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Interview — Biographie
Nabi Ibrahima Youla. Grande figure africaine de Guinée
Entretiens avec Djibril Kassomba Camara

Editions L'Harmattan-Guinée. 2012, 62 pages


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2. Une vie professionnelle remplie

 

Mon premier poste d'enseignement fut Conakry. J'y ai passé six années scolaires réparties sur trois périodes : 1937-1939 à Conakry, 1939-1941 à Boké et 1941-1946 à Conakry. Les deux premières années de Conakry étaient consacrées à l'enseignement. J'ai passé les dernières années à Conakry à la fois comme surveillant général, chargé de cours de géographie et professeur d'éducation physique. J'ai passé également deux ans à Boké, 1939-1941, dans une école dirigée par un certain Sékou Camara.

J'y ai rencontré Monsieur Bah Madani Sabitou.

J'y ai également fait connaissance avec un certain Mohamed Koné 1, un interprète, originaire de Haute-Volta, père du professeur Alpha Condé, nouveau président de la République de Guinée.

En 1941, je reçus à Boké la visite de l'inspecteur de l'enseignement, Monsieur Charles Cross. Il me demanda de revenir à Conakry, comme surveillant général à l'école primaire supérieure Camille Guy où j'avais été élève de l'E.P.S. J'y suis resté de 1941 à 1946. J'y ai connu des élèves comme Madiou Sow et Boubacar Biro Diallo, ancien président de l'Assemblée nationale.
Quand le professeur chargé de l'économat, Monsieur Marcel Jean, fut rappelé, on me désigna comme économe de l'école en plus de mes fonctions de surveillant général et chargé de cours de géographie. Malgré le temps écoulé, mon père n'avait toujours pas renoncé à son projet initial de me ramener au village. Il est vrai qu'il empruntait désormais des détours utiles.

10. Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? Qu'a-t-il fait de nouveau pour autoriser une telle affirmation ?

En 1946, mon père est venu à l'école pour me demander de respecter notre convention : apprendre suffisamment le français et regagner le village pour lire et écrire ses lettres ; on éviterait ainsi la récidive de la mésaventure de 1928-1929 qui avait failli le conduire en prison.
Un autre jour, alors que j'étais toujours surveillant général, il m'ordonna de venir les aider à résoudre les problèmes qui se posaient aux planteurs pour l'écoulement de leurs bananes. Il soutenait que ma présence à la maison pouvait l'aider dans la production de bananes. La Guinée était alors un des premiers producteurs de ces fruits. Mais les produits obtenus par les planteurs n'étaient pas directement exportables. Il fallait avoir des marques adéquates appelées marques d'exportation.

11. Comment avez-vous réagi à la demande sans cesse répétée de votre père ?

Pour donner satisfaction à El Hadj Alpha Youla, je demandai et obtins de l'administration coloniale une mise en disponibilité d'un an. Elle court encore au moment où je vous parle. C'est dire que j'ai dû renoncer à mes fonctions d'enseignant pour répondre à l'attente du vieux. Certains planteurs avaient constitué un syndicat de commerçants afin de bénéficier de l'organisation de cette structure. A mon arrivée, ils m'embauchèrent comme secrétaire. Au même moment, le Gouverneur de la Guinée française changea. Venu du Gabon, Monsieur Roland Pré fut nommé comme Gouverneur en Guinée. Il manifesta rapidement le désir de s'entretenir avec les planteurs du pays. Lors de la première rencontre, il n'y avait que des planteurs européens. Il en était choqué. Le nouveau Gouverneur demanda à voir les planteurs africains. J'étais alors le secrétaire du syndicat des planteurs africains et Monsieur Diafodé Kaba en était le président.
Le gouverneur Roland Pré nous conseilla avant tout de nous organiser en dehors des commerçants. Il entrevoyait là une sorte d'incompatibilité entre commerçants et planteurs. Il proposa ensuite la création de coopératives. Mais nous, planteurs africains n'avions aucune idée de ce que représentait une coopérative. Nous n'en avions jamais entendu parler.

12. Si je comprends bien, vous avez été pratiquement le pionnier des coopératives bananières en Guinée.

J'ignore si j'ai été le pionnier des coopératives de bananes en Guinée. Je sais seulement que beaucoup de planteurs guinéens en étaient ignorants. Je fus donc désigné pour apprendre ce qu'était une coopérative de bananes. C'est ainsi qu'au fil du temps, après une rapide formation en France, je réussis à mettre sur pied les cinq coopératives bananières suivantes :

Les conseils d'administration des cinq coopératives se sont réunis pour former l'Union des coopératives (UNICOOP) dont je fus le président. A la suite de ce travail, le gouverneur m'envoya en France pour créer un lien entre les coopératives guinéennes et la Société générale des coopératives des consommateurs de France (SGCCF).
A partir de ce moment, nous avons commencé à emballer nos bananes pour les envoyer en France, à la Société générale des coopératives des consommateurs de France qui les commercialisait, nous envoyait les recettes par marque de banane, nous faisait parvenir les doubles des bordereaux par planteur ; et chacun pouvait avec ce document toucher son dû à la succursale guinéenne de la Banque de l'Afrique occidentale, B.A.O.
Un incident a toutefois marqué cette période. Un planteur avait l'habitude de vendre ses bananes à des intermédiaires appelés commissionnaires. Ces derniers venaient acheter les bananes à la production à des prix modiques (Omer Decugis, Pomona, etc.) Le conflit opposa donc Omer Decugis à un planteur de Coyah, Monsieur Kabèlè Camara.
L'incident était motivé par la différence énorme qu'il y avait entre ce qu'il recevait sur place et ce que les bordereaux lui avaient révélé. On arrêta et emprisonna le planteur contestataire. Quand je fus avisé de cette arrestation, j'intervins afin de faire libérer ce dernier. Ce geste me rendit très populaire auprès des planteurs de bananes. Devant l'essor pris par le mouvement des producteurs guinéens sur le continent africain, le ministre de la France d'outre-mer de l'époque, Monsieur Robert Buron, décida d'organiser systématiquement un stage de formation de trois mois par an pour l'ensemble des colonies d'Afrique et de Madagascar.

Robert Buron, ministre des 4e et 5e républiques francaises
Robert Buron, ministre des 4e et 5e
républiques françaises

Je suis resté président des planteurs guinéens de 1948 à 1951.
Mais à la suite d'un malentendu avec quelques planteurs influents, probablement manipulés par des hommes politiques du moment, je fus obligé de démissionner. Alors que j'étais démissionnaire, on me désigna pour suivre un stage de formation à Paris. Je pense à tort ou à raison, que Monsieur Roland Pré, ex-gouverneur de la Guinée française, initiateur des premières coopératives, qui me connaissait bien et son ami Robert Buron ont été à la base de ma nomination. Les hommes politiques de l'époque ont saisi cette occasion pour me couvrir de calomnies destinées à me mettre en mal avec les planteurs de bananes dont j'ai longtemps été le président, dans le but de les utiliser et de les manipuler dans leur intérêt.
A la fin du stage de trois mois à Paris, le ministre de la France d'outre-mer reçut tous les stagiaires pour les féliciter de leurs résultats. C'est à partir de ce moment qu'il décida d'institutionnaliser cette formation pour les colonies d'Afrique noire. On me désigna pour en assurer la continuité à travers un bureau permanent parisien situé au Centre national de la coopération agricole (CNCA).
Heureux de ma nomination, les stagiaires créèrent l'association des coopérateurs de la France d'outre-mer avec siège à Paris et j'en fus le président. Parmi les sociétaires, citons pour mémoire Monsieur Hamon Tanoh, ancien ministre du président Houphouët-Boigny, Ambilly Antoine, grand syndicaliste du Congo-Brazzaville, François Tombalbaye, ancien président du Tchad et tant d'autres.

Francois Ngarta Tombalbaye, 1918-1975
Francois Ngarta Tombalbaye, 1918-1975
président du Tchad, 1960-1975

Fils de producteur, je devins temporairement transporteur de bananes. Au cours d'un de mes fréquents voyages, en provenance de Siguiri, mon camion fut bloqué à Diéliba Koro par une crue du fleuve Niger. Aucun camion ne pouvait traverser ; j'ai alors entrepris, pour tuer le temps, d'animer des soirées villageoises avec ma guitare que j'emportais souvent au cours de mes voyages, à la grande joie des participants de plus en plus nombreux. A la décrue, je traversai pour regagner Kankan. Comme je conduisais souvent torse nu, on m'appela « le chauffeur nu. » Certaines sociétés commerciales comme la compagnie française de l'Afrique occidentale (CFAO) me chargeaient parfois de transporter leurs produits à l'intérieur du pays moyennant une contrepartie financière.

En France j'ai été le conseiller de Modibo Keita qui était alors Secrétaire d'Etat à la France d'outre-mer. Ce Secrétariat était d'ailleurs partagé entre Modibo Keita et Hamadoun Dicko dans le seul but de prendre en compte leur appartenance politique différente. Modibo Keita représentait l'US-RDA alors qu'Hamadoun Dicko appartenait au parti socialiste.
J'ai également occupé la même fonction de Conseiller de Modibo Keita devenu Secrétaire d'Etat à la Présidence du Conseil, sous le gouvernement Félix Gaillard. J'ai ensuite été nommé membre du Comité économique et social de Bruxelles en compagnie de trois autres Africains et d'un Malgache. Je cumulais les fonctions de Conseiller et de membre du Comité économique et social européen. Avec l'arrivée du général de Gaulle au pouvoir, je retournai au Centre national de la coopération agricole, au 129 Boulevard Saint-Germain.

13. Vous vous êtes également intéressé au théâtre en qualité d'auteur, de metteur en scène et d'acteur. Comment une telle inspiration théâtrale vous est-elle venue ?

Elle ne m'est pas venue spontanément. Ce fut le prolongement de la formation reçue à l'école William Ponty. J'ai d'abord repris un certain nombre de pièces que nous avions jouées à l'école. Mais au fil du temps, j'ai fini par écrire des pièces en collaboration avec mes élèves. Je les jouais avec eux. C'est ainsi par exemple qu'à Boké, vers 1939, nous avons présenté une pièce de théâtre intitulée Les aventures de Karamoko Allahou Akbar. Elle était inspirée du retour d'un jeune Guinéen formé en Mauritanie et qui voulait faire étalage de sa prétendue érudition islamique au pays.
Pour commencer, il fit semblant de ne plus comprendre le soussou, sa langue maternelle. Il se faisait alors accompagner d'un traducteur complice. Sous prétexte de parler l'arabe, il émettait des sons vides de sens auxquels son complice devait donner un contenu approprié dans le seul but d'amasser quelque argent. C'était de l'arnaque pure et simple. Et la pièce de théâtre réussit à dénoncer cette tromperie.

14. Vous avez aimé le sport et pratiqué le football à l'école comme dans la vie active. Pensez-vous, avec du recul, que vous auriez pu faire carrière dans ce domaine ? En tant qu'ancien capitaine d'une grande équipe de football, le Racing Club de Conakry, quel regard portez-vous sur le sport guinéen en 2010 ? Si vous aviez un conseil à donner aux jeunes, que leur diriezvous ?

J'ai commencé le sport très jeune, à l'école primaire d'abord. Je fuguais pour aller jouer au football. Mais aussi à l'école William Ponty. C'est là que l'on m'a le plus remarqué pour ma passion pour le football. J'étais pratiquement toujours sur le petit terrain de football. A Gorée, j'aimais jouer devant l'imprimerie de Gorée. Un jour, bien après mon départ de l'école, une de mes filles s'est rendue avec son mari sur les lieux pour visiter l'île de Gorée. Le gardien de service m'avait connu quand j'étais à l'école. En vérifiant l'identité des visiteurs, le gardien découvrit que le nom de jeune fille de madame Clavel était Youla. Curieux d'en savoir plus, il demanda si cette dame avait quelque lien avec un certain Nabi Ibrahima Youla. La réponse fut immédiate : je suis sa fille, répondit madame Clavel. Quelle satisfaction d'avoir indirectement retrouvé les traces d'un grand footballeur qui était admiré ici et dont les souvenirs étaient encore dans les esprits de ceux qui l'avaient connu. De là à reporter sur la fille l'estime et l'affection naguère réservées au père, le pas fut vite franchi. A la fin de la visite, le gardien visiblement ravi chargea madame Clavel de transmettre les amitiés du gardien à ce personnage attachant de Nabi Ibrahima Youla.
S'agissant du Racing Club de Conakry, au moment où j'y ai adhéré, il était en situation difficile. En réalité, deux équipes rivales, l'Etoile de Guinée d'Amara Soumah et l'Aigle noir de Soriba Touré 2 s'affrontaient souvent dans un climat de bagarres violentes causant parfois des blessés graves. Amara Soumah eut l'idée de me faire venir dans son club pour y instaurer la paix. Il me fit nommer capitaine et, par la grâce de Dieu, nous parvînmes à fusionner les deux équipes en un grand club, le Racing Club de Conakry, dont je devins capitaine. L'équipe unique ainsi formée devint plus performante et connut de grands succès, notamment dans le courant de l'année 1949. Ce fut dans le domaine du sport un de mes meilleurs souvenirs. Ainsi de l'enseignement aux transports, en passant par le théâtre et le sport, ma vie fut assez bien remplie par des activités multiples, diverses et souvent complémentaires. Ce qui confirme une fois de plus le sentiment de polyvalence déjà évoqué à propos des cadres sortis de l'école William Ponty.

Mais le fait le plus marquant pour moi se situe dans la tranche politique de ma vie. Il fut consécutif à l'indépendance de la Guinée, plus précisément au lendemain de la fameuse rencontre Sékou Touré et Charles de Gaulle à Conakry, le 25 août 1958. Le général de Gaulle venait d'entreprendre sa tournée africaine. Il passa par Conakry alors que la Guinée n'était pas initialement programmée sur son itinéraire. Il y eut, le 25 août 1958, la fameuse rencontre Sékou Touré-Charles de Gaulle, qui focalisa les regards du monde entier sur l'ancienne colonie française qui venait de choisir l'indépendance immédiate. Il me plaît de rappeler les deux idées déterminantes de cette rencontre historique :
— Sékou Touré : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à l'opulence dans l'esclavage. »
— Le Général Charles de Gaulle : « Vous voulez l'indépendance ? Elle est à votre disposition. Prenez-la avec toutes ses conséquences. »

Notes
1. Le nom de famille Condé en Guinée, se prononce Koné dans d'autres pays africains comme le Mali, la Côte d'Ivoire et le Burkina Faso.
2. Amara Soumah et Soriba Touré étaient deux promotionnaires de William Ponty. L'un était devenu un personnage politique de premier plan ; l'autre était commis expéditionnaire, secrétaire principal du Secrétaire Général de la Guinée française. La rivalité entre ces personnages influents avait gagné leur club respectif et entravait leur fonctionnement efficace.

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