Paris, Maspéro, Coll. Cahiers libres, 1964. 205 pages
En 1962, l'histoire africaine interne fut dominée par deux évènements
: la conférence politique de Lagos et la conférence syndicale
de Dakar, toutes deux en janvier, c'est-à-dire un an après
la rédaction de la Charte de Casablanca et moins d'un an après
la création de la Fédération syndicale panafricaine
en mai 1961. Elles marquent l'une et l'autre la volonté de l'Afrique
''modérée" d'arriver à une unité africaine,
alors que jusque-là, elle y était opposée. Elles marquent
également sa volonté de diriger cette unité, donc d'en
ravir au groupe de Casablanca et à l'U G.T.A.N. de Conakry le leadership.
La Guinée, ainsi d'ailleurs que les autres membres du groupe de Casablanca,
n'assista ni à l'une ni à l'autre des conférences,
à celle de Dakar sans fournir de raison, à celle de Lagos
en prétextant de la non-invitation du G.P.R.A. Toutefois, ni dans
un cas ni dans l'autre, la Guinée ne critiqua publiquement les décisions
prises, même quand, ce qui fut le cas de la conférence de Dakar,
qui avait créé le 14 janvier l962 une nouvelle centrale syndicale,
la C.S.A. (Confédération Syndicale Africaine), les décisions
étaient sans conteste dirigées contre Conakry, capitale jusque-là
du syndicalisme africain.
Bien plus, au moins sur le plan politique, après avoir refusé
d'assister à la Conférence de Lagos, les pays du groupe de
Casablanca décidaient de proposer une réunion commune des
secrétariats des groupes de Monrovia et de Casablanca afin d'examiner
les possibilités de tenue d'une réunion au sommet des deux
groupes.
Sékou Touré ne restait pas insensible aux paroles d'Houphouët-Boigny,
instigateur de la conférence de Lagos, qui avait déclaré
avant la conférence :
"Il serait conforme aux interêts supérieurs de l'Afrique que les divisions artificielles entre ceux du groupe de Casablanca et du groupe de Brazzaville ou de Mourovia prennent fin, et le plus rapidement sera le mieux. Ce n'est pas un simple souhait que nous exprimons, c'est une action positive déjà entreprise en vue d'une salutaire réconciliation à laquelle nous entendons demeurer étroitement associés."
Même après le refus du groupe de Casablanca d'assister à la Conférence, Houphouët-Boigny avait persévéré dans la méme attitude et avait déclaré au moment où il quittait Abidjan pour Lagos :
"Ce que je tiens à dire c'est que je ferai humainement ce qui est possible pour que l'on évite, soit par des déclarations, soit par des actes, de compromettre de façon irrémédiable, la nécessaire, indispensable rencontre entre les deux blocs."
Et n'hésitant pas devant une palinodie, il avait ajouté:
"J'ai foi en l'avenir d'une Afrique unie, fraternelle, pacifique, mais il faut construire cette Afrique-là avec beaucoup de patience."
C'est qu'en fait les positions prises par les deux conférences "réformistes" rejoignaient les thèmes de l'Afrique "révolutionnaire". Le rapport sur la Charte et la doctrine de la C.S.A. avait repris la condamnation conjointe du capitalisme et du
communisme, la centrale devait combattre jusqu'à la victoire le système
capitaliste dont le colonialisme était présenté comme
l'une des formes les plus inhumaines mais devait également combattre
le communisme, présenté comme une forme de dictature où
les homrnes sont les jouets des cadres politiques qui mutilent la personne
et font disparaitre la dignité.
Par ailleurs, l'une et l'autre organisation se donnaient pour but la créstion
d'un marché commun africain prioritaire sur tout autre marché.
La Conférence de Lagos avait marqué un premier pas en cette
direction en créant un Comité permanent constitué par
les ministres techniques chargés dans chaque Etat des problèmes
financiers, économiques et de planification.
Or, c'était là reprendre l'idée, lancée en novembre
1960 à Tunis par le Directeur-Adjoint de la Banque de Guinée
Baldet Ousmane et qu'il avait présentée comme l'instrument
de la libération économique de l'Atrique. Il avait alors envisagé
un accord de commerce général entre tous les Etats africains
indépendants avec, en corollaire, la constitution d'une compagnie
africaine de transports. Il avait également envisagé la création
d'une banque africaine d'investissement, qui devait participer à
l'accumulation des capitaux par la mise en commun des devises provenant
du commerce extérieur, par le dépôt des excédents
des balances commerciales entre pays africains, au lieu de procéder
à ces règlements en devises fortes selon le système
classique, par la remise par les gouvernements des ressources extérieures
provenant des aides, prêts, assistances, enfin par l'instauration
d'une taxe d'investissement frappant les importations et les exportations
de produits de luxe. Sans entrer dans ces détails, la Conférence
de Lagos reprenait l'idée de banque africaine.
Il y avait donc une communauté de vue, traduisant une communauté
de nature entre les classes dirigeantes africaines.
Elle avait déjà amené en Guinée la substitution
du critère géographique au critère politique dans ses
négociations avec ses voisins.
Un des thèmes sous-jacents à toute politique réactionnaire
est la subordination du politique au technique. Dans ce domaine, les impératifs
géographiques ont un rôle de choix. Il est symptômatique
que la Guinée à ce moment de son histoire ait adhéré
avec plus d'ardeur à la mise en valeur potentielle de deux bassins
fluviaux, celui du Sénégal et celui du Niger, qu'au maintien
de ses positions strictes en tant que membre du groupe de Casablanca.
La caractéristique de ces projets était de mettre l'accent
sur les aspects techniques et non sur les impératifs sociaux du développement.
On projetait de substituer aux "archaiques cultures de décrue,
les cultures irriguées", ce qui faciliterait la mise en valeur
rationnelle des terres, qualifiées "par ailleurs de fertiles"
et assurerait d'une façon meilleure, la base alimentaire des populations
des régions riveraines. Plus question, dans ces projets géographiques,
de réformes de structure, plus question de modification foncière,
plus question de lutte contre les féodalités, plus question
de coopératives. Inutile d'ajouter que de tels projets recurent le
satisfecit des organismes internationaux, notamment de l'O.N.U. qui proposa,
dès avril 1962, une réunion à Addis-Abbeba. Or, cette
réunion eut lieu quelques mois plus tard, mais à Conakry.
En fait, il est certain que cette mise en avant des données techniques
servait d'alibi à un rapprochement politique avec d'autres pays d'Afrique.
Dès novembre 1960, les gouvernements guinéen et sénégalais
tentèrent de normaliser leurs rapports commerciaux, interrompus par
la création du franc guinéen et l'interdiction par le gouvernement
de Conakry des "navétanes" maneuvres guinéens qui
allaient faire la récolte de l'arachide au Sénégal.
A plusieurs reprises déjà, de hauts-fonctionnaires guinéens
étaient venus à Dakar passer des commandes importantes à
des industries dakaroises.
Fin janvier 1961, le Ministre du Commerce du Sénégal, Cissé
Dia, était venu en mission à Conakry pour envisager la conclusion
d'accords économiques.
Ces accords avaient été paraphés, en juin 1961 à
Dakar, par une délogation guinéenne. Ils posaient en principe
que les échanges de marchandises entre les deux pays seraient équilibrés
en importation et en exportation, et ne porteraient que sur des marchandises
sénégalaises ou guinéennes, selon une liste limitative.
Il s'agirait surtout d'échanges d'agrumes guinéens contre
de l'huile, du savon et du ciment sénégalais. Ces échanges
s'effectueraient sans transfert de fonds, par l'intermédiaire de
comptes ouverts aux deux banques nationales. (Voir La
Guinée devant l'indépendance politique des Etats de la Communauté)
En février 1962, la coopération aérienne entre le Sénégal
et la Guinée était organisée. La Société
Air-Afrique, à laquelle participaient d'ailleurs toutes les républiques
ouest-africaines francophones, sauf le Mali et la Guinée, était
autorisée à exploiter l'aéroport de Conakry et, en
application du principe de réciprocité, Air-Guinée
était autorisée à exploiter l'aéroport de Dakar-Yoff
et ce, vers le Maroc et la France avec droits commerciaux.
En mai 1962, les Présidents du Sénégal, Senghor et
Mamadou Dia d'une part, Sékou Touré d'autre part, participaient
à Labé à une rencontre facilitée, sans nul doute,
par les accords de Paris créant une monnaie africaine émise
par un institut africain et garantie de façon illimitée par
la France, gardant d'ailleurs les mêmes initiales "C.F.A.".
Seule la traduction en était différente : le franc des Colonies
françaises d'Afrique devenait le franc de la Communauté financière
Africaine ! Dans le communiqué terminal de leur conférence,
les Présidents insistaient sur la nécessité d'un rapprochement
des groupes :
"Nous avons commencé par avoir des lignes divergentes, voilà mainlenant que nous convergeons vers l'unité africaine par le socialisme."
affirmait notamment Senghor qui, par ailleurs, avait déclaré
au Figaro que c'était Pompidou, fondé de pouvoir de
la Banque Rothschild, qui lui avait appris le socialisme.
Pratiquement, avait été décidée la création
d'une commission permanente de coopération qui devait siéger
périodiquement à Dakar et à Conakry.
La mise en valeur du fleuve Niger qui, comme le Sénégal, prenait
sa source en territoire guinéen permit aussi un rapprochement entre
la Guinée et le Niger, pourtant dirigé par un homme que toute
l'opinion guinéenne avait stigmatisé comme un traitre au moment
du référendum où il fit voter Oui, Hamani Diori.
Il fut invité, en juin 1962, pour une visite officielle de cinq jours
qui fut qualifiée par la presse guinéenne de "rencontre
de frères séparés".
Elle annonçait la rencontre des "frères ennémis",
Sétou Touré et Houphouët-Boigny.
En novembre 1962, après de nombreuses négociations, Houphouët-Boigny
se rendait en visite officielle à Conakry. Tout était fait
pour souligner le caractère symbolique de cette venue, rehaussée
par l'arrivée qualifiée d'inopinée du Président
du Mali, Modibo Keita. Appelant en renfort l'almany Samory, " ancêtre
du Président Touré" et les martyre du R.D. A., Houphouët-Boigny
se déclarait le champion de l'unité :
"Nos martyrs sont-ils morts pour voir l'inexistence de la coopération entre nos peuples ? Non, ils sont tombés pour la cause africaine, ils sont tombés pour la fraternité entre les peuples pour lesquels ils ont lutté leur vie entière, ils sont tombés pour l'Unité africaine. Vos frères ivoiriens vont rechercher durant leur séjour en Guinée les moyens pour concrétiser cet idéal, pour la réalisation de l'Unité africaine chère à tous nos peuples. Je suis persuadé que nous nous trouverons au rendez-vous de l'histoire pour le bonheur de l'homme africain. Hommage à mon frère et camarade Sékou Touré, artisan déterminé de l'Unité africaine ; nous faisons le serment à Kanhan, haut lieu du R.D.A., que nous ne nous séparerons jamais ; nous uvrerons tous pour une Afrique unie, prospère et fraternelle."
En conclusion, rapprochés par des intéréts communs, oubliant la profondeur des divergences passées, les deux leaders concluaient dans un communiqué commun en date du 2 novembre 1962 : "Nous avons éliminé tous nos petits malentendus." L'entente culminait quand, après l'assassinat du Président du Togo, Sylvanus Olympio, en février 1963, Sékou Touré, Modibo Keita et Houphouët-Boigny constituèrent un véritable front commun contre l'assassinat politique. A cette occesion, Sékou Touré déclarait :
“J'ai insisté personnellement pour qu'aucun Etat africain ne reconnaisse le Gouvernement de Lomé avant la conférence panafricaine au sommet d'Addis-Abeba en mai prochain. Nos trois pays n'ont pas l'intention d'approuver l'assassinat d'un chef d'Etat. Rien ne doit être permis pour encourager les auteurs de ce drame que nous déplorons tous.”
Aussi n'est-il pas étonnant qu'en décembre 1962, la Guinée ait participé à Dakar au Colloque sur les Politiques de développement et les diverses voies africaines vers le socialisme. Ses délégués se montraient chaleureux partisans de l'unité africaine entre tous les Etats participants, même les plus manifestement inféodés au néo-colonialisme. Leur seule originalité, par rapport aux autres délégations, était de se démarquer du socialisme :
“Parler de socialisme, c'est parler en somme d'un ensemble de structures, de pratiques économiques et sociales. Mais le socialisme, pour nous, n'est pas une fin en soi. Nous ne nous définissons pas par rapport à lui en tant que fin mais nous définissons ses conditions de réalisation selon nos réalités spécifiques et en fonction exclusive de nos aspirations les plus justes et les plus démocratiques. C'est pourquoi, vous n'entendrez pas parler de socialisme en Guinée. Mais nous sommes convaincus que par la qualité des structures et des pratiques utilisées en République de Guinée ainsi que par le rôle éminent et permanent souverain joué par le peuple à tous les niveaux de son organisation, le peuple guinéen qui se réfère exclusivement dans sa conception à l'originalité de l'Afrique est engagé dans la voie d'un développement non capitaliste qui débouche sur la primauté effective de la société humaine, de l'homme tout court.”
Aussi n'est-il pas étonnant non plus que, malgré quelques
outrances verbales, Sékou Touré ait souscrit à toutes
les décisions qui furent prises à la majorité des participants
à la Conférence d'Addis-Abbeba, en faveur de I'Unité
africaine, d'autant plus que cette Conférence condamnait, en toute
circonstance, l'usage de la force pour renverser un gouvernement quel qu'il
soit.
Bien plus, seul du groupe de Casablanca, Sékou Touré affirmait
fin juillet 1963 que l'adoption de la Charte africaine d'AddisAbbeba impliquait
la dissolution de tous les groupements régionaux. Le 2 août
1963, le commentateur de Radio-Conakry précisait l'idée du
Président de la République guinéenne:
“A la suite de la Conférence d'Addis-Abbeba, l'union Ghana-Guinée-Mali qui fut le noeud de l'unité africaine, ainsi que les groupements plus vastes : Conseil de l'Entente, groupes de Monrovia et de Casablanca et Union Africaine et Malgache doivent nécessairement disparaitre de la carte de l'Afrique.”
Ajoutons que cet holocauste sur l'autel de l'unité africaine ne
fut pas imité par l'Union Africaine et Malgache, sous obédience
ivoirienne et qu'il souleva même de vigoureuses mises au point de
la part des leaders réformistes.
Pas un seul instant, Sékou Touré n'a émis l'hypothèse
que le sens profond de cette Unité avait changé avec le contexte,
qu'elle ne représentait plus l'arme anti-colonialiste, telle qu'elle
l'était en 1958, depuis que le néo-colonialisme avait su réduire
au même commun dénominateur les dirigeants de toutes les jeunes
républiques africaines.
Cette neutralisation du bloc africain révolutionnaire avait d'ailleurs
été prévue par l'U.P.C., le mouvement révolutionnaire
du Cameroun, qui déclarait dans un tract en date du 30 mai 1962 et
intitulé Unité africaine ou néo-colonialisme
:
“Dans la pratique, l'action du néo-colonialisme consiste à s'emparer des mots d'ordre chers aux masses populaires et à s'arranger pour que la réalisation de ces mots d'ordre se fasse en conformité avec les intéréts de la domination des monopoles et de tous les autres pilleurs internationaux.
Face à la lutte populaire en faveur de l'Unité africaine, les néo-colonialistes ne réagissent pas différemment. Ils complotent contre la véritable unité africaine, l'unité anti-impérialiste et pour le triomphe de la démocratie et du bien-étre des masses populaires, en provoquant des regroupements contre-révolutionnaires chargés de défendre les intérêts néo-colonialistes par des moyens variés, souvent détournés...
En Afrique, les impérialistes ont à l'heure actuelle l'ambition de provoquer un rapprochement entre l'Afrique de la Charte de Casablanca et l'Afrique reformiste, constituée par l'U.A.M . et le groupe des Etats de Monrovia. Ils ont ainsi l'espoir que l'activisme de très nombreux valets dont ils disposeraient au sein de cette union leur permettrait d'orienter toute l'union dans la voie de la sujétion et de l'oppression néo-colonialiste...
Tout cela montre que le chemin de l'Unité africaine ne passe pas du tout par la fusion des groupes de Brazzaville, de Monrovia, de Lagos et de Casablanca. Ce serait là une confusion qui ne profiterait qu'au néo-colonialisme et à l'impérialisme qui améneraient des responsables africains à reléguer au second plan le problème fondamental de la lutte contre le néo-colonialisme pour se distraire avec des jongleries économiques et sociales. ”
D'autre part cette neutralisation était entérinée
par l'Eglise catholique. L'évêque africain, Mgr Tchidimbo qui
avait été nommé à Conakry après l'expulsion
de l'évêque européen se déclarait favorable à
un "socialisme africain qui aura Dieu en son centre", à
l'occasion des fêtes du quatrième anniversaire de l'Indépendance.
Cependant l'esprit de fusion s'accentuait au point qu'en octobre 1963, les
leaders syndicalistes africains se réunissaient à Dakar dans
le but officiel d'unifier les deux tendances syndicales de l'Afrique.
Au même moment, Sékou Touré faisait un pas de plus vers
l'Afrique réformiste en invitant personnellement le président
de la Mauritanie, Moktar Ould Daddah à venir en visite officielle
à Conakry. Par là même, il rompait tacitement l'unité
du Bloc de Casablanca, en se désolidarisant du Maroc qui à
des fins de revendication territoriale, ne reconnaissait pas ce pays. Par
là également il s'alignait sur la ligne la plus strictement
néo-colonialiste, dans la mesure même où la Mauritanie
est une création des trusts internationaux, qui l'ont fait reconnaitre
par le canal de la Bird.
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