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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume IV. 265 pages


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Chapitre 50
25 janvier 1962, François Mitterrand,
envoyé spécial de L'Express en Guinée


Les chemins de François Mitterrand et d'Ahmed Sékou Touré se sont à maintes reprises croisés au fil des années. A la fois personnelles et politiques, leurs relations sont surtout fondées sur des souvenirs communs affinés au cours du temps, sur une réelle compréhension des ambitions et des aspirations de l'autre, sur une certaine admiration devant les capacités politiques de l'autre, sur des réactions comparables devant les obstacles, plus que sur une véritable amitié au sens profond du terme. De plus, ces relations ont été altérées par quelques crises sérieuses.
Lorsque François Mitterrand fut ministre de la France d'Outre-mer 212, d'abord dans le gouvernement dirigé par René Pleven (juillet 1950-février 1951), puis dans celui d'Henri Queuille (mars-juillet 1951), il s'efforça avec plus ou moins de succès de rendre les pratiques électorales plus transparentes dans les colonies.
Rien n'indique dans les dossiers que j'ai consultés que les deux hommes se soient à l'époque rencontrés. François Mitterrand se souvient de Sékou "dans l'ombre d'Houphouët, personnalité exaltée, orateur doué, syndicaliste organisé, chez qui le futur leader politique perçait déjà" 213.
Rien ne prouve en revanche que François Mitterrand ait "personnellement sorti du bagne ou de la prison" Sékou Touré parmi "sept futurs présidents de la République", comme il l'écrit dans Politique 2 214. Leur première rencontre aurait pourtant pu avoir lieu en février 1951, alors que François Mitterrand, ministre de la France d'Outre-mer, visitait la Guinée et y lançait les travaux du barrage des Grandes Chutes 215.

Aux élections législatives du 17 juin 1951, la Guinée doit désigner trois députés avec un collège électoral désormais unique ; il y a huit listes en présence. Avec près de 15% des voix, le Parti Démocratique de Guinée — PDG, section guinéenne du RDA — arrive en 3ème position derrière la liste "Socialiste d'Union Guinéenne" de Yacine Diallo et la liste des "Indépendants" de Mamba Sano, l'un et l'autre députés sortants, qui sont déclarés élus ; le nombre de suffrages recueillis par Yacine Diallo est suffisant pour faire élire avec lui son second de liste, Albert Liurette.

Lors de la proclamation des résultats, Sékou Touré proteste et affirme que les urnes ont été truquées en beaucoup d'endroits et les procès-verbaux falsifiés par l'administration coloniale, en dépit des instructions de neutralité données par François Mitterrand ; malgré le soutien que lui accorde à Paris le groupe communiste, la demande d'enquête et d'invalidation déposée par Sékou Touré n'aboutira pas.

Quelques mois plus tard, le 6 février 1952, le groupe de trois députés du RDA conduits par Houphouët-Boigny annonce son apparentement au groupe parlementaire de I'UDSR (Union Démocratique et Socialiste de la Résistance) fondé en juin 1945 et dont font notamment partie René Pleven, François Mitterrand 216 et Roland Dumas 217. Au nombre de dix élus dans l'Assemblée élue en novembre 1946 218, de trois seulement dans celle de 1951 219, puis de neuf dans celle de 1956, les élus du RDA n'étaient pas assez nombreux à eux seuls pour former un groupe parlementaire autonome.
En 1946, les dix élus du RDA s'étaient donc apparentés au groupe parlementaire communiste, d'ailleurs non pas directement mais par l'intermédiaire de l'Union Républicaine et Résistante, formation progressiste issue de la Résistance et dirigée par Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Gilbert de Chambrun et Pierre Cot 220. Cet apparentement a été conclu alors que le parti communiste était un parti de gouvernement ; après mai 1947, du fait de l'exclusion des ministres communistes du cabinet Ramadier, le RDA se trouve en fait allié à un parti d'opposition, ce qui n'était probablement pas une option envisagée à l'origine par ses dirigeants 221.
Non sans débats internes, le RDA avait rompu cet apparentement le 18 octobre 1950. Et dès cette époque, Houphouët-Boigny avait noué de premiers contacts avec les responsables de l'UDSR 222, qui aboutirent en 1952. Les dix élus du RDA n'apportaient en 1946 qu'un appoint marginal au groupe communiste, fort de 169 députés ; en revanche, l'UDSR est bien moins nombreuse (au nombre de 26 en 1946, ils sont 16 en 1951 — plus 3 RDA, 10 seulement en 1956, pratiquement autant que ceux de la formation africaine, qui sont au nombre de 9) ; Robert Buron dira d'ailleurs de l'UDSR qu'il était un “groupuscule où les noirs regardent les blancs se dévorer entre eux.”. L'arrangement est donc utile, voire indispensable aux deux formations, mais les élus — et surtout les dirigeants — de I'UDSR, bien plus encore que ceux de la formation africaine, seront grâce à cet appoint présents dans pratiquement tous les gouvernements de la IVème République.

L'attitude des élus africains, en particulier de ceux du RDA, conditionnera à trois reprises l'investiture de présidents du Conseil, notamment celle de Robert Schuman. Et l'UDSR, avec son appoint d'élus africains (c'est-à-dire après leur apparentement), sera responsable (ou coresponsable) de la chute de quatre gouvernements de la IVème République :

Quand Sékou Touré sera enfin élu député à l'Assemblée nationale française le 2 janvier 1956, c'est donc tout naturellement au sein du groupe de l'UDSR qu'il fera ses premiers pas de parlementaire français. Lorsqu'il intervient dans les débats, surtout ceux qui concernent les problèmes de l'Outre-mer, il le fera au nom de l'UDSR. C'est à ce moment-là que se tissent entre les deux hommes de réels liens d'amicale estime réciproque.
Ils se verront également lors du 3ème Congrès du RDA tenu à Bamako en septembre 1957, au cours duquel Sékou Touré — alors vice-président du conseil de gouvernement de la Guinée en vertu de la Loi-cadre Defferre exerce par ses interventions un ascendant indiscutable [sur] les congressistes. François Mitterrand y est présent en tant que président du groupe parlementaire UDSR-RDA.
Le 1er juin 1958, Sékou Touré s'abstient lors du débat d'investiture du général de Gaulle comme chef de gouvernement et n'a donc pas voté contre le Général, comme l'a fait François Mitterrand ; en fait, Sékou Touré n'est même pas présent à Paris et il est donné comme "n'ayant pas participé au vote " 223, car il est retenu en Guinée, de même que son camarade et ami Saïfoulaye Diallo. Mais comme il a délégué ses pouvoirs à un collègue, le lendemain, sa voix se porte en faveur de la Loi constitutionnelle du 2 juin, à l'instar de celles des deux autres députés de la Guinée française.

A propos de l'affrontement, le 25 août 1958, entre de Gaulle et Sékou lors de l'étape guinéenne du voyage du général en Afrique, François Mitterrand estime : "Aller à Conakry chez Sékou Touré au cours d'un voyage de prestige et de propagande et y nier le mot d'indépendance, c'était peut-être un geste généreux. C'était néanmoins une politique imprudente que d'aller ainsi vers celui qui depuis dix années exaltait son peuple avec ce terme d'indépendance et qui accédait aux responsabilités au moment où il se rendait compte des nécessités de l'indépendance et de la communauté. C'était lui rendre la tâche impossible que d'aller chez lui, devant les siens, dans une atmosphère surchauffée de fête et de splendeur, et de lui dire: si vous voulez l'indépendance, prenez-la. Il l'a prise." 224

[Précision. — Sékou Touré aurait peut-être voté Oui, ses rivaux du PRA et le mouvement étudiant n'avaient pas opté pour le Non, le 6 septembre, donc une semaine avant le PDG, qui adopta une position identique le 14 septembre, c'est-à-dire trois semaines avant l'arrivée du général de Gaulle à Conakry. C'est seulement alors qu'il choisit définitivement l'option du Non. Voir l'Annexe 4 du chapitre 49 “Koumandian Keita, le syndicaliste”. — Tierno S. Bah]

Lorsque le 28 septembre 1958, lors du référendum sur la Constitution de la Vème République et sur la Communauté, la Guinée à l'appel de Sékou Touré se prononce à une fotte majorité pour le "Non" et proclame son indépendance, François Mitterrand est l'un des rares hommes politiques français qui tentent d'éviter la rupture, veulent empêcher que la situation se dégrade et cherchent à obtenir que le gouvernement de Paris accepte au moins de signer avec la Guinée les accords d'association prévus par la Constitution. Les nombreuses correspondances envoyées par Sékou Touré au général de Gaulle, qui restent souvent sans réponse, sont également adressées par lui en copie à François Mitterrand. Mais le général de Gaulle reste intraitable et jusqu'à la fin, manifestera sa méfiance, sinon son hostilité au jeune leader guinéen et à son régime.

Dans un autre de ses ouvrages, Le coup d'État permanent, François Mitterrand écrit : "De Gaulle ne tolère que les libertés qu'il octroie. Du coup, la Guinée fut chassée du paradis gaulliste; on coupa ses crédits, on aveugla ses fenêtres sur l'Occident…"

Cette attitude négative de de Gaulle à leur endroit contribue encore à rapprocher François Mitterrand et Sékou Touré. D'ailleurs, en décembre 1965, Sékou Touré adresse un message de soutien à son ami, candidat aux élections présidentielles contre le général de Gaulle. Mais ce dernier est réélu le 19 décembre, au deuxième tour de scrutin.

Pendant toutes ces années, François Mitterrand manifeste clairement sa sympathie et son amitié pour le nouveau chef de l'État guinéen. Un peu plus de dix ans après sa première visite comme ministre de la France d'Outre-mer (février 1951) 225, mais cette fois-ci après l'indépendance il se rend à nouveau en Guinée.

A la mi-août 1961, il participe aux côtés de Pierre Mendès-France et du dernier gouverneur de la Guinée française, Jean Mauberna, aux travaux de la 3ème Conférence nationale du Parti Démocratique de Guinée. Sékou Touré accompagné de plusieurs ministres vient les accueillir lui-même à l'aéroport de Conakry où ils arrivent en provenance d'Abidjan, car ils ont assisté aux cérémonies du premier anniversaire de l'indépendance de la Côte-d'Ivoire. Hôtes officiels, ils ont à leur disposition officiers d'ordonnance, voiture à pavillon tricolore, villa où Sékou leur rend visite à plusieurs reprises pour de longs entretiens. L'ambassade de France en Guinée n'est pas associée au déroulement de cette visite quasi-officielle ; par chance d'ailleurs, Jean-Louis Pons, l'ambassadeur, se trouve en France pour s'y marier ! Le 13 août, les trois personnalités françaises assistent à la cérémonie au cours de laquelle Sékou Touré reçoit des mains du professeur Skobelstyne, membre de l'Académie des sciences de Moscou, le Prix Lénine qui lui a été décerné quelques mois auparavant par le gouvernement de l'Union soviétique 226. Pendant leur séjour, ils sortent également de la capitale, se rendant notamment à Kindia où ils sont reçus à la station de recherche agronomique et à l'Institut Pasteur, ainsi qu'à Fria, où ils visitent l'usine d'alumine inaugurée l'année précédente, en avril 1960, et où Pechiney joue un rôle majeur.
A l'ouverture des travaux de la conférence, le 14 août, Sékou Touré salue très chaleureusement les trois invités français (voir annexe). François Mitterrand prend alors la parole, juste avant Pierre Mendès-France 227. Voici le texte de cette allocution, resté inédit jusqu'ici :

“Monsieur Le Président de La République, Mesdames, Messieurs,
Cette Conférence Nationale est pour mes amis et pour moi-même l'occasion très agréable de retrouver les représentants du peuple guinéen. L'accueil parfait que nous avons reçu, le vieux sens de l'hospitalité si cher à ces peuples africains, les attentions multiples aussi bien de la part des dirigeants que de tous ceux qui ont eu la charge de nous accompagner, montrent qu'au-delà des contradictions politiques, il existe une fraternité inusable, et qui durera bien au-delà, j'en suis sûr, du moment que nous vivons.
J'ai entendu comme vous les allocutions de mes prédécesseurs à cette tribune et cela vous étonnera peut-être, moi Français, sachant parfaitement ce que dans l'Histoire de mon pays des Africains tels que vous peuvent retirer, je me sentais cependant en parfait accord avec le peuple duquel Monsieur le Président Sékou Touré disait, il y a simplement un instant, qu'il restait notre ami. Oui, je n'éprouvais pas de gène lorsque j'entendais prononcer les mots de fraternité ou les mots de liberté, en songeant que s'il arrive au cours de son Histoire à un grand peuple des oublis, il n 'empêche que le grand signal de la Révolution mondiale, dont les fruits se marquent aujourd'hui, a commencé sur notre terre.
J'ajoute que j'ai personnellement connu, à l'époque qu'il voulait bien me rappeler, Monsieur le Président Sékou Touré, Monsieur le Président Diallo Saifoulaye, et que j'ai appris à leur contact ce qu'il fallait penser de l'Afrique.
Voyez-vous, pour un homme politique français, dans les années d'après la 2ème guerre mondiale, ce n'était pas si facile de connaître son devoir : les habitudes de penser, les fausses notions historiques, les intérêts légitimes, les intérêts illégitimes …
Quelques hommes, et parmi eux Mendès-France, mon ami de longue date, et je le répète, les dirigeants du RDA, ceux qui sont de la Guinée, du Mali, ceux que j'aimerais voir là de tous les autres États africains, ceux qui étaient nos amis et qui ne sont pas là parce qu'ils sont disparus, Konaté et Ouezzin, ces grands pionniers de l'indépendance et de l'unité africaines, voilà des souvenirs qui nous unissent, et au moment même où les obligations qui sont les miennes vont me contraindre à vous quitter aujourd'hui même, je voudrais laisser à votre Conférence Nationale l'indication suivante : notre présence à nous, représentants du peuple de la France, doit être, dans les relations de nos peuples, le signe d'un renouveau, et s'il nous faut encore attendre, avec beaucoup de patience et de ténacité, s'il nous faut attendre, alors, n'est-ce pas mes chers amis, qu'au moins notre présence soit déjà un signe d'amitié.”

Ce voyage donne lieu dans L'Express à un reportage de Thomas Lenoir, journaliste qui a accompagné la délégation, article illustré d'une photographie de Pierre Mendès-France en conversation avec Saifoulaye Diallo dans le bureau de ce dernier, qui est alors président de l'Assemblée nationale (voir annexe). Le quotidien français est visiblement intéressé par l'expérience guinéenne, puisque quelques mois plus tard, il délègue sur place un envoyé spécial qui n'est autre que … François Mitterrand.
Quelques mois à peine passent en effet que déjà François Mitterrand foule de nouveau le sol de la Guinée, cette fois-ci en compagnie d'André Bettencourt 228.
Cette nouvelle visite, effectuée du 14 au 17 janvier 1962, six mois après la précédente, est intéressante à plus d'un titre. D'une part, elle intervient quelques jours après une très sérieuse crise entre la Guinée et l'Union soviétique à propos des appuis qu'aurait donnés l'ambassade d'URSS aux enseignants guinéens dont une forte fraction est en opposition au régime guinéen ; l'ambassadeur d'Union soviétique Daniel Solod a été expulsé de Conakry, et le vice-premier ministre soviétique Anastase Mikoyan obligé de venir d'urgence s'expliquer dans la capitale guinéenne ; par ailleurs, le président de la République fédérale d'Allemagne Lübke effectue la première visite officielle d'un chef d'État occidental en Guinée.
D'autre part, François Mitterrand se rend en Guinée comme envoyé spécial de L'Express, journal alors quotidien 229.
L'article qu'il rédige paraît le 25 janvier 1962 sous le titre “Sékou Touré m'a dit”. Le texte intégral figure en annexe ; en voici les extraits les plus caractéristiques, concernant l'opinion que François Mitterrand exprime sur Sékou Touré : (…) Pour maintenir, selon sa propre expression, l'intégrité de la conscience populaire, Sékou Touré n'y va pas de main morte. Mais rien ne permet de déceler dans ses décisions rapides et implacables une partialité, un préjugé contre tel ou tel pays, telle ou telle idéologie. Son neutralisme positif lui fait expulser dans la même quinzaine un ambassadeur soviétique, un équipage tchèque, deux techniciens polonais, quelques marins américains, un envoyé de l'UNESCO. Il a rembarqué un archevêque français et fermé les écoles catholiques, mais il a supprimé les écoles coraniques et mis au travail les imams et les sorciers. S'il exige que la hiérarchie catholique soit de nationalité guinéenne, il interdit ses frontières aux prêcheurs de l'Islam afin de les empêcher "de mystifier des masses encore ignorantes". Que de puissances a-t-il ainsi provoquées !
Cet affrontement d'un peuple de trois millions d'habitants et des forces spirituelles et matérielles qui dominent le globe a quelque chose de pathétique. J'ai rencontré bien des observateurs, diplomates ou journalistes, qui contestent la réussite de Sékou Touré et du PDG, qui perçoivent même les premiers craquements de l'oeuvre bâtie au cours de ces trois dernières années. Ils soulignent les erreurs, les absurdités, les inconséquences, d'un régime trop pauvre en élites pour suivre longtemps l'allure exigée par ses dirigeants. Je ne saurais dire qu'ils ont tort. Sans doute disposent-ils de données qui me manquent. Mais il en est une que je puis mieux apprécier que quiconque. Je connais Sékou Touré, Saifoulaye Diallo 230 et leurs amis du bureau politique et du gouvernement. Ces hommes-là sont possesseurs d'une foi, d'une énergie, d'un esprit de sacrifice dont le monde moderne offre peu d'exemples. Ils ont le pouvoir et s'y consacrent. Un complot, un attentat peut les abattre.
Anéantira-t-il l'élan qu'ils ont donné ?
(…) Sékou Touré, qui gouverne depuis trois ans et qui remplit le rôle incontesté de leader du PDG depuis bientôt quinze ans, n'a jamais abusé de son pouvoir et, si on peut contester le caractère expéditif de ses décisions, on n'y relève ni arbitraire ni cruauté. il dédaigne la minutie de la procédure, ce qui aboutit parfois à des jugements non contradictoires et donc discutables comme dans l'affaire Rossignol 231.
Mais il croit profondément à l'équité de la justice populaire.

(…) Pendant que nous discutions en roulant à petite allure le long de la corniche, la nuit, une belle nuit claire, avait éteint derrière les îles de Los les derniers incendies du soleil couchant. Nous arrivions à l'Hôtel de France. Je n'avais plus le temps, avant notre prochaine rencontre, de questionner Sékou Touré ni sur l'avertissement solennel lancé le matin même aux trafiquants et aux concussionnaires, ni sur l'évasion par les frontières du Sénégal et du Liberia du riz, du bétail et des pierres précieuses, ni sur la crise monétaire. La Guinée se bat sur tous les fronts.
Devais-je, quant à moi, aiguiser seulement mon esprit critique et refuser de me laisser convaincre par la passion du bien public, par l'amour ardent du peuple et de la patrie, par la vive intelligence qui habitent le Président de la République de Guinée ? Je n'ignore pas l'immensité de la tâche à accomplir dans ce pays brutalement abandonné à lui-même en 1958 — et je n'ignore pas non plus l'exceptionnelle qualité de son jeune chef d'État. Mais, avant de le quitter, je voulais encore lui poser une question — qu'il n'aborde jamais sans y être contraint :
— Et La France ?
— La France ? Qu'elle nous traite en pays libre, totalement libre, qu'elle rejette l'idée de punir notre indépendance, qu'elle cesse enfin les tracasseries et les discriminations et nous retrouverons son peuple avec joie.
J'entends encore Sékou Touré :
— "De quoi le gouvernement de la France veut-il donc nous punir ? D'avoir choisi La liberté ?" 232
Au début de ce voyage, François Mitterrand et André Bettencourt sont installés à l'Hôtel de France à Conakry 233, tout près du Palais présidentiel, mais Sékou, trop pris par ses autres visiteurs, ne parvient pas à s'entretenir avec eux comme il le souhaiterait. II les invite donc à l'accompagner à travers la Guinée en compagnie du Premier ministre de la Sierra Leone devenu récemment indépendante, Sir Milton Margaï, qui est en visite officielle. Mais Margaï a un malaise dès son arrivée à l'aéroport de Conakry et Sékou disparaît un long moment avec lui dans les toilettes, où un médecin Sierra léonais lui fait finalement une piqûre. L'avion se dirige ensuite vers Labé, mais Margaï, complètement somnolent, ne participe pas du tout à la conversation (en outre, il ne parle pas français).
A Labé, Margaï est de nouveau sérieusement malade, et Sékou comprend vite que son entourage ne veut rien faire pour qu'il guérisse, au contraire, y compris son frère 234 et son médecin personnel ; Sékou, qui craint même qu'on ne veuille empoisonner son hôte et qu'ensuite on ne l'accuse de cet assassinat, fait donc appeler son propre docteur.

Après une nuit à Labé, Sékou demande à François Mitterrand de convoyer Milton Margaï jusqu'à Freetown, car il doit lui-même retourner d'urgence à Conakry préparer l'accueil du président allemand. François Mitterrand se souvient d'un voyage pénible dans un taxi branlant où tout le monde s'entasse, plusieurs accompagnateurs corpulents écrasant Milton Margaï, très maigre et François Mitterrand lui-même.

[Note. — Ce passage est ahurissant et incroyable crédible. Les Etats guinéen et sierra-léonais étaient-ils si démunis qu'ils ne pouvaient pas trouver un véhicule officiel pour le voyage-retour du président léonais ? Au point de louer un taxi ! Heureusement que la version d'André Bettencourt dans l'Annexe 5 corrige la présente invraisemblance. — T.S. Bah]

De retour de la Sierra Leone où ils ont déposé leur illustre malade, François Mitterrand et André Bettencourt arrivent juste à temps à Conakry pour participer à l'accueil de Lübke ; le soir, assis derrière Sékou et son hôte allemand, ils assistent à une présentation des Ballets Africains de Keita Fodéba. François Mitterrand et André Bettencourt, amusés aussi mais interloqués, sont associés à toutes ces péripéties comme acteurs et comme témoins, cependant que Sékou commente le tout avec force détails 235. Peu de temps après, bien rétabli, Sir Milton Margaï tient à revenir en Guinée pour y terminer son périple officiel, mais Sékou s'arrangera pour qu'il ne se déplace plus qu'à distance raisonnable de Conakry (Fria, Kindia, Dubréka) afin de pouvoir le rapatrier rapidement en cas de nouveau malaise ! 236

En tous cas, dix années passeront avant que François Mitterrand retourne de nouveau en Guinée 237.

Notes
212. Poste qu'il préféra à celui de ministre de l'Éducation nationale, qui lui fut également proposé.
213. Plusieurs conversations de François Mitterrand avec l'auteur, d'abord au cours d'un voyage officiel au Brésil en octobre 1985, puis à Paris les 6 juin 1986 et 22 septembre 1987.
214. Le 14 juin 1950, Sékou Touré a été condamné à six jours de prison avec sursis par le Tribunal de Conakry à la suite d'une grève qu'il avait organisée ; il avait passé un ou deux jours en détention préventive avant le jugement. François Mitterrand ne prendra ses fonctions de ministre de la France d'Outre-mer qu'un mois plus tard seulement.
215. Voir aussi le chapitre 14 “Le gouverneur révoque Sékou Touré”. C'est au cours de cette même tournée en AOF que François Mitterrand rencontre à Abidjan Félix Houphouët-Boigny et y discute avec lui du désapparentement du RDA du parti communiste et de son apparentement à I'UDSR.
216. Dans l'Assemblée élue en octobre 1946, François Mitterrand n'était qu'apparenté à l'UDSR. Il en deviendra membre plein, puis en prendra la présidence en novembre 1952.
217. Dans l'Assemblée élue en 1956, Roland Dumas est inscrit comme apparenté à I'UDSR.
218. Sept députés sur douze en AOF, un député du Togo, deux en AEF Mais en 1948, le groupe RDA aura connu plusieurs défections et ne comptera plus que six membres. Les chiffres exacts sont compliqués à établir, car le territoire de Haute-Volta ne sera rétabli qu'en mars 1948 et élira à son tour trois députés.
219. On peut avoir un doute sur l'impartialité réelle de l'administration coloniale, si l'on en croit ces propos tenus ultérieurement par François Mitterrand : "Il était utile que le RDA ne gagnât pas les élections (…) car cela aurait donné un argument très fort aux adversaires de ma politique. Les dirigeants du RDA le comprirent si bien que cet échec ne compromit en rien la suite des choses." (in Georgette Elgey, "La République des illusions", Paris, Fayard, 1965).
220. L'Union Républicaine et Résistante (URR) compte ainsi 12 membres grâce aux 6 élus du RDA. Avant la naissance du RDA en octobre 1946, plusieurs élus africains étaient déjà apparentés aux communistes : dans la 1ère Constituante (élue en octobre/novembre 1945), c'était le cas de 2 Africains (Houphouët-Boigny et Fily Dabo Sissoko) sur 8 élus au titre du 2ème collège (5 autres étaient apparentés à la SFIO et 1 au MRP), auxquels s'ajoute Gabriel d'Arboussier (élu au titre du 1er collège, également apparenté aux communistes). Dans cette 1ère Constituante, sur 21 députés élus par les "colonies", 12 étaient des Africains. Les élus de l'AOF étaient au nombre de :

Il semble qu'en 1946, il y ait eu une certaine concertation entre élus africains pour déterminer qui s'inscrirait dans quel parti métropolitain ; Houphouët aurait dit que lui-même, issu d'un milieu de planteurs riches, ne courait aucun risque en s'apparentant au parti communiste, le plus éloigné de ses propres origines.
221. Sur l'ensemble de cette époque, en particulier sur la position des partis de la France métropolitaine, notamment du Parti communiste et du Parti socialiste, sur les questions coloniales aux débuts de la IVe République, voir le chapitre consacré par le professeur Marc Michel à "L'Empire colonial dans les débats parlementaires", in L'année 47, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 2000. Voir aussi sur la position d'Houphouët-Boigny le témoignage donné à Paris en 2.000 à l'auteur par le leader nigérien Issoufou Saïdou Djermakoye, ancien Conseiller de l'Union française, ancien ministre et ambassadeur du Niger, ancien secrétaire général adjoint de l'ONU, reproduit en annexe 1.
222. La visite ministérielle de François Mitterrand en Côte-d'Ivoire au début de février 1951 (il y inaugure le port d'Abidjan et le canal de Vridi) semble avoir été particulièrement importante pour le jugement que le leader de l'UDSR se fait d'Houphouët, du RDA et des réalités africaines ; le futur apparentement RDA/UDSR y a été sans nul doute discuté. Après la Côte-d'Ivoire, François Mitterrand se rend en Guinée.
223. Ont adopté la même attitude Saïfoulaye Diallo et Diawadou Barry (les deux autres députés de Guinée), Senghor, Ouezzin Coulibaly. Houphouët-Boigny en revanche a voté pour. Il est vrai qu'il savait faire partie du gouvernement qui allait être formé par le général.
224. François Mitterand, Politique, Paris, Fayard, 1977
225. Le 9 février 1951, François Mitterrand préside la cérémonie de démarrage des travaux sur le site du barrage des Grandes Chutes, dans la région de Kindia, en compagnie de Paul Béchard, gouverneur général de l'AOF, accompagné de son aide de camp le colonel Fall, et du gouverneur de la Guinée française Paul-Henri Siriex, nommé le jour même pour remplacer Roland Pré, parti quelques jours auparavant. Madame Huguette Jeanteur, née Cazal, dont le père, Raoul Cazal, ancien de l'École nationale de la France d'Outre-mer, avait été à plusieurs reprises administrateur de région en Guinée, se souvient d'avoir assisté, alors qu'elle était adolescente, à la résidence officielle de son père à Kindia, à un repas auquel participait François Mitterrand (conversation avec l'auteur, Paris, 31 janvier 2004). Les travaux de ce barrage situé sur la rivière Samou sont achevés en 1953, et l'inauguration officielle a eu lieu le 8 février 1954.
226. Ce prix aurait été assorti d'une somme de 7 millions de francs CFA en dollars. Sékou Touré annonça que ce montant serait consacré à la construction d'un hospice pour aveugles.
227. On trouvera en annexe le texte d'une allocution de Pierre Mendès-France, probablement prononcée à Kindia, en tous cas avant l'ouverture de la Conférence nationale du 14 août à Conakry. En une autre occasion, Mendès-France salue "le grand homme d'État africain qu'est Sékou Touré" et remarque “un peuple manifestant par sa joie à quel point il est réuni autour de son Parti, autour de ses chefs associés pour la grande oeuvre nationale”. Mendès-France ne s'exprimera pas ultérieurement à propos de la Guinée, sauf par ces quelques mots dans Choisir, conservations avec Jean Bothorel, éd. Stock, Paris, 1974 : “Peut-on confondre la Guinée, abandonnée à ses rancunes et à ses impulsions, et la Côte-d'Ivoire, tant aidée du dehors ?”
228. Secrétaire d'État à l'information dans le gouvernement de Pierre Mendès-France, député (Républicain Indépendant) et plus tard sénateur de la Seine-Maritime, fondateur quelques mois après ce voyage, en août 1962 — époque où ce n'était certes pas la mode — d'un groupe parlementaire d'amitié France-Guinée (à l'instigation d'ailleurs de François Mitterrand, qui pensait qu'une telle initiative serait plus significative de la part d'un parlementaire de la majorité, plutôt que d'un membre de l'opposition), futur ministre sous les présidences du général de Gaulle puis de Georges Pompidou — l'auteur fut alors son chef de cabinet pendant cinq ans — André Bettencourt jouera un rôle important dans le processus de réconciliation entre la Guinée et la France. Ainsi, André Bettencourt et l'auteur se rendirent-ils à Conakry en juillet 1974, ce qui réamorça le dialogue politique entre la France et Sékou Touré. André Bettencourt s'était également rendu en Guinée au cours d'une tournée en Afrique de l'Ouest effectuée à la veille de la création de I'OCAM, au début de 1965 ; il avait été longuement reçu par Sékou Touré le 9 février ; la rupture des relations diplomatiques avec la France interviendra en novembre de cette même année. André Bettencourt est décédé en novembre 2007.
229. Juste avant son départ pour Conakry, François Mitterrand rencontre Philippe Decraene, qui signe régulièrement dans Le Monde des articles violemment hostiles à Sékou Touré et à son régime. François Mitterrand lui reproche vivement le ton de ces papiers et lui signifie son désaccord (conversation avec l'auteur de Mme Paulette Decraene, ancienne secrétaire personnelle de François Mitterrand, Dakar, 11 février 1998)
230. « La forte et intéressante personnalité de M. Saifoulaye Diallo, dont le rôle en Guinée est considérable, vaudrait d'être mise en relief dans une étude qui voudrait analyser plus complètement la vie politique de ce pays. » (note de l'article de François Mitterrand)
231. Pharmacien français résident en Guinée arrêté dans le cadre du "complot pro-français" en avril 1960, condamné le 10 mai 1960 à vingt ans de travaux forcés et à la confiscation de ses biens, libéré le 2 avril 1962 à la suite de la signature des accords d'Évian mettant fin à la guerre d'Algérie (note de l'auteur, qui a rencontré Pierre Rossignol à plusieurs reprises en 2003, notamment le 21 juin à Loches où il réside depuis son retour en France). Pierre Rossignol a raconté à l'auteur qu'il avait sérieusement manigancé — avec quelques anciens collègues des "Services" — l'enlèvement de Sékou Touré pendant le premier voyage (depuis 1958) que celui-ci avait fait en France en 1982, et avait même préparé dans une champignonnière sous sa maison une cellule pour l'y enfermer comme lui-même l'avait été pendant deux ans en Guinée ! Mais un coup de téléphone du Quai d'Orsay l'avait averti que le gouvernement était informé de son projet, le désapprouvait formellement et lui demandait d'y renoncer. Ce qui fut fait.
232. Les derniers paragraphes de cet article (après : "Pendant que nous discutions ... ") ont été publiés dans le supplément de L'Express paru le 15 mai 2003 à l'occasion de son cinquantenaire.
233. Devenu aujourd'hui l'Hôtel de l'Indépendance 1 Novotel. Les deux visiteurs rencontrent également l'ambassadeur de France Jean-Louis Pons, notamment lors d'un repas pris à la résidence du Premier conseiller André Arnaud (entretien de ce dernier avec l'auteur, Paris, 8 février 2.000). Il est d'autant plus étonnant que ce voyage — pourtant exceptionnel à l'époque s'agissant de hautes personnalités françaises dont l'une n'était pas de l'opposition — n'ait pas fait l'objet d'un compte-rendu de l'ambassade. Il ne figure même pas dans les "Éphémérides" mensuels établis par l'ambassade, alors que le moindre déplacement en Guinée de délégations de syndicalistes, de sportifs, de jeunes, venues des pays de l'Est y sont minutieusement détaillées (Dépêche n° 48/AL du 7 février 1962, contenant les éphémérides de janvier 1962). C'est dire à quel degré d'"autocensure" s'astreignait l'ambassade, toujours désireuse de ne pas donner l'impression à Paris qu'il pouvait se passer quelque chose de positif autour de Sékou Touré.
234. Albert Margaï, qui lui succédera d'ailleurs en 1964, n'hésitait pas à dire ouvertement devant François Mitterrand et Sékou Touré que son frère était trop vieux pour gouverner et qu'il devait disparaître !
235. Entretiens de François Mitterrand avec l'auteur (Paris, 6 juin 1986 et 22 septembre 1987) et plusieurs conversations d'André Bettencourt avec l'auteur.
236. Entretien de Madame Andrée Touré avec l'auteur, Dakar, 20 juillet 1998.
237. Associé à François Mitterrand, agissant alors en qualité d'avocat. Roland Dumas lui aussi avocat, plaidera à cette époque contre la Guinée pour le compte de la Banque Internationale de l'Afrique Occidentale (BIAO), qui réclamait une indemnité au gouvernement guinéen à la suite de sa nationalisation et de la saisie, en janvier 1962, de ses biens mobiliers et immobiliers. On lui reprochait, entre autres chose d'avoir aidé des sociétés françaises, notamment la Société de bauxites du Midi, à se faire rembourser en France de chèques émis en francs guinéens. ll n'y eut finalement pas de procès, une transaction étant intervenue, Sékou Touré désirant faire un geste vis-à-vis de son ami François Mitterrand (conversation de Roland Dumas avec l'auteur. Dakar. 12 février 1998.) François Mitterrand et Roland Dumas avaient auparavant rencontré les responsables français de la Banque, afin de mettre au point ce scénario de règlemem (conversation de l'auteur avec Maître Jean Loyrette, à l'époque avocat de la Banque. Paris 2 avril 2002).

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