André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume IV. 265 pages
Chapitre 51. — 18 mars 1962 Les accords d'Évian et la fin de la guerre d'Algérie relancent l'espoir d'un renouveau des relations franco-guinéennes
La signature le 18 mars 1962, par les représentants de la France et du gouvernement provisoire de la République algérienne formé par le Front de libération nationale (FLN), des accords d'Évian, et l'instauration dès le lendemain d'un cessez-le-feu en Algérie, avec la perspective désormais possible dans un avenir proche de l'indépendance de l'Algérie, sont accueillies en Guinée de manière très positive, et amènent Sékou Touré à "modifier notre ligne de conduite vis à vis du gouvernement français" en raison du "changement radical" de sa politique algérienne.
Dès le 19 mars, Sékou Touré s'entretient pendant trois heures avec les membres du Bureau Politique National, et annonce publiquement que la politique de la Guinée à l'égard de la France allait être reconsidérée. Il adresse le même jour un message de félicitations au général de Gaulle, saluant l'heureuse conclusion des négociations menées à Évian, et décide l'envoi à Paris d'une délégation ministérielle, qui serait également chargée d'inviter le général de Gaulle à revenir en visite en Guinée. Le lendemain 20 mars, il réunit l'ensemble du corps diplomatique et renouvelle ces mêmes déclarations positives. Le 21 mars, il offre une réception pour fêter cette signature et la fin prochaine de la guerre d'Algérie. Le même jour intervient la signature d'un accord aérien franco-guinéen 239.
Composée d'Ismaël Touré et de Keita Fodéba, la mission ministérielle annoncée attendra à Paris pendant plusieurs jours que le général de Gaulle veuille bien la recevoir. Mais celui-ci reste intraitable :
« Je ne recevrai naturellement pas la “délégation gouvernementale” de Guinée à laquelle je n'ai rien à dire et dont rien ne nous a été communiqué quant à ce qu'elle voudrait me dire. Pour la même raison, je tiens essentiellement à ce que le gouvernement, dans la personne d'aucun de ses membres, ne reçoive le gouvernement guinéen dans la personne d'aucun des siens. Les ambassadeurs suffisent amplement. Encore une fois, c'est le moment, ou jamais, de ne pas nous “attendrir” sur la Guinée de Sékou Touré." 240
D'ailleurs, quelques jours auparavant, le général de Gaulle avait bien marqué les limites de la politique vis-à-vis de la Guinée, craignant que les déclarations de Sékou Touré ne conduisent le Quai d'Orsay à modifier la ligne imposée :
« Je tiens à ce qu'aucun accord sur aucun sujet, même sur l'envoi de vivres par nous à Conakry, ne soit mis en négociation — ni a fortiori conclu — sans mon autorisation personnelle. D'une manière générale, ce n'est pas le moment de nous attendrir sur le cas de Sékou Touré. » 241
Le 1er avril 1962, Sékou Touré fait libérer le pharmacien français Rossignol, incarcéré et condamné en 1960 à 25 ans de prison dans le cadre du "complot pro-français" de 1960. Rossignol revient immédiatement en France, via Dakar. Il s'agit évidemment d'un geste vis-à-vis de la France, provoqué par la perspective de la fin prochaine de la guerre en Algérie. Mais sa libération avait auparavant fait l'objet de longues tractations, à propos notamment de l'envoi en Guinée d'experts financiers, prélude que Conakry semblait considérer comme un "geste" en faveur de Rossignol. Le Premier ministre Michel Debré avait fini par céder à l'avis positif du ministre des affaires étrangères Maurice Couve de Muville et du ministre des finances Wilfried Baumgartner, et surtout à une note positive de l'ambassadeur Pons, en date du 30 juin 1961, affirmant : "Il n'y a plus à redouter la contagion de l'exemple guinéen." (à propos de la sortie de la zone Franc). Mais les négociations n'avançaient pas, et il est probable que Sékou Touré a réellement voulu profiter de l'accord d'Évian pour faire un geste vis-à-vis de Paris. En contre-partie, le gouvernement français libère, en juin 1962, deux Guinéens détenus dans des prisons françaises.
Par ailleurs, dans le contexte créé parmi les pays africains francophones par la perspective de la fin de la guerre d'Algérie, certains chefs d'État tentent de s'entremettre. Ainsi, le président du Niger, Hamani Diori, qui a été reçu en Guinée du 3 au 7 juin 1962, exprime le souhait de s'entretenir avec le général de Gaulle d'une réconciliation entre Paris et Conakry 242.
Cette initiative ne semble pas avoir eu de suite.
Sur le plan des relations franco-guinéennes, l'année 1962 connaît des évolutions parfois contradictoires.
En début d'année, François Mitterrand est venu en janvier passer quelques jours en tant qu'envoyé spécial du journal L'Express, alors quotidien. A cette occasion, Sékou Touré a publiquement prononcé des paroles très positives sur l'éventuelle reprise de relations avec Paris.
Du 9 au 12 mai, par conséquent après les accords d'Évian et la libération de Rossignol, Jean de Lipkowski, député gaulliste et futur ministre de la coopération, accompagné du journaliste Jean Farran de Paris-Match, séjourne à Conakry, se rend à Fria et rencontre à plusieurs reprises Sékou Touré.
Au mois de juin, le ministre des affaires étrangères Béavogui passe quelques jours à Paris.
Le 22 août, après l'attentat du Petit-Clamart contre de Gaulle, Sékou Touré lui envoie un télégramme pour le féliciter d'avoir échappé à cet "acte de lâcheté".
Courant septembre 1962, Sékou Touré fait savoir qu'il envisage d'effectuer un voyage privé en France avant la fin de l'année.
Le 21 septembre, le général de Gaulle reçoit l'ambassadeur de Guinée Tibou Tounkara et lui dit qu'il est prêt à un échange de visites ministérielles pour que commence "une nouvelle période" des relations entre les deux pays.
Le 27 septembre a lieu une journée guinéenne à la Foire internationale de Marseille. L'ambassadeur Tibou Tounkara rappelle dans son allocution les affinités entre les deux pays.
Du 14 au 22 novembre se déroulent à Conakry des négociations franco-guinéennes.
La délégation française est dirigée par Raymond Poussard, directeur général adjoint des relations culturelles, la délégation guinéenne par Ismaël Touré.
Sékou Touré reçoit la délégation le 16 novembre. Ce même jour, c'est la première escale d'un Boeing 707 d'Air-France à Conakry.
Mais lorsque le Conseil national du patronat français (CNPF) compte, fin 1962, envoyer une mission en Afrique de l'Ouest qui serait dirigée par Pierre Calan, président de la commission des échanges avec l'Outre-mer, et qui pourrait s'arrêter à Conakry en décembre, Couve de Murville s'y oppose.
Rare signe positif, le député (Républicain indépendant) André Bettencourt, vice-président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, président du groupe parlementaire d'amitié France-Guinée, se rend à Conakry pour y assister au 6ème congrès du PDG, auquel il est invité personnellement par Sékou Touré. Il y arrive le 29 décembre 1962.
Le même jour, devant la foule des militants rassemblés au Stade du 28 septembre, il déclare notamment :
Quand vos dirigeants attirent votre attention sur la nécessité de liquider le colonialisme, combien ils ont raison ; car le colonialisme, ce n'est pas un phénomène particulier, c'est un phénomène général ; je dirais que malgré les progrès accomplis par la civilisation, il y a un fond de colonialisme qu'il faut extirper. Il y a chez les meilleurs d'entre nous, chez les plus généreux d'entre nous un instinct d'exploitation de l'autre, et c'est bien ce contre quoi nous devons lutter fermement. De sorte que quand vous dites : vive l'indépendance, vive la liberté, pour y arriver, pour l'obtenir, ce devra être une lutte perpétuelle; c'est la lutte du peuple et c'est la lutte de tous les individus eux-mêmes.
Et aujourd'hui, en tant que Président du groupe d'amitié parlementaire français avec la Guinée, je viens vous dire l'admiration que nous avons pour l'effort que vous entreprenez et l'admiration que nous éprouvons, comme celui du peuple, de voir votre gouvernement faire une politique qui s'inspirera de plus en plus du développement commun des peuples du monde.
Figurez-vous qu'à l'Assemblée Nationale française, il y avait un groupe d'amitié parlementaire avec tous les pays, en particulier avec tous les pays d'Afrique, mais il n y en avait pas avec la Guinée. Alors, je me suis dit qu'il fallait qu'à notre Assemblée Nationale, il y ait un groupe de parlementaires, pour que les représentants du peuple de chez nous soient en communion avec les représentants de votre peuple. Ce groupe parlementaire en quelques jours s'est formé avec 180 députés. Je vais le dire aux représentants des autres nations qui sont ici avec nous et avec nous du fond du coeur, mais ceci aussi a un intérêt politique. Ce petit groupe a recueilli aussitôt plus de signatures que les autres n'en avaient recueillies, c'est un signe éloquent de sa vitalité et de l'intérêt porté à votre pays. La représentation du peuple de chez nous suit votre évolution si intéressante et souhaite profondément qu'une coopération se développe dans l'avenir. …" 243
Parmi ceux qui ont été également invités à assister à ce Congrès, quelques personnalités françaises et étrangères. Parmi les Français, Claude Lanzmann, le futur réalisateur du film Shoah, qui a rejoint peu auparavant le comité de rédaction de la revue des Temps Modernes, dont Jean-Paul Sartre est le directeur. 244
Notes
239. Cet accord aérien, signé à Paris, met fin à plusieurs années de difficultés entre le gouvernement guinéen et les compagnies aériennes françaises (Air-France, UTA) qui desservent Conakry et ouvre des perspectives de coopération dans ce domaine. Il est possible que le général de Gaulle n'ait été informé de la conclusion de cet accord qu'après coup, comme le sous-entend la note 3.
240. Note à Michel Debré, 2 avril 1962 (Archives privées Jacques Foccart dossier 470)
241. 31 mars 1962, note à Jacques Foccart (Archives privées Foccart; dossier 470); également mentionnée avec une autre date (2 avril 1962), comme annotation manuscrite du général de Gaulle, citée dans Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard/Jeune Afrique, 1995.
242. "Diori Hamani prévoit un séjour privé en France et souhaite rencontrer plusieurs personnalités politiques, dont le Président de Gaulle, avec qui il souhaite s'entretenir de la situation internationale, et notamment de la normalisation des relations avec la Guinée. Sékou Touré, déçu par les Russes et les Tchèques, souhaiterait renouer avec la France. Il compte sur le soutien de Houphouët pour cela". Juin 1962, courrier du cabinet de la Présidence du Niger adressé au Quai d'Orsay (Direction des affaires politiques. Affaires africaines et malgaches. Sous-série Niger. Dossier 2816 : Relations avec la France. Sous chemise : "Politique étrangère, relations avec la France. Juillet 1960-décembre 1969".
243. "Je ne me souviens même pas de ce que j'ai pu dire alors, car pour la première fois peut-être de ma vie d'homme politique, j'ai ressenti comment on peut être porté par la ferveur de la foule ; j'étais électrisé moi-même par la présentation du président Sékou Touré et les applaudissements d'une foule comme je n'en retrouverai jamais de ma vie. C'est un phénomène incroyable et dangereux, car on se laisse forcément aller toujours plus loin qu'on ne le voudrait : l'appel de la foule a un côté irrésistible. Ce jour-là à Conakry, sous le soleil, c'était l'euphorie…" (lettre d'André Bettencourt à l'auteur, 14 avril 1997). Si André Bettencourt ne se souvient plus de ce qu'il a dit alors, l'auteur a retrouvé le texte de son intervention dans les archives de l'ambassade de France au Sénégal.
244. Claude Lanzmann se souvient essentiellement d'un "très long" discours de Sékou Touré (sept heures, selon lui), d'une intervention "résolument optimiste" de Bettencourt, d'un dîner avec Ben Barka, et … d'une séance douloureuse chez un dentiste allemand, "un ancien nazi, qui m'arracha une dent sans aucune anesthésie". Claude Lanzmann était venu en compagnie d'un boxeur guinéen nommé Seydou Diallo (que l'auteur n'est pas parvenu à identifier davantage). (Conversation de Claude Lanzmann avec l'auteur, Le Thoureil - Maine et Loire, 12 juin 2005).