Editions L'Harmattan-Guinée. 2012, 62 pages
1. Qui êtes-vous, El Hadj Nabi lbrahima Youla ? Voulez-vous nous parler de votre enfance et de votre famille ?
Je suis né le 20 novembre 1918 à Fandié, dans le cercle de Forécariah, à environ soixante-douze-kilomètres de Conakry, la capitale guinéenne. Je suis le troisième enfant d'une famille
polygame de vingt-quatre membres, dont quatre épouses et une vingtaine d'enfants. Mon père, Alpha Youla, était à la fois cultivateur et commerçant. Il n'a bien sûr jamais fréquenté l'école française. Il était analphabète et profondément patriote. Il voulait absolument me faire uivre son exemple. Je lui dois beaucoup. C'est lui qui m'a enseigné l'Islam. Il se proposait de faire de moi un grand marabout, voire un érudit religieux qui devait apprendre le Coran en Mauritanie afin de lui succéder dans la diffusion de l'Islam dans la région du Moriah. Ma mère, Makalé née Sakho, était la troisième épouse de mon père. Elle eut cinq enfants, dont une fille. Tous les enfants de la famille furent éduqués dans un esprit de forte solidarité. En effet, mon père nous enseigna le respect des autres, l'honnêteté, l'humilité et la solidarité.
En fait, Kaback est mon véritable village natal et Fandié, mon village d'adoption.
Gbéréyiré-Bafila, dont mon père était originaire, a longtemps été sous influence anglaise. C'est après la conférence de Berlin consacrée au partage de l'Afrique, en 1884-1885, que cette localité fut rattachée à la colonie française de Guinée. Mon père a très mal vécu cette influence étrangère et plus particulièrement le rattachement à la Guinée française. Et puisqu'il était un notable important, son attitude pouvait influencer les habitants de la localité et causer préjudice aux Français. Ces derniers étaient conscients de la situation et en voulaient à mon père.
J'étais prédestiné aux études coraniques. Mon père s'était personnellement chargé d'assurer mon éducation coranique. II ne voulait me confier à personne d'autre. Il avait décidé de m'inculquer les valeurs de l'Islam et de faire de moi un grand marabout. Mais le sort en décida autrement.
En effet, un jour, mon père reçut une convocation du commandant de cercle, l'invitant à se présenter de toute urgence aux autorités françaises, à Forécariah. La convocation resta sans suite. Il fut de nouveau convoqué une semaine plus tard. Le résultat ne changea guère, car ne sachant pas lire, il ignorait le contenu des deux courriers. Il attendait le retour de son comptable pour lui lire les deux correspondances reçues. C'est à ce moment qu 'on envoya un garde-cercle, homme de main de la colonisation française, pour ramener de force mon père que l'administration tenait déjà pour un récalcitrant. Ce dernier s 'adressa au chef de village en ces termes :
— « Je suis venu non pas pour remettre une autre convocation, mais pour conduire Alpha Youla à Forécariah aujourd'hui même. »
Les notables du village décidèrent d'un commun accord de différer le voyage au lendemain matin. Il faisait nuit pour effectuer le retour à Forécariah le même jour. Le garde-cercle réticent au début a fini par accepter la décision des notables. Il était lui-même suffisamment fatigué pour refaire le trajet. Mon père m'avait choisi pour l'accompagner. Il aimait m'avoir en sa compagnie.
Lorsque mon père et moi arrivâmes à Forécariah, un vendredi à 15 heures, après un parcours de 23 km, tous les chefs de cantons et les notables y étaient réunis. Ils tenaient la réunion hebdomadaire au cours de laquelle le commandant de cercle haranguait habituellement les foules. Nous nous rendions chez le Commandant de cercle. Pour avoir aperçu mon père, celui-ci interrompit son discours, se tourna vers mon père et lui demanda :
— « C'est toi Alpha Youla ? C'est toi qui refuses de répondre aux convocations du commandant ? J'ai su dans les dossiers que tu es une forte tête. Cette fois-ci tu vas payer. »
L'interprète traduisait ce que le Commandant de cercle disait. Pourquoi Alpha Youla n'a-t-il pas répondu à mes convocations ?
Calmement mon père répondit :
— « Je n 'ai jamais refusé de répondre à une convocation. Seulement je ne sais pas lire. Seul mon comptable sait lire. J'attendais son retour pour en savoir le contenu. J'ai donc simplement classé les deux convocations reçues en ignorant totalement leur teneur. C'est pourquoi je ne me suis pas présenté. »
Qu'à cela ne tienne répliqua le Commandant de cercle. « A la boîte », c'est-à-dire en prison.
A la suite de ces propos menaçants mon père décida de prévenir son avocat, maître Scagliona qui se trouvait à Conakry. Il voulut me remettre de l'argent pour faire cette commission. Il mit la main dans la poche pour sortir la clef de la valise contenant l'argent. Son geste fut interprété comme une tentative d'agression sur la personne du garde-cercle. Ce dernier voulut se jeter sur mon père. Je me précipitai sur lui pour arracher les boutons dorés qui ornaient sa veste. Lorsque le Commandant voulut savoir le mobile de l'accrochage, on le lui expliqua. On ne se jette pas sur un père de famille en présence de son enfant. Celui-ci le défendra au prix de sa vie ; même s'il s'agit d'un gamin comme dans ce cas de figure.
L'administrateur réprimanda le garde-cercle et le fit envoyer « à la boîte » à la place de mon père.
Le lendemain, nous regagnâmes le village de Fandié. Mon père réunit toute la famille pour lui expliquer la mésaventure humiliante qu'il venait de subir. J'avais terminé la lecture du Coran. Au terme de son explication, mon père décida de tout faire désormais pour prévenir de telles situations.
2. La scolarisation n'était pas très répandue à cette époque. Comment avez-vous fait pour accéder à l'école française ?
Justement, mon inscription à l'école française fut une conséquence directe de l'incident que je viens de relater. En effet lorsque mon père décida de tout faire pour prévenir de telles situations, il se tourna aussitôt vers moi en présence de toute la famille pour m'indexer et dire :
— « C'est toi qui iras à l'école pour apprendre le français et revenir lire et écrire mes lettres. »
C'est ainsi que je fus désigné pour faire les études en français. Trois jours seulement après cette décision, on me conduisit effectivement à pied jusqu'à la gare de Kakoulima. On y prit le train qui nous conduisit à Conakry où l'on me confia à un certain Sény Fofana.
Le lendemain matin je fus amené à l'école et mon premier maître fut Monsieur Mamadou Sampil. En me quittant, mon accompagnateur évoqua les festivités champêtres. Je me suis mis à pleurer. C'était au mois d'octobre, à l'approche de la saison sèche. Je ne voulais surtout pas manquer les festivités champêtres qui allaient bientôt commencer. J'étais donc tiraillé entre l'école et la
vie des champs. J'aurais bien préféré le dernier cas. Mais l'on ne conteste pas la décision paternelle.
Après mon inscription à l'école on me confia à Monsieur Amara Soumah dit Amara Kansi. C'est alors que j'ai commencé à ruser. J'ai en effet laissé croire à tout le monde que je suivais assidûment l'école, alors que je fuguais pour aller jouer au football. J'aimais beaucoup le sport. Le football était ma passion. Mon manège a bien réussi pendant un certain temps. Mais Monsieur Sampil avait pris soin d'aviser discrètement mon père de mes absences répétées. Et voilà qu'un jour, une visite impromptue de mon père vint dévoiler mon secret. Ayant appris son arrivée, je suis allé le saluer. Il me demanda aussitôt :
— D'où viens-tu ?
— De Boulbinet, dis-je.
— Je t'ai envoyé à Boulbinet ou à l'école ? interrogea-t-il.
— A l'école répondis-je.
La conséquence de mon aveu fut pénible pour moi. Mon père me fit tendre par les deux gaillards qui l'accompagnaient et m'infligea une sévère correction corporelle, comme il était alors de coutume en pareille circonstance. Les personnes témoins de la scène, les femmes surtout, voulurent interrompre mon supplice. Rien à faire ; mon père frappait encore et encore ! Il accompagnait les coups de lanière qu'il m'assénait d'une question réitérée maintes fois :
— « Tu vas aller à l'école oui ou non ? Tu vas aller à l'école, oui ou non ? »
Et moi de répondre comme dans un refrain de chanson :
— Oui je vais aller à l'école; Oui, je vais aller à l'école.
Mon père, par ce biais, était parvenu à me faire sérieusement suivre l'école. Fini donc mon manège. Mais je posai une condition : qu'on veuille bien m'envoyer quelqu'un qui me tiendrait compagnie. Mon père repartit au village. On m'envoya mon frère peu de temps après. Manque de chance, Il détestait l'école plus que moi. Après cette épreuve pénible, je repris donc sérieusement les études. Mes
résultats étaient satisfaisants. Ce qui était comique dans cette affaire, c'est que mon père faisait tout cela dans un but subjectif bien précis. Il voulait simplement me faire obtenir mon certificat d'études primaires (C.E.P.) pour ensuite interrompre mes études et me ramener au village pour lui servir d'assistant. Son dessein était
difficile, voire impossible à réaliser. Je travaillais si bien à l'école que personne, à part lui, ne voulait me voir interrompre les études au niveau du cettificat d'études. Il fallait me laisser continuer. Ses démarches auprès de l'inspecteur n'ont donc pas abouti. Déçu et inquiet, il retourna au village. Et moi je pus ainsi poursuivre ma scolarité.
3. Votre scolarité fut quelque peu perturbée par un autre incident dû à votre don d'imitateur. Voulez-vous en dire quelques mots ?
J'avais, en effet, la manie d'imiter des comportements que je trouvais quelque peu étranges, voire bizarres. J'étais en deuxième année de l'école primaire supérieure (E.P.S.) J'avais un professeur qui avait quelque manière insolite. Quand par exemple, il voulait tousser, il mettait les mains entre les deux jambes. Je me plaisais à le singer. C'est ainsi qu'un jour, l'on me surprit en train de l'imiter.
L'incident prit une ampleur telle qu'une sérieuse menace de licenciement planait sur moi. Mais seul le gouverneur pouvait prendre la décision de licencier. Face à la gravité de la situation, on décida d'aviser mon père de ma mauvaise conduite. Il fallait trouver un commissionnaire pour le charger de la mission. On en trouva un qui devait passer par Kabak. Il devait signifier à mon père de rejoindre Conakry le plus rapidement possible. Son fils Nabi lbrahima Youla était menacé de licenciement définitif.
Monsieur Palade, une connaissance de mon père, ne souhaitait pas non plus me voir licencié. II intercéda en ma faveur et convoqua El Hadj Alpha Youla pour donner une tournure moins grave à l'incident. II s'agissait de me punir sévèrement devant l'enseignant offensé. C'est mon père en personne qui fut chargé de la besogne.
Il le fit de belle manière comme à son habitude. Touchés par la violence de la punition que je subissais, des tiers ainsi que l'enseignant concerné intervinrent pour faire arrêter la bastonnade.
En fin de compte le licenciement n'eut pas lieu et je pus poursuivre mes études.
4. Vous avez si bien réussi votre parcours que vous vous êtes trouvé devant un nouveau problème au demeurant plus sérieux pour la suite de votre carrière. De quoi s'agissait-il ?
A la fin de la troisième année de l'école primaire supérieure (E.P.S.), un concours permettait l'entrée à l'école William Ponty. Il fallait être parmi les cinquante premiers pour pouvoir intégrer cet
établissement. Mais pour participer à l'épreuve, il fallait aussi avoir 16 ans révolus. J'étais trop jeune pour remplir cette condition. J'avais 15 ans. Aussi, pour avoir pris beaucoup trop de raccourcis dans mon parcours scolaire, je suis en quelque sorte arrivé trop tôt au concours. Normalement, je n 'avais pas à m'inquiéter ; car je pouvais, moi, redoubler pour remplir les conditions d'âge. Ce n'était pas le cas des élèves plus âgés.
Comme mes résultats scolaires étaient excellents, les responsables de l'école avaient du mal à refuser ma participation au concours pour une simple question d'âge. Aux âmes bien nées, la valeur attend-elle le nombre des années ? Apparemment on a répondu négativement à la question. C'est pour cela que l'on formula une dérogation en ma faveur.
Pendant que la demande de dérogation suivait son cours, j'étais l'objet de toutes les ironies de la part des autres élèves. Ceux-là qui avaient leurs seize ans. Ils me considéraient en quelque sorte comme un veinard puisque mon âge m'autorisait à redoubler, tandis qu'eux étaient au pied du mur à cet âge. C'est à croire que le sort était de mon côté.
5. Pourquoi croyez-vous que le sort penchait de votre côté ? Etiez-vous superstitieux ? L'êtes-vous encore aujourd'hui ?
Ordinairement, non. Je ne suis pas superstitieux. Mais j'ai quand même fait un rêve prémonitoire. Rejeté et raillé par les grands élèves, je me suis couché un soir et j'ai fait un rêve. J'ai vu dans mon rêve le sujet de dictée qui devait être donné aux compétiteurs. Le lendemain, je voulus expliquer ce rêve aux autres candidats. Tous m'ont chahuté; m'invitant en quelque sorte à attendre sagement mes seize ans pour parler du concours. J'ai néanmoins insisté pour annoncer au moins le titre du texte rêvé : les sauterelles. Personne n'a prêté l'attention requise à mes propos.
Dans l'intervalle, un heureux hasard se produisit. Ma dérogation me fut accordée. Je pouvais donc passer le concours d'entrée à l'école William Ponty.
Au jour convenu, nous voilà donc dans la salle de concours. Silence total ! Le responsable des épreuves brandit devant tout le monde l'enveloppe scellée contenant le fameux sujet de dictée. On l'ouvrit pour annoncer le titre : les sauterelles. Je ne savais pas grand-chose des autres matières du concours. Mais je savais tout sur la dictée et sur les questions qui s'y rapportaient. A la proclamation des résultats, tout rescapé de dernière minute que j'étais, j'occupai un rang honorable parmi les cinquante élèves retenus pour intégrer l'école William Ponty. Ainsi le rêve était bel et bien devenu réalité.
6. Vous avez failli ne pas faire votre examen de sortie de l'école William Ponty de Gorée. Pourquoi ? Comment cela s'est-il passé ?
En effet, j'ai failli une fois de plus être licencié avant l'examen de sortie de l'école William Ponty. Le sujet proposé à la dernière composition précédant l'examen de sortie était intitulé : les bienfaits de la colonisation française en Afrique. Le professeur de français insista sur la nécessité de mettre en exergue l'apport de la France à nos coutumes et traditions « dépassées ». En d'autres termes, nous étions des sauvages attirés par la France dans le monde civilisé. Cela se passait en troisième année de la session enseignement. Alors que le professeur écrivait le sujet au tableau noir, une voix d'élève répliqua en ces termes :
— Monsieur, êtes-vous ici pour nous instruire ou bien pour insulter nos ancêtres ? Si c'est le second cas, alors attendez-vous à sortir d'ici avec un
bon coup de pied dans le derrière.
Le professeur se retourna dans le but de localiser la voix qui venait de se faire entendre. Il la localisa arbitrairement dans la rangée où je me trouvais. M'ayant déjà dans le collimateur, il ne tarda pas « à trouver son coupable.
— » Nabi Youla, s'écria-t-il, tu insultes la France.
Sans me laisser le temps de réagir, il sortit de la classe pour aller signaler l'incident au directeur de l'école, Monsieur Alfred Diran. Celui-ci, vu l'état de nervosité du plaignant, réunit un conseil de professeurs pour statuer sur le cas. Mon licenciement fut proposé par la quasi-totalité des participants. Les seules exceptions qui n'ont pas approuvé mon licenciement étaient deux enseignants qui m'avaient connu en Guinée, à l'école primaire supérieure (EPS). Ils exigèrent avec insistance que l'on m'interrogeât. Car, soutenaient-ils, « s'il est coupable, il l'avouera ». Toute la classe se rallia à cette proposition et demanda au vrai coupable, un certain Kémoko Diallo de Côte d'Ivoire, d'aller avouer. On me supplia par ailleurs de le soutenir pour qu'il ne soit pas licencié. L'auteur des propos se dénonça au directeur de l'école, qui fut bien embarrassé par la toumure prise par l'évènement.
Parallèlement à cette dénonciation, les élèves de la troisième année prirent ma défense dans le but de rétablir la vérité. Au cours de cette période de deux jours, j'étais privé des cours. On venait, à intervalles réguliers, m'annoncer le compte à rebours. J'étais ainsi informé du temps qui me séparait de mon licenciement. Mon dossier suivait son cours à Dakar. La gravité de la situation impliquait une punition exemplaire. Car il était inadmissible que des futurs formateurs appelés à faire respecter l'autorité du moment commencent leur carrière dans un tel esprit de contestation. Le directeur de l'école convoqua une nouvelle réunion des professeurs pour revenir sur la décision prise par la première réunion. La décision de licencier le vrai coupable était encore maintenue.
C'est alors que je suis allé voir le directeur de l'école pour lui signifier ma décision de déposer une plainte pour accusation infondée.
Embarrassé par la menace de la plainte en
justice, le directeur me suggéra un compromis que j'acceptai et qui soulagea tout le monde. Je retirai ma plainte et les autorités de l'école renoncèrent au licenciement de Kémoko Diallo. C'est la solution qui fut adoptée. L'on remit mon nom sur la liste des élèves de la troisième année de l'école, qui devaient participer à la dernière exposition coloniale, à Paris.
Là, ils présenteraient des pièces de théâtre de leur pays respectif. Il s 'agissait de la Côte d'Ivoire, du Dahomey et de la Guinée 1.
La pièce de théâtre ivoirienne s'intitulait La légende baoulé. Ecrite par Bernard Dadié, elle exprimait la dernière volonté d'un grand Roi, Amon Doufou. Sentant venir sa mort, celui-ci décida de transmettre un dernier message à son neveu et futur remplaçant sur le trône baoulé. Après un survol historique de la lignée baoulée, le Roi conseilla à son neveu de poursuivre en mieux son oeuvre. Voici de mémoire, certaines paroles approximatives de la chanson qui servait de fond sonore à la pièce.
Miao blaho, miao blaho, blomingué moubanamio.
En refrain
Miano blaho.
A ces mots, d'énormes hippopotames sortirent de l'eau un à un et se mirent les uns à la suite des autres, formant ainsi un miraculeux pont sur lequel le peuple en fuite passa en chantant la chanson évoquée ci-dessus.
La pièce de théâtre guinéenne ne fut pas représentée à l'exposition coloniale pour des raisons compréhensibles à l'époque. Il s'agissait de retracer la rencontre historique entre l'Almamy Samori Touré et le capitaine français Péroz.
Le Dahomey, à travers une pièce intitulée « Socamè », traitait de l'influence des génies sur des phénomènes naturels, notamment le problème de la sécheresse. Chaque année, les Dahoméens devaient sacrifier, en offrande au génie, la plus belle jeune fille du pays, pour implorer sa clémence en matière de pluviosité. Cette année-là, le choix porta sur une jeune fille déjà fiancée dont le prétendant refusa de voir sacrifier celle qu'il aimait. Un gros crocodile incarnait le génie. Tandis que l'on organisait la cérémonie au cours de laquelle on devait livrer la jeune fille au crocodile impatient, le courageux fiancé se précipita dans l'eau et poignarda mortellement le gros animal dont le sang se répandit sur l'eau. La foule médusée reflua vers le village, derrière le jeune couple devenu subitement célèbre. Et la chanson de la victoire sur
l'animal maléfique reprit en choeur. Les paroles approximatives étaient les suivantes :
Eh ! Mino leto quodiè
Assemi litafini fini
Eh ! Minco leto quodiè
Et la foule reprenait en choeur :
Yao ma bilico yaoma oh
La fin des représentations fut saluée par une standing ovation dans la grande salle du théâtre des Champs-Elysées. Le directeur, Monsieur Diran, en était ravi. Il nous demanda d'aller visiter sa région natale, aux environs de Lyon, contournant ainsi le programme initialement arrêté. Il tenait absolument à présenter la troupe à son village natal de Couzon-au-Mont-d'or. Dans l'intervalle d'une brève visite nous passâmes à la fois pour des stars et une curiosité surtout aux yeux des jeunes.
7. Avant de passer le concours, vous avez effectué en trois ans un parcours scolaire qui en exigeait cinq. Ce raccourci ne vous a -t-il pas créé de difficultés dans la suite de votre formation à l'école William Ponty ?
C'est vrai qu'avec le recul, je constate que mon cursus scolaire n'était pas commun. On m'a fait sauter quatre fois d'un niveau à un niveau supérieur. En 1931, j'obtins mon certificat d'études primaires et le concours d'entrée à l'école primaire supérieure (E.P.S.). Trois ans plus tard, à 15 ans, je participai avec succès au concours d'entrée à l'école William Ponty. En 1937, j'en sortis comme instituteur de deuxième classe. C'est un parcours appréciable, j'en conviens. Mais je n'ai à aucun moment souffert de lacunes imputables aux différents sauts de niveaux. Le seul problème rencontré au sein de l'école était un problème d'orientation dans le choix des filières.
Il y avait une filière administrative, une filière menant à l'enseignement et une filière médicale.
Je voulais depuis longtemps faire médecine. Les autorités de tutelle ne l'entendaient pas de cette oreille. Pour contester leur décision, je me suis mis à bâcler le travail scolaire. Mes résultats s'en sont ressentis. Pour avoir perçu mon refus délibéré de travailler, à travers les mauvais résultats scolaires, on me brandit une fois de plus l'arme du licenciement qui a toujours réussi à me ramener dans le droit chemin. C'est ainsi que je repris sérieusement le travail et sortis de l'école en 1937, comme instituteur et fus affecté à mon premier poste d'enseignant à Conakry. C'était par la même occasion mon entrée dans la vie active.
8. On dit souvent, même de nos jours, que les diplômés de l'école William Ponty, toutes disciplines confondues, étaient des polyvalents. Que pensez-vous de ces propos élogieux ?
C'était peut-être vrai. Je ne peux pas le vérifier aujourd'hui. Ce que je peux dire, par contre, c'est que la formation reçue à William Ponty était solide dans toutes les filières. Vous avez sans doute entendu parler aussi de la compétence pratique des médecins africains de l'époque. Cette élite était donc préparée et formée à ce dessein. Mais il y avait différentes catégories de cadres africains. Il y avait des cadres locaux qui sortaient de l'EPS ; il y avait des cadres secondaires qui sortaient de William Ponty. Ils étaient tous africains à de rares exceptions près. Fodé Bocar Maréga et Bah Madani Sabitou, qui avaient été envoyés à Montpellier pour une formation supplémentaire, étaient nettement au-dessus de la moyenne. D'une manière générale, on peut effectivement parler de polyvalence des diplômés de l'école William Ponty car la plupart, sinon tous pratiquaient avec un égal talent, la musique, le théâtre, le sport, le jardinage, etc.
Ce que je voudrais également ajouter à cela et qui me paraît important, c'est qu'à l'époque, il y avait une amitié profonde entre les élèves de William Ponty. Nous étions tous amis sans la moindre forme de discrimination. Une amitié qui défiait le temps. Je vis encore aujourd'hui certains témoignages de cette amitié à travers de rares visites d'enfants d'anciens promotionnaires ou amis.
9. A entendre parler de l'école William Ponty, de la polyvalence des cadres qu'elle formait, de l'amitié qui y liait les élèves, on a le sentiment que cet établissement était une exception ? Pouvez-vous nous la faire connaître un peu plus ? Comment expliquez-vous qu'un si grand nombre des cadres sortis de cette école à succès aient été des chefs d'Etat ou des hauts responsables dans leurs pays respectifs ? Peut-on alors, à son propos, parler d'une « école des lumières ? »
Gorée était une île réputée pour le rassemblement des esclaves. C'était le plus grand entrepôt d'esclaves avant leur départ pour le Nouveau Monde. L'île abritait le Castel, une base d'artillerie devant protéger la ville de Dakar. Il y avait également l'imprimerie du gouvernement général de l'Afrique occidentale française (A.O.F.). Enfin il y avait l'école William Ponty. Celle qui accueillait chaque année environ 80 personnes correspondant aux meilleurs élèves des huit colonies de l'A.O.F. Son site constituait à lui seul un atout fantastique pour la qualité de la formation reçue. Le contenu de l'enseignement n'était point en reste. Il était adapté au besoin de l'époque, à savoir, la formation d'hommes et de femmes appelés à répandre la culture du colonisateur. La nature de la formation reçue y était pour beaucoup. On était préparé à tout faire sauf la médecine qui se faisait à Dakar. Il s'agissait en un mot d'élites véritables. Rien de surprenant que nombre de ces cadres solidement formés aient occupé de si hauts postes à responsabilité dans leur pays.
Note
1. Le Soudan français ou l'actuelle république du Mali, le Dahomey ou l'actuel république du Bénin.
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