webGuinee/Bibliotheque/Histoire - politique
webAfriqa Custom Search Engine

Grab the latest Android, webOS, & iOS Tablet PCs

André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume V. 265 pages


       Home       Next

Chapitre 73
14 juillet 1975
La normalisation des relations franco-guinéennes
et ses suites vues par le négociateur 156


Lorsqu'au début mars 1974, accompagnant M. Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations Unies dont j'étais le porte-parole, je me suis trouvé pour la première fois à Conakry, capitale de la Guinée, je me demandais, comme fonctionnaire et diplomate français, quel accueil je recevrais de ce pays, et plus particulièrement du président Sékou Touré, que je ne connaissais que par ouï-dire ou par ce que j'en lisais dans la presse notamment française, complètement négative depuis 1958.
Qu'en savais-je donc en ce début de 1974, lorsque je n'avais pour m'informer que les quelques éléments que tout le monde croyait connaître ou connaissait en France, ou dans d'autres pays ? Une détérioration rapide conduisant en 1965 à une rupture complète des relations entre la France et la Guinée ; une communauté de Français réduite de 6.000 personnes à l'indépendance à moins de 500 en 1974; plus de vingt Français emprisonnés depuis 1970 pour motifs politiques ; la présence d'entreprises françaises assurée seulement, fort bien il est vrai, par des entreprises que l'on pouvait compter sur les doigts de la main : Pechiney pour la bauxite et l'alumine, l'UTA pour les transports aériens, l'entreprise Jean Lefebvre pour les travaux publics, France-Câbles pour les télécommunications et la liste s'arrêtait là ; des accusations presque permanentes de complot, fomentés de l'intérieur ou de l'extérieur par la France … 157
Que pouvait-on voir aussi de l'extérieur, tout au moins en apparence ?

Ceci, c'était à la fois une certaine vérité, mais aussi une certaine apparence, car venir en Guinée et prendre contact avec les réalités du pays prouvait que si tout ceci était exact, cette situation avait également un certain nombre de justifications et que certains faits pouvait être expliqués, non pas au détriment de la Guinée ni de son régime, mais en raison de l'environnement international qui prévalait à ce moment-là autour de ce pays, qui avait fait dès 1958 de la Révolution africaine son idéal et la base de sa politique.
Aujourd'hui, moins de six ans après, en 1980, que constate-t-on aussi en apparence, parce que là encore les réalités sont parfois un peu différentes ? La Guinée qui a des relations d'amitié, de confiance et de coopération avec plus de 100 États ; un Président qui depuis deux ans a visité plus de 50 pays ; des relations normalisées et excellentes avec la France et la République Fédérale d'Allemagne; l'association avec la CEE ; les frontières rouvertes et les relations rétablies avec le Sénégal et la Côte-d'Ivoire ; des voyages incessants dans les deux sens ; les familles ayant la possibilité de se retrouver ; une amnistie décrétée vis-à-vis des opposants et dont un certain nombre ont déjà profité ; un grand nombre de prisonniers libérés, parmi lesquels tous les étrangers ; des relations plus diversifiées avec des pays avec lesquels la Guinée n'avait traditionnellement aucune relation, la Corée du Sud par exemple ; des propos intéressants et très écoutés de Sékou Touré sur les grands problèmes africains ou mondiaux, par exemple l'unité africaine, le non alignement, la communauté blanche d'Afrique du Sud, le problème namibien, celui du Zimbabwe ; un rôle souvent réussi de médiateur dans nombre de conflits africains, entre le Zaïre et l'Angola, le Mali et la Haute-Volta, le Bénin et le Togo, le Ghana et le Togo, le Gabon et le Bénin, le Maroc et l'Algérie ; un président qui fait partie du Comité des Sages sur le Sahara Occidental, et qui invite l'OUA à tenir son 20ème Sommet à Conakry en 1984; le commerce rétabli, les magasins qui ouvrent à nouveau, les hommes d'affaires de tous pays qui se pressent à Conakry, un état d'esprit porté vers ce que la Guinée appelle l'“Offensive Diplomatique”, vers son développement économique, vers de multiples projets d'investissements.
Bien sûr, je ne veux pas attribuer au seul rétablissement des relations avec la France tous ces nouveaux aspects positifs de la politique guinéenne, mais je crois, au fond de moi-même, que le rétablissement de la confiance avec la France a joué un rôle essentiel, notamment en mettant fin au complexe obsidional et aux craintes que nourrissait le régime guinéen, probablement en grande partie à juste titre, vis-à-vis de l'extérieur.
Je voudrais, en quelques minutes, tracer les grandes lignes de ce rétablissement des relations diplomatiques tel que j'ai pu y contribuer.

En mars 1974, invité par les chefs d'État de l'Afrique de l'Ouest, M. Kurt Waldheim se rend en Afrique Occidentale et termine son voyage par Conakry 158. A ce moment-là, en dehors de la France qui n'avait plus de relations du tout avec la Guinée depuis dix ans, d'autres pays avaient également un contentieux avec Conakry, et notamment l'Allemagne Fédérale qui, ayant vu ses relations diplomatiques rompues en 1971, avait également trois de ses ressortissants incarcérés, l'un depuis 1970 (qui portait le nom peut-être doublement symbolique pour un Allemand de sa génération d'Adolf Marx) et deux autres arrêtés par la suite ; le gouvernement allemand avait tenté, par toutes sortes de moyens, d'obtenir des renseignements ou la libération de ses trois ressortissants, en vain. ll s'est alors tourné vers le secrétaire général des Nations Unies pour essayer de le faire intercéder lors de son étape à Conakry en leur faveur. Sur le moment, rien ne résulta de ce premier contact ; le président Sékou Touré se montra intraitable et refusa de communiquer quelque renseignement que ce soit sur les conditions ou même sur la vie de ces prisonniers, mais il indiqua qu'il attendait toujours un geste politique du gouvernement de Bonn qui pourrait passer par l'intermédiaire des Nations Unies.

Mon ami Philippe Decraene, en me présentant à vous tout à l'heure, a oublié (peut-être ne le lui avais-je pas dit) un élément important de ma biographie qui explique que j'aie été choisi par M. Kurt Waldheim et le gouvernement allemand de cette négociation entre l'Allemagne Fédérale et la Guinée ; je suis né en Allemagne, et je parle l'allemand couramment ; par conséquent je fus chargé en tant que fonctionnaire des Nations Unies et comme Représentant personnel du Secrétaire général de cette première mission de médiation qui dura de mars à juillet 1974. Très rapidement, au cours de mes premiers séjours à Conakry, je me rendis compte que ce que recherchait le président Sékou Touré n'était pas du tout une négociation sur une base humanitaire ou même, comme certains l'ont prétendu (ce qui est totalement faux), une rançon ou une promesse d'aide ou d'argent pour relâcher ces trois Allemands. Tout ce qu'il souhaitait, c'était une négociation de nature politique qui aboutirait à la normalisation des relations entre les deux pays sur des bases nouvelles. Non sans mal, vous l'imaginez, je parvins à mettre au point en quelques semaines, et après de multiples allées et venues entre Bonn, Conakry et New York, un communiqué de normalisation qui fut signé en juillet 1974 et qui rappelait, dans les relations internationales, et plus précisément dans les rapports entre l'Allemagne Fédérale et la Guinée, la nécessité de respecter un certain nombre de grands principes dont la Guinée estimait qu'ils n'avaient pas été respectés, notamment celui de ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres pays. L'une des conséquences de ce communiqué, qui entraînait le rétablissement à brève échéance des relations entre Bonn et Conakry, fut la libération des trois ressortissants allemands qui me furent remis le 29 juillet 1974, et que je ramenai dans leur pays.
Entre temps, ayant perçu qu'il y avait là une voie possible, un certain nombre d'autres gouvernements, les gouvernements libanais, grec et tchécoslovaque qui avaient eux aussi des ressortissants incarcérés en Guinée (à la suite du débarquement de forces portugaises et d'exilés guinéens en novembre 1970 à Conakry), demandèrent également au Secrétaire général des Nations Unies si je ne pouvais pas me charger de régler avec le gouvernement guinéen leur situation, ce qui intervint au cours des mois qui suivirent ; mais le “gros morceau” était naturellement le problème des relations avec la France.
Le gouvernement français accepta de prendre au sérieux mes tout premiers comptes-rendus de mes entrevues avec le président Sékou Touré. Peu après mon premier séjour à Conakry, dans les derniers jours de mars 1974, un feu vert était donné à mes démarches par le président Georges Pompidou et par le ministre des Affaires étrangères Michel Jobert, quelques jours à peine avant le décès du président. Ce fut peut-être sa dernière décision de politique étrangère.

Mais c'est évidemment l'élection du président Giscard d'Estaing qui permit au gouvernement français de prendre véritablement la décision de me laisser explorer les chances éventuelles d'un rétablissement des relations avec la Guinée, lié dans son esprit à la libération des ressortissants français. n fut, je crois, à cette époque, avec moi même, le seul à croire à la réussite de ma mission ; sans sa confiance et sans sa lucidité, je n'aurais pu aboutir ; de même, sans la confiance et l'amitié du président Sékou Touré.
Cette négociation prit évidemment un tour nouveau après que le problème de la République Fédérale d'Allemagne eût été réglé en juillet 1974 ; et au cours de très nombreux voyages, une quinzaine entre Paris, New York et Conakry, un communiqué de normalisation fut mis au point qui prévoyait là aussi la reprise des relations diplomatiques lors de sa publication simultanée à Paris, à New York et à Conakry. Toute une série de rebondissements rendirent la chose plus difficile encore vers la fin de l'année 1975. Intervient ici l'action retardatrice de ce que je pourrais appeler le “lobby” des adversaires ou des réticents à la normalisation des relations entre la France et la Guinée de Sékou Touré, notamment des groupes d'exilés guinéens, actifs, bien introduits bien conseillés et probablement souvent aidés du côté français. Finalement donc, après de multiples difficultés, c'est le 14 juillet 1975 que d'un commun accord le président Giscard d'Estaing et le président Sékou Touré décidèrent la normalisation des relations entre les deux pays ; et le même jour dix-huit ressortissants français m'étaient remis à Conakry, et je pus les ramener en France (les divers textes qui explicitent et jalonnent la négociation que j'ai menée figurent en annexe).
Puis le Premier ministre guinéen Lansana Béavogui vint en France en juillet 1975 ; une délégation ministérielle française conduite par M. Jean Lecanuet, ministre de la justice et Garde des Sceaux, vint à Conakry en novembre 1975 ; dans les derniers jours de cette même année je fus nommé Ambassadeur de France en Guinée, poste que j'ai conservé jusqu'à la fin du mois d'octobre 1979.

Au cours de ces quatre années 1975-1979, quelle fut ma mission ? Elle fut d'abord de liquider les conséquences du passé, et d'autre part, de préparer de nouvelles relations entre les deux pays.
La liquidation du passé, c'étaient essentiellement trois dossiers :

Et pour donner un ordre de grandeur, en 1976, la communauté française compte 622 personnes; en 1977, 743 ; fin 1978, 834 (dont 200 franco-libanais et 30 franco-guinéens). 528 vivent dans la région de Conakry (dont 173 enfants), 164 dans celle de Fria (dont 56 enfants), 79 dans celle de Kamsar (dont 22 enfants), et enfin, il y a des disséminés (surtout des planteurs), au nombre de 63.

D'abord, dissiper la méfiance réciproque. Ceux, et ils sont assez nombreux dans cette salle, qui me connaissent et qui ont bien voulu me recevoir ou me conseiller au cours de ces dernières années, savent que mon rôle d'Ambassadeur de France en Guinée se doublait d'une action de relations publiques (que certains m'ont d'ailleurs reproché de mener avec trop d'activité et de passion) pour dissiper en France la méfiance qui régnait largement (et qui, aujourd'hui, connaît encore quelques noyaux de résistance) à l'encontre de la Guinée, et plus précisément du régime du président Sékou Touré. Je peux dire que, sans avoir totalement réussi en ce sens, et avec l'action menée par les ambassadeurs de Guinée en France Seydou Keita 159 puis Aboubacar Somparé, nous sommes parvenus à redresser en tout cas partiellement l'image que l'opinion française se faisait de la Guinée. Mon action en ce sens n'est pas terminée d'ailleurs par mon retour en France, et je continue à oeuvrer, avec beaucoup d'amis et de personnalités, dans cette même direction, au sein de l'Association d'Amitié France-Guinée que j'ai contribué à fonder.

Dissiper la méfiance, ce devait être également le cas en Guinée. Il y a eu, je ne le cache pas, au cours de ces années et notamment de l'année 1976, encore des soubresauts au cours desquels il m'a fallu m'appuyer sur la confiance et le mandat que j'avais reçus du président Giscard d'Estaing (et aussi de René Journiac, son conseiller pour les affaires africaines), et dont l'appui et la confiance m'ont été absolument essentiels, tant au cours des négociations qu'au cours de mes quatre années de mission à Conakry. Donc, avec leur soutien, j'ai pu faire prendre certaines décisions, démontrer l'inanité de certaines accusations qui étaient formulées, faire face à certaines crises dans nos relations, et progressivement dissiper la méfiance qui subsistait chez un certain nombre de cadres guinéens vis-à-vis du gouvernement français.

Ensuite liquider le contentieux financier ; celui-ci par chance se trouvait presque équilibré par des prétentions réciproques. D'un côté, il y avait près de 20.000 anciens combattants ou pensionnés de nationalité guinéenne, devant toucher de la France des pensions dont le taux n'avait pas été réévalué depuis que la Guinée avait refusé d'entrer dans la Communauté, c'est-à-dire depuis 1959, alors que pour les autres pays, ces taux avaient été régulièrement augmentés (tout en étant limités par la détestable pratique de la “cristallisation”) 160 ; d'autre part, au cours des années, les dossiers de pensions n'étaient plus du tout en ordre, les transmissions se faisaient difficilement par l'intermédiaire de l'Italie, dont l'ambassade était chargée de représenter les intérêts français ; et les remboursements de pensions s'étaient pratiquement taris lorsque j'ai pris mes fonctions, alors qu'ils auraient dû représenter près de 30 millions de francs par an.
Inversement, des ressortissants français, personnes morales ou personnes physiques, avaient des revendications d'ordre financier à faire valoir vis-à-vis du gouvernement guinéen, notamment en raison des mesures d'expropriation, de nationalisation, de spoliation, de blocage, prises à l'encontre de biens ou d'avoirs leur appartenant. Le 26 janvier 1977 — c'était le jour de mon anniversaire, ce que certains en Guinée et même en France prirent comme un signe de bon augure —, au terme d'un marathon de négociations fort difficiles, nous sommes parvenus à signer un accord mettant fin au contentieux économique et financier, et, d'une façon complète, par un traitement forfaitaire des deux problèmes.
Enfin, régler un certain nombre de cas individuels qui subsistaient, s'agissant de quelques prisonniers politiques que la France considérait comme français, mais que la Guinée considérait comme seulement guinéens (en vertu du code guinéen de la nationalité qui refuse d'admettre la double nationalité). Le président de la République M. Giscard d'Estaing a bien voulu, lui-même, le mentionner dans sa toute dernière conférence de presse la semaine dernière : la libération du dernier d'entre eux, a permis de fermer ce dossier et l'Association des Familles des Prisonniers Politiques Français en Guinée a pu se dissoudre officiellement le 2 février 1980, son objectif étant atteint. Reste un certain nombre d'autres cas individuels douloureux intéressant des Guinéens, mais ayant des liens de famille avec des Français, en particulier des épouses de franco-guinéens. L'espoir s'amenuise, hélas, de les voir réglés heureusement.
Donc, liquider les conséquences du passé, ceci s'est fait progressivement ; par ailleurs il fallait préparer l'avenir, et pour tout ceci, le point charnière, le point essentiel a été évidemment la préparation et la réussite du voyage officiel du président Giscard d'Estaing en Guinée. Voyage qui, évidemment, aurait été tout à fait inimaginable il y a encore quelques années et, au sujet duquel d'ailleurs il y a eu un très grand scepticisme en France, jusqu'à ce que le Concorde du président ait effectivement atterri à Conakry. Voyage dont tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il a été un très grand succès sur tous les plans, et que véritablement il fermait le dossier du passé et ouvrait de nouvelles pages pour l'avenir. A ce voyage doit correspondre bien entendu un voyage de retour du président Sékou Touré en France, qui devrait avoir lieu d'ici quelque temps.

Le voyage en Guinée du président français, du 20 au 22 décembre 1978, a permis de prévoir dans le communiqué final la signature d'accords de coopération. Cette signature elle-même est intervenue les 26 et 27 juin 1979 : déclaration sur l'amitié et la coopération politique, accord de coopération culturelle, scientifique et technique, accord de coopération économique et financière, convention valant droit d'établissement pour la Caisse Centrale de Coopération Économique à venir travailler en Guinée, et deux conventions particulières de financement : l'une pour les études du barrage de Konkouré et l'autre pour la première phase d'un projet sucrier.

Mais l'ambassade de France à Conakry n'était pas restée inactive pendant les premières années, de 1976 à 1978, et un certain nombre d'actions avaient été déjà entreprises dans le domaine politique. Et aussi dans le domaine économique et commercial par la signature en l'espace de quatre ans de près d'un milliard de francs de contrats à court, à moyen et à long terme ; par exemple :

En deux ans à peine, la France redevenait le premier partenaire commercial de la Guinée.

Sur financement de la Caisse Centrale de Coopération Économique déjà acquis ou prévisible au cours des prochains mois, des études du barrage de Konkouré, et d'une raffinerie de sucre ; également des projets dans le domaine des chemins de fer, des télécommunications, la rénovation du barrage des grandes chutes près de Conakry ; dans le domaine de l'aide alimentaire, chaque année depuis 1976, la fourniture à la Guinée de 3.000 à 6.000 tonnes de blé ; dans le domaine des investissements, des prises de participation des sociétés françaises Usinor et Solmer dans la société des mines de fer de Guinée pour le projet du mont Nimba ; la signature entre la Cogema et le gouvernement guinéen d'un accord pour la recherche d'uranium ; et plus récemment pour la mise en exploitation de mines de diamant ; etc.

Enfin, dans des projets financés par les organisations internationales, des sociétés françaises obtenaient des contrats importants ; par exemple, financée par le Fonds Européen de Développement, la rénovation de l'usine de textiles de Sanoya par le groupe Schaeffer; la construction de bâtiments universitaires par des sociétés françaises sur financement de la Banque Mondiale, l'installation d'une usine de broyage de klinkers sur financement arabe, etc.
Dans le domaine de la coopération culturelle et technique, outre la remise en marche d'une école de l'Ambassade de France qui comptait 90 élèves quand je suis arrivé, et qui refuse actuellement des inscriptions (elle se monte à 350 élèves dans un nouveau Lycée qui est inauguré ces jours-ci, sur un terrain à Kipé donné personnellement par le président Sékou Touré), de nombreux projets de coopération ont démarré entre les deux pays dans le domaine médico-pharmaceutique, dans le domaine de l'impression de manuels scolaires (en français ou en langues nationales), dans le domaine de la cartographie avec l'Institut Géographique National, des recherches géologiques et minières avec le BRGM, de la formation professionnelle avec la SIRTES et la Régie-Renault pour la formation de mécaniciens et d'électriciens pour automobiles, tracteurs et matériel agricoles, l'ouverture prochaine d'un centre d'information et de documentation universitaire scientifique et technique (CEDUST), une amorce de coopération avec les facultés (et notamment l'Institut Agro-zootechnique de Faranah — qui a reçu le nom de Valéry Giscard d'Estaing …

Je n'ai pas la prétention en trente minutes de faire un panorama complet 161, et je n'ai pas suffisamment insisté à la fois ni sur l'exaltation de l'amitié retrouvée, ni sur les espoirs immenses soulevés des deux côtés, ni sur les difficultés rencontrées de part et d'autre, ni sur les réalisations qui ont déjà été faites. Je sais que beaucoup d'entre vous, pour des raisons personnelles ou professionnelles, s'intéressent à la Guinée et aux relations entre les deux pays. Quant à moi, vous l'imaginez sans peine, ayant eu à mener cette affaire depuis le tout premier jour jusqu'à son point actuel, j'en ai retiré de très profondes satisfactions personnelles et professionnelles ; pour moi d'ailleurs ce n'est pas un dossier, c'est un combat, c'est une cause dans laquelle je me suis engagé sur tous les plans, avec passion, avec toute mon énergie, toute mon obstination, toute ma “diplomatie” ; et c'est par conséquent aussi un sujet sur lequel je continue à être à la fois intéressé et vigilant. Je crois personnellement que nos relations avec la Guinée ont connu ce tour nouveau, non seulement, comme on le croit quelquefois, parce que la Guinée elle-même a changé d'attitude vis-àvis de la France, mais en très grande partie parce que la France, ou tout au moins le gouvernement français, s'est désormais montré ouvert vis-à-vis de la Guinée. Aujourd'hui, aucune menace ne plane sur les relations entre le gouvernement guinéen et le gouvernement français.

A mon avis, les rapports entre les deux pays ne peuvent que connaître des développements positifs au cours des années à venir, ce que justifient amplement les liens que l'histoire a tissés entre les deux peuples, qui ne s'étaient jamais oubliés. L'amitié, le respect, la coopération entre la France et la Guinée doivent maintenant rester ce qu'au fond elles n'auraient jamais dû cesser d'être: des relations exemplaires, dans la pleine confiance, dans la pleine amitié. Voilà une cause, je le crois, qui méritait que je m'y consacre totalement.
(Vifs applaudissements).

M. le président (le Général Maurice Durosoy)

L'établissement des relations politiques, sociales et économiques avec les différents pays, aujourd'hui indépendants, qui ont été nos possessions, nous intéresse au premier chef. Ces relations peuvent être normales, se dissocier, se rompre même, et ce sont des études, qui nous préoccupent ici, immédiatement. Aussi, faut-il remercier Monsieur l'Ambassadeur Lewin de l'exposé qu'il vient de nous faire sur la Guinée. Cela fut certainement la situation la pire au moment des indépendances. n serait trop long d'en reprendre l'historique — dû, peut-être, à certaines maladresses de part et d'autre. Mais, enfin le fait a été que, pendant bien des années, cela n'allait pas du tout. Et les rapports peuvent aller depuis les traités d'alliance, l'assistance directe et la coopération, jusqu'au simple rapport par le canal des ambassades, ce que vous avez connu, et qui ne devait pas être très drôle tous les jours. Mais c'est une autre histoire. Aussi, il faut vous féliciter du résultat, auquel vous avez si largement contribué par votre action généreuse et si dévouée pour l'intérêt des relations à garder avec notre amie, la Guinée, qui était un des fleurons de notre couronne jadis, n'est-ce pas ? Je pense que certains d'entre vous, messieurs, voudront prendre la parole.

M. Luc Durand-Réville

J'aime, Monsieur le Président, à joindre aux vôtres les compliments que vous avez adressés à l'orateur pour la synthèse qu'il nous a apportée des résultats de son action et de celle de ses successeurs dans le rétablissement des relations normales entre la France et la Guinée. Au fil de son exposé, plusieurs questions me sont venues à l'esprit. Il m'a semble d'abord qu'il suggérait que les erreurs qui avaient conduit à l'impasse entre nos deux pays étaient sans doute partagées. L'orateur pourrait-il nous préciser les responsabilités à ses yeux des Gouvernements français qui ont précédé ceux de la présidence de Monsieur Pompidou dans la détérioration des relations francoguinéennes ?
Autre catégorie de question : l'orateur nous affirme que les spoliations subies par les personnes physiques et morales françaises sous le régime de la rupture des relations diplomatiques avaient toutes été indemnisées. L'ai-je bien compris ? Pourrait-il nous le confirmer ? N'y a-t-il pas un certain nombre de contentieux particuliers en cours d'instruction ?
J'ai été surpris que l'orateur ne nous ait pas du tout parlé d'un aspect cependant important à mes yeux du rétablissement des relations normales entre la France et la Guinée : je veux parler des relations de la monnaie guinéenne avec la zone franc ? Enfin serait-il possible d'être confirmé dans ce qu'il me parait avoir compris dans l'exposé de l'orateur concernant le rétablissement concomitant avec celui des relations franco-guinéennes de celles qu'entretient la Guinée avec ses voisins du Nord et du Sud ?

M. André Lewin

Je vais répondre, d'abord, à la question qui concerne l'indemnisation. Le taux d'indemnisation devrait être globalement de l'ordre de 10 %. C'est à dire, si l'on applique les sommes dont on dispose au titre de l'accord sur le contentieux, au montant des revendications totales et non contrôlées des particuliers et des sociétés françaises, on s'aperçoit, que c'est à peu près dans la proportion de 1 pour 10 ; ce qui, par rapport aux autres accords d'indemnisation qui ont été signés par la France au cours de ces dix ou vingt dernières années, se situe plutôt dans une bonne moyenne ; il y a eu des accords d'indemnisation qui ont abouti à 1% d'indemnités. Tous les dossiers qui ont été présentés pour des spoliations ou des actes intervenus avant 1976, sont examinés actuellement par la Commission, et en fonction des pièces justificatives, seront acceptés totalement, partiellement, ou rejetés. Donc, il n'y aura pas de nouveaux contentieux franco-guinéens à partir de l'examen de ces cas-là, car la procédure est purement française, et non franco guinéenne.
En ce qui concerne les relations monétaires, pour le moment, la réponse est extrêmement simple : la Guinée constitue, en effet, en elle-même sa propre zone monétaire, depuis qu'elle est sortie de la Zone Franc, en mars 1960, et qu'elle a mis en place sa propre monnaie. Pour le moment, il n'y a pas de négociations en cours entre la Guinée et la Zone Franc, ni avec quelque autre zone monétaire que ce soit, en dehors de la Communauté Économique des États de l'Afrique de l'Ouest, dont font partie quinze pays de l'Afrique de l'Ouest et parmi eux la Guinée. La CEDEAO a fixé parmi ses objectifs la création d'une monnaie commune, mais ce n'est certainement pas pour tout de suite. Qu'il y ait dans l'esprit des français et des guinéens le souhait d'aborder prochainement des discussions sur les aspects financiers et monétaires d'une coopération autres que ceux d'une adhésion à la zone franc, je crois, que c'est dans la nature des choses et même que c'est indispensable. Toutefois cela m'étonnerait quand même que la Guinée ait pratiqué la politique qu'elle a suivie jusqu'ici avec énormément de difficultés en matière financière et monétaire, pour tout bonnement réintégrer, un jour ou l'autre, la Zone Franc ; de même je ne suis pas convaincu que la Zone Franc — qui n'est pas seulement la France, mais aussi un certain nombre d'autres partenaires — examine sans réflexions et sans précautions la possibilité d'une adhésion de la Guinée à la Zone Franc. Le problème n'est donc pas actuel, bien que le président Sékou Touré ait au moins une fois abordé cette question avec moi, mais de manière pas du tout officielle.
Ceci dit, il se pose évidemment à la Guinée (et le président Sékou Touré est le tout premier à le déclarer) un problème de convertibilité de sa monnaie, et la Guinée sait parfaitement que c'est l'une des conditions nécessaires pour favoriser et attirer des investissements étrangers en Guinée. Donc, c'est un réel problème qui se posera, pas forcément seulement d'ailleurs dans les relations avec la France, mais peut-être avec l'Europe: on pourrait concevoir une zone monétaire axée sur le Système Monétaire Européen, dans laquelle viendraient se fondre progressivement zone franc et zone sterling et à laquelle adhéreraient des pays associés à la CEE qui le voudraient. Les contraintes évidemment nécessaires ne présenteraient alors pas pour la Guinée les éventuels inconvénients d'un tête-à-tête avec un seul pays. J'ajoute que le président Sékou Touré, lors d'un tête-à-tête très personnels, m'a parlé de l'éventualité d'un retour de la Guinée dans la zone Franc comme d'une chose tout à fait possible.
J'ajoute d'ailleurs une anecdote amusante : Monsieur Raymond Barre est encore aujourd'hui notre Premier ministre, mais il y a un an ou deux, il y a eu une rumeur sur son départ. Le président Sékou Touré, qui suivait l'actualité française de très près, m'a demandé ce que pouvait faire monsieur Barre s'il n'était plus au gouvernement. Je lui ai répondu en parlant de l'université, de ses cours, de ses ouvrages qui font autorité sur l'économie, des consultations d'expert qu'il pourrait donner…
Sékou Touré m'a alors dit :
— “Est-ce vous pensez qu'il pourrait venir visiter la Guinée ?”
En moi-même, je me dis : “Tiens, le président est peut-être disposé à faire venir quelqu'un d'éminent qui pourrait le conseiller pour une nouvelle politique économique et monétaire.” Et je lui réponds :
— “Pourquoi pas, si vous l'invitez”.
J'ai failli dire que cela serait utile pour lui-même et pour le développement de la Guinée. Mais bien que le connaissant fort bien, je me suis quand même mépris sur ses intentions, et sur son guinéo-centrisme incroyable. ll m'a en effet répondu :
— “Oui, je crois que monsieur Raymond Barre serait très intéressé de voir tout ce que nous avons réussi à faire dans ce pays depuis vingt ans !”
Sans commentaires.

La question maintenant des relations avec la Côte d'Ivoire et le Sénégal : après des années très difficiles, mais comme avec la France, les relations sont aujourd'hui bien rétablies. Le Président Sékou Touré a fait des voyages officiels ou privés à la fois en Côte d'Ivoire et au Sénégal ; et ce qui est, à mon avis, tout aussi important, les familles, qui étaient séparées par des frontières hermétiquement fermées, peuvent se rendre visite, et les voyages dans les deux sens sont aujourd'hui pratique quotidienne ; les marchandises vont et viennent, les voitures, les camions, les lignes aériennes… Bien sûr, on ne met pas fin en un seul trait de plume à des années difficiles, mais je crois que la volonté des trois présidents est que les difficultés soient surmontées, et que l'amitié et la concorde règnent entre ces trois Etats si proches à bien des égards.
Enfin, vous avez parlé des responsabilités des deux gouvernements dans la crise qui a prévalu dans les relations entre les deux pays de 1958 à 1974, en dépit de tentatives de réconciliation, effectuées à différentes reprises, et qu'ont tentées des personnalités souvent remarquables, mais les conditions probablement n'étaient pas encore remplies. Je ne veux pas m'en tirer par une boutade, mais enfin, ce n'est pas en trois minutes que je pourrai vous dire tout ce que j'ai sur le coeur et dans l'esprit. J'ai consulté, depuis six ans, toutes sortes de dossiers, aussi bien français que guinéens ou internationaux sur cette question. J'ai entendu beaucoup de témoins. Je pense qu'il y a eu des erreurs de jugement et des fautes réelles commises des deux côtés, avec une intransigeance sans doute plus compréhensible de la part d'un jeune État fragile ; et je n'ai pas cherché à le cacher, en tant que représentant officiel de la France en Guinée ; je ne crois pas qu'avoir reconnu des erreurs que nous avons faites en traitant la Guinée d'une certaine manière depuis 1958 m'ait desservi dans ma mission, bien au contraire; je crois d'ailleurs, qu'on se grandit, en tout cas, qu'on ne s'abaisse pas, en reconnaissant franchement des torts qui ont été commis ; de la même manière d'ailleurs, je peux vous dire que le président Sékou Touré, de son côté, ne m'a pas caché que des attitudes ont été prises, du côté de la Guinée, qui ont rendu les relations difficiles. Je considère, pour ma part, que c'est une page qui est aujourd'hui tournée. Elle a laissé des souvenirs, des regrets. Je crois qu'y revenir obstinément, ce n'est pas servir la cause de l'amitié franco-guinéenne, à moins que ce ne soit dans un cadre historique (c'est à dire dans quelques années) ou académique (sans vouloir dire du mal des académies !). Et personnellement, je suis plus diplomate qu'historien (je présente mes excuses aux membres du Jury).

M. André Blanchet (du journal Le Monde)

Monsieur l'Ambassadeur, je crois qu'il ne saurait être question, pour qui que ce soit, de ne pas rendre hommage à l'artisan que vous avez été du rétablissement des relations franco-guinéennes, cela au prix de beaucoup de courage et d'abnégation, ce dont nous sommes nombreux à pouvoir témoigner.
Cependant, il se trouve que votre date de naissance, 1934, rappelée par Philippe Decraene dans son évocation de votre biographie, exclut qu'au moment de l'indépendance de la Guinée, en septembre 1958, vous ayez pu posséder du passé de ce pays l'expérience qu'en conservent beaucoup d'entre nous, ici, pour l'avoir connu sous la IVème République et avoir donc pratiqué son personnel politique et ses élites d'alors. Ce personnel politique était constitué notamment d'élus français — quoique africains — députés à l'Assemblée nationale française, membres du Sénat de la République et de l'Assemblée de l'Union française, conseillers territoriaux à Conakry, grands conseillers à Dakar. Plus d'un parmi eux, ou parmi les fonctionnaires de notre administration coloniale, avait été l'élève de certains d'entre nous, en particulier à l'École nationale de la France Outre-mer.
Or nous constatons que, dans leur quasi-totalité, ces hommes, qu'ils fussent antérieurement des opposants au parti de Monsieur Sékou Touré, mais tout aussi bien ses amis, voire des membres de son gouvernement, ont disparu souvent sans laisser de traces. Quelques noms, parmi beaucoup d'autres, me reviennent à la mémoire : des élus qui, pourtant, s'étaient ralliés au régime après l'avoir combattu, tels que Barry Diawadou, Barry III, Bangoura Karim, d'autres qui avaient compté parmi les plus proches lieutenants de Monsieur Sékou Touré, ainsi Keita Fodéba, un temps ministre de la Défense, puis de l'Intérieur, des hauts fonctionnaires comme Diallo Telli et Camara Balla, tant d'autres encore. Leur disparition n'ayant jamais donné lieu à explications officielles, ni en général à procès publics, les journalistes français qui accompagnèrent en Guinée le Président Giscard d'Estaing, et dont je me refusai à faire partie, comptaient poser la question lors de la conférence de presse qui devait conclure cette visite officielle ; or, en fait de conférence de presse, il n'y eut que la lecture du communiqué commun, après quoi les deux chefs d'État s'éclipsèrent incontinent sans laisser poser aucune question.
Alors, la question que je voulais me permettre de vous poser à vous, Monsieur l'ambassadeur, encore qu'elle ait une portée purement rétrospective, c'est de savoir quelles explications ont pu vous être données, à vous-même et aux négociateurs français, quant à la liquidation de ces personnalités, des élus français du moins, parmi les dizaines, les centaines, dont personne n'entendra plus parler et qui n'avaient pourtant pas été, toutes, des opposants au Parti démocratique de Guinée. Dans quelle mesure la connaissance de ces disparitions a-t-elle pesé sur les conversations ayant conduit au rétablissement de nos relations avec la Guinée, ou plutôt n'a-t-elle pas été pesée par les négociateurs français comme un élément important de la décision, s'agissant je le répète — d'hommes qui avaient été nos partenaires ? Il est vrai et j'en reviens à mon hommage du début — qu'on peut se demander, en voyant aujourd'hui les prises de position de la Guinée sur le plan international et en observant la nouvelle orientation de son économie, s'il s'agit toujours du même régime qui dirigea ce pays dans les sombres années de 1960 à 1975 ¬

M. André Lewin

Mon premier soin, en essayant de répondre à votre question, est de dire que dans un milieu français, habituel, ce serait déjà délicat, mais dans un milieu de gens qui ont connu…

M. le Secrétaire perpétuel (M. Robert Cornevin)

Il y a plusieurs Guinéens dans la salle.

M. André Lewin

Je sais bien … Pour la plupart des protagonistes dont vous parliez tout à l'heure, qui les ont connus personnellement en France ou en Guinée, la réponse est évidemment plus difficile. Mais je voudrais d'abord dire que j'ai l'impression, en lisant la presse, ou en écoutant ceux qui en parlent, que, parce que les liens ont été particulièrement étroits, il n'y a pratiquement qu'à la Guinée que l'on s'en prenne avec une grande sévérité pour ce qui s'est passé, en ce qui concerne essentiellement les morts, les emprisonnements, les disparitions. Que notre Président de la République, notre Premier Ministre, ou des ministres, aillent, disons en Irak, en Arabie Saoudite, au Brésil, en Indonésie, en Chine, ou dans tel ou tel autre pays, où le nombre de prisonniers politiques, ou de disparitions, ou d'opposants, au cours des dernières années, est certainement au moins aussi important qu'en Guinée, je vois rarement autre chose qu'une vague allusion ou l'expression d'un regret dans la presse ou dans les commentaires. Lorsqu'au contraire, il est question de la Guinée, lors que le président Giscard d'Estaing y est allé, il y a eu des éditoriaux, une colonne de première page du Monde, un éditorial de L'Express, il y a eu de nombreux commentaires négatifs ; donc, pour des raisons d'ailleurs parfaitement compréhensibles, il y a, en France, une sensibilité toute particulière en ce qui concerne la Guinée ; il y a des choses sur lesquelles on est prêt à fermer les yeux, ou que l'on oublie, ou sur lesquelles on fait silence, pour toutes sortes de raisons, quand il s'agit d'autres pays, et que l'on continuera, et pendant longtemps, à porter au passif de Sékou Touré, et du gouvernement guinéen.
Je crois que je puis le dire sans que l'on ne me reproche quoique ce soit sur le plan des droits de l'homme puisque c'est moi qui ai négocié depuis six ans, et obtenu, la libération de plusieurs dizaines de prisonniers politiques non-guinéens arrêtés en 1970 : sans doute, il y a eu en Guinée une répression particulièrement sévère. Certes, il y eu des exactions, des tortures, des exécutions, des disparitions, et en trop grand nombre ; mais depuis les nombreuses mesures de grâce et d'amnistie intervenues depuis deux ou trois ans, les centaines de libérations, il ne doit plus rester qu'une vingtaine de prisonniers politiques. Aussi la campagne sur les violations des droits de l'homme (au sens occidental du terme) en Guinée aurait-elle pu être menée peut-être plus justement il y a dix ou quinze ans, ou même cinq.

[Note. — Il n'existe pas de violations occidentales ou orientales, capitalistes ou communistes, des droits de l'homme. Il y a des violations des droits de l'homme, tout court, sans distinction de pigmentation, de sexe, d'origine, de confession religieuse, d'affiliation politique, etc. Rév. Marting Luther King exprima cette conception non-eurocentrique, humaniste et universaliste des droits de l'homme lorsqu'il écrivit, du fond de sa cellule de prison à Birmingham, Alabama : Injustice anywhere is a threat to justice everywhere. — Tierno S. Bah]

Mais aujourd'hui, c'est une campagne dépassée, contre-productive, et qui vise tout autant des objectifs de politique intérieure française que des motifs de politique africaine ou d'ordre moral.

Donc, je n'ai jamais caché là-bas, au président Sékou Touré lui-même, par exemple dans une intervention publique que j'ai faite en Guinée lors d'un colloque international convoqué par le Parti Démocratique de Guinée sur le thème des Droits de l'Homme et des Peuples, au sujet de la rigueur avec laquelle avaient été traités des hommes, même coupables, quelle que soit leur nationalité. Nous n'avions pas, je n'avais pas, pour ma part, la même conception que la Guinée. J'ai essayé de le dire de la manière la plus nette, mais la plus diplomatique possible, et sans vouloir compromettre par là, le voyage du président de la République, qui devait avoir lieu moins d'un mois après. Et le président Sékou Touré et les cadres guinéens qui m'ont entendu, non seulement ne m'en ont pas voulu, mais ont même parfaitement compris qu'il en soit question, que cela préoccupe l'opinion publique française, même s'ils n'ont pas eux-mêmes changé de position. Vous connaissez d'ailleurs les arguments du gouvernement guinéen, pour justifier, du moins pour expliquer ce qui s'est passé. Du côté français, on n'est pas totalement convaincu par ces explications, mais il s'agit d'affaires intérieures guinéennes, fondées sur des attitudes, des sensibilités qui ne sont pas forcément les nôtres. Il reste aussi quelques cas non réglés, un certain nombre de femmes françaises, qui avaient épousé quelques-uns des cadres guinéens dont vous avez cité les noms. Mais ce problème des droits de l'homme ne doit pas être une justification pour repousser la reprise des relations avec la Guinée, et imposer au gouvernement et au peuple guinéens, jusqu'à la fin des temps, l'impossibilité de renouer des contacts normaux avec la France. Cela serait au détriment du peuple guinéen lui-même.

P.L. Ovigny

L'honorable Conférencier peut-il répondre à une question normale qui découle de son exposé ? Attendu que nous sommes tous vulnérables, le Président de la Guinée également, au-delà de la situation actuelle : de quoi est constitué “l'après Sékou Touré” ? Personnellement, j'ai surtout remarqué les nuances de sa réponse : conditionnée sans doute, par la présence dans la salle, d'auditeurs attentifs, auxquels sa réserve fataliste a dû faire bonne impression.

M. André Lewin

Je disais tout à l'heure que je n'étais pas historien, je ne suis pas non plus devin. Par conséquent, je ne peux absolument rien vous dire à ce sujet là. Je rappelle simplement que Sékou Touré a à peine 60 ans. Ceux qui ont eu l'occasion de le rencontrer récemment (il en est dans cette salle … , comme Madame la Générale Hélène Bouvard) peuvent en témoigner, il est dans une parfaite forme intellectuelle et morale et dans une assez bonne forme physique.
C'est vrai que l'on n'est jamais à l'abri de rien, notamment sur le plan de la santé.
Mais pour lui, en tout cas, la question de l'après Sékou Touré ne se pose pas tout de suite. Il est vrai qu'à l'extérieur, notamment parmi les gens qui n'ont pas été en Guinée, ou ont perdu tout contact avec les réalités quotidiennes de la Guinée, on entend dire depuis fort longtemps que le régime est condamné à brève échéance, et qu'il ne passera pas l'année. Et le Général de Gaulle était convaincu que Sékou Touré ne tiendrait pas trois mois (il l'a dit fin 1958 à l'un des éminents membres de cette Académie, monsieur Luc Durand-Réville). Personnellement, ce n'est pas sur cette assertion là que j'ai travaillé pendant les six ans où je me suis occupé de la Guinée, depuis 1974.

M. Christian Jayle (ancien Ministre du Congo et ancien Président de l'Assemblée Nationale du Congo)

Monsieur l'Ambassadeur, je crois que l'on ne peut pas comprendre l'attitude de la France vis-à-vis de la Guinée si l'on oublie l'origine, à savoir le “non” de Sékou Touré au Général. La question de savoir qui avait raison est difficile à établir. Nous mêmes, en Afrique Équatoriale Française, comprenant le Gabon, la République Centrafricaine, le Tchad et le Congo, les quatre Premiers Ministres et les quatre Présidents de l'Assemblée ou leurs représentants se sont réunis une nuit, pour savoir quelle réponse nous ferions. Les Français sont des juristes, et posent des questions d'une manière qui n'est pas toujours d'une objectivité suffisante. La question qui était posée obligeait à dire au fond “non” à l'indépendance. Or, l'indépendance, pour tous les peuples, c'est toujours “oui”. On pouvait parfaitement glisser l'autonomie dans une constitution, qui prévoyait l'indépendance de ces peuples, qui en était l'aboutissement. Finalement, après la nuit, nous avons décidé de dire “oui”, mais à quelle condition ? A condition, que tous les communiqués en langue française feraient état du “oui”, et que les allocutions en langue locale ferait apparaître le “non”. Pour nous au Congo, la question était assez facile, parce qu'indépendance en français se dit dépendance en congolais-français. Je crois que c'est l'origine de la brouille, et qu'il est difficile de n'en pas faire état.
En second lieu, vous n'avez pas mentionné, tout de même, un fait, qui me paraît parfaitement important, à savoir que Sékou Touré a rompu par deux fois (une seule, à sa connaissance, en 1961 NDLA) ses relations diplomatiques avec l'URSS, et a mis à la porte l'Ambassadeur d'URSS, dans les 24 heures, en le priant de prendre l'avion. Ce qui, chez lui, prouve que l'indépendance n'était pas uniquement tournée vers l'Ouest, mais également vers l'Est. Ce qui est peut-être l'explication, qu'il soit le seul, aujourd'hui, de ceux, qui ont suivi la même voie que lui, vis-à-vis de la France, à demeurer en poste.
En troisième lieu, je voulais vous demander, quelle avait été l'action à votre avis, de mon ami, Monsieur Bettencourt ?

M. André Lewin

Sur votre troisième point, qui est le seul, qui appelle véritablement une réponse, Monsieur André Bettencourt a joué un rôle utile à deux reprises au moins dans les relations entre la France et la Guinée. Avant la première rupture, c'est-à-dire vers les années 1963-64-65, lors qu'avec ses amis politiques français de l'époque de la Quatrième République, notamment Monsieur François Mitterrand, il a participé à des congrès du Parti Démocratique de Guinée, s'est rendu en Guinée, et avait fondé un groupe Parlementaire d'Amitié France-Guinée, à l'époque où ce n'était vraiment pas la mode de prôner l'amitié avec la Guinée. Aujourd'hui, d'ailleurs, il patronne l'Association d'amitié France-Guinée.
Et puis, à une deuxième reprise, lorsque ensemble, en juillet 1974, nous nous sommes rendus à Conakry, dans la toute première phase des négociations entre la France et la Guinée, pour signifier qu'un personnage politique autrement important que moi (qui n'étais à ce moment-là que fonctionnaire international, qui n'étais pas un homme politique, mais un simple fonctionnaire) apportait, en quelque sorte la caution que le président Pompidou et son ministre des Affaires Étrangères Michel Jobert, et immédiatement après son élection, le président Giscard d'Estaing, lui avait donnée, en disant : “La France est prête à discuter sérieusement avec la Guinée, et c'est André Lewin qui sera chargé de cette négociation” 162.

M. Hugues Jean de Dianoux

Monsieur l'Ambassadeur André Lewin a dit, au sujet des relations culturelles entre la Guinée et la France, qu'il y a eu là une action extrêmement intéressante. Mais il y a un point sur lequel je voudrais attirer l'attention, et demander l'opinion de l'Ambassadeur, c'est l'aide, indirecte, certes, mais non négligeable, que la Guinée a donnée à l'expansion de la Francophonie, en ce sens, que, à ma connaissance, il y a eu, au Mozambique, par exemple, un certain nombre de Guinéens qui y ont été envoyés comme experts et professeurs et c'était donc dans un pays d'Afrique lusophone ; et, d'autre part en Guinée-Bissau où j'étais moi-même, il est certain que les cadres du Parti des dirigeants en Guinée-Bissau ou Cap-Vert, du fait de leur long séjour à Conakiy, ont beaucoup développé leur connaissance du français, et ainsi la Guinée-Conakry, a apporté une certaine contribution à l'expansion de la Francophonie.

M. André Lewin

Eh bien, je suis tout à fait d'accord avec vous ; il est vrai que la Guinée a envoyé dans un certain nombre de pays, au Mozambique, aux Comores, en Guinée-Bissau, en Angola, des experts ou de professeurs, au nombre d'à peu près 150 au total, qui enseignaient tous leur discipline en français. D'autre part, la Guinée a participé officiellement à une réunion tenue à Québec, il y a à peu près deux ans, des Ministres de l'Éducation des pays d'expression française ; car contrairement à ce que l'on pourrait croire, la Guinée, tout en privilégiant ses langues nationales, ne récuse pas du tout son caractère d'expression française. n suffit d'ailleurs d'entendre les discours magistraux du Président, qui sont pratiquement tous prononcés en un français impeccable, pour comprendre qu'il ne récuse absolument pas le caractère “d'expression française” de la Guinée, mais que, par contre, il a des scrupules vis-à-vis de la Francophonie, qui lui paraît chargée de plus de contenu politique et culturel que le simple terme d'expression française.

M. Gabriel Lisette

Monsieur l'Ambassadeur, je suis de ceux, on le sait, qui ont été très affectés par la situation dramatique créée après le “non” du 28 septembre 1958 dans les relations entre la Guinée et la République Française, et dans les relations de la Guinée avec plusieurs de ses voisins francophones. Je fus l'un des derniers compagnons du président Houphouët-Boigny à avoir des contacts avec Sékou Touré, avant le référendum du 28 septembre 1958.
En effet, à l'occasion des obsèques de Ouezzin Coulibaly, au début du mois de septembre 1958 à Bobo-Dioulasso, le Comité de Coordination du RDA envoya à Conakry une délégation composée de Jean-Marie Kone (Président du Conseil de Gouvernement du Soudan), Doudou Gueye (vice-président du RDA- Sénégal), Abdoulaye Singare (membre du Comité de Coordination - Soudan) et moi-même (vice-président du RDA et président du Conseil de Gouvernement du Tchad).
Cette délégation, que je dirigeais, avait pour mission d'étudier les conditions d'un rapprochement des points de vue entre la Section Guinéenne et la majorité du Comité de Coordination aux fins de parvenir à une position unanime du Mouvement par le “Oui” au référendum du 28 septembre.
Après trois jours de discussion, la 3ème nuit, nous discutions beaucoup la nuit, comme souvent en Afrique, Sékou Touré décida que la délégation guinéenne aux obsèques de Ouezzin Coulibaly, dirigée par son frère, Ismaël Touré, se rendrait avec nous à Bobo-Dioulasso et y resterait après la cérémonie pour rencontrer le Comité de Coordination.
Les échanges de vue commencés aussitôt après les funérailles s'annonçaient plutôt positifs, quand tomba une dépêche AFP indiquant que Bakary Djibo avait décidé de faire voter “non” au Niger. Ismaël Touré déclara alors que cet élément nouveau l'amenait à solliciter de nouvelles instructions de Sékou Touré, du fait que celui-ci avait beaucoup inspiré la prise de position de Bakary Djibo.
Nous étions à une vingtaine de jours du Référendum, les négociations ne furent jamais reprises. On connaît la suite.
Sans cette dépêche d'Ems, peut-être aurions-nous abouti, peut-être pas, en tout cas il subsistera toujours un doute. Mais ayant été attristé par ces événements, vous comprendrez, Monsieur l'Ambassadeur, que je ne puis que rendre hommage à l'artisan principal de la normalisation des relations entre la République française et la République de Guinée. J'ajoute, et pour une large part également l'artisan du rapprochement entre la Guinée et ses voisins le Sénégal et la Côte-d'Ivoire, les négociations ne pouvant être totalement séparées pour les raisons que l'on sait.
Je m'en réjouis d'autant plus que j'ai toujours considéré qu'un élément important de l'équilibre du monde réside dans la coopération entre la France et l'Afrique francophone, et au-delà entre l'Europe et l'Afrique. Mais faut-il déjà que la coopération soit cohérente en Afrique, notamment en Afrique de l'Ouest. Or, la coopération pouvaitelle être cohérente en Afrique de l'Ouest sans la participation de la Guinée? Aussi, quand je constate qu'à la veille d'un voyage officiel au Brésil, le président Sékou Touré se rend à Yamoussoukro pour discuter avec le président Félix Houphouët-Boigny, je me dis que l'Avenir est ouvert. Merci, Monsieur le Président.
(Applaudissements).

Séance levée à 17 heures.

Notes
156. Ce chapitre est largement fondé sur la communication faite par l'auteur à l'Académie des Sciences d'Outre-mer le 7 mars 1980, complétée sur certains points. Elle comporte également les questions de l'auditoire et les réponses. Ceci explique le ton “oral” de ce texte, et certaines imperfections stylistiques. Cette communication est complétée en annexe par une série de documents ou de déclarations ayant trait aux relations entre Paris et Conakry, et auxquels il est fait référence dans la communication. Ils sont placés dans un ordre chronologique.
157. Début février 1974 encore, Radio Conakry a dénoncé la violation des eaux territoriales par deux sous-marins français (selon Marchés Tropicaux du 15 février 1974).
158. En fait, la Guinée n'avait pas été prévue au programme à l'origine (comme cela avait été le cas à l'origine pour le voyage africain du général de Gaulle en août 1958). Les. services onusiens, en établissant le programme du périple en Afrique de l'Ouest, avaient en tête que le bureau du PNUD à Conakry avait été fermé au début de 1971 et que le représentant résident, le Français René Polgar, avait dû quitter le pays. On trouvera dans le chapitre sur Jeanne Martin-Cissé la relation du diplomate guinéen qui a oeuvré pour que la Guinée soit finalement incluse dans le voyage. Si cela n'avait pas été le cas, je n'aurais pas été à Conakry, je n'aurais pas rencontré Sékou Touré, je n'aurais pas oeuvré pour la normalisation des relations et la libération des prisonniers, je n'aurais pas été ambassadeur en Guinée… et cette thèse n'existerait pas !
159. Seydou Keita a été exécuté au camp de Kindia quelques mois après la prise de pouvoir par les militaires, sans doute dans le cadre de la répression qui a suivi le complot du Premier ministre Diarra Traoré en 1985. Le second a été ensuite président du parti politique PUP, proche du président Lansana Conté, et puis après 2002 président de l'Assemblée nationale guinéenne, ce qui aurait dû faire de lui, selon la Constitution de la 2ème République, le successeur du Président en cas de décès ou d'empêchement de celui-ci. Mais on sait qu'à la mort de Lansana Conté, en décembre 2008, c'est l'armée, en la personne du capitaine Moussa Dadis Camara, qui s'empara une nouvelle fois du pouvoir. Il est vrai aussi que le mandat de cette Assemblée était échu, et qu'à chaque tentative de Somparé d'utiliser cette disposition en mettant en avant la maladie du président, le président de la Cour Suprême, Lamine Sidimé, dont l'avis conforme était indispensable, refusait son accord. Aboubacar Somparé a cependant gardé une réelle audience dans son pays.
160. Du 26 au 28 septembre 1974 s'est tenue à Abidjan une réunion de l'Union fraternelle des anciens combattants d'expression française d'Afrique et de Madagascar ; à cette occasion, Pierre Abelin ministre de la coopération, annonce la décision prise de réviser les modalités de paiement des pensions civiles et militaires de manière à mettre fin à la discrimination entre les anciens pays membres de la Communauté et les autres, parmi lesquels la Guinée. (selon Jeune Afrique du 19 octobre 1974.)
161. Un rappel des principaux éléments figure en annexe.
162. Voir la description de cette visite dans les souvenirs d'André Bettencourt en annexe 1.

       Home       Next

eToro


[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]


Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.