
Confus, je balbutiai quelques mots et le remerciai encore vivement, car le train maintenant s'ébranlait.
— Ça ne prend pas avec moi ! répétait Stanislas. Jetez-les à la mer, ces colons qui vous exploitent et vous oppriment !
Telles furent les paroles que j'entendis dans le bruit du vent, tandis que le train s'éloignait… Je lui fis signe de la main, jusqu'au moment où nous nous perdîmes de vue. Lorsque je me rassis sur la banquette je me dis que l'homme est pour l'homme un frère. Le peuple de France serait-il aussi fraternel ? C'est le temps, oui, les nombreuses années que je devrais passer dans ce pays, qui me le révéleraient.
A présent, le train arrivait à la gare d'Argenteuil. Un homme dont ie venais de faire la connaissance, et moi, nous avancions dans la rue. Il s'appelait Pierre et il était marseillais. Il faisait relativement clair, cette nuit-là. Les ampoules électriques éclairaient assez pour que même le plus poltron des hommes fût dispensé de craindre. Au vrai nous avancions dans une clarté plus lumineuse que la clarté lunaire. J'étais préoccupé par le poids de mes valises, par mes pieds que rendaient excessivement sensibles la rigueur du froid et le pavé dur.
— Vous feriez bien de vous dépêcher, dit l'homme. Je dois rentrer chez moi où des amis m'attendent.
Mais il m'était difficile de marcher plus vite; et puis, une bise glaciale soufflait rageusement, et mes oreilles qu'elle fouettait, n'entendaient que faiblement le son de sa voix.
— Oui, fis-je, j'arrive.
— Je crois que je m'égare, murmura-t-il. Mais nous nous renseignerons au Commissariat tout proche.
Nous avancions toujours lentement. A présent je m'habituais un peu à porter mes valises, à avancer dans le froid, bien que mes mains et mes oreilles fussent raidies et séchées comme des feuilles mortes; l'idée de quitter bientôt le vent glacial et de m'abriter dans une chambre chaude, une chambre à la température africaine, me redonnait courage, me réchauffait déjà le coeur et les membres.
Devant le Commissariat un policier était accoudé faisant face à la porte d'entrée.
— Je vous amène, dit Pierre, un nègre qui est arrivé à Orly par l'avion de vingt heures. Pierre réfléchit un peu, d'un air gêné, puis ajouta :
— Un noir, plutôt. Je m'excuse. Je ne sais pas, nous ne savons pas, ici, s'il faut dire nègre.
L'agent, lui, nous observait; moi, en particulier, d'un air interrogateur, comme une victime qu'il aurait eue devant lui, et que son regard aurait dû contraindre à avouer quelque délit.
— Appelez-moi comme vous voudrez, répliquai-je; nègre ou noir. L'important, c'est que je suis arrivé par l'avion de ce soir, et que je voudrais rejoindre le plus rapidement possible mon école, ici à Argenteuil.
Je tendis à l'agent une enveloppe portant l'adresse à laquelle je devais me rendre. L'agent m'avait dévisagé, tandis que je parlais, et le doute qui avait traversé son visage avait disparu. A la place du doute, la confiance rayonnait maintenant.
— Vous parlez joliment bien le français, s'étonna subitement Pierre. Puis, s'approchant du car de police, il ajouta :
— Il dit qu'il est arrivé ce soir d'Afrique, qu'il n'a jamais vécu en France, et il parle un français tout à fait correct !
— Mais ils sont comme nous ! répondit l'agent. Ils sont Français. Nous avons bâti là-bas des écoles, des hôpitaux. Dans quelques années, ils seront comme nous. Ils auront des cadres, tous les cadres !
Il ouvrit la portière du car et me montra le siège.
— Au revoir, monsieur Pierre, dis-je, comme le car démarrait.
— Au revoir, s'écria-t-il.
— Vous n'êtes pas chaudement vêtu, me fit remarquer l'agent. A cette saison, il commence à faire froid.
— Il commence à faire froid, dites-vous ? Je suis transi !
— Oh, ce n'est encore rien, rien du tout. Bientôt, il y aura le gel, et puis la neige. C'est beau, la neige !
— La neige ! m'écriai-je.
— Oui, et il y aura du brouillard. Et parfois même la température descendra au-dessous de zéro.
La camionnette noire, que l'agent appelait couramment « panier à salade », avait suivi quelques ruelles sordides, avant de rattraper la grand-route, bordée de maisons strictement identiques. Je fus enfin débarqué dans une enceinte grouillante d'élèves, c'est là que, durant des années, on allait me dispenser un enseignement théorique et pratique, destiné à faire de moi un bon technicien des moteurs.

A la fin de l'année, en même temps que je sortais de l'école technique, nanti de mon diplôme, je réussissais l'examen d'entrée à une école supérieure. Mais, chose inattendue, à ce moment même l'Assemblée territoriale de mon pays me supprimait la bourse qui m'avait été allouée. Cela se fit sans tenir compte de mes aptitudes, sous le prétexte que le diplôme déjà acquis était largement suffisant.
Lorsque je quittai l'école, la vie confortable de pensionnaire d'Argenteuil, où j'avais vécu avec les jeunes Français, sans subir (mais c'est peu dire, sans sentir) aucune discrimination raciale, pour suivre désormais des cours à Paris même, les difficultés commencèrent, des difficultés de toutes sortes. Dois-je les énumérer ? Le manque d'argent, pour payer d'abord les frais de scolarité, ensuite, le loyer d'une pièce étroite, au sixièfne étage d'un immeuble de la rue Lamartine, enfin, les frais de ma subsistance quotidienne et du trousseau scolaire. Toutes ces dettes, pour moi énormes, et qu'il fallait régler si je désirais réaliser mon ambition !… Hélas, on s'en doute, j'avais jusquelà vécu aux frais de la Colonie, grâce au gouvernement de la Colonie !… Je m'avisai bientôt que mes rêves et mes ambitions, si nobles et si louables qu'ils fussent, si doué que je fusse, ne suffiraient pas à me faire vivre.
Dans la société où je me trouvais, société ultramoderne, où tout repose sur le capital, si l'ambition et l'intelligence ne s'appuient pas sur lui, elles s'effritent peu à peu et tournent finalement au néant. Et cela se conçoit aisément : la plupart des établissements d'enseignement supérieur sont nés d'initiatives privées ; pour suivre les cours de tels établissements, les frais d'études, payés par les élèves, constituent une contribution importante à l'entretien de ces établissements.
« Je travaillerai bien en classe pendant le premier trimestre, me dis-je. J'enverrai à la Colonie mon bulletin. Et mes notes feront revenir sur sa décision la Commission des Bourses. »
Je mis cette idée à exécution. Trois mois s'écoulèrent ainsi et je m'appliquai. Trois mois de travail forcené, trois mois de famine, trois mois de loyer non payé ! Mais le bulletin, adressé à la Commission des bourses de l'Assemblée Territoriale, avec la chaleureuse recommandation du Directeur de l'établissement, demeura sans suite. Et plusieurs de mes camarades africains furent victimes de la même incompréhensible inertie.
— Vous pouvez continuer, cher élève, dit le Directeur. Nous patienterons… D'ici un an, ils finiront bien, là-bas, dans votre pays, par vous comprendre et vous aider.
Mais la généreuse patience de l'école qui m'assurait provisoirement la gratuité des frais d'études, suffirait-elle à me permettre de suivre les cours ? Il y avait (je l'ai déjà dit) les frais d'hôtel à payer, dans cet établissement de la rue Lamartine dont le gérant n'était guère patient. Et les frais de nourriture... Quant aux frais de déplacement, mieux valait ne pas y penser; ce n'était pas indispensable : mes pieds remplaçaient avantageusement les taxis, les autobus et le métro. Un soir, le gérant me dit :
— Monsieur, vous ne m'avez pas encore règle votre loyer du trimestre.
— Patientez un peu. Je n'ai pas encore reçu de réponse de mon pays.
— Si vos parents savent qu'ils ne peuvent pas s'occuper de vous, grommela-t-il, pourquoi donc vous envoient-ils en France ?
A cela, je ne pouvais répondre. La parole n'eût servi à rien. C'était son loyer qu'il voulait.
D'autre part, je ne pouvais pas lui dire que je n'étais pas à la charge de mes parents. Il avait hissé ceux-ci à une hauteur qu'ils ne pouvaient atteindre : payer à l'un des leurs des études en France !… Je ne voulus pas lui dire que, tant que mon pays demeurerait un pays sous-développé, les familles guinéennes ne seraient pas assez riches pour payer à leurs enfants des études en France. Je ne pouvais faire à cet homme aucune remontrance. Il était mon créancier. Ce qu'il voulait de moi, c'était son argent. D'ailleurs, sitôt qu'il voyait de l'argent, il devenait prévenant et doux comme un agneau. Mais lorsque l'argent faisait défaut à l'un de ses clients, le gérant s'assombrissait et devenait insolent, ne répondait plus aux saluts.
— A bientôt, monsieur, dis-je en prenant congé de lui.
Il ne répondit pas. Je l'entendais dire, pendant que je gagnais la sortie :
— Il faut payer ce soir, vous entendez ? Ce soir même, je veux être réglé. J'en ai assez ! Si tous les clients faisaient comme vous, je me demande comment cet hôtel marcherait. Comment payerions-nous le fisc et tous nos autres frais ?
J'étais parti. A ce moment-là, on eût dit que la foudre m'était tombée sur la tête. Où trouver ce soir-là la somme nécessaire pour acquitter mon loyer, pour enfin avoir la paix ?... Je n'avais pas mangé depuis la veille. Depuis le matin, je n'avais que de l'eau dans le ventre. Comment faire ?… « Oui, comment faire ? » murmurai-je. Et je compris alors pourquoi, dans les rues de cette ville, il y avait des femmes et des hommes qui marchaient seuls dans les rues en parlant ou en gesticulant, accablés par l'éternelle question matérielle, hantés par cet argent qui ne suffit pas, qui ne suffira jamais, parce que toujours les plus malins s'en emparent, pour ne laisser qu'une part infime au reste du peuple.
Voulant voir Mme Aline, vieille Normande sexagénaire qui habitait la rue Saint-Jacques et qui était la maman de tous les jeunes Africains (c'est eux qui l'avaient surnommée « Tante Aline »), j'avais rejoint le boulevard et gagné le Quartier Latin. Les vitrines étaient pleines de friandises… Parfois les vendeuses m'attiraient comme un aimant, me proposant le contenu de leur boutique. Bien que n'ayant pas un rond en poche, je me régalais des yeux, de sorte que, de vitrine en vitrine, je parcourus ainsi des lieues, sans m'en rendre compte. Beaucoup de gens, comme moi, regardaient les vitrines; des amoureux, bras dessus, bras dessous, marchaient avec nonchalance.
— Te voilà, Fatoman, me dit « tante Aline », lorsqu'elle me vit au bar de Capoulade.
— Oui. Je suis content de vous trouver là.
— Prends place près de moi, dit-elle en me montrant une chaise. Puis elle me dévisagea et comprit, sans que je lui eusse dit un seul mot, que la faim me torturait les entrailles.
— Commande ce que tu veux et ne t'inquiète pas, dit-elle.
— Non, fis-je, je n'ai pas faim. Je viens de manger et de boire il n'y a pas longtemps. Elle me regarda de nouveau. Mon visage à moitié crispé démentait mes affirmations.
— Ne sois pas gêné, allons ! Ton ami Lamine m'a dit ce matin qu'on a supprimé ta bourse et que tu n'as plus le sou. Voyons, Fatoman ! … Entre nous, tu as faim, et même ta faim ne date pas d'aujourd'hui. Elle date certainement de trente-six heures.
— C'est vrai, avouai-je à mi-voix.
— Je le savais. A mon âge, à soixante-dix ans, on comprend tout ou presque. Il m'a suffi de te voir pour comprendre. Mais si tu as faim et que tu ne le dis pas à ta meilleure amie, si tu enfouis une question d'amour-propre, tu finiras par mourir de faim dans ce pays. M'entends-tu ?
— Oui. Mais je ne vais quand même pas crier sur tous les toits que j'ai faim.
— Tu penses à ta dignité ! C'est une dignité bien mal placée. Si tu ne dis pas à tes amis que tu as faim, ils ne pourront pas le deviner.
— Je ne vous cache rien, dis-je à mi-voix, en mangeant le sandwich que le garçon de café venait de servir.
— Tu fais bien, mon fils, dans ton propre intérêt. Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque tu seras rentré chez toi, tu oublieras. Parce que, là, alors, tes efforts auront été couronnés de succès, ajouta-t-elle dans un rire amusé et comme pour me faire oublier mes misères présentes.
— Et croyez-vous, tante Aline, que cela va passer ?
— Oui. Bien sûr que oui. Sois-en convaincu, assura-t-elle, dans un sourire qui découvrit des dents solides et d'une blancheur inattendue à son âge.
— Souffrir, cela passe. Mais avoir souffert, cela ne s'efface jamais, cela laisse toujours une trace en l'homme, dans le coeur de l'homme, à moins qu'il ne soit aussi malléable qu'un enfant.
— Peut-être. Mais des souffrances comme celles-là, ce n'est rien ! affirma-t-elle. As-tu reçu une réponse à ta demande de bourse ?
— On ne répond toujours pas.
— Alors, Fatoman, ne serait-il pas plus sage de ne pas persévérer dans la voie des études ? Avec les références que tu as, tu es à présent un technicien capable de trouver du travail dans n'importe quelle usine.
— Excellente idée, fis-je. Je suivrai vos conseils.
— En travaillant dans une usine, tu pourrais suivre des cours du soir. Et plus tard, tu verrais comment la situation évoluerait. Elle tira de son sac un petit paquet de billets de banque, qu'elle me remit sous la table, afin que personne ne le vît.
— Vous êtes bonne pour moi ! soupirai-je.
— Au revoir et bonne chance, répondit-elle en me serrant la main. Je suis la mère de tous les Africains. Tous ceux qui sont rentrés en Afrique se souviendront de moi. J'en ai aidé, des Africains ! Et je continuerai, jusqu'au dernier soupir. Sais-tu que je parle malinké ?
— Non!
— J'ai habité longtemps Siguiri. C'est en 1925 que j'en suis partie.
— Je n'étais pas encore né, « tante Aline. »
— Nous en reparlerons plus tard. Va, maintenant, mon fils, acheva-t-elle dans un éclat de rire. Tiens, à propos, Françoise, ma petite-fille, a promis de te rendre visite. Elle aime bien les Africains, elle aussi.
— Au revoir et merci encore, lui criai-je en franchissant la porte du bar. Je reverrai Françoise avec plaisir.
Je redescendis le boulevard Saint-Michel. Je voulais retourner à l'hôtel ; mais, me rappelant que le gérant y était, et qu'il pourrait réclamer son dû, je changeai d'idée, fis volte-face, comme un automate, et suivis le boulevard Saint-Germain. Il y avait le long de ce boulevard, juste avant d'atteindre Saint-Germain-des-Prés, un petit bar, la Pergola; et comme les consommations n'y étaient pas trop chères, j'y pris place. Il n'y avait là que de jeunes déshérités, noirs et blancs, du Quartier Latin. Et parce que le destin nous avait frappés du même fouet, il y avait entre nous une camaraderie solide. On chantait et on dansait. Les jeunes filles, les cheveux coupés, en pantalons et chandails sombres, fumaient comme nous.
Par moment, des vieux entraient. Que pouvaient-ils bien chercher là ? L'un d'eux, s'approchant de moi, me parla un langage que je ne comprenais pas. Il s'assit près de moi, et bientôt il devint entreprenant, aussi entreprenant qu'un jeune homme peut l'être à l'égard d'une jeune fille.
— Comment ? Comment ? criai-je, scandalisé. Est-il devenu fou, cet homme ?… Ne voyez-vous pas ?
— Quoi ? fit Liliane, qui était assise à ma droite.
— Il est en train de me caresser, ce vieillard ! Pour qui me prend-il ?
Liliane éclata-de rire, puis soupira :
— Mais tu as peur, ma parole !… Tu ne sais pas que cet homme est un p… Et elle m'expliqua longuement ce que ce mot signifiait.
— Ah ça, non ! protestai-je. Il n'y a pas de cela dans mon pays. Là-bas, un homme est fait pour vivre avec une femme. Un homme est fait pour se marier et pour avoir des enfants.
— Tu ne nous connaîtras jamais assez, toi ! dit-elle. Nous avons des vices, ici ! Vous êtes purs, vous, les Africains. Vous ignorez les artifices et les perversions. C'est bien mieux ainsi.
— Vous connaître ou ne pas vous connaître ! répondis-je d'une voix que le dégoût étranglait… Je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce bar, jamais ! Tu m'entends ?… Jamais ! Adieu.
Je sortis, écoeuré de cette chose nouvelle que j'avais apprise, de cette chose sordide. Je n'avais pas serré les mains de mes camarades, de ces camarades qui, sans doute, passeraient toute leur nuit dans ce bar à s'intoxiquer. La plupart d'entre eux, en effet, n'avaient pas de domicile, ne pouvaient se payer le luxe d'une inconfortable chambre d'hôtel et ne savaient par conséquent où dormir, sauf dans ce bar. Déjà, au moment où je sortais, au moment même où je prenais congé d'eux, certains, vautrés dans les fauteuils, fermaient les yeux…
Il était assez tard, mais les gens circulaient toujours dans les rues. Paris ne dormait pas encore. C'est une ville qui ne dort jamais tout à fait. Mais sans doute le gérant de l'hôtel s'était-il endormi. Habituellement, passé minuit, il se mettait au lit. J'avais beaucoup marché et déjà j'avais traversé le Jardin du Louvre et gagné l'avenue de l'Opéra. Des pensées obscures m'étaient revenues à l'esprit : je songeais à ce vieillard qui m'avait lutiné tout à l'heure à la Pergola, à ce fou qui m'avait tâté la jambe. Subitement, je me rappelai la recommandation du colon de Conakry :
« Méfiez-vous de ces hommes solitaires que vous rencontrerez un peu partout dans les grandes villes ! »
Ma conscience répondait :
« Cet homme, qui t'a tâté une jambe, n'était pas un homme solitaire. Cela se passait en plein bar. »
Troublé, j'avançais dans la nuit, obsédé par ce vieillard et par le gérant de mon hôtel, qui devenait intraitable. A l'approche de mon logis, mon coeur se mit à battre très fort, comme tous les soirs. De peur, j'enlevai mes chaussures, marchant pieds nus sur la chaussée froide. Mais je ne sentais pas le froid, je ne sentais que l'angoisse. J'ouvris la porte en appuyant sur le bouton. J'avais bien peur qu'elle ne grinçât. Elle ne fit aucun bruit. Je lançai un coup d'œil dans le vestibule ; toutes les ampoules principales étaient éteintes. Seule, une petite lampe au fond du vestibule répandait une lueur rougeâtre. Mais je craignais toujours que le gérant ne se fût dissimulé dans la pénombre pour me surprendre. La bouche ouverte, respirant faiblement, j'avançai sur la pointe des pieds. Je gravis l'escalier, quatre à quatre, le coeur serré. Discrètement, je poussai la porte de ma chambre, et, dans un grand soupir, je tombai sur le lit.
Lorsque je me relevai., remis de mes émotions, je m'avisai, en allumant la lampe de chevet, que mes effets et mes valises, rangés dans l'armoire, avaient disparu…
De désespoir, je m'apprêtais déjà à crier au voleur lorsque je découvris, posée sur la table de nuit, une petite note. Françoise était-elle venue me voir pendant que j'étais au Quartier Latin ?… Hélas, ce n'était pas son écriture ! C'était celle du gérant. La note était ainsi libellée :

« Lorsque vous m'aurez réglé vos termes, le bureau de l'hôtel vous restituera vos affaires. »

Troublé, je me rassis sur le lit. Il n'y avait plus rien dans la chambre ; tous mes effets avaient été enlevés. Tout, désormais, et tant que je ne me serais pas acquitté de ma dette, tout serait propriété du gérant ; oui, même les casseroles bosselées dont je me servais pour faire la cuisine, pour préparer cette sauce à l'arachide qui me rappelait si bien la cuisine de ma mère.
« Il est malin, ce gérant ! pensai-je. Effrayé par mon humilité, par ma pauvreté, il a craint que je ne fuie. Pour m'intimider, il s'empare de mes affaires. Il n'est pas bête, ce gérant, il est astucieux ! »
Et tout bas, très bas, me parlant à moi-même, je me dis : « Demain, il faudra trouver du travail. »
A cela, une voix intérieure répondit :
« Si tu étais retourné en Afrique, comme te le demandait le gouvernement de la Colonie, tu y serais heureux, à présent. »
— Non, non ! criai-je à haute voix. Je n'irai pas. A tout prix, je poursuivrai mes études, pour me prouver à moi-même que je peux faire mieux.
Et la voix intérieure, infatigablement, irrémédiablement, répondait :
« Pour faire ce que tu veux faire dans ce pays, il faut en avoir les moyens, c'est-à-dire de l'argent. Et tu n'as rien du tout ! Déjà le gérant a ramassé le peu d'effets qui cachaient ta pauvreté et ton humilité. Tu aurais dû répondre aux offres d'emploi. »
« Non, non, je n'irai pas ! » répétais-je tout seul, comme obsédé, comme pour obliger ma conscience à se taire, à ne plus me faire de reproches. Mais la conscience peut-elle se taire ? Une conscience non avilie peut-elle demeurer muette ?
Je me couchai. Il était deux heures du matin. Je savais que le gérant de l'hôtel se réveillerait à six heures. Il n'était que temps de dormir, pour prendre un peu de repos; et puis me réveiller, et enfin ressortir discrètement de bonne heure, avant qu'il ne se réveillât…

Trois mois s'écoulèrent ainsi, et ma vie n'était que pauvreté et dénuement complet. Oui, trois mois de cache-cache avec le gérant de l'hôtel, trois mois de recherche vaine d'un emploi, trois mois de famine !… Et cela allait tellement mal qu'un après-midi, au comble du désespoir et après avoir passé quelque temps à regarder un avaleur de sabre, au carrefour de l'Odéon, pour oublier mes mille misères, à peine avais-je fais une centaine de pas en direction de l'École de Médecine que, soudain, je perdis à demi-conscience. Je frissonnai; mon cerveau s'était épaissi, comme brouillé. Je m'efforçai quand même de gagner Capoulade, dans l'espoir d'y joindre « Tante Aline ». Mais j'avais beau tenter de marcher, la faim brouillait ma vue, et mes jambes tremblantes refusaient de m'obéir. Pourtant, j'étais maintenant habitué à la faim.
Il m'arrivait fréquemment de passer une journée, et souvent même deux journées entières, sans m'être rien mis dans l'estomac, hormis de l'eau du café ou du thé. Et cela ne me gênait pas, ne me gênait plus. Parfois, je ne me rappelais même plus gue je n'avais pas mangé. Mon estomac, comme rétréci (très réellement rétréci à force de privations) ne sentait plus la faim. Mais, cet après-midi-là, étais-je subitement devenu fou ?
Pour l'instant, j'étais agrippé à l'une des murailles grises de l'École de Médecine; et lorsque j'essayais de me souvenir, de penser, de réfléchir un peu il me semblait que mon cerveau ne fonctionnait plus qu'à moitié ou me refusait tout service. Je voulus alors, désespérément, m'arracher à cette rue bondée d'étudiants, pour m'abriter dans un bar; mais il n'y avait rien à faire. Je m'écroulai sur le trottoir… Je me relevai péniblement, et m'accrochai de nouveau à la muraille. Les passants me paraissaient alors tantôt flous et tantôt doubles, exactement comme si j'avais été en train de perdre la vue…
Reprenant peu à peu connaissance, après cette crise de semi-folie, je m'avisai, en comptant machinalement sur mes doigts, qu'il y avait trois jours que je n'avais pas mangé. Trois jours que je n'avais pas en poche un centime.
« Trois jours de faim ! C'est la première fois que cela m'arrive, murmurai-je. Pour ne pas mourir bêtement, il faut que je trouve du travail aujourd'hui même. Il le faut absolument ! »
Je fonçai. Peut-être, chez Capoulade, trouverais-je « Tante Aline ». Habituellement elle s'y trouvait en fin d'après-midi. Je relevai la tête et regardai au loin, en direction de la terrasse. Mais il n'y avait pas de chaises dehors, le froid ne le permettait pas. Je me hâtai, pour que « Tante Aline » ne quittât pas Capoulade sans que je l'eusse vue.
— Elle y est !… Je la vois … Elle y est ! criai-je comme un fou.
— Bonjour, « Tante Aline » Cela ne va pas, dis-je timidement, en prenant place près d'elle. — Alors, Fatoman, toujours pas de travail ?
Elle me considérait d'un air de pitié.
— Mais tu as dépéri ! s'écria-t-elle.
— Oui, répétai-je, cela ne va pas du tout.
Nous demeurâmes silencieux un petit moment. Et j'entendais la voix toujours la même, me souffler aux oreilles : « Si tu étais rentré dans ton pays lorsqu'on t'y a rappelé, tu n'aurais pas tant de misères. »
J'eus subîtement les larmes aux yeux. Je les essuyai rapidement et discrètement, car je ne voulais pas que « Tante Aline » s'aperçût combien mon âme était déchirée. Mais elle, relevant la tête, me dit lentement, en appuyant sur les mots :
— Je comprends ! Ta mine me montre ce qui ne va pas. Il y a un bout de temps que je voulais te voir… A propos d'un travail aux Halles. Des étudiants y vont toutes les nuits.
— Où est-ce ? demandai-je avec empressement.
— Pas loin d'ici. Au-delà du Châtelet, boulevard Sébastopol.
— Ah oui, je vois !
— Il y a mille francs à gagner toutes les nuits.
— Doit-on y travailler toute la nuit ?
— Non. Il s'agit de décharger des camions, pendant trois heures… Ce n'est pas intéressant, de décharger des camions, surtout par ce grand froid. Mais c'est mieux que rien
— J'irai cette nuit.
— Bonne chance, dit-elle en me glissant, avec discrétion, quelques billets dans la main.
— Vous êtes bonne pour moi. Que Dieu me garde notre amitié !
— Je le souhaite, mon fils. Bonne chance là-bas.
— Au revoir, « Tante Aline », et merci encore.
A vingt-deux heures, des camions venant de provinces éloignees arrivaient et se garaient dans le quartier des Halles. Ils contenaient de quoi nourrir la population parisienne et sa proche banlieue. Toutes les nuits, c'était les mêmes arrivées, le même cortège de camions, que les travailleurs des Halles appelaient les « Routiers ».
Nous travaillions en équipes. Les uns, hissés sur les camions, étaient chargés de passer les lourds sacs de denrées alimentaires aux autres, lesquels les portaient à quelques pas de là, afin que d'autres encore défissent les colis, pour ranger les marchandises par catégories.
J'appartenais à l'équipe des transporteurs, et à présent je comprenais aisément pourquoi Stanislas, mon guide du métro, mon compagnon de la première heure, celui dont j'avais eu si peur, avait relevé ses manches. Je comprenais pourquoi sa veste était râpée ; je comprenais aussi pourquoi son front était bas et étroit. C'est que ce travail des Halles était extrêmement pénible et abrutissant, même pour les habitués, aux muscles noueux, et encore plus pour nous autres, qui étions venus, non par amour du métier, mais pour garnir de quelques billets de banque nos poches toujours vides.
Il faisait froid, terriblement froid, et le sol mouillé était jonché d'ordures boueuses qui se dérobaient sous les pieds. Quand on n'y prenait pas garde, on risquait de se retrouver étalé par terre, avec une jambe ou un bras fracturé.
« Quand est-ce que l'on va planifier la société m'écriais-je souvent en me lamentant. Est-il normal, que les uns, une minorité, soient millionnaires ou milliardaires, et que nous, nous mourions si bêtement de faim ? Qu'il nous faille nous humilier, pour ainsi dire, pour obtenir de quoi manger ? » En fait, le travail des Halles était une humiliation. On rencontrait là tous les gars que la vie avait aigris et qui, pour ce motif, avaient un langage peu choisi; des gars tellement maltraités par la vie qu'après avoir travaillé toute la nuit ils allaient s'enivrer le matin, de bonne heure, avec le fruit de leur travail, ou bien le dépensaient bêtement en jouant aux cartes.
« Une société comme celle-là est une drogue, pensai-je. Lorsque l'argent vous y tombe dans les mains, vous oubliez tout pour vous offrir un des leurres qu'offre la civilisation occidentale. Mais lorsque l'argent s'en va, on peut vivre toute sa vie à Paris, sans soupçonner qu'il s'y trouve tant de leurres, et que cette ville est l'une des plus belles du. monde, et la vie devient aussi pénible, aussi solitaire et hostile que dans un désert.
Qui n'a pas connu la misère dans Paris ne peut soupçonner le désarroi, la détresse, le déséquilibre, dans lesquels l'impuissance engendrée par le défaut d'argent plonge les âmes, même les plus aguerries.
Les quelques semaines que je vécus aux Halles avant de trouver un emploi régulier, changèrent mon existence. Je mangeais à présent tous les jours. L'unique chemise que je portais (le gérant de l'hôtel détenait toujours mes affaires) et dont le col était crasseux, fut renouvelée ; mes chaussures, aux semelles usées par six mois de marche ininterrompue, cédèrent la place à une paire neuve. Et je m'aperçus que je n'étais plus une espèce de clochard, chose curieuse, une transformation intérieure s'était, à mon insu, produite en moi : les épreuves préliminaires de la vie avaient fait de moi un être qui se satisfaisait de peu de chose. J'étais devenu simple. Et désormais, dans tout ce que je faisais, même aux repas, je me surprenais à supprimer ce qui n'était pas indispensable.
Par une belle matinée de printemps, je me présentai aux Usines Simca de Nanterre et, par chance, je fus embauché. Je me mis au travail sans plus attendre.
Au retour, le soir, je me ressaisis et j'eus assez de courage pour me présenter au gérant de l'hôtel.
— Ayez l'amabilité, lui dis-je avec dignité, de me restituer mes effets. J'ai enfin commencé à travailler. Vos termes seront maintenant payés. Graduellement, bien sûr. Je vous offre des garanties.
De ma poche, avec beaucoup d'assurance, je tirai mon permis de conduire et mon passeport et les posai devant lui sur le bureau. Et puis je lui montrai ma carte de travail, la carte des Usines Simca. Aussitôt le sourire reparut sur ce visage d'homme d'affaires, que seules les perspectives de gagner de l'argent faisaient s'épanouir.
— Avec les études que vous avez faites, dit-il d'un air enjoué, vous gagnerez certainement beaucoup d'argent là-bas.
Je le regardai dans les yeux. L'envie me prit de lui répondre qu'un homme ne doit pas être évalué d'après son compte en banque ou sa rétribution mensuelle, qu'un être humain vaut plus que tous les comptes en banque de la terre. Mais je n'aurais pas pu le convaincre, car, par expérience et à mes dépens, je savais que nos conceptions en cette matière étaient différentes, et même opposées. Et comme je désirais que mes effets me fussent restitués, je me ressaisis et me tus.
— Certainement, dis-je.
Mes effets me furent rendus immédiatement. Je n'avais plus qu'un désir, c'était de revoir « Tante Aline »; je désirais aussi revoir sa petite Françoise, ma « correspondante ». Je m'en fus chez Capoulade et les y trouvai. Mais quelques minutes plus tard, « Tante Aline » prit congé de nous, pressée, disait-elle, d'aller assister à une réunion. Sa petite-fille Françoise me tint compagnie.
— Maintenant, dit-elle, après s'être assuré que sa grand-mère était loin et que personne ne l'écoutait, maintenant, Fatoman, nous pourrons nous marier.
— Pourquoi ?… Ta grand-mère nous a prêché l'amitié pure, dont nous tirons un bonheur sans mélange. Et elle est si gentille pour moi, elle m'a tant aidé, que je ne pourrais être en paix avec ma conscience si je la décevais. Ne sommes-nous pas bien comme nous sommes, en toute amitié ?
— Si, Fatoman, nous le sommes, dit-elle. Mais il faut légaliser notre amitié, nous marier. — Tout est légalisé dans nos coeurs. Je crois que c'est l'essentiel. Et puis, suppose un peu, Françoise, qu'il y ait là-bas une fille que j'aime depuis longtemps, depuis bien avant que je ne te connaisse.
Elle sursauta. De colère, le sang lui était monté à la figure.
— Tu préfères les filles de ton pays ? Elles sont mieux faites, n'est-ce pas, tes compatriotes ? dit-elle.
— Ce n'est pas la question, fis-je.
— Il faut choisir., Fatoman. Tu ne peux aimer deux filles à la fois.
— Oui, bien sûr. Veux-tu me donner un temps de réflexion ? Plus tard, tu comprendras. Il est temps que je te raccompagne, sinon, tu risques de te faire rabrouer, à ton retour, par Tante Aline.
Nous sortîmes de Capoulade. Il faisait beau ; le début du printemps avait chassé des maisons tout Paris, et tout le monde se promenait. Avec bonheur, les gens flânaient sur les boulevards et dans les rues. Les terrasses des cafés étaient bondées de clients. La joie éclatait partout dans les coeurs et même dans le ciel. Rue Soufflot, les étudiantes, élégantes et sveltes pour la plupart, parce qu'elles avaient revêtu des toilettes légères qui épousaient leurs formes, paraissaient plus belles qu'à l'accoutumée, plus ensorcelantes qu'en hiver. Et lorsque la brise soulevait quelque peu les pans d'une robe, des étudiants joyeux se retournaient, le cœur échauffé, pour crier aux « belles jambes ». Les propriétaires de cellesci acceptaient cette plaisanterie avec le sourire.
Et je pensai, à ce moment, que sous tous les cieux c'était la même chose; ces filles qui, bien souvent, nous tiennent en haleine, et que bien souvent nous faisons souffrir silencieusement, ou que nous décevons parfois, mais auxquelles nous ne pouvons être indifférents, sont un mal nécessaire, indispensable et sans lequel la vie n'aurait aucun sens.
En remontant la rue Saint-Jacques, Françoise tout à coup prise de alousie, murmura tristement :
— Pourquoi regardes-tu les filles qui passent ? Sont-elles plus belles que moi ?
— Tu es un ange, Françoise, lui répondis-je. Mais elles sont belles aussi. Je ne peux rester indifférent à ma patrie.
— Quelle patrie ? grommela-t-elle. Tu deviens fou, ma parole Nous parlons des filles et non de ton pays.
— Oui, c'est bien cela que je veux dire j'ai deux patries au monde, l'Afrique et la beauté. Tout ce qui est beau me plaît tant, que je désire m'en emparer. Oui, même ces fées que je souhaite souvent posséder, mais qui n'ont pas d'yeux pour moi ! Il est bien vrai qu'on n'aime que des choses qui font de la peine, les choses qui, comme les femmes, se rebellent entre nos mains, refusant de se laisser dominer.
— Oh ! fit-elle. Et toi ?… Te laisses-tu apprivoiser une seule seconde ?
— Bien sûr ! Mais pas par toi. « Tante Aline » nous a demandé à tous les deux de nous considérer comme frère et soeur.
— Si c'est ça qu'ellepense toujours, grand-mère, j'ai hâte de la retrouver. J'aurai deux mots à lui dire, tu peux m'en croire.
— Ne va pas surtout faire du scandale là-bas, Françoise, je t'en prie.
— Au revoir, Fatoman. A dimanche, me dit-elle subitement.
— Elle m'embrassa du bout des lèvres.
— Au revoir, ma soeur. N'oublie pas d'embrasser « Tante Aline » pour moi. Dis-lui que je vous rendrai visite bientôt.
Elle ne répondit pas. Elle s'éloigna, remontant la rue Saint-Jacques. Je demeurai sur place, attendant que la foule d'étudiantes et d'étudiants l'eût dérobée à ma vue. Et parce qu'elle savait que je la suivais du regard, elle eut soin de marcher en se déhanchant, ce qui me remua le coeur. Je m'apprêtais déjà à la rappeler, pour lui dire qu'elle était belle, que je ne voulais pas qu'elle s'en allât, que je désirais la voir toujours auprès de moi, lorsque le flot des passants la déroba à ma vue.
Je regagnai mon hôtel, tranquillement, lus un peu, puis me couchai.
Le lendemain, le travail reprit son train-train habituel. Et tous les jours, c'étaient les mêmes stations de métro, la même foule traquée, les mêmes autobus jusqu'à Nanterre. Et toutes les nuits, après mon repas, les mêmes lectures captivantes. Souvent, il m'arrivait de m'endormir, l'esprit à des centaines de lieues de Paris, emporté et bercé par d'extraordinaires aventures romanesques. Je me fus bientôt fait une vie, ma vie propre, n'acceptant aucune compagnie, hormis celle de « Tante Aline » et de sa petite-fille Françoise.
Tous les matins, inlassablement, le même travail reprenait à l'Usine Simca, cette usine comparable à une véritable forêt vierge; la forêt aux rumeurs mystérieuses, aux grands pans de verdure et aux innombrables lianes. Dès six heures du matin, la forêt métallique se mettait à bourdonner. Ce n'était que martèlements et grincements; et le soir, dans l'arrière-cour de l'usine, nous tous, auteurs de ces grincements et martèlements, nous allions contempler les résultats de notre travail. Des centaines de voitures s'alignaient ; des voitures qui n'étaient guère à portée de nos bourses.
Un soir sur trois, c'était invariablement chez Tante Aline que j'allais.
Par la suite, lorsque l'hiver eut surgi et que Paris se fut repeuplé, ma vie s'agrémenta, après le cours de Françoise, de promenades le long de la Seine, sur les quais, dans les jardins du Louvre et du Luxembourg. Souvent j'allais aux concerts, à l'Opéra, à la Comédie-Française. Tante Aline et Françoise s'ingéniaient à me faire aimer la musique classique, dont elles raffolaient, mais qui me rebutait. Je ne l'ai aimée finalement que grâce à leur persévérance.
Puis ce fut Noël.
Ce jour-là, « Tante Aline » et Françoise, pour me faire oublier les rigueurs de la vie et de l'hiver, me conduisirent dans le plus beau cabaret parisien. Cette soirée me réconcilia temporairement avec le ciel gris de Paris, avec ses maisons grises. Les Parisiens chantaient et fêtaient Noël. Partout, dans la ville, les vitrines des grands magasins se paraient de lumières multicolores et scintillantes. Souvent, la mystérieuse naissance du Christ y 'était retracée.
Au cabaret régnait une joie débordante. Elle éclatait, dans le ciel et dans les cœurs. Ce soirlà, tous semblaient issus d'un même père et d'une même mère. L'on se parlait familièrement. N'était-ce pas Noël ?
Cette fête fut pour moi un bonheur dont je garderai longtemps le souvenir.
Mais, quelques jours plus tard, je me retrouvai à l'hôpital. Dans mon lit, je ne cessais de me lamenter :
— Si mon père était là ! disais-je tristement.
— Je suis ici, près de toi, disait Françoise. Ne t'inquiète pas, Fatoman. Tu guériras bientôt.
Lorsque la doctoresse entra dans la pièce, « Tante Aline » s'écria :
— Docteur, aidez-nous ! Aidez-nous ! Il faut que ce garçon guérisse. Il n'a aucun parent ici…
— Madame, avait répondu la docteresse d'un ton rassurant, tranquillisez-vous. Nous nous occupons de lui très sérieusement.
Il y avait dans cette femme quelque chose de très humain, et une grande confiance en elle-même, quant à la connaissance de son métier. Lorsque « Tante Aline » et Françoise la suivirent dans le corridor, elle déclara :
— Votre protégé est atteint d'infection pulmonaire. Il faut l'opérer.
— Faites tout, docteur, soupira « Tante Aline », d'un ton suppliant. Faites tout pour qu'il sorte vite de là.
— Allons, allons, madame, fit la doctoresse; tout se passera bien !… Rassurez-vous ! « Tante Aline » s'en retourna chez elle. Françoise, elle, revint près de moi dans la chambre. — Ne t'inquiète pas, Fatoman, murmurat-elle. On va t'opérer et tu seras vite rétabli… M'entends-tu ?
— Oui. Je l'espère aussi. Mais va, maintenant, Françoise. Les visites, dans un hôpital, sont minutées. Il faut respecter la règle.
C'est ainsi que, ce jour-là. Françoise prit congé de moi. Le lendemain matin, lorsqu'elle me rendit visite, en compagnie de sa grand-mère, j'étais déjà opéré et gisais sur mon lit.
— Ne le fatiguez pas, dit l'infirmière de garde. Votre protégé a besoin de beaucoup de repos.
— Vous auriez dû me téléphoner avant de l'opérer, protesta « Tante Aline ». Je vous avais laissé mon adresse.
— C'est regrettable, mais on ne pouvait plus attendre. La doctoresse a jugé utile d'opérer immédiatement.
Ainsi cloué sur un lit, je vécus deux semaines de souffrance. Plus tard, sortant de l'Hôtel-Dieu, j'étais amaigri, mais débarrassé, complètement débarrassé, de mon mal.
Après de longs mois passés à l'hôtel, où j'achevai de me rétablir, je compris une fois pour toutes que Paris n'est pas une ville française, mais une ville internationale, où des êtres se groupent uniquement selon leurs affinités intellectuelles. Ce sentiment, je ne l'avais guère eu en débarquant à Paris; ce qui m'avait frappé alors, c'était l'aspect extérieur, le ciel et les murs gris; somme toute, l'aspect le moins important. Je ne savais rien encore de l'esprit de la ville, rien de l'esprit de ses habitants; rien, ou à peine, de ce chic parisien, de cette démocratie française et de cette liberté, de cette égalité entre tous les Français, qui, si elle n'était pas strictement appliquée, permettait néanmoins à tous de s'exprimer librement, de critiquer ou de louer Pierre ou Paul. A la Colonie, l'homme blanc est le patron, l'homme noir, l'employé. Quand bien même les bureaux admettent l'un et l'autre, le patron et l'employé se mêlent peu, presque aussi peu qu'à Paris le patron blanc et l'employé Le blanc, avec cette différence que la race, à la lonie, constitue la seule barrière, bien que la question de race, apparemment, ne soit pas en jeu…
Je m'étais aperçu aussi que la notion de temps, qui m'était jusqu'alors étrangère, était ici chose précieuse, sérieuse; le temps valait de l'argent. Ce pays, contrairement à l'Afrique, était un pays où avant tout l'on exerçait la charité envers soi-même. Un pays, aussi, où qui n'avait pas d'argent pâtissait dur.
Entré dans ce monde de l'esprit et de l'argent, tout m'était apparu, non seulement différent mais contraire. Ce qui, toujours, m'avait paru sans importance, occupait ici le devant de la scène. Ce qui m'avait paru jusqu'alors important était relégué au dernier plan par les Parisiens. Ce que je jugeais être le mal 'était considéré comme le bien, et inversement.
Mais je ne voulais pas me perdre dans ce monde différent, et j'y vécus en préservant ma personnalité. Dans ce Paris où il faisait un froid si rude, surtout en hiver, il m'arriva souvent de porter mon boubou africain.
— Mais, Fatoman, me dit Françoise, offusquée, un jour que je me trouvais chez elle, ton attitude n'est pas convenable !
— Pourquoi ? demanda sa grand-mère, « Tante Aline ».
— Je ne crois pas, dit Françoise, que refuser ce qu'il trouve à Paris soit pour lui une bonne attitude.
— Je ne pense pas, quant à moi, répondit « Tante Aline », qu'accepter aveuglément la civilisation occidentale soit une attitude meilleure. Sinon il faudrait abolir tout le passé, ce qui reviendrait à sacrifier son être. Un tel sacrifice, personne ne peut raisonnablement le consentir.
— Nous sommes parfaitement d'accord, grand-mère, dit Françoise. Mais Fatoman pourrait quand même s'habiller à l'européenne, surtout en hiver, quand il fait froid ! Et « Tante Aline » de répondre, s'adressant à moi .
— J'admire beaucoup ta mise. J'aimerais te voir en tenue africaine chaque fois que tu viens me voir.
L'air boudeur, Françoise protesta :
— Tu voudrais alors, grand-mère, reconstituer l'Afrique en plein cœur de Paris ?
— Pourquoi pas ? Les Chinois, les Vietnamiens, reconstituent ici leur pays, en gardant leur tenue et en mangeant à la chinoise et à la vietnamienne. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour Fatoman ?
— Bon, bon ! dis-je en souriant et pour les apaiser. Quand je viendrai chez grand-mère, je mettrai mon boubou. Et lorsque je sortirai avec Françoise, je porterai mon costume européen.
Elles éclatèrent de rire. Et chacune d'elles semblait satisfaite de ma proposition.

Le temps s'écoulait, tranquille et rassurant. Grâce à « Tante Aline » et à Françoise, j'eus la joie de me lier avec de nombreuses personnes. Bientôt, je ne m'ennuyai plus dans Paris. Je sortais souvent. Lorsque nous assistions, mes deux amies et moi, aux manifestations de la capitale française, on admirait mon boubou brodé et mon bonnet de velours.
Un jour, cependant, des messieurs, parents de « Tante Aline » vinrent me chercher. Je les reçus au bureau de l'hôtel. Quelques minutes plus tard, ces messieurs et moi, nous prîmes place dans une voiture noire, qui nous conduisit rue de Varenne. On me dit :
— Jeune homme, nous désirons votre collaboration.
— Excusez-moi, répondis-je, hésitant, c'est un honneur qu'il m'est bien difficile d'accepter. Je dois achever mes études sur les bancs de l'École.
— Si nous faisons appel à vous, répliquat-on, c'est pour consolider l'Union fraternelle franco-africaine. Connaissez-vous notre président ?
— Oui. Oui. Plus d'une fois, j'ai assisté à ses conférences.
— Alors, acceptez-vous de participer 'à la réalisation de cette œuvre grandiose ?
— Oui, pour une véritable union franco-africaine, je suis prêt à tous les sacrifices.
Les matinées, je les passais rue de Varenne. Les après-midi, je les passais ailleurs, comme stagiaire. Je faisais plusieurs choses à la fois. Souvent, le soir, je participais aussi à des émissions radiophoniques. Ces diverses activités me permettaient de me former, au contact d'hommes cultivés. Bientôt je m'offris une petite voiture, dans laquelle, tous les soirs disponibles, je me promenais à travers Paris. Pendant les vacances, j'allais sur la Côte d'Azur, en Espagne, en Belgique, en Suisse. Ce fut pour moi l'occasion de connaître bien des pays et bien des gens.
Puis, un soir, où « Tante Aline » m'avait accueilli chez elle et où je parlais de mon éventuel retour au pays natal, je risquai :
— Les Français sont libres. Tout à fait libres.
— Si je consacre ma vie à aider les jeunes Africains, c'est bien pour qu'ils s'ouvrent l'esprit et spécialement pour qu'ils comprennent les problèmes sociaux.
— Depuis bientôt six ans que je suis parisien je me rends mieux compte maintenant que le colonisé n'est pas un homme libre. Ou pas tout à fait libre. Et je distingue mieux à présent les raisons pour lesquelles notre peuple pourrait se soulever contre la domination coloniale.
Tout le monde aime être libre. Mais si, dans votre pays, les colons français doivent un jour être remplacés par des gens sans moralité, votre pays tombera sous un régime de fascisme, de dictature. A ce moment, vous évoquerez avec nostalgie le régime de domination coloniale, qui vous apparaîtra alors comme le paradis. Mais il sera trop tard.
— Trop tard ? fis-je.
— Oui, trop tard, parce que les colons seront rentrés chez eux.
— J'ai hâte, pour ma part, de retourner en Afrique ! dis-je. Malheur au premier colon qui fera le malin avec moi ! Je les connais, les blancs, à présent !
« Tante Aline », subitement, eut l'air indigné. Et, longuement, elle se mit à parler :
— Fatoman, commença-t-elle, presque furieuse, tu prétends connaître les blancs. Sans doute nous connais-tu un peu. Cependant, on ne connaît jamais parfaitement un homme, a fortiori une race. Et chacun de nous ne se connaît jamais tout à fait. Mets-toi bien ceci dans la tête : n'oublie jamais que, chez vous, ce qui se passe d'ignoble est bien indépendant de la volonté du peuple de France, le plus souvent aussi de celle de ses gouvernants. Tu le sais parfaitement. Et si le combat est déjà engagé en Afrique, ce combat qu'il est convenu d'appeler le combat libérateur, n'oublie jamais que l'ennemi n'est pas une race, n'est pas le blanc, mais une bande de profiteurs. Combattre cette bande et confier le pays à des hommes sûrs, à des hommes qui ont déjà fait leurs preuves, c'est ouvrir la porte de votre pays au monde entier, à tout ce que les habitants de la terre ont d'esprit d'entreprise, qui les porte à tout conquérir, dans le domaine de l'intelligence, de l'art, ou de la technique.
— Oui, « Tante Aline », vous avez raison, le racisme est bête. Le raciste est celui qui n'a pas atteint la plénitude de son épanouissement intellectuel et moral. Au fond, c'est un animal.
— Alors comprends-tu maintenant que les hommes qui mènent là-bas une lutte systématique contre les blancs sont des animaux ?
— Je le crois. Vos sentiments sont justes. Un jour enfin, après de multiples démarches, j'obtins un congé pour l'Afrique. Ces démarches avaient été extrêmement difficiles parce qu'on pensait me maintenir à Paris, sinon pour toujours, du moins pour longtemps. Mais je ne voulus rien entendre. Certains, sans scrupule, venaient me dire : « Comment ? Comment ? Vous nous quitteriez ? N'êtes-vous pas heureux chez nous ? » Invariablement, je répondais : « Il faut que je reparte. »
En me préparant au départ, je me posais intérieurement des questions. La vie allaitelle se dérouler là-bas conformément à mes prévisions ? Quoique bien jeune, je savais que les circonstances ne se succèdent jamais tout à fait comme on s'y attend. Souvent, elles débordent largement tout ce qu'on a pu imaginer, car la réalité est toujours complexe.
Tous mes amis parisiens se trouvaient à l'aérogare : « Tante Aline » et Françoise eurent l'œil sur moi jusqu'au décollage de l'avion. Et il y eut des larmes, des mouchoirs agités. Mais surtout des secousses, et pour moi l'inévitable mal de l'air. Enfin, après une heure d'escale à Dakar, je parvins à Conakry.
Six années, six longues années s'étaient ainsi écoulées, entre l'usine, les cours du soir, les lectures nocturnes, et, par moments, la compagnie de Françoise et de « Tante Aline »... Par la suite, la rue de Varenne et les studios de la Radiodiffusion.
Après les six longues années à Paris, le sort me ménageait un séjour, un court séjour, en Afrique.
Aussi ma première nuit au village natal fûtelle hantée par les souvenirs parisiens, qui, malgré moi, me poursuivaient et dont le déroulement m'empêchait de dormir…

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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.