André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages
Chapitre 28.
1er Octobre 1958. L'incompréhension de Paris
Dès le 2 octobre, jour même de la proclamation officielle de l'indépendance, Sékou Touré envoie un télégramme à René Coty (qui est toujours chef de l'Etat français) et un autre, en termes identiques, au général de Gaulle (qui n'est encore que chef du gouvernement). Il y exprime son espoir de voir s'établir des relations diplomatiques entre les deux pays 263, ainsi que la volonté de sauvegarder et de développer l'amitié et la collaboration fraternelle entre les deux peuples. Il aurait souhaité envoyer une délégation à Paris pour exprimer les mêmes souhaits, mais le Bureau Politique du PDG n'entérine pas cette proposition.
Pour seule réponse de Paris, Sékou Touré reçoit un accusé de réception rappelant que la France ne fait pas obstacle aux arrangements pris à Conakry. Ce document porte la signature de Bernard Cornut-Gentille ; cette attention pourrait satisfaire son ami Sékou Touré, mais BCG est maintenant ministre de la France d'Outre-mer, titre qui déplaît souverainement au leader guinéen, lequel estime que son pays n'a plus aucun lien avec cette entité révolue 264.
De plus, un communiqué publié le 7 octobre à Paris affirme qu'aucune solution ne pourra être élaborée avant que ne soient connues de manière précise les intentions et propositions concrètes de la Guinée, et surtout avant que soit consultée la Communauté, dont plusieurs des nouveaux membres ont souhaité donner leur avis 265.
Sékou Touré feint de croire que la France ne peut à ce stade prendre position parce que la Constitution de 1958 n'a pas encore été promulguée ; dans un discours à la nouvelle Assemblée guinéenne, il trouve même une formule maladroite, mais en apparence pleine de compréhension pour Paris : “Le gouvernement français se trouve juridiquement embarrassé pour répondre à notre message”. Aussi envoie-t-il le 9 octobre un nouveau télégramme précisant qu'après la promulgation de la Constitution (intervenue le 4 octobre), la Guinée attend désormais sa reconnaissance 266 et le démarrage des négociations.
En réponse, une note sur papier sans en-tête, sans formules de politesse et non signée (rendue publique à Paris le 16 octobre, mais qui a dû être envoyée deux ou trois jours plus tôt 267), lui donne acte de ses demandes quant à la reconnaissance de l'“actuel gouvernement de la Guinée” et à la conclusion “éventuelle” d'un accord d'association. Mais elle poursuit en termes peu encourageants :
“Pour que le gouvernement (français) puisse entrer dans la voie que vous souhaitez, vous comprendrez certainement que diverses conditions doivent être remplies au préalable. Celles-ci sont au nombre de trois :
- Il s'agit en premier lieu pour le gouvernement de connaître vos intentions, notamment en ce qui concerne les demandes que vous croiriez devoir formuler quant à ce que pourrait être un accord d'association
- Il s'agit pour lui d'autre part de recueillir les preuves que l'actuel gouvernement de la Guinée pourrait donner quant à ses possibilités d'assurer effectivement les charges et les obligations de l'indépendance et de la souveraineté
- Il s'agit pour lui enfin de consulter les organes de la Communauté, quand ils seront en place, sur le sujet des rapports à établir avec l'actuel gouvernement de la Guinée.” 268
Le 15 octobre, sans se décourager, l'obstiné Sékou Touré envoie un troisième télégramme au général de Gaulle et regrette une “indéniable volonté d'étouffement de notre jeune République”. Il se concentre ensuite sur les problèmes économiques que commencent à entraîner les premières mesures de rétorsion prises par Messmer ; il constate le gel des crédits bancaires, les transferts de fonds publics et privés hors de Guinée, le détournement vers d'autres destinations de marchandises commandées par des entreprises installées dans le pays, “série de mesures destinées à créer, grâce aux difficultés économiques, des troubles sociaux (…) d'une gravité telle qu'il est indispensable que la République soit obligée à très bref délai de prendre les mesures de sauvegarde qu'exige la défense de ses intérêts vitaux”. Sékou conclut en demandant qu'on lui réponde sur son “offre de maintien dans la zone franc, en déclinant par avance les conséquences de tous ordres de l'incompréhension de notre position toute de loyauté et de dignité, et au surplus essentiellement conforme aux intérêts véritables de nos deux pays.”
Cette correspondance provoque chez certains responsables parisiens une réflexion prémonitoire quant à l'avenir de la Guinée et des relations entre les deux pays (on en trouvera un exemple particulièrement net en Annexe 1).
Le 23 octobre, lors d'une conférence de presse, le général de Gaulle est interrogé sur la Guinée 269. Il affirme — avec une certaine condescendance — que : “la Guinée est pour nous un devenir, et nous ignorons lequel. Nous observons ce qu'elle va être et faire sous son actuel conseil de gouvernement, au point de vue de ses tendances, et fréquentations extérieures, et au point de vue surtout de sa capacité d'Etat, s'il arrive qu'un Etat s'y constitue réellement. Nous établirons des relations avec la Guinée en fonction de ce qui se passera dans ces différents domaines. Nous le ferons sans acrimonie, mais sans avoir, je dois le dire, l'absolue certitude que ce qui est aujourd'hui pourra persister demain. Quant aux Français qui sont en Guinée et dont nous savons que jusqu'à présent fort heureusement les vies et les biens ne sont pas en cause, nous ne voyons aucune raison pour qu'ils cessent d'habiter ce pays.”
Sékou Touré réagit aussitôt , à ces déclarations dans un communiqué remis à la presse : “Aujourd'hui Etat souverain, la Guinée est reconnue par trente-six Etats, avec l'espoir que certains Etats occidentaux, ayant, par courtoisie, attendu le geste français, sauront répondre amicalement, à la Guinée… Nous estimons que le problème de la reconnaissance d'un Etat et celui de la conclusion des accords avec cet Etat sont deux choses différentes… Nous pensons avoir fait le maximum pour prouver nos intentions amicales à l'égard de la France, bien que certains milieux français se livrent à une campagne ayant pour but l'isolement de notre pays. La République de Guinée et son gouvernement, soucieux de préserver et de renforcer les bases de l'amitié et de la coopération franco-guinéenne, sont certains que personne mieux que le général de Gaulle ne saura soutenir
avec plus d'autorité une action allant dans ce sens.” 270
Un mémorandum élaboré à Paris est remis le 28 octobre à Sékou par Jean Risterucci ; ce document dresse en trois pages, sur un ton très didactique, le bilan des avantages que la Guinée a déjà retirés de son appartenance à la zone franc et en rappelle le fonctionnement, dont les très strictes obligations limitent considérablement la marge de manoeuvre des partenaires de la France dans des domaines essentiels : émission de monnaie, crédit bancaire, fixation des parités monétaires, contrôle des
changes, passation des accords commerciaux, mise en commun et répartition des devises.
Le 29 octobre, Sékou répond par une “ultime démarche” auprès de de Gaulle. Il demande l'ouverture rapide de discussions bilatérales sur la zone franc, et aussi “la communication tant attendue consacrant la reconnaissance de jure du pays auquel la France a accordé si spontanément l'indépendance. (…) ce geste, auquel nous étions en droit de nous attendre en tout premier lieu, contribuera (…) à assainir l'atmosphère de plus en plus pénible dans laquelle certains milieux, peu soucieux des intérêts supérieurs de la France et de la Guinée, souhaitent enfermer nos relations (…) La Guinée a confiance ; elle sait que cette confiance ne sera pas déçue par la France”.
Ce message sera remis directement au général de Gaulle par Nabi Youla, nommé le 13 octobre envoyé personnel et mandataire spécial à Paris, où cette personnalité guinéenne, un notable soussou, s'est fait apprécier au cours de plusieurs séjours antérieurs 271. Le général y répond le 5 novembre, en faisant précéder sa lettre d'un protocolaire “Monsieur le président” (c'est la première fois) et en la terrninant par sa “considération très distinguée” (c'est également la première fois) :
« Monsieur le Président, j'ai bien reçu votre lettre du 29 octobre et, d'autre part, Monsieur Nabi Youla m'a rapporté ce que vous l'aviez chargé de me dire. Je lui ai précisé, à votre intention, ce qui me semblait devoir être fait par vous si votre désir est d'entreprendre la négociation d'un accord avec la République française et, au cas où cette négociation aboutirait à un résultat positif, comment et pourquoi la nature des futurs rapports entre la Guinée et la France serait déterminée par les termes de l'acco…»
Nabi Youla rapporte par ailleurs ce que le général lui a également dit : la reconnaissance de facto est déjà acquise. Le 14 novembre, Sékou Touré — qui s'est rendu trois jours auparavant chez Risterucci pour y assister à la réception commémorative du 11 novembre — répond à son tour en précisant qu'au delà même du maintien dans la zone franc, la Guinée entend également négocier “en tant qu'État souverain juridiquement reconnu par la France” sur ses besoins dans les domaines culturel, économique, technique, diplomatique, dont “nous entendons rechercher les solutions d'abord avec la France”. La réponse parvient le 22 novembre à Conakry, et on la fait suivre à Accra, où Sékou Touré se trouve alors en visite officielle. Le général confirme, cette fois-ci par écrit, que la reconnaissance de facto est déjà acquise, et que des accords bilatéraux doivent être passés entre des deux pays, mais être ensuite soumis à la Communauté. Il en profite pour annoncer que, “les problèmes concernant les conséquences administratives de la nouvelle situation étant pratiquement réglés”, la mission du gouverneur Risterucci sera réduite à compter du 1er décembre.
Du Ghana, lors de sa première visite officielle à l'étranger, Sékou Touré adresse encore une lettre au général de Gaulle (datée du 23 novembre, elle concerne essentiellement la demande d'admission de la Guinée à l'ONU) et plaide sa cause auprès de l'ambassadeur de France à Accra, Louis de Guiringaud 272. Sur ce point encore, sa démarche est vaine 273.
En dehors de ces correspondances officielles 274, Sékou Touré est en contact avec de multiples parlementaires et amis français. Devant l'Assemblée nationale guinéenne, en décembre 1958, Sékou révèle les multiples démarches parallèles qu'il a engagées :
« Il n'y a pas de groupe politique, économique ou financier pouvant avoir sur le gouvernement de la République française un certaine influence qui n'ait été saisi par le gouvernement de la Guinée, soit par des envoyés spéciaux, soit par correspondance. Individuellement, certains membres du gouvernement français ont également été saisis par des correspondances que je ne veux pas citer ici en raison de leur caractère privé. »
Les milieux d'affaires, en particulier la Chambre de commerce de Conakry, prônent la conciliation et la réconciliation ; à la mi-octobre, son président, Auguste Pouech, se rend à Paris, accompagné de son vice-président, Marc Cénac, qui est aussi président des petites et moyennes entreprises 275 ; avant leur départ, ils ont eu un long entretien avec Sékou Touré et ont obtenu son plein appui pour leur démarche ; dans la capitale
française, où ils restent trois jours, ils ne parviennent pas à être reçus par le général de Gaulle, le seul qu'il faudrait convaincre ; ils laissent finalement un mémoire à Jacques Foccart, qu'ils rencontrent et qui les adresse à Pierre Messmer, de passage à Paris ; celui-ci reste intraitable; à leur retour à Conakry, ils rendent compte du maigre résultat de leur déplacement à
Sékou, qui s'en montre déçu, mais pas surpris. De leur côté, les dirigeants de Pechiney interviennent auprès du général de Gaulle, par l'intermédiaire de Jean Méo, conseiller technique pour les affaires économiques à son cabinet (ce qui n'a aucune chance de succès, voir annexe 5). A la même époque, Sékou reçoit à Conakry l'un des principaux directeurs de Pechiney, Jean Marchandise, et trouve les mots qu'il faut pour tenter de rassurer les hommes d'affaires français. Même le ton du Figaro change, qui écrit le 17 octobre : “Maintenir un moment sous l'eau la tête de M Sékou Touré est compréhensible (…) mais laisser se noyer le leader guinéen et la Guinée, ce serait pis qu'une faute, car il se trouverait quelqu'un d'autre pour lancer la bouée et alors nous aurions perdu sur tous les plans”.
L'hebdomadaire Marchés Tropicaux, proche des milieux d'affaires, prend nettement position pour le réalisme politique : “Voici que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Allemagne de l'Ouest, le Brésil, le Danemark ont, à leur tour, reconnu l'indépendance de la Guinée. La France seule ne l'a pas fait : elle n'en est pas moins engagée par la parole du général de Gaulle et l'accord qu'elle a déjà donné au principe de cette reconnaissance par les pays alliés. Dès le 25 octobre, nous écrivions que le gouvernement français devait, sans délai, reconnaître cette indépendance sans que, bien entendu, fut mise en cause une politique de fermeté vis-à-vis de M. Sékou Touré. M Cornut-Gentille, ministre de la France d'Outre-mer, a déclaré que le gouvernement français demeurerait dans l'expectative jusqu'à ce que la Communauté soit en mesure de se prononcer, et que c'était à la Communauté de décider son attitude à son égard. Le général de Gaulle a, dans leur ensemble, confirmé ces déclarations.
Nous persistons, néanmoins, à penser qu'aucune raison ne s'oppose à la reconnaissance de l'indépendance de la Guinée. L'article 88 permet au gouvernement de la République de prendre cette mesure. Car la Guinée n'a jamais fait partie de la Communauté telle qu'elle est prévue par l'article 86. Tout milite, au contraire, en faveur de cette reconnaissance ; des raisons d'ordre politique : un poste d'observation à l'égard des manoeuvres du Ghana est souhaitable à Conakry ; l'attitude de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis doit faire réfléchir ; des raisons d'ordre économique : comme nous l'écrivions la semaine dernière, le problème fondamental est de savoir si la Guinée restera ou non dans la zone franc. De là, découleront des conséquences déterminantes pour son avenir. Il faut dès maintenant savoir ce que l'on veut. … Mais, en même temps, il faut organiser la Communauté à la mesure de l'Afrique noire. ll faut que les nouveaux Etats se groupent et manifestent leur volonté et leur vitalité. C'est de leur union — soutenue avec force et avec générosité par la métropole — et de la puissance d'attraction qu'elle dégagera, que dépendra l'avenir du visage de la France en Afrique noire.” 276
Devant cette argumentation, Houphouët-Boigny réagit fermement : “Après le chantage à l'indépendance, on va nous faire le chantage à l'aide américaine ou à l'aide soviétique. Nous ne nous y laisserons pas prendre. On laisse entendre qu'à Paris, de puissants intérêts font pression pour une politique de faiblesse, de concession à l'égard de la Guinée. Je n'ose y croire. Si cette politique triomphait, si la France donnait une préférence à ceux qui ont choisi la sécession contre ceux qui ont choisi la Communauté, alors la sécession guinéenne ferait tâche d'huile. ” 277.
Certains responsables tenteront encore de s'entremettre. François Mitterrand en particulier met en cause avec vivacité la réaction française ; Gaston Defferre effectue une vaine démarche auprès du Général ; bien d'autres, de tous les bords politiques, sont également sollicités par Sékou Touré. Georges Bidault déclare en 1959, au cours d'un débat sur la politique algérienne, qu'“il est de plus en plus difficile de comprendre pourquoi lorsque la Guinée dit ‘Non’, c'est pour toujours, alors que lorsque l'Algérie dit ‘Oui’, c'est jusqu'à la prochaine fois”.
D'autres au contraire pensent qu'il faut faire un exemple et montrer aux territoires qui ont voté ‘Oui’ qu'ils ont fait le meilleur choix. Selon plusieurs témoins, la volonté du général de Gaulle est parfaitement claire : “Il voulait un exemple retentissant d'échec pour impressionner les autres ; je puis témoigner de ce que le nécessaire fut fait et que Sékou porta pendant plus de quinze ans un chapeau que sa grande gueule attribua longtemps à son seul génie révolutionnaire. Le Général, qui ne l'aimait pas, ne se départit jamais de sa ligne et fit de la Guinée un repoussoir”. 278.
Certes, l'attitude guinéenne intéresse certains milieux. Une association France-Guinée se crée à l'initiative d'Alioune Diop, fondateur de Présence Africaine ; le 31 décembre 1958, elle tient sa première réunion au siège de la librairie, 42 rue Descartes 279. Une “Quinzaine anticolonialiste” est organisée — à la salle de la Mutualité à Paris — par des associations d'étudiants africains ; la première séance a lieu le 9 février 1959, en présence de Jean Suret-Canale (il rejoindra la Guinée peu après), de Jean Rous et de Jean Bruhat ; elle est consacrée à un historique de la
colonisation, et le cas guinéen est largement évoqué ; les réunions suivantes sont interdites. Le 25 mai 1959, le Cercle France-Afrique, que préside Monique Cazaux, reçoit au restaurant parisien “La Coupole” le correspondant du Monde, André Blanchet, qui présente ses “Impressions de Guinée”.
Mais en France, l'opinion publique s'intéresse assez peu à ces débats et la ferme position du général de Gaulle est assez largement partagée. De son côté, en Guinée, Sékou Touré bénéficie d'un soutien unanime, les messages de sympathie se multiplient, les missions étrangères de bonne volonté se succèdent, les propositions d'aide se précisent. Aucun des deux protagonistes ne ressent donc impérativement le besoin de modifier sa position.
Finalement, par une lettre du 22 novembre 1958 (signée par le général de Gaulle lui-même), Paris accepte que s'ouvrent les négociations sur le maintien de la Guinée dans la zone franc et laisse entrevoir une reconnaissance officielle après la conclusion de ces textes ; le 29 novembre, Robert Isaac Bargues, inspecteur général des Affaires d'Outre-mer et directeur du contrôle financier (et ancien haut commissaire à Madagascar), se rend de nouveau à Conakry (il y a déjà effectué une première brève mission) et y établit un projet d'accord, qui est approuvé par Paris le 2 décembre.
La veille, 1er décembre, la conférence nationale du PDG a pourtant adopté un texte très dur, assurant le gouvernement guinéen de son appui “dans la décision à prendre face à l'attitude surprenante et mesquine du gouvernement français, caractérisée par un esprit rétrograde et colonialiste”, et lui demande de “'prendre les dispositions nécessaires pour pallier les conséquences d'une sortie éventuelle de la zone Franc, en particulier par la création d'une banque nationale d'émission”.
En dépit de ce soubresaut, les deux délégations poursuivent leurs travaux et négocient deux autres protocoles, l'un portant sur la coopération technique et l'autre sur les échanges culturels. Les “compte-rendus des entretiens” sont signés le 13 décembre. Mais quand un nouveau télégramme de de Gaulle propose, le 19 décembre, que Bargues revienne pour mettre au point la signature des trois textes, Sékou Touré demande, le 24 décembre, que ces textes soient signés, non plus par les chefs des deux délégations, mais par les deux chefs de gouvernement en personne ; ou alors, que la France reconnaisse au préalable la Guinée.
C'est de nouveau l'impasse, et la délégation française regagne Paris. Sékou expédie un autre télégramme expliquant que désormais, la Guinée ne négociera plus avec le ministère de la France d'Outre-mer, mais avec le seul ministère des Affaires étrangères. Il n'est plus question d'association, mais de coopération. Ce message au ton très négatif est remis par Nabi Youla au général de Gaulle le 29 décembre.
Cependant, le 5 janvier 1959, Nabi Youla fait savoir que Conakry renonce à ses exigences. Sékou explique que la Guinée étant maintenant membre des Nations Unies, sa reconnaissance par la France n'est plus un préalable à la signature de textes techniques. Le 7 janvier, les trois protocoles d'accords préparés peuvent donc être signés à, l'Hôtel Matignon à Paris ; du côté français par André Malraux, ministre d'Etat à la présidence du Conseil, Antoine Pinay, ministre des finances, et Jean Berthoin, ministre de l'éducation nationale 280 ; du côté guinéen, par Alioune Dramé, ministre des finances, Barry Diawadou, ministre de l'éducation nationale, et Moussa Diakité secrétaire d'État à la fonction publique 281. La délégation guinéenne est reçue par le général de Gaulle, qui se trouve encore à l'Hôtel Matignon, mais s'installera à I'Elysée quelques jours plus tard. Elle rend également visite au président de Pechiney, Raoul de Vitry, et pour rencontrer divers leaders africains présents à Paris (Ahidjo du Cameroun, Denise de la Côte d'Ivoire).
Pour des raisons tactiques, Sékou Touré tient visiblement à désamorcer l'hostilité de Paris, car dans l'ensemble, ces trois textes donnent l'avantage aux positions françaises et imposent à la Guinée des obligations très strictes.
La Guinée restera dans la zone franc, ce qui implique pour elle une discipline rigoureuse en matière de monnaie comme de commerce extérieur 282. En vertu du second protocole, une assistance technique et administrative sera fournie à la Guinée dans le domaine de la recherche appliquée, de la formation technique et du fonctionnement des services publics ; l'Institut des Fruits et Agrumes Tropicaux (IFAT, anciennement IFAC pour “Coloniaux”) et la Mission d'Aménagement Régional de la Guinée (MARG), qui l'un et l'autre étaient déjà implantés avant l'indépendance, continueront à fonctionner. Le protocole sur les échanges culturels assure une large place au français, qui demeure la langue officielle ; les programmes français resteront valables dans les établissements guinéens, sous réserve d'adaptations pour l'histoire, la géographie, les sciences naturelles ; la France fournira des enseignants dans le primaire, le secondaire et le technique ; des garanties de fonctionnement sont données aux établissements privés existant avant l'indépendance. Pour les enseignants comme pour la coopération technique, la Guinée s'engage à ne recourir à des pays tiers que si Paris n'est pas en mesure de répondre positivement. On peut pressentir que ces accords seront difficiles à respecter ; de fait, ils ne le seront pas durablement. Mais la voie est ainsi ouverte à la reconnaissance de jure.
Le 15 janvier 1959, à l'occasion de la publication de ces textes, Sékou Touré envoie au général de Gaulle, devenu le 8 janvier président de la République française, un télégramme chaleureux, auquel le nouveau chef de l'État français répond très cordialement 283. Le même jour, Paris et Conakry annoncent l'établissement de relations diplomatiques et un prochain échange d'ambassadeurs 284. En attendant, des chargés d'affaires seront nommés. Le 21 janvier, le gouvernement français donne son agrément à la nomination de Nabi Youla comme antbassadeur de Guinée 285. Le même jour, à 11 heures 45, le général de Gaulle reçoit Francis Huré, venu de l'ambassade de France à Londres et nommé chargé d'affaires en Guinée ; fait qui n'est probablement pas dû au hasard et qui n'est pas sans signification : Félix Houphouët-Boigny assiste à l'entretien. Le lendemain, Francis Huré 286 part pour Conakry ; Paris souhaite en effet qu'il s'installe avant son collègue britannique, déjà annoncé ! Quant à Nabi Youla il présente ses lettres de créance au général de Gaulle le 24 février à 12 heures 30.
C'est Diallo Telli, revenu pour quelque temps de New York, qui accueille Francis Huré à l'aéroport et l'emmène tout de suite (avec son collaborateur Robert Duvauchelle, arrivé en même temps que lui), chez Sékou Touré, qui les reçoit aimablement et donne tout de suite rendez-vous au chargé d'affaires pour le même jour dans l'après-midi. A 16 heures, comme convenu, il reçoit Huré longuement et aimablement 287. Peu après, Francis Huré affirme devant la Chambre de commerce de Conakry que les relations évoluent dans un “esprit de coopération”.
Le cadre juridique semble en place. Mais ces quatre mois de tensions et d'espoirs déçus, de tergiversations inutiles, de maladresses calculées et de rebuffades volontaires, cependant que s'accomplit sur place le démantèlement ordonné de la présence française, laisseront de profondes traces psychologiques chez Sékou Touré, angoisseront les 4.500 Français qui demeurent encore en Guinée 288, auront des conséquences pratiques très négatives et augurent mal de la timide coopération qui s'instaure. Hélas, les faits donneront vite raison aux pessimistes 289.
Dès le 27 janvier 1959, dans une interview à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, Sékou Touré déclare que “tandis que la Guinée a opté pour son indépendance, les chefs politiques des autres territoires africains ont choisi le passé, mais les peuples ne les suivront pas longtemps. Le processus de dissolution a commencé il y a longtemps, et la France perdra tous ses territoires africains … Le général de Gaulle n'a pas voulu comprendre qu'il ne s'agit pas de sa personne; sa personne n'est pas en cause chez les millions d'Africains qui aspirent à vivre dans un Etat qui est le leur et dont ils assument la gestion. Le général est un grand homme qui mérite respect. Je lui témoigne le respect qui lui est dû. Mais cela n'est pas une raison d'approuver sa politique … Je lui ai dit ce qui était à dire et que personne ne lui avait dit avant son arrivée à Conakry. Ensuite, nous avons procédé à des élections, et c'est tout. C'est cela, la démocratie.” 290.
Fin 1959, l'ancien gouverneur et futur ambassadeur Guy Georgy, alors chargé des affaires économiques et du plan en AOF, est envoyé à Conakry par Pierre Messmer pour évaluer la situation. Il rencontre Sékou Touré, écoute et semble avoir compris ses arguments et ses objectifs, en rend compte à son retour à Pierre Messmer qui, intéressé, dit qu'il en parlera au
général de Gaulle. Celui-ci se borne à répondre :
— Ça suffit, Messmer, votre Sékou Touré n'est qu'un crachat. 291
Les malentendus, les désaccords, les controverses, les querelles et les dissensions entre la Guinée et la France se succéderont désormais presque sans interruption jusqu'en 1975, alternant seulement avec de brèves accalmies.
L'application des trois protocoles du 7 janvier 1959 a rapidement donné lieu à des difficultés. Pas de recrutement d'enseignants et d'experts, pas de notification des accords commerciaux, pas de préférence pour la France dans le recrutement d'experts. Paris proteste ; un diplomate de haut rang réputé pour ses sympathies progressistes et son talent de négociateur, Stéphane Hessel 292, est envoyé à Conakry; il est reçu par Sékou Touré de manière amicale et rentre en estimant que le dialogue reste possible. Fin avril, Paris souhaite l'ouverture d'un dialogue et le fait savoir au gouvernement guinéen ; le 15 mai, Sékou propose l'ouverture de négociations sur l'ensemble des questions rentrant dans le cadre des protocoles. La négociation débutera un mois plus tard.
Du côté français, c'est Roger Seydoux de Clausonne, directeur général des affaires culturelles et techniques au ministère des affaires étrangères, qui dirige la délégation 293. Il est reçu la veille de son départ par de Gaulle.
— Mais qu'espérez-vous donc obtenir précisément en Guinée ?”, l'interroge le général, ouvertement sceptique, mais qui n'a pas fait d'objections à cette mission.
Seydoux répond qu'il voudrait compléter les accords de janvier par un protocole. La réplique du général est ironique :
— Un protocole ? Monsieur l'ambassadeur 294 veut négocier un protocole.… Avec un communiste orgueilleux … Avec un nègre marxiste… Enfin allez-y, je vous souhaite bien du plaisir. Mais souvenez-vous, il s'agit d'une négociation technique, pas d'une mission politique 295.
Les négociations s'ouvrent le 15 juin ; Mamadi Kaba, membre du BPN et secrétaire général de l'Union Syndicale des Travailleurs de Guinée fait face à Roger Seydoux, mais, à l'amusement de la délégation française 296, il y a également un “Seydou” dans la délégation guinéenne! Mamadi Kaba affirme qu'il ne traitera de l'application des protocoles qu'après avoir procédé à l'examen du contentieux franco-guinéen résultant de l'accession à l'indépendance de la Guinée. Dix questions contentieuses sont présentées par la Guinée. La délégation française accepte de les examiner, bien qu'elles n'aient pas figuré dans la note guinéenne du 15 mai, et qu'elle pensait, avant de discuter des protocoles de janvier 1959, traiter du contentieux né de l'indépendance. Sur sept points, un accord apparaît rapidement possible (avals donnés à la Caisse Centrale de Coopération économique par l'ancien Territoire de la Guinée ; dépenses engagées et non liquidées au moment de l'indépendance ; contentieux des affaires militaires ; contentieux douanier ; contentieux postal, ferroviaire et aéronautique ; restitution d'archives et de documents); en revanche, trois points restent litigieux : les comptes de deux Trésors ; les pensions militaires ; les pensions civiles 297.
La négociation est interrompue le 25 juin, et la délégation française repart, proposant que les négociations reprennent en juillet. La délégation française revient en effet le 27 juillet, une semaine avant la conférence de Monrovia, à laquelle doit assister une délégation du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Roger Seydoux est chargé de faire savoir d'emblée qu'une reconnaissance du GPRA “pèserait d'un poids particulièrement lourd” sur l'avenir des relations franco-guinéennes. Sékou Touré se montre évasif. Seydoux ajoute que les accords auxquels les deux délégations pourraient aboutir seraient définitifs seulement lorsque la position de la Guinée serait précisée et jugée acceptable.
La négociation reprend le 1er août. Seule la question des pensions civiles reste non résolue au 5 août. A Monrovia, Ismaël Touré déclare que la Guinée n'a pas à “reconnaître” le GPRA qui préexistait à l'indépendance, mais qu'elle allait ouvrir des négociations en vue de l'échange de représentants diplomatiques. Roger Seydoux reçoit instruction de dire à
Sékou Touré que faute d'assurances sur les relations diplomatiques entre la Guinée et le GPRA, les discussions seraient interrompues. N'ayant pas reçu de réponse, la négociation est de nouveau arrêtée et la délégation française repart à Paris le 12 août.
A Paris, le général de Gaulle annote le compte-rendu de Seydoux, et relève en particulier le coût des mesures qui satisferaient les revendications guinéennes :
— Ces propositions sont chères ; nous ne pouvons pas faire cela pour la Guinée, par égard aux Africains qui nous sont restés fidèles.
Il n'y aura pas de troisième voyage de Roger Seydoux à Conakry 298.
Notes
263. La Guinée est reconnue ce même jour par le Liberia, le Ghana (mais la reconnaissance de jure attendra novembre) et la Bulgarie, le lendemain par l'Égypte et le Gouvernement provisoire de la République Algérienne (GPRA), le 5 par l'Union soviétique, le 8 par la Tunisie et par la Chine populaire. Avant fin octobre, plus de vingt pays l'ont officiellement reconnue, parmi lesquels le Maroc, l'Éthiopie, la Libye, le Soudan, l'Irak, le Chili, le Venezuela, la Suède, et tous les pays communistes à l'exception de la Pologne. En dépit des efforts de Paris, le Royaume-Uni reconnaîtra la Guinée le 31 octobre, les États-Unis en feront de même le 2 novembre, rapidement suivis par l'Italie et l'Allemagne fédérale. Au 1er décembre, 60 pays ont reconnu la Guinée, parmi lesquels Israel et l'Afrique du Sud. Sékou Touré peut déclarer à l'Assemblée nationale, le 27 novembre, que “les fenêtres de la Guinée sont désormais ouvertes sur le monde”. Le 12 décembre, à l'Assemblée générale de l'ONU, alors que la France seule s'abstient (comme elle l'a fait deux jours auparavant au Conseil de sécurité, évitant ainsi le veto que son vote négatif eût signifié), les 80 pays membres se prononcent en faveur de l'admission de la Guinée aux Nations-Unies.
264. A Paris, tout le monde ne partage pas ce point de vue. Le 10 octobre 1958, Cornut-Gentille envoie à Messmer une note (que le général de Gaulle a vue) disant : “Le ministère de la FOM reste l'interlocuteur normal. Risterucci doit se comporter non pas en ambassadeur mais en fonctionnaire d'autorité. Ses télégrammes sur les ‘états d'âme’ de son interlocuteur ne présentent que peu d'intérêt et négligent l'aspect du problème le plus essentiel : obliger le gouvernement de la Guinée à se découvrir.” (archives Michel Debré, carton 197)
265. Certains pensent même pouvoir encore préserver le caractère fédéral de la Communauté et éviter la balkanisation, tout en hésitant sur la formule à adopter. Ainsi, le 10 octobre, Cornut-Gentille rédige (on ne sait à l'intention de qui …) une note de réflexion : “Ne pas maintenir un lien au moins partiel entre les territoires serait très dangereux pour nos intérêts, nuisible à l'équilibre des territoires, un leurre en raison de l'interpénétration déjà acquise ; la formation d'une fédération de l'AOF avec assemblée législative et exécutif fédéral serait encore plus dangereuse pour nos intérêts, précipiterait l'indépendance sous sa forme extrémiste, et serait périlleuse pour les territoires en raison des luttes d'influence. Alors, que faire ? Il faut au minimum maintenir le Grand Conseil (de l'AOF)”. (Archives Michel Debré. Carton 197).
266. Selon certains témoignages, notamment celui de M. Dequecker dans sa conférence déjà citée, Sékou Touré aurait, le 2 octobre, différé de quelques heures l'annonce des premièr:s reconnaissances officielles par d'autres Etats dans l'espoir de pouvoir annoncer en premier une reconnaissance par Paris. Le 9 octobre, cet espoir a évidemment disparu.
267. La plupart de ces notes et télégrammes figurent notamment dans le n°193 de la revue Révolution démocratique africaine, “Évolution des rapports franco-guinéens” (Conakry, octobre 1982). Les dates de ces correspondances, ultérieurement rendues publiques à Conakry comme à Paris, ne concordent pas toujours, selon que l'on s'en tient aux dates de la rédaction, de la signature, de l'expédition ou de la remise au destinataire. Le fait que les notes remises à Sékou étaient souvent, comme il tient à le préciser, sans en-tête et non signées, peut très bien venir du fait qu'il n'avait en mains que les copies transmises par télégramme, et non les originaux, qui parvenaient à Conakry entre les mains de Risterucci par avion. Sékou lui-même fait d'ailleurs état de deux messages du général de Gaulle (en date du 21 octobre) signés du directeur de cabinet du général, et de la lettre du 22 novembre, signée par le général lui-même.
268. Marchés Tropicaux, 25 octobre 1958. On notera l'usage répété de la formule péjorative … et quelque peu inquiétante : “l'actuel gouvernement de la Guinée”. Cette note semble en fait
retranscrire le texte d'un télégramme puisque Sékou Touré y réagira en disant : “Ce télégramme, non seulement passe à côté du problème, mais encore veut s'intéresser à nos affaires intérieures, comme si la Guinée était encore une colonie française.” (cité par Sylvain Soriba Camara, ouvrage cité, page 150).
269. Par mesure de précaution, Risterucci a envoyé un télégramme à Cornut-Gentille qui le montre au général de Gaulle, conseillant d'éviter l'emploi public du terme de “démocratie populaire” à propos de la Guinée, cette expression étant déjà etnployée dans certains couloirs parisiens. (archives Michel Debré. Carton 197)
270. Afrique Nouvelle, n° 586, 31 octobre 1958
271. Voir en annexe le témoignage de Nabi Youla. Nabi Youla aura été reçu un assez grand nombre de fois par le général de Gaulle, ce qui, vu les circonstances, est assez exceptionnel ; voici les dates, telles que notées par la Fondation Charles de Gaulle :
- à Matignon, le 13 octobre
- le mercredi 5 novembre 1958 à 9h30 à l'Élysée
- le lundi 29 décembre 1958 au matin, le mardi 30 décembre 1958 à 16 heures (avec Jacques Foccart)
- le mardi 6 janvier 1959 à 17 heures (pour 5 minutes)
- le mardi 24 février 1959 à 12 heures 30 (pour la présentation des lettres des créance)
- le mardi 28 mars 1961 à 11 heures (c'est sa visite d'adieu)
Il est remplacé par Tibou Tounkara comme ambassadeur à Paris, mais reste ambassadeur en République fédérale d'Allemagne, poste auquel il a été nommé en janvier 1959 en même temps qu'ambassadeur en France, où il restera jusqu'en 1962, et où il sera nommé de nouveau en 1965).
[Note. Nabi Youla démissionna et déserta le régime de Sékou Touré en 1967 (?). Il s'établit au Zaire, actuelle République Démocratique du Congo, jusqu'à la mort de Sékou Touré. Il exerça la fonction de conseiller du président Lansana Conté, le tombeur du régime du PDG. — Tierno S. Bah]
272. Sur ces entretiens d'Accra, ainsi que sur l'ensemble de la procédure d'admission de la Guinée aux Nations Unies, à laquelle la France cherchera à s'opposer de toutes les manières, on se reportera à notre ouvrage Diallo Telli, le destin tragique d'un grand Africa. Paris, Jeune Afrique Livres, collection Destins, 1990.
273. Sur ces correspondances concernant l'admission de la Guinée à l'ONU, voir le chapitre 34 qui y est consacré.
274. Dont Jacques Foccart révèle dans son livre d'entretiens déjà mentionné que c'est la plupart du temps lui-même qui les transmettait au général de Gaulle après les avoir reçues de Nabi Youla (sauf quand celui-ci voyait directement le général) ; chacun des deux intermédiaires, d'après Foccart, atténuait un peu la tonalité des conespondances échangées et “mettait de l'huile partout chaque fois que quelque chose pouvait grincer”! En tout état de cause, Jacques Foccart affirme que le dossier des relations franco-guinéennes s'est dégradé lorsque le Quai d'Orsay a été amené à s'en occuper après la signature des accords de janvier 1959. “Des relations diplomatiques de style classique se sont établies ; l'ambassadeur (…) relevait tout ce qui n'allait pas, et le Général réagissait. Bref le climat a complètement changé à partir du moment où le circuit est devenu un circuit officiel du ministère des Affaires étrangères.” Jacques Foccart est pourtant fonnellement mis en cause par Pierre Messmer, qui affirme que celui-ci avait comme objectif de “faire sauter Sékou Touré évidemment” (entretien avec Valéry Gaillard pour le film Le jour où la Guinéç a dit non, Films d'Ici, 1998). Voir aussi le chapitre 42 sur “le complot pro-français”.
275. Les industriels, planteurs et commerçants (français et franco-libanais, essentiellement) qu'ensemble ils représentent, interviennent pour 90 %, dans le commerce du territoire (Marchés Tropicaux, 18 octobre 1958). Marc Cénac est arrivé en Guinée en 1947 comme adjoint au représentant de POMONA, importante société française spécialisée dans le négoce des fruits et légumes, afin de créer une station fruitière. Démissionnaire en 1951, il monte sa propre affaire et devenait l'un des plus importants planteurs de bananes et d'ananas du territoire ; mais il importe aussi des bières, du cognac, de la farine, des vins, etc., et possède la station-service Shell au kilomètre 4. Président d'une coopérative de planteurs, vice-président de la Fédération bananière et fruitière de Guinée, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises de Guinée, il est également vice-président de la Chambre de commerce de Conakry. Ses relations avec Sékou Touré étaient courtoises (bien qu'il l'eut un jour, en 1953, bien avant l'indépendance, mis à la porte de son bureau après lui avoir refusé de reprendre à son service un cadre militant du PDG qu'il avait licencié), et il resta actif en Guinée jusqu'en mai 1971 date à laquelle, par prudence, informé du déroulement des événements sur place, il décida de ne pas y retourner. Mais la véritable vocation de Marc Cénac était artistique : peintre et sculpteur, il a réalisé depuis son adolescence des centaines d'oeuvres, dont une partie est actuellement exposée dans sa fondation de Soues-Tarbes. Plusieurs de ses peintures étaient inspirées par la Guinée, mais elles ont été confisquées par l'armée guinéenne (divers entretiens de l'auteur avec Marc Cénac, notamment à Paris le 17 mars 2003). Marc Cénac est décédé en juillet 2004.
276. Marchés Tropicaux, 8 novembre 1958. Cet article est paru sous le titre “L'indépendance de la Guinée doit être reconnue sans tarder”.
277. Déclaration à l'hebdomadaire Carrefour, 15 octobre 1958
278. Lettre de Guy Georgy à l'auteur (12 août 1984 ). Voir aussi l'annexe 6 du chapitre 29.
279. Le bureau comprend Christiane Diop (présidente), Thomas Diop (chercheur au CNRS), Françoise Robinet (une religieuse qui vient de quitter son couvent et travaille à la librairie), Edouard Glissant (l'écrivain antillais qui vient d'obtenir le prix Théophraste Renaudot pour son livre La Lézarde), l'étudiant dahoméen [béninois] Louis Sénainon Béhanzin (qui rejoindra Conakry peu après et y occupera d'importantes fonctions dans les domaines de l'éducation, de l'information et de l'idéologie), l'écrivain et ancien Premier ministre malgache Jacques Rabermananjara, Georges Fischer (roumain d'origine, cadre de la Fédération Syndicale Mondiale, qui vient d'être reçu par Sékou Touré à Conakry, où il a séjourné du 15 au 18 décembre)… On parle de l'économiste François Perroux (président de l'Institut d'études du développement économique et social - IEDES) comme futur président de l'association, ce qui ne se fera pas. Ce sera finalement Henri Laugier, secrétaire général adjoint des Nations-unies, qui en prendra la présidence après sa retraite. Une autre association d'amitié France-Guinée sera créée par l'auteur en 1980, après son retour de Guinée. Il existe par ailleurs une association France-Guinée qui regroupe essentiellement d'anciens Français de Guinée y ayant résidé à l'époque coloniale ou peu après.
280. On remarquera que le ministre des affaires étrangères, Maurice de Murville, n'est pas parmi les signataires, de même que Bernard Cornut-Gentille, dont le ministère de la France d'Outre-mer disparaîtra d'ailleurs quelques jours plus tard. Le 14 janvier, la responsabilité des relations avec la Guinée est confiée au Quai d'Orsay.
281. La délégation, arrivée la veille a été accueillie par l'ambasssadeur Nabi Youla, Jacques Foccart et le chargé d'affaires du Liberia, Fernandez. Elle est descendue à l'hôtel Lutetia, et profite de son séjour pour acheter des costumes chez le tailleur Hérold, Boulevard Saint-Martin.
282. Le 15 janvier 1959, un porte-parole du gouvemement guinéen précisera cependant que “la Guinée se félicite de rester pour le moment dans la zone franc, mais elle se réserve le droit de la quitter si les études économiques révèlent qu'il serait plus avantageux d'adhérer à une autre zone monétaire.”
283. En voici les textes : « A l'occasion de la publication des accords franco-guinéens, nous avons l'honneur de vous prier d'accepter les voeux ardents du gouvernement et du peuple de la Guinée pour le succès de votre haute mission. Nous espérons que votre septennat permettra, en même temps que la grandeur de la France, le resserrement des liens de coopération et d'amitié de nos deux pays.» « Très sensible à votre message, comme vous-même j'exprime ma satisfaction des protocoles réglant nos rapports. Je vous adresse mes meilleurs voeux pour la République guinéenne, reconnue par la République française, et je souhaite que se resserrent les liens de coopération entre la Guinée et la France. Considération très distinguée ».
Il est intéressant de voir que le général de Gaulle emploie la formule : “la République guinéenne, reconnue par la République française.”
284. Il s'est pourtant produit, peu auparavant, quelques incidents que Paris et Conakry minimiseront finalement : le 11 janvier, le haut-commissariat de France à Dakar accuse dans un communiqué les autorités guinéennes d'avoir, les 9 et 10 janvier, utilisé la force pour amener le drapeau français et faire évacuer le camp Mangin [devenu Camp Samori] par le détachement chargé de liquider les biens de l'armée française en Guinée. (voir le témoignage de Gaston Boyer en Annexe 3)
285. Celui-ci est alors installé dans son appartement personnel 15 rue Chaudron, dans le 10ème Arrondissement, près de la gare du Nord. Cette adresse restera plusieurs mois encore le siège de la représentation diplomatique guinéenne, jusqu'à son installation d'abord au 9 de la rue Léon Delhomme dans le 15ème arrondissement, puis au 51 rue de la Faisanderie dans le 16ème arrondissement. Nabi Youla continue aussi à utiliser pendant quelque temps son bureau du Centre de coopération agricole au 129 boulevard Saint-Germain.
286. Alors que Conakry nomme immédiatement un ambassadeur en titre, Paris laissera longtemps des chargés d'affaires en Guinée, avant d'y nommer des ambassadeurs en titre. Pierre Siraud remplacera Francis Huré six mois plus tard avec le même titre (limitatif) de chargé d'affaires ; nommé le 29 juin, Siraud prend son temps pour rejoindre la Guinée ; Sékou Touré insiste pour qu'il gagne Conakry le 13 juillet par l'avion régulier de l'UAT : il voulait le voir avant son propre départ pour Monrovia. Mais finalement l'avion de Sékou décolle au
moment même de l'arrivée celui de Siraud. L'histoire des relations entre Conakry et Paris est dès ce moment-là faite de beaucoup de ces petites vexations. L'ambassadeur Louis Pons, nommé en mars 1961, rejoindra son poste de Conakry à bord du paquebot Général Leclerc en avril (soit plus de deux ans après que son homologue Nabi Youla (qui vient d'être remplacé par Tibou Tounkara) se fut installé à Paris. En 1975, les deux présidents Valéry Giscard d'Estaing et Sékou Touré décideront de nommer tout de suite des ambassadeurs, et non pas, comme le veut la tradition, des chargés d'affaires qui doivent préparer l'installation ultérieure d'un chef de mission.
287. On notera que Paris, faisant preuve de perspicacité, a nommé à l'ambassade de Conakry des diplomates de carrière et non d'anciens agents de la France d'Outre-mer, comme ce sera souvent le cas, à partir de 1960, dans les ambassades ouvertes dans les pays africains nouvellement indépendants. En revanche, aucun des chargés d'affaires ou ambassadeurs qui serviront en Guinée de 1959 à 1969 date de la rupture, n'a pas d'expérience africaine antérieure. C'est le cas de Francis Huré, de Pierre Siraud, de Jean-Louis Pons et de Philippe Koenig, comme d'ailleurs de l'auteur lorsqu'il prendra ses fonctions en 1976.
288. Il y en avait plus de 6.000 avant l'indépendance. Certaines sources font même état de 25.000, mais ce chiffre, peu crédible, comprend alors sans doute des double-nationaux.
289. Voir une autre note prérnonitoire — et également anonyme — en Annexe 4.
290. Le texte complet de cette interview, traduit en français, figure en annexe à ce chapitre.
291. Voir Annexe 6 du chapitre suivant.
292. Stéphane Hessel, un ancien des Forees françaises libres, est alors chef du service de la coopération technique au ministère des affaires étrangères ; peu après sa mission en Guinée, il sera nommé directeur de la coopération avec la Communauté et l'étranger au ministère de l'éducation nationale.
293. Compte tenu du caractère essentiellement financier du contentieux, c'est le directeur des affaires économiques et financières du Quai d'Orsay, Olivier Womser, qui avait été
initialement pressenti. Celui-ci prétextera la crainte du paludisme pour refuser une mission qu'il redoutait à juste titre comme difficile.
294. Roger Seydoux de Clausonne a été Haut commissaire et à Tunis ; par la suite il sera nommé ambassadeur au Maroc, puis représentant permanent auprès des Nations Unies.
295. Quelques mois plus tard, après que Fidel Castro eût pris le pouvoir à Cuba, de Gaulle dira à Seydoux : “Vous voyez que j'avais raison : Sékou Touré est bien un communiste, je l'ai vu à la télévision avec Fidel Castro !”
296. Celle-ci comporte également deux diplomates, Raymond Poussard et Georges Gaucher, ainsi que deux représentants du ministère des finances (direction du Trésor) et un de celui des anciens combattants.
297. Pour l'année 1959, ces deux derniers postes représentent trois milliards de francs.
298. Tous ces détails ont été donnés à l'auteur lors d'une conversation avec Roger Seydoux tenue au domicile parisien de ce dernier le 17 avril 1985.