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Interview — Biographie
Nabi Ibrahima Youla. Grande figure africaine de Guinée
Entretiens avec Djibril Kassomba Camara

Editions L'Harmattan-Guinée. 2012, 62 pages


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3. Une carrière politique exceptionnelle

 

15. Comment êtes-vous revenu en Guinée et pourquoi ?

Un matin, je sortais de mon bureau pour aller assister à une conférence agricole en Allemagne fédérale. Soudain le téléphone sonna alors que j'étais sur les marches d'escalier. Ma secrétaire m'informa de l'appel. Je donnai des instructions pour que mon interlocuteur me rappelât une semaine plus tard, à mon retour d'Allemagne. Mais ma secrétaire insista, précisant que l'appel venait de la Guinée. Je suis revenu sur mes pas pour répondre à l'appel. A la question qui est à l'appareil ? J'entendis une voix familière :
— « Tu ne reconnais plus ma voix ? »
— « Ah ! Bonjour Monsieur le Président ? », répliquai-je.
— « Sais-tu ce qui s'est passé en Guinée? Dans ton pays ? », me dit-il.
— « Bien sûr, vous avez répondu négativement au projet de référendum qui proposait l'indépendance immédiate ou l'association franco-africaine. Le non signifiait la sortie de la Communauté. Pour ma patt, j'ai voté oui à Paris ».
— « Qu'à cela ne tienne », répondit Sékou Touré. La France n'est pas ton pays. Ton pays, c'est la Guinée. Nous t'attendons demain à Conakry.»
— « Il n'en est pas question, Monsieur le Président. Je suis en France avec des personnes qui m'ont toujours soutenu. Je ne peux pas les quitter comme un malpropre ; sans même leur dire au revoir. Je te donnerai ma réponse dans huit jours. Le temps de dire au revoir à tous ceux qui m'ont toujours aidé. »
Il accepta ma proposition.
En fait, je voulais prendre conseil auprès de deux grands Africains d'expérience : Félix Houphouët-Boigny, ministre d'Etat et Modibo Keita. Séparément, l'un et l'autre m'ont déconseillé de rentrer en Guinée. Mieux, chacun d'eux m'a proposé un poste ministériel dans son pays pour m'empêcher de retourner en Guinée. Ils connaissaient fort bien le Président guinéen et savaient d'avance que je ne m'entendrais pas avec lui. Après avoir sagement écouté leurs conseils, je leur fis savoir que si je ne rentrais pas, les miens en subiraient les conséquences. Je savais pertinemment à travers la conversation que je venais d'avoir avec le président guinéen que je connaissais bien, que mon refus de rentrer au pays créerait de sérieux ennuis à mes proches.
J'ai donc choisi de regagner la Guinée. Moins par conviction que pour préserver la vie de me proches. Sur ce, je téléphonai comme convenu à Sékou Touré pour lui dire que j'avais décidé de rentrer. Et lui de réagir avec une apparente satisfaction.
— « Ah ! Tu deviens raisonnable. »
Il était manifestement satisfait de ma décision et promit de venir personnellement m'accueillir à ma décente d'avion.
Au moment où j'entrai en communication téléphonique avec le président Sékou Touré, Alpha Ibrahima Diallo dit Mongo, alors journaliste à la radio guinéenne, était dans son bureau pour effectuer un enregistrement. Il voulut s'éclipser par discrétion. J'ai entendu le Président lui demander de rester ; car, lui a-t-il déclaré, je téléphone à quelqu'un que tu connais bien. Effectivement, Mongo avait une double raison de me connaître. J'avais été élève de son père et lui avait été le mien.
Mongo est un surnom, un raccourci de Montgomery (1887-1976), grand général d'armée britannique. C'était presque une mode pour les jeunes de l'époque de s'identifier, par admiration aux grands hommes de l'armée, à l'Est comme à l'Ouest, en portant leur nom. Le vrai nom de Mongo était Diallo Alpha lbrahima. Un instituteur converti au journalisme.

Alpha Ibrahima 'Mongo'Diallo interviewant John Morrow, premier ambassadeur US. Conakry, 1959
A.I. 'Mongo'Diallo interviewant John Morrow,
1er ambassadeur US. Conakry, 1959

A mon arrivée à Conakry, Sékou Touré comme promis vint m'accueillir au bas de la passerelle en compagnie de Saifoulaye Diallo et de Béavogui Louis Lansana. Ces deux derniers m'ont bien salué. Sékou Touré est resté de marbre. Il regardait du côté opposé à la passerelle, comme pour me conditionner. C'est dans ce climat qu'il m'a conduit jusqu'au Palais présidentiel. Là, il me dit :
— Bonjour Monsieur.
— Vous me saluez, Monsieur le Président ?, lui dis-je.
— Tiens, dit-il, regarde les papiers que je t'ai donnés ; ouvre le classeur et regarde ce qu'il contient.
Et moi de m'étonner à haute voix :
— Mais Monsieur le Président il n'y a que des copies de lettres et de messages expédiés sans réponses.
— C'est justement pour cela que tu es là, répliqua-t-il.
— Mais je ne connais pas de Gaulle, ai-je dit. Crois-tu que je suis son fils ?
— Je sais que tu n'es pas son fils, dit-il. Mais, compte tenu de ton éducation et de ton savoir-faire, je sais que tu es capable d'ouvrir une serrure fermée à clef sans la clef 4 !
— A qui pourrais-je faire appel pour voir de Gaulle, interrogeai-je ?
Il répondit :
— Je n'en sais rien. Mais je te fais confiance.
C'est dans ce climat que j'ai pris le vol UAT le même soir pour Paris. J'arrive donc dans la capitale française sans autre référence que Félix Houphouët-Boigny et Modibo Keita. Ce dernier n'étant plus en fonction, il ne pouvait pas m'aider. Il m'a néanmoins orienté vers Houphouët-Boigny.

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Jacques Foccart (1913-1997) et Général Charles
de Gaulle (1890-1970)

Ministre de Charles de Gaulle, Félix Houphouët-Boigny, après m'avoir reproché mon obstination à vouloir rentrer en Guinée, s'engage néanmoins à m'aider. Quatre jours après cette promesse, il me fait apprendre que Monsieur le Secrétaire Général à la Présidence du Conseil chargé des questions africaines [Jacques Foccart] allait me recevoir. Effectivement celui-ci m'a reçu à la date convenue. Il m'informa que le général de Gaulle était disposé à me recevoir, mais pour cinq minutes. Il l'avait accepté d'ailleurs plus pour faire plaisir à Félix Houphouët- Boigny que par consentement personnel.

Curieusement, la presse a eu écho de l'évènement, on ne sait trop comment. Le journal de droite, « l'Aurore », titra en gros caractères : Le général Charles de Gaulle va recevoir l'envoyé personnel de Sékou Touré. Cette annonce était ainsi faite avec une surprenante précision. Et quand je suis arrivé à mon bistrot pour prendre mon café habituel, j'y trouvai un Monsieur qui avait lu l'annonce dans le journal et qui n'a pas hésité à réagir énergiquement contre ce qui était annoncé. Il me prit à témoin pour conforter son mécontentement. Pour lui, il était anormal, insupportable, inadmissible que le général de Gaulle reçoive « un de ces gens » que la France a sortis de la boue, lavés, civilisés, etc. et qui se permettent de mettre les Français dehors comme des malpropres. A la question :
— « N'est-ce pas vrai, Monsieur? »
Je répondis :
— « Mais bien sûr que c'est vrai. »
J'avais quelque chose d'infiniment plus important à faire, et lui était content.
Pour me rendre à ce rendez-vous historique de la rue de Varenne, à la Présidence du Conseil, j'ai dû prendre le métro. Je voulais surtout passer inaperçu et j'y suis parvenu en passant par une porte dérobée, préalablement indiquée par Monsieur Jacques Foccart. A mon arrivée dans le bureau de ce dernier, un escalier intérieur me conduisit au 1er étage, dans le bureau de Monsieur Georges Pompidou alors directeur de cabinet du Général de Gaulle. Il me fit asseoir en face d'une cloison en bois qui s'ouvrait automatiquement. C'est alors que je me suis trouvé en face d'un grand monsieur, Charles de Gaulle en personne qui me tendait la main. Je me suis présenté. Nabi Ibrahima Youla.
— Entrez, me dit-il.
Il me fit comprendre qu'il m'accorderait rigoureusement cinq minutes de conversation. Or, le temps de me présenter et d'annoncer les raisons de ma visite, les cinq minutes imparties étaient largement écoulées. Il s'est levé et m'a tendu de nouveau la main pour me quitter. Je lui ai pris la main et sans le relâcher, j'ai poursuivi mon propos :

« Mon Général, moi qui vous parle, je m'exprime mieux dans le français que vous m'avez enseigné que dans ma propre langue maternelle. Ne dit-on pas souvent que la patrie, c'est finalement la langue dans laquelle on s'exprime ? J'ai des grands-parents et parents qui sont tombés sur le champ d'honneur. Les rescapés des guetTes 1914-1918 et 1939-1945 sont nombreux en Guinée. Allez-vous abandonner tous ces braves hommes qui ont tant donné à la France, simplement parce qu'un des leurs a tenu des propos que certains n'approuvent pas, à l'endroit de la France que vous représentez ? »

Nous étions toujours debout et je lui tenais la main. Il me regarda fixement dans les yeux et me dit en me montrant la chaise :
— Asseyez-vous.
Je m'assis sans me faire prier, pour une conversation huit fois plus longue que celle initialement prévue. Soit au total, un entretien qui a duré quarante-cinq minutes.
En sortant de cette rencontre, j'avais un sentiment du devoir accompli. Loin de moi l'autosatisfaction. Je savais simplement que ma visite avait permis de rompre un silence qui durait depuis le 25 août 1958. Désormais, le général Charles de Gaulle répondrait aux nombreux messages de Monsieur Sékou Touré jusqu'alors restés lettre morte.

16. Rien dans le contexte d'alors ne vous prédisposait au rôle considérable que vous venez de jouer. Comment expliquer votre désignation pour cette importante et délicate mission ? Alors que vous étiez absent de la Guinée au moment de la rencontre historique, De Gaulle-Sékou Touré ?

Le président Sékou Touré, alors syndicaliste, habitait à l'époque au quartier Sandervalia, près de l'actuel Musée national. Ce fut le lieu qui abritait la plupart des hommes politiques connus de l'époque : Amara Soumah, Barry Diawadou, Madeira Keita, Mamadou Traoré alias Rayautra. Ces deux derniers nommés étaient des promotionnaires de l'école William Ponty. Nous nous sommes tous bien connus. Lors des fréquents voyages que Sékou Touré effectuait, je l'accompagnais souvent à l'aéroport sur ma moto BSA35. En raison des relations à la fois de proximité et de camaraderie. Son importance s'est consolidée et a connu un élan particulier en 1952, à la suite de la grève de 72 heures qui a violemment secoué le système politique de l'époque.

17. Comment s'est opérée la bascule de Sékou Touré du syndicalisme à la politique tout court ?

Pour les peuples colonisés, le syndicalisme constituait le seul moyen autorisé pour la défense de leurs intérêts. La frontière entre celui-ci et le parti politique était alors mince et facile à franchir. Sékou Touré ne s'en est pas privé. Il doit donc son ascension au mouvement syndical. Paradoxalement, il ne favorisa point l'évolution autonome de ce mouvement quand il devint président de la République de Guinée.

18. Cette ascension de Sékou Touré a-t-elle été difficile ?

Elle n'a pas été difficile car très peu d'élites à l'époque s'intéressaient au syndicalisme. Il n'y avait par conséquent pas de concurrence à proprement parler. Elle a cependant été ralentie par des entraves administratives et politiques du système politique de cette période.

19. De quoi dépendait ce désintéressement des intellectuels pour le syndicalisme ? Etait-ce la crainte de perdre leurs privilèges ?

Non. La crainte de perdre les privilèges acquis n'a pas beaucoup joué. On ne voyait pas ce que l'on gagnerait en s'opposant aux autorités coloniales.

20. Je sais que vous êtes profondément croyant et qu'à cet égard, vous ne voulez accuser personne. Pourtant, l'analyse des faits historiques incite à se poser certaines questions. Un diplomate est censé connaître, appliquer et défendre la politique de son pays. Or, même si vous connaissiez les déterminants politiques du choix guinéen de 1958, vous ne les partagiez pas entièrement. Comment se fait-il que vous ayez été le premier, voire le plus décisif des hommes chargés de défendre la politique étrangère de la Guinée indépendante ?

Je reconnais à ce propos l'intelligence calculée de Sékou Touré. Une intelligence pratique. Il voulait absolument normaliser les relations franco-guinéennes. Celles-ci étaient dans l'impasse depuis la rencontre historique du 25 août 1958. Il redoutait les conséquences à la fois pour lui et pour la Guinée. Sékou Touré a compris que parmi les hommes du moment, j'étais le mieux placé pour initier un heureux dénouement du conflit franco-guinéen consécutif à l'indépendance de la Guinée. Il avait suivi mon parcours en France où il effectuait de fréquents passages. Il avait pu apprécier la qualité de mes amitiés avec les personnages différents qui, pour la plupart, ont été les chefs d'Etat dans leur pays. Je remercie ici, en passant, mes amis Félix Houphouët-Boigny, Modibo Kéita, Hubert Maga, Hamani Diori, Sourou Mignan Apithy, Léopold Sédar Senghor, etc.

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Sékou Touré et Sourou-Migan Apithy
(1913-1989), à Conakry en 1970. Apithy fut
président du Bénin de 1964 à 1965

21. Avait-on la même efficacité diplomatique selon qu'on était accrédité dans un pays ami ou dans un pays ennemi de la Guinée à l'époque ?

Je ne peux pas répondre pour tout le monde. Mais si je considère mon expérience personnelle, celle que je connais bien pour l'avoir vécue, je crois avoir fait ce que ma mission m'assignait. Etre reçu par le général Charles de Gaulle dans le contexte qui prévalait alors. Ce n'était pas facile. Car les rapports franco-guinéens étaient au plus bas. Donc sur le plan des principes, on peut dire que les diplomates n'étaient pas formés particulièrement pour la diplomatie, pour des raisons compréhensibles. Il est vrai que j'ai eu le privilège de côtoyer certains diplomates israéliens dans le cadre de mes activités coopératives. Cela m'a beaucoup aidé par la suite.

22. Etes-vous d'accord avec ceux qui divisent les diplomates guinéens de l'époque en deux groupes : le groupe des inconditionnels de Sékou Touré, envoyés dans des pays hostiles à la Guinée et celui des hommes suspects placés sous surveillance dans les pays amis de la Guinée ?

Si cette situation s'avérait vraie, je ne l'ai pas personnellement vécue. Mon refus d'aller à Moscou ne s'expliquait pas par cette division. J'avais accompli un précieux travail de rapprochement entre la France, voire l'Occident et la Guinée pour ensuite me retrouver au service d'une toute autre politique. Cette situation ne correspondait pas à mon éducation religieuse. Elle ne cadrait pas non plus avec l'idée que je me faisais de ma mission. En effet le communisme était une doctrine qui refusait tout exercice d'une foi religieuse.

23. Au moment où vous avez été accrédité auprès de l'Allemagne fédérale, la rivalité Est-Ouest était à son paroxysme. Comment avez-vous été perçu par les deux Allemagnes ? Avez-vous oeuvré de près ou de loin à leur rapprochement ?

L'Allemagne fédérale était un pays occidental. Je n'ai pas été ambassadeur en RDA. Il y a eu cependant deux incidents qui méritent d'être signalés. Lorsque Madame Andrée Touré est venue en visite en Allemagne fédérale, j'ai eu à l'accompagner à Berlin-Ouest. Un ressortissant guinéen résidant en Allemagne fédérale a placé son enfant sur le mur pour lui permettre de voir l'autre Allemagne. Les services de sécurité ouest-allemands sont intervenus pour enlever l'enfant en s'écriant : Attention, vous allez le faire tuer par les vopos 2, c'est-à-dire par les services de police est-allemands.
Le second incident concernait un stagiaire guinéen qui était en Allemagne de l'Est. Il a voulu passer à l'Ouest. Il a été pris par la police de l'Allemagne fédérale. Il lui a dit qu'il venait voir l'ambassadeur de Guinée en Allemagne parce qu'il ne pouvait plus vivre chez les communistes. La police d'Allemagne fédérale l'accompagna jusqu'à l'ambassade de Guinée en Allemagne fédérale. Il a eu la vie sauve et a été envoyé en Guinée. Par la suite, il a terminé ses études de médecine et est définitivement rentré au pays comme médecin.

24. Quelles ont été dans le concret, les premiers fruits de votre action diplomatique ?

Je ne saurais évaluer ce que j 'ai pu faire comme diplomate. Toutefois, je peux citer quelques exemples purement indicatifs.
Nous avons longuement analysé le dénouement du malentendu franco-guinéen. Ensuite le bon climat instauré entre la Guinée et l'Allemagne fédérale a eu des effets positifs dans les rapports entre l'Occident et la Guinée. L'Allemagne a construit un studio d'information, une usine de tannerie. Il en a résulté la fabrication locale de chaussures. Il en fut de même pour la confection sur place des tenues militaires. Cela nous a garanti une économie appréciable de devises. L'Allemagne fédérale a beaucoup facilité le reste des relations dans le camp occidental. Elle a contribué à la formation des militaires guinéens, etc.

25. La politique extérieure de la Guinée a beaucoup souffert de la division idéologique du monde. Comment avez-vous personnellement vécu cette situation ?

Je ne suis pas rentré dans le jeu. Dès le départ, j'ai pris mon parti et m'y suis tenu. C'est pourquoi j'ai refusé d'aller à Moscou et au Caire comme ambassadeur. Il est vrai que mon refus d'aller au Caire obéissait aussi à des raisons personnelles. Je ne voulais pas frustrer un ami que j'appréciais énormément. C'était mon ami Diawadou Bany qui y était ambassadeur.

26. Un diplomate a deux fonctions principales : instaurer et consolider un climat de coopération entre son pays et les pays tiers, protéger la personne et les intérêts des ressortissants guinéens relevant de sa compétence. Avez-vous rencontré quelques difficultés avec les Guinéens de votre ressort ?

Je n'ai jamais eu le moindre problème avec les Guinéens relevant de mon domaine de compétence. Nos rapports ont toujours été courtois et respectueux. Il faut croire que ma mission à Paris se situait dans une période d'enthousiasme quasi excessif. Le climat entre la Guinée et ses ressortissants était au beau fixe même si cela n'a pas duré longtemps.

27. Quelle appréciation pouvez-vous faire du neutralisme positif guinéen ?

Sékou Touré a déclaré, d'entrée de jeu, qu'il était progressiste. Cela s'est traduit par l'envoi de stagiaires guinéens dans les pays de l'Est. Il ressemblait, dans son choix à un cycliste qui s'appuyait tantôt sur un guidon foumi par l'Est tantôt sur un guidon offert par l'Ouest. Il lui était difficile de rester maître de l'allure et de la direction de son véhicule. D'où ce mouvement de va-et-vient entre les deux camps, imprimé par la différence de nature entre les guidons.

28. Les Etats-Unis d'Amérique ont tendu une main de coopération à la Guinée à un moment où tous les autres pays de l'Occident boudaient ce pays. Selon vous, quelles sont les raisons de cette attitude singulière ?

Je crois que les relations avec l'Allemagne fédérale ont beaucoup pesé dans le changement d'attitude observé dans le monde occidental. D'autre part, les Etats-Unis sous John Fitzgerald Kennedy ont voulu soutenir les idées panafricaines de la Guinée.
Enfin, dans le contexte de bipolarisation qui prévalait, il était de bonne guerre de vouloir ramener « l'apprenti sorcier » Sékou Touré et son pays dans le camp occidental, en raison probablement de ses immenses potentialités.

29. Quelles pouvaient être les raisons profondes du changement constaté ?

Je crois que la raison principale de l'attitude des pays occidentaux réside dans la guerre froide. Tout ce qui pouvait être positif pour l'Occident était à prendre et en temps opportun.

30. On raconte que les USA, sous Eisenhower n'avaient aucune considération pour la Guinée, qu'ils connaissaient à peine. A preuve, l'envoi dans un premier temps, d'un ambassadeur noir, John Morrow. Ce dernier était chargé, dit-on, de bien balayer le terrain pour qu'on puisse envoyer le véritable ambassadeur, représentant la véritable Amérique. Est-ce une simple rumeur ou bien y a-t-il une part de vérité dans ces propos ?

Cela explique simplement que les Etats-Unis d'Amérique ont regardé la Guinée avec plus de compréhension à défaut de sympathie réelle. Je ne crois pas que les raisons matérielles aient pesé d'un poids considérable dans ce cas de figure. Il est difficile de cemer les raisons de l'envoi d'un ambassadeur noir américain en Guinée. Je pense personnellement qu'en agissant ainsi, les Américains voulaient montrer à la Guinée qu'ils comprenaient ses préoccupations et qu'ils étaient disposés à l'aider dans le sens souhaité par les autorités du nouvel Etat.
L'importance accordée par la Guinée à la libération et à l'unité de l'Afrique, le désir d'un retour aux valeurs africaines, le souci de réhabiliter la race noire, les fréquentes références aux Noirs américains, etc. incitaient à souscrire à cette version au détriment de la première avancée.

[Note. — Nabi Youla articule son rejet de la question n°30. Tant mieux, car l'allégation n'est pas seulement ridicule. Elle est déplorable voire outrancière. En effet l'intervieweur, Djibril K. Camara, reprend, de façon non-critique, l'insinuation selon laquelle seul un Americain blanc pouvait être un “véritable” ambassadeur. Et dire que John Morrow, Ph.D. en littérature française, était professeur d'université ! Doyen historique des ambassadeurs américains en Guinée, il co-signa en 1977, avec trois de ses successeurs, le Mémorandum dénonçant la dictature de Sékou Touré. L'interrogation ci-dessus reproduit à l'évidence le complexe d'infériorité intellectuelle et d'aliénation mentale et culturelle du colonisé africain. Pire, elle est absurde pour quiconque veut bien se rappeler le sort de millions d'individus arrachés à l'Afrique et réduits en esclavage aux USA et ailleurs en Amérique. Au milieu du 19e siècle, c'est la question de l'esclavage qui provoqua la guerre civile américaine (1861-1865) entre esclavagistes du Sud et abolitionnistes du Nord. La question de M. Camara expose aussi l'indifférence face à la ségrégation raciale légalisée par les Jim Crow laws (1876-1965) aux Etats-Unis. Descendants d'esclaves, les Noirs américains payèrent un lourd tribut dans leur lutte pour l'abrogation de ce racisme institutionnalisé. Ils perdirent notamment de grands dirigeants : Malcolm X, Dr. Martin Luther King, Jr., Medgar Evers, etc. Pour sa part, Frantz Fanon a analysé rigoureusement et fustigé avec véhémence la débilité et le défaitisme de ce genre de questions. — Tierno S. Bah]

31. Artisan de la reprise des relations franco-guinéennes après la rencontre historique De Gaulle Sékou Touré, vous avez suivi leur évolution depuis. Comment envisagez-vous aujourd'hui l'avenir de la coopération franco-guinéenne ?

Ambassadeur Marof Achkar, Ambassadeur James Loeb, Harry Bellafonte, Ambassadeur Karim Bangoura, Rev. Martin Luther King, Jr, New York 1965
De g.à dr. : Ambassadeur Marof Achkar, Ambassadeur James Loeb,
Harry Bellafonte, Ambassadeur Karim Bangoura,
Rév. Martin Luther King, Jr. New York, 1965
 

En dehors des accusations fantaisistes de l'époque, je ne crois pas à la persistance d'un conflit franco-guinéen. Nous vivons toujours les conséquences du choix guinéen de 1958. De Gaulle, dans sa célèbre réplique à Sékou Touré l'avait prédit de façon prophétique. En ce moment même nous sommes en butte aux obstacles ethniques. Les gouvernements civils et militaires qui se sont succédé ne parviennent toujours pas à instaurer une démocratie véritable dans notre pays. Malgré les difficultés rencontrées, l'espoir demeure ; car le piétinement politique n'a en rien freiné les relations culturelles. La langue française reste la langue officielle de la Guinée. C'est dire que la coopération franco-guinéenne va en se consolidant.

32. La Guinée vient de fêter le cinquantenaire de son indépendance. La cérémonie commémorative fut-elle à la hauteur de la portée historique de l'évènement ?

Je ne le crois pas. II y a quelque chose qui me fait mal dans cette commémoration. Le principe de la liberté n'est pas en cause. La liberté n'a pas de prix. Mais précisément parce qu'elle n'a pas de prix elle doit être parcimonieusement gérée. Le vote de 1958 a indéniablement hissé la Guinée à la une de l'actualité. La Guinée était alors devenue le pôle d'attraction du monde. Aujourd'hui, j'ai le triste sentiment que nous avons manqué trop de rendez-vous.
Que notre pays se complaît désormais dans un rôle d'observateur passif des évènements. Et c'est bien dommage pour la Guinée et les Guinéens.

33. Comment voyez-vous l'avenir des relations franco-guinéennes à l'issue de l'élection présidentielle en cours [en 2010] ?

Je dois d'abord avouer que depuis la mort du président Lansana Conté, je ne me suis pas rapproché de la politique. Celle-ci semble cependant avoir privilégié certains types d'intérêts particuliers. De ce fait, j'observe que les affaires reprennent progressivement le dessus sur la politique nationale. A cet égard, j'ai le sentiment que la Guinée aura beaucoup à faire pour retrouver une vie future normale. Sentiment d'autant plus pessimiste que l'élection présidentielle qui devrait normalement faciliter l'évolution paisible du pays est en passe de constituer une entrave dangereusement préoccupante.

34. La démocratie libérale a fait ses preuves un peu partout dans le monde, voire en Afrique. Mais elle semble régresser aujourd'hui à la suite des mutations sociopolitiques plus ou moins profondes. Comment voyez-vous l'avenir de la démocratie guinéenne ?

A ce propos justement, la démocratie libérale a fait ses preuves dans le monde. Mais je crois que la démocratie telle qu'on la connaît risque de mettre du temps avant d'être une réalité dans notre pays. C'est dire qu'il y a du travail à faire. Regardez par exemple, l'élection présidentielle. Elle devrait en toute logique être une formalité. En fait, notre société n'a pas encore franchi le stade tribal. Chacune des quatre composantes tribales croit à un égal droit à la magistrature suprême. La démocratie est une culture qui s'instaure patiemment, à longueur d'année. Elle est appelée à s'enraciner et à s'adapter au contexte sociopolitique qui s'en réclame. Mon pays semble être loin d'avoir rempli les conditions minimales d'un modèle démocratique viable. Nous sommes en butte à des particularismes cristallisés qui freinent l'évolution démocratique souhaitée.

35. Que signifie représentation diplomatique en 2010 ? Y a-t-il des traits communs entre la diplomatie de 1958 et celle de 2010 ? Sinon, qu'est-ce qui a changé ?

La question est difficile pour moi. Les temps ont changé. En 1958, la Guinée avait besoin de diplomates pour confirmer l'indépendance et instaurer un climat d'amitié sur des bases égalitaires entre par exemple une ancienne colonie et son ancienne puissance coloniale. Par ailleurs le monde ne cesse de se transformer. Les Etats-nations, cadres habituels d'exercice du pouvoir démocratique, ne sont plus de même nature. Des supra-nations ont pris l'ascendant sur les nations-providences. D'autre part, les sociétés civiles sont de plus en plus informées, de plus en plus exigeantes, de mieux en mieux organisées pour se prendre en main et revendiquer ce qu'elles attendent de leurs gouvernants. Tout cela aboutit à une remise en cause des prérogatives naguère réservées à l'Etat-nation. Le monde de la diplomatie n'échappe pas à cette règle d'évolution. Il en résulte la difficulté de comparer la diplomatie de 1958 et de 2010.

36. On parle beaucoup en ce moment de changement. Quels conseils pouvez-vous donner au pays en cette veille du second tour de l'élection présidentielle ?

Le changement commence d'abord par l'homme. C'est une tâche difficile qui demande du temps. Or nous n'avons pas de temps. C'est à se demander si ce n'est pas l'homme guinéen qu'il faut changer. Je garde néanmoins espoir. Nous sommes devant une montagne que l'on doit franchir par la voie la plus apte. C'est un impératif. Il nous faut franchir la montagne pour rejoindre le camp du progrès. Nous n'avons pas d'autre alternative. Il faut donc que les Guinéens se dépassent, se surpassent car le reste du monde n'attendra pas. Et la Guinée pourrait le regretter à jamais.

37. De nombreux Guinéens suggèrent aujourd'hui la mise sur pied d'une diplomatie de développement. Qu'en pensez-vous ? Quel serait, dans les grandes lignes, le profil d'une telle diplomatie ?

Question piège. Il faut d'abord savoir ce qu'est la diplomatie. Savoir trouver les mots adéquats pour s'adresser au pays accréditant et au pays accréditaire afin d'instaurer un climat et une bonne compréhension entre les parties en présence.

38. Parmi les problèmes qui interpellent les autorités guinéennes, le problème de la monnaie est d'une importance considérable. Pourquoi cette importance ? Quelles suggestions pouvez-vous faire au pays à cet égard ?

Quand on parle de monnaie, il faut penser à son socle. C'est-à-dire à un soubassement économique bien établi. Nous ne pouvons pas rester avec une monnaie autonome, il faut dans un premier temps, intégrer une zone monétaire. L'Europe va vers une monnaie commune tandis que nous, nous restons attachés à une monnaie nationale.

Notes
1. 1. Traduction littérale d'une expression soussou qui rend compte du degré d'intelligence de quelqu'un.
2. VoPo : Volkspolizist ou policier est-allemand.

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