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Bohumil Holas

Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)

Les Masques Kono (Haute-Guinée Française):
leur rôle dans la vie religieuse et politique

Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.


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Chapitre XXI
Folklore des Masques kono

Le masque dans les arts décoratifs

a) Manifestations artistiques spontanées: gravures et peintures murales.
Indiscutablement, les temps modernes et le « choc » des civilisations infiltrantes ont produit leur effet également dans la sphère des « arts mineurs ». En fait, le terme « appauvri » s'y appliquerait mieux encore, à notre avis. Rares en effet sont aujourd'hui les villages kono dont les cases circulaires, sobres et régulièrement bâties, peuvent s'enorgueillir de quelques ornements épars, gravés ou peints sur les murs blanchis au kaolin. Et ce n'est d'habitude qu'une bande, faite à l'ocre naturel, juste au-dessus d'un soubassement plus ou moins surélevé, bien damé et enduit de bouse de vache, qui témoigne d'un certain souci d'embellir la demeure. En réalité, dans la majorité des cas, c'est en vain que l'œil du visiteur chercherait une image artistique plus vivante. Pourtant, en parcourant ce vaste pays, nous avons eu la chance d'y trouver récemment d'intéressants vestiges. (figures 16 à 28).

masque sur echasses
Fig. 26. Masque sur échasses à Doromu : peinture rouge foncé, bordure faite au noir.
siwe-were de Kooulenta - Vepo
Fig. 27. Siwèrè-wèrè de Kooulenta (Vépo) fait au doigt trempé dans de l'ocre rouge sur le mur intérieur d'une case.

Or, de tous ces artistes anonymes et modestes, il n'en reste aujourd'hui qu'un bien petit nombre : p. ex., dans le canton de Vépo, nous ne connaissons qu'une personne (au village de Fanha) qui jouisse encore de quelque réputation dans ce domaine.
La jeune génération kono, en parfait accord avec la règle générale, s'acharne parfois à nier tout ce qui relève de la tradition ancienne, et d'effacer ce qui en subsiste de visible, en surface. Témoins d'une imagination naïve, ainsi que d'une interprétation aussi simpliste que franche des choses à sens profond, les arts pariétaux, trop en vue, se voient condamnés les premiers, condamnés par ceux qui ont rompu avec les traditions avant même d'avoir trouvé une nouvelle base solide. Et c'est ainsi que tous ces innombrables nyomounga qui animaient jadis les murs des cases kono se trouvent, désespérément, en voie d'extinction.

Nyomou sine
Fig. 16. Gravure d'un
nyomu sinè (?) armé
d'une lance : Gogota
(Lola), mur extérieur
d'une case.

C'est ainsi que dans les cantons Lola et Vépo les dernières de ces sympathiques manifestations d'art populaire ont récemment disparu, tout d'un coup, sous prétexte de remise en état des extérieurs d'habitation, à l'occasion d'une visite officielle.
De sorte que c'est surtout dans l'intérieur intime des habitations que les derniers survivants s'en sont conservés.

b) Dessins d'écoliers. — Au cours de nos enquêtes menées à Lola en 1951, nous avons pris utilement contact avec les élèves des deux sexes de l'École Publique Mixte locale, dirigée par l'instituteur africain, M. Balla Kéïta.

Notons que notre intention n'était pas uniquement l'étude de la mentalité en transformation de l'enfant kono, ni la détermination du degré de son imagination juvénile ; nous cherchions surtout à déterminer dans quelle mesure les traditions tribales s'étaient maintenues dans l'esprit des jeunes individus âgés de huit à treize ans, spécialement exposés aux effets de la civilisation moderne importée. En réalité ce « choc » semble cependant être puissamment paré par un remarquable retour aux anciennes coutumes dans la même région. Le poro, étant ressuscité depuis quelques années, il existe à Lola, en 1951, un très important enclos réservé aux cérémonies initiatiques coutumières, ce qui n'est certainement pas sans exercer une influence « régressive » sur les jeunes esprits soumis à notre examen.

Nyomou hine de Doromou
Fig. 17. Gravure intérieure d'une maison de Doromou. Nyomu hinè
sortant de sa case en compagnie de sa femelle (?)

Pratiquement, nous avons procédé de la façon suivante: après une sortie collective des masques du poro, nous en avons fait représenter, à l'aide d'un dessin au crayon, toutes les formes connues, y compris celles qui n'avaient pas figuré à la dite cérémonie. A notre avis, l'effet visuel ayant fortement excité la fantaisie créatrice des sujets de notre expérience, a permis d'obtenir facilement des résultats, en général, satisfaisants
(fig. 29 et 35).

Le masque dans les traditions populaires

Tandis que toutes nos tentatives de recueillir quelques récits relatifs à l'esprit du masque, en tant que phénomène mythologique pur (et nous pensons ici plus spécialement à son contenu spirituel, à son symbolisme esotérique), ont connu un échec presque complet, des légendes sur la découverte du masque par les femmes, et son transfert ultérieur dans les mains des hommes, abondent, sous des formes variées, dans le folklore kono.
Conscient de l'évolution socio-religieuse, d'ailleurs parfois incomplètement achevée dans les sociétés ouest-africaines — dont l'actuelle structure autorise certains savants à faire un rapprochement avec les conditions de la période que nous appelons en Europe « néolithique » ou « post-néolithique », qui poursuivait continuellement son chemin depuis le matriarcat supposé jusqu'au patriarcat (sous tel ou tel de ses multiples aspects) — ces réminiscences historiques ne sauraient certes nous surprendre.
Or, à l'époque tardive de l'Humanité néolithique, dans les systèmes où dominait la « civilisation féminine » (Gordon), c'est à la femme-prêtresse qu'incombait l'investiture sacerdotale 1 dans l'un de ces obscurs cultes que les auteurs aiment parfois appeler la déification de la Mère, la Grande Déesse à caractère lunaire, cyclique, entité liée au sacrement phallique et aux sacrifices humains, etc. La femme se vit alors hissée, en idole suprême, au sommet de toute la bâtisse morale, et elle aurait conservé cette souveraineté pendant des millénaires. En réalité, ce n'est que depuis le début de l'antiquité historique que le sacerdoce, sous la double notion de théocratie-patriarcat, fut transmis aux hommes-prêtres, avec droit d'accès aux pouvoirs royaux.

Nyomou kpman hine
Fig. 18. Nyomu kpman hinè : gravure murale extérieure
d'une case du village de Doromu.

Cependant, durant le règne du matriarcat primitif, la condition sociale de l'Homme n'en fut pas inférieure pour autant: au contraire, tout en continuant à subir une influence mystique et morale de la Femme, en tant que vecteur physiologique de la vie (en parlant des temps si reculés, il serait peut-être permis de supposer un état « pré-logique », comportant l'ignorance de la paternité fécondatrice), l'Homme jouissait certainement des avantages du partenaire mieux doté, à tout point de vue, pour la lutte, pour la chefferie politique réelle. La Femme, elle — et nous voudrions insister sur ce fait — ne remplissait alors que la fonction de l'idole, rôle purement religieux et transcendant. Elle fut le contenu même de la vie mentale en général, et probablement son unique sujet. En réplique cette supériorité féminine, les hommes commencèrent, de bonne heure, à se grouper en ce que la littérature connaît sous le nom de « sociétés secrètes » ; et c'est peut-être à l'occasion d'une de ces réunions, dans la pénombre d'une caverne préhistorique, que le premier masque sacré fit son apparition (cf. certains détails de notre récit f.

Nyomou kpman hine avec cornes
Fig. 19. Nyomu kpman hinè (remarquer
ses deux cornes droites) ; gravure murale
extérieure rouge d'une case de Doromu
(Vépo)

L'anatomie de la plupart des légendes kono relatives à l'institution du masque suit d'ailleurs fidèlement ce schéma : c'est la Femme qui découvre le masque pour que l'Homme s'en empare, à son tour.
Et ce n'est qu'isolément, dès qu'il se sent assez solidement établi sur le piédestal du patriarcat, que l'Homme s'y présente en inventeur (récit f).
Or, du point de vue comparatif, une circonstance mérite encore notre attention : c'est que à la différence des Bantou congolais, ceux chez lesquels la Femme façonne le masque — l'idée de création ne semble nulle part figurer au premier plan dans le folklore kono, de sorte que le masque matériel, non différencié de sa substance spirituelle, apparaît bien général comme phénomène préexistant, et qui sera toujours trouvé dans le sol ou pêché dans l'eau. Ici encore, on pourrait peut-être constater une transfiguration des esprits primordiaux ayant jadis animé ces deux éléments — supports naturels d'archaïques divinités telluriques et aquatiques.

Nyomou Kwuya
Fig. 20. Nyomu Kwuya.
Gravure intérieure d'une
case de Doromu ; mur gris-
foncé avec traces de fumée,
traits de la gravure
dégageant un fond jaunaâtre.

Cependant, dans le cycle folklorique ancien, deux conceptions qui semblent opposées à première vue (mais qui n'en prennent pas moins leur racine dans Ia même source) se dessinent assez nettement dans les traditions kono.
Suivant nos premiers informateurs, le Masque aurait été créé par la divinité suprême, Alatangana, au même titre que l'Homme 2 désagrégé, au cours d'innombrables procréations successives, qui produisit des races diverses (y compris la race blanche, bien entendu), dotées chacune d'une langue distincte ; pour eux, le masque existerait eo ipso dès les débuts de l'Humanité. Depuis lors la substance éthique du masque n'a jamais été altérée, ni son volume magique, diminué. A leurs yeux, le masque (et ici il nous semble plus juste d'écrire : la Masque) est une notion fixe, de par sa nature même, immuable in tempore, et aussi puissante qu'autrefois. Il s'ensuit logiquement que nul soupçon de dégénérescence liturgique ne saurait probablement intervenir dans ce cas ; et qu'un tel soupçon ne pourrait jamais justifier sa place, à quelque titre que ce soit, dans les actuelles conceptions théologiques de cette partie de la population kono. Après discussion, on admettrait peut-être un affaiblissement des mesures pénales coutumières comme suite inévitable de la nouvelle loi octroyée ; mais, et c'est là que nous voyons le point crucial de ce problème, il n'y a point de déchéance idéologique admissible.
Le Masque, c'est le code moral personnifié. Le masque, c'est l'agent permanent, chargé de sauvegarder le coutumier non écrit. Il est le Grand Initiateur, qui fait de l'embryon humain une unité sociale valide ; il la guide à travers les vicissitudes de la vie, la protège, et la punit au besoin.
Il n'est nullement, il ne faut pas s'y tromper, un « génie matérialisé », ni le fruit de quelque imagination enfantine. A vrai dire, il ne contient que bien peu de mythologie. A ce propos, une question s'impose : la pauvreté en des sujets ainsi strictement délimités du folklore kono, pourtant si abondant, si riche, en serait-il le corollaire ?
Le problème se présentera cependant sous un tout autre jour lorsqu'il s'agira de la découverte du masque par l'Humanité, c'est-à-dire de la première prise de contact de la race humaine avec cette figuration matérialisée du monde transcendant. Dans ce secteur, les récits pullulent. Sur ce plan plus solide, la philosophie éminemment déterministe du Noir retrouve un chemin sûr: le masque, simplement, existe ; et son existence se justifie toute seule, sans qu'il soit nécessaire d'en fournir la raison. C'est sur ce chemin aussi que la Femme a fait connaissance avec le masque en le dégageant, au hasard, d'un des éléments principaux auxquels il se trouvait jusqu'alors assimilé.
Jamais, chez les Kono, dans le cycle légendaire archaïque, la main de l'Homme ou de la Femme ne façonne le nyomou. Et, qui plus est, la Femme n'y figure pas en agent géniteur : les deux mondes, matériel et abstrait (ou, si l'on veut, l'univers physique, spatio-temporel, et le cosmos métaphysique) se rencontrent tout simplement à la bifurcation de leurs existences « antérieures » 3 pour poursuivre désormais la route ensemble, liés par leurs sorts, et dépendant l'un de l'autre. Les questions d'où viens-tu? comment es-tu fait ? ne se posent pas. Car au nyomou appartient une place spéciale dans l'ontologie populaire: sa substance déjà, sa raison d'être ne nécessitent pas d'explication, nous l'avons dit ; il intervient au moment où la Femme l'a dégagé de son milieu biologique primordial, immédiatement, dans le substratum humain même, afin d'intervenir activement dans la marche des choses de ce monde.

Nyomou Kwuya
Fig. 21. Nyomu kwuya ; gravure
intérieure d'une case, village
de Doromu.

Il devient ainsi inconsciemment l'un des moyens des plus efficaces pour renforcer la position dans la structure sociale du partenaire masculin, aux mains duquel il a finalement abouti ; en même temps, en poursuivant son chemin sur le terrain purement religieux, il contribuait, bon gré mal gré, au bouleversement des systèmes matriarcaux. Ainsi le nyomou devient un allié puissant des Hommes — soi-disant vainqueurs dans cette lutte historique.
Ayant exposé, en bref, un schéma général de l'évolution humaine, nous n'avons fait, en réalité, que tracer le leitmotiv des légendes-types sur le nyomou (exception faite, évidemment, pour le récit f) qui, de par sa moralité casuelle n'entre pas dans ce cadre).

Depuis notre dernier séjour dans le pays kono, nous avons pu noter force versions dont nous ne relatons ici que celles qui représentent, en quelque sorte, les prototypes. Au premier coup d'œil, tous les récits recueillis attestent une structure monotone; mais, à nos yeux, certains détails qui n'échapperont pas au lecteur, méritent d'être soumis à l'analyse et aux comparaisons. Cependant il va sans dire que nous n'avons la moindre intention, ni d'ailleurs la possibilité d'en entreprendre ici l'étude, qui exigerait un livre à part. Afin de démontrer leur mécanisme, aussi rigide qu'invariable, nous reproduisons ci-après cinq textes-modèle, tous sortis d'un même moule, vraisemblablement très ancien, malgré le rehaut des additifs récents. Ce faisant, nous avons particulièrement tenu, autant qu'il était possible de le faire en les traduisant, à ne pas effacer leur langage caractéristique et leur style à la fois serré, sobre et fleuri.

Masques echassiers nyomou
Fig. 22. Deux masques : nyomu-échassier et
nyomu néa (?) associés, avec une ébauche(?)
à côté ; gravure intérieure sur mur gris
d'une case ; village de Doromu (Vépo)

A. Cycle archaïque
a) Légende sur l'origine des masques (version racontée par un membre de la famille Doré, canton de Lola) :
Une très vieille femme qui exerçait le métier de potière 4, vivait jadis dans un petit village. Elle allait souvent chercher de l'argile au bord d'un petit marigot qui coulait au pied d'une colline, loin du village, quelque part dans la forêt.
« Un jour, elle s'y rendit, accompagnée de sa fille. Arrivées à l'endroit où la vieille femme avait coutume de prendre la matière nécessaire à la fabrication de ses pots, les deux femmes s'arrêtèrent, et la vieille se mit, comme elle l'avait fait plusieurs fois déjà, à puiser de l'argile à l'aide de sa houe. Comme elle enfonçait sans cesse son instrument dans la terre, elle aperçut tout à coup, à sa grande surprise, un hin 5 qu'elle plaça à côté de sa fille qui se tenait prés d'elle, et elle continua son travail. Mais bientôt, comme l'instrument de la femme répétait régulièrement ses mouvements, apparut un hin femelle, le premier étant du sexe masculin. Comme les deux hinga demeuraient muets, les deux femmes les provoquèrent, à parler, en les pinçant; mais en vain. La fille alla alors au village appeler toutes les autres femmes. Celles-ci, accourues, décidèrent d'emmener les hinga au village. Une chanson dont voici les paroles anima cette procession, de la forêt au village :
Pômbô lé guiripô lôtoa ningbé nâhin nyomou-lo ndyèguè 6, entonnée par la voix de la vieille potière, et toutes les autres femmes de reprendre:
Pômbô lé guiripô iyô, pômbô lé guiripô iyô pômbô, lôtoa nîngbé nâhin nyomou-lo ndyèguè.
Parvenues au village, les femmes firent enfermer tous les hommes dans des cases dont elles barrèrent l'entrée en y déposant des piquants, à l'exception d'un seul, un charlatan qu'elles consultèrent sur le procédé à employer pour décider les hinga à parler. Celui-là leur recommanda d'enfermer les hinga (qu'il désigna sous le nom dîti 7) dans une case, après y avoir mis à brûler du piment. Sitôt fait que dit. Et les dîtinga ne tardèrent pas à être étouffés par l'odeur sèche et piquante du piment 8 brûlé. Aussitôt les femmes entendirent un bruit sourd provenant du dîti mâle qui éternua, gronda, puis commanda: ké yo ! agitez vos hochets ! A ce mugissement les femmes, apeurées, se bousculant et criant, se mirent à fuir, implorant les hommes de les secourir. Ceux-ci, malgré les piquants qui leur barraient le passage, enfoncèrent leurs portes et intervinrent, cependant que la dîti femelle entonnait d'une voix douce et gracieuse cette chanson :
Guèpo guèguèpo guèpo guèguèpo hampou guèpo hampoupou guèpo 9...
Mais les hommes, avec leurs malices qui n'avaient d'égal que leur courage, s'approprièrent les dîtinga, et ces derniers sont restés en leur possession jusqu'à nos jours, sous le nom de nyomounga. Par contre, les femmes par leur manque de courage, ne purent plus jamais jouir de la possession des nyomounga qu'elles avaient, elles-mêmes, découverts ».

b) Légende sur l'origine du nyomou sinè gblôa et de la nyomou néa (version reconstituée d'après plusieurs informateurs du canton de Lola):
« Deux pauvres vieilles potières vécurent, en un temps déjà immémorial, dans un petit village. Ensemble, elles allaient prendre de l'argile, dont elles avaient besoin pour leur métier qui seul assurait leur subsistance, dans un endroit non loin de leur demeure.
L'une des deux femmes, ayant un jour exploré un autre emplacement plus éloigné, dans la forêt, mais où la matière, plus facile à extraire, était encore la meilleure qu'elles eussent jamais employée s'en fut en avertir sa compagne. Celle-ci protesta d'abord, mais les instances de l'autre la décidèrent enfin à céder, et toutes deux se rendirent sur le lieu. A leur arrivée, la première femme commença sans tarder à creuser dans le sol. Elle n'avait pas encore pris la quantité suffisante d'argile, qu'elle découvrit le bout d'un fil de fibres de raphia 10 enfoncé dans la terre. Elle se résolut alors d'en trouver l'autre bout, et elle s'y mit avec persévérance. Mais, comme elle pointait sans cesse vers le fond, elle rencontra soudain le nyomou sinè gblôa ; puis ce fut, à l'endroit où aboutissait le fil, la nyomou néa qui sortit du trou.
Les deux potières, émerveillées par cette découverte, entonnèrent joyeusement une chanson: pomolé guirélé hiyo pomo, lô toa ningbé 11

Couple de Nyomou Kwuyanga
Fig. 23. Couple (?) de nyomu kwuyanga : Doromu
(Vépo) ; gravure intérieure d'une case, mur peint
à l'ocre rouge clair, légèrement noirci par la fumée;
les traits gravés faisant apparaître le fond beige
jaunâtre.

Mais un instant après, elles constatèrent que les deux nyomounga ne parIaient ni ne chantaient. Pour cela, l'une alla chercher toutes les autres lemmes demeurées au village, et elles conduisirent les nyomounga à leur demeure tout en les pinçant, mais sans résultat. Elles leur infligèrent alors
les plus atroces souffrances : une femme coucha sur ses jambes le nyomou sinè gblôa, tandis qu'une autre lui versait dans les narines une pincée de piment pilé ; ce qui n'alla pas sans le faire éternuer. De ce coup, il gronda comme le tonnerre, et de sa voix rauque et grave qui semblait sortir des profondeurs souterraines, il s'écria :
kapa aya dînguè gana yé ! on nous a mis du piment (dans les narines), apportez-nous de l'eau ! A ce moment, les femmes se retirèrent en poussant des cris apeurés.
Les hommes appelés au secours vinrent prendre les deux ngomounga et les gardèrent à leur profit. Les femmes, retirées dans leurs cases, renoncèrent à jamais d'aborder les nyomounga et jurèrent même de ne plus les désigner sous ce nom : elles ne les appelleront plus désormais que des klahinga 12 ».

Nyomou hine kploa
Fig. 24. Nyomu hinè kplôa,
extérieur d'une case de Gbié
(canton de Vépo) ; peinture
exécutée à l'ocre rouge
naturel ; contours et rayures
au noir.

c) Origine du nyomou sinè et de la nyomou néa (légende racontée par Mamourou, chef de Gbakoré) :
« Un jour, il y a déjà bien longtemps de cela, des femmes 13 s'en furent, comme c'était leur habitude, dans la forêt chercher des tiges de joncs qui leur servaient à tresser des nattes. Comme elles marchaient dans le bois, l'une d'elles trébucha sur l'une des larges feuilles d'une plante rampante. La feuille se détacha de sa tige et tomba à terre. Et du dessous de cette feuille s'éleva soudain, d'une voix douce mais pleine d'indignation, la chanson suivante : Logwé ngwana tolwoulo âk'maï énéa 14.

Etonnée, la femme releva la feuille pour découvrir, à l'endroit, la nyomou néa qui continuait toujours à chanter. Elle en avertit toutes les autres lemmes qui accoururent prêter l'oreille à la douce chanson. Elles emmenèrent ensuite la nyomou néa au village. Là, afin de la garder pour elles seules, les femmes obligèrent les hommes à se retirer dans leurs cases.

Peinture exterieur masque
Fig. 25. Peinture extérieure
d'une case de Doromu ;
masque sur échasses ;
peinture exécutée à l'ocre
rouge foncé bordure faite
au kaolin blanc.

« Puis elles se mirent à danser, à danser sans cesse. Mais un instant après, elles entendirent la voix menaçante du nyomou sinè qui hurlait, à la recherche de sa femme, la nyomou néa. Effrayées, elles se sauvèrent, appelant au secours les hommes et s'enfuyant à leur tour dans les cases.
« Les hommes vinrent alors armés, s'emparèrent d'abord de la nyomou néa puis du nyomou sinè et reconduisirent tous deux dans la forêt 15.
Depuis ce jour, les hommes, grâce à leur courage, eurent le droit de posséder les nyomounga, à l'exclusion des femmes ».

Nyomou lebe
Fig. 28. Nyomu lébé. Intérieur d'une case de Kooulenta ;
même technique d'exécution que la fig.27.

d) Origine des masques sur échasses, du nyomou hinè et de la nyomou néa (légende reconstituée d'après plusieurs informateurs du canton de Lola):
Il y a longtemps déjà, une vieille potière et sa fille allaient chercher de l'argile. L'endroit où elles avaient l'habitude de la prendre était, un jour, inondé, car c'était l'hivernage. Alors, pendant que la vieille femme commençait à vider l'eau que les pluies y avaient amassée, elle entendit la voix féminine qui l'interrogeait tout en chantant :
Lâlé wa-wa-wa, gbin ya pléa mo guéa gou », je te défends de puiser de l'eau ici, je m'en sers pour me rincer la bouche et me laver ».
Et la vieille femme de répondre, chantant elle aussi pour s'excuser :
Nya nyanouléhé Dzogbéalo... (librement traduit: « Moi je suis de la famille Dzogbéalo qui est toujours gentille... ».
Mais comme elle continuait à puiser toujours de l'eau, elle se trouva tout à coup en présence des deux pieds du nyomou kwouya qu'elle tira; elle le fit sortir avec sa femelle 16 et se remit à l'œuvre. Ensuite, ce furent le nyomou sinè et la nyomou néa qu'elle découvrit. Mais une fois hors du trou les quatre nyomounga cessèrent de chanter et s'abstinrent de parler. La femme, mécontente de ce que les nyomounga étaient muets, envoya sa fille chercher toutes les femmes du village. Ces dernières furent d'accord pour introduire les nyomounga au village. Là, ceux-ci furent, comme ils ne voulaient toujours pas parler, incarcérés dans une case où les femmes allumèrent un grand feu après y avoir jeté une grande quantité de piment. « Un nyomou fit alors entendre un mugissement assourdissant et lugubre qui fit disperser toutes les femmes.
Les hommes qui ignoraient jusqu'alors tout ce qui se passait, mais qui furent frappés par ce bruit insolite, se pressèrent d'accourir en armes et de s'emparer des quatre nyomounga qu'ils conservèrent à jamais ».

Nyomou sine gbloa et Nyomou nea
Fig. 29. Nyomu sinè gblôa et Nyomu néa. Dessin d'un écolier kono de Lola.

e) Légende sur la découverte, par les femmes kono du Vépo, de la nyomou néa (récit de Lah, chef du village de Kooulenta):
« Un jour, toutes les lemmes d'un village, on ne peut plus se souvenir de ce temps, partirent à la pêche collective dans une petite mare circulaire, bien profonde. Tout d'un coup, une des femmes — après avoir plongé son petit filet dans les eaux sombres de la mare—poussa un cri de surprise : un esprit se trouva capturé dans son engin de pêche. Ensemble, les femmes prirent alors la décision de rentrer immédiatement et d'emmener leur étrange produit de pêche au village.

Nyomou sine te et son epouse
Fig. 30. Nyomu sinè té avec son épouse. Dessin d'un écolier de Lola

« Le génie n'était autre que la nyomou néa.
« Arrivées au village, toutes réjouies de cette découverte, les femmes entonnèrent la chanson suivante:
Nali yaklé blo, â nyon-lo dziguè !... Faisant la pêche nous avons attrapé un petit nyomou ! »
Elles offrirent à la nyomou néa des noix de kola, mais le masque resta muet et n'y toucha point.
« Intriguées, les femmes l'entermèrent alors dans une case, bien aménagée à cette intention, et elles lui offrirent de nouveau des noix de kola. Aussitôt, le masque poussa un cri. Toutes les femmes, effrayées, se sauvèrent, pour en avertir les hommes et demander leur secours. Ceux-ci, courageux, accoururent armés, pénétrèrent dans la case et offrirent à leur tour des kola au masque. La nyomou néa accepta de bonne grâce, en signe d'amitié. Cependant dans la même nuit, le génie du masque révéla au dzogo-mou du village, dans un rêve, qu'il n'appartiendrait désormais qu'aux hommes. Ceux-ci ne devraient jamais rendre le masque aux femmes qui ne le verront plus qu'à l'occasion des cérémonies publiques.

Nyomou Kpman sine et Nyomou kpman nea
Fig. 31. Nyomu kpman sinè et Nyomu kpman néa. Dessin d'un écolier kono de Lola.

Le lendemain matin, le dzogo-mou traduisit la volonté de l'esprit à ses confrères. Sur quoi ceux-ci, après avoir habillé la nyomou néa à l'intérieur de la case qui lui servait désormais de demeure, la montrèrent en secret aux femmes qui ne purent plus la reconnaître.
Dès lors la nyomou néa, ainsi que tous les autres masques, sont la propriété exclusive des hommes. »

B. Cycle moderne (datant, vraisemblablement, de la période dite patriarcale ou androcratique)

D'autre part, un curieux récit, bien qu'idéologiquement assez proche de la tendance générale des légendes précédentes (celles-ci appartenant probablement à une phase plus reculée de l'histoire de l'Homme) échappe, de prime abord, au schématisme général. Ce qui ne l'empêche point de défendre une moralité parfaitement identique à celle qui caractérise le folklorique ancien. Et bien que ce récit figure isolément parmi les dizaines de narrations que nous avons pu noter sur le même sujet, il nous paraît assez significatif pour mériter notre attention spéciale.

Kwi nea
Fig. 32. Kwî néa. Dessin d'un écolier kono de Lola.

Notons au préalable qu'il devrait être considéré, à notre avis, comme une forme sui generis plutôt tardive, à caractère nettement évolutif.
Morphologiquement, il se rattacherait sans doute à ce que nous aimerions appeler l'«enveloppe folklorique du poro » ; mais pour raisons évidentes, il est bien à sa place également dans notre tableau de légendes-types relatives à l'institution du masque.
A vrai dire, la relation que nous traduisons dans le texte suivant, ne détermine pas explicitement le type des masques dont il s'agit ; mais il ne nous est pas difficile d'y reconnaître, à la fois, le portrait d'un nyomou kpman sinè (masque à cornes) et celui d'un kwî néa tous deux chargés du rôle de collecteurs de vivres.
Comment donc expliquer cette confusion des fonctions, échappant d'une façon frappante, au répertoire des masques kono, tel qu'il nous est connu aujourd'hui ?

Ainsi, à notre grande surprise, un passage de ce récit présente (et cela sans aucune ambiguïté) le nyomou « cornu, faisant peur » dans le rôle du Ravisseur (évidemment rituel tel que noue le retrouvons encore de nos jours dans la coutume du vol initiatique permis aux novices du poro) de victuailles, et assumant par conséquent la besogne dont se charge normalement le kwî néa. En fait, plusieurs circonstances nous font penser que la dissociation formelle de ces deux fonctions ne s'est produite que récemment (au cours du perfectionnement des méthodes d'acquisition, s'il est permis de s'exprimer ainsi) ; auquel cas, nous aurions à faire face ici à une image de cette institution qui daterait d'une époque antérieure au parachèvement de ladite « division du travail ».
En toute franchise, nous devons cependant reconnaître qu'une simple confusion de deux ou plusieurs éléments divers devrait être admise pour l'explication la plus plausible. On peut, au surplus, se demander si les kla-hinga mal définis de notre récit n'engloberaient pas les kwî néa-ni actuels, accompagnés et secondés par les collecteurs-« porteurs du sac ». Mais comment expliquerait-on alors la bien bizarre accumulation de cette activité ideologiquement secondaire avec, en signe de protection contre la colère des « diables », le geste opératoire de cicatrices initiatiques, celui-ci étant indubitablement de la compétence suprême de l'Esprit-Mère de la tribu et eo ipso un acte religieux par excellence ?

Dessin Mamougonyo
Fig. 33. Mamoungonyo.
Dessin d'un écolier kono de Lola.
Dessin de Nyomou kwouya
Fig. 34. Nyomou kwouya.
Dessin d'un écolier kono de Lola.

Néanmoins, malgré ses insuffisances logiques, la présente relation (récit f) garde toujours assez d'intelligibilité structurale pour qu'on puisse se rendre compte de sa conception particulière, et nous y verrions volontiers une déformation tendancieuse d'une matière mythologique ancienne.
Lorsqu'on envisage le problème de plus près, c'est, bien entendu, surtout le rôle parfaitement passif de l'actrice féminine qui frappe aux yeux. L'entrée des hommes en possession des masques ne passe pas par un stade « matriarcal », antécédent, bien que ce soient encore les femmes qui y figurent comme détentrices primitives des vivres et, par extension, du pouvoir. Mais nul transfert n'a lieu, ni aucun dégagement du masque de son milieu élémentaire. Cette fois l'Homme-Inventeur (qui n'est en réalité qu'une des hypostases du héros-civilisateur de l'ethnographie) façonne à dessein le masque, et s'en affuble pour porter le dernier coup de grâce aux systèmes matriarcaux en régression. Aussi, si nous adoptons comme point de départ de nos réflexions cette dernière conjecture, devons-nous envisager le récit suivant comme une adaptation récente

Zagbwe sine et Zagbwe nea
Fig. 35. Zâgbwè sinè et Zâgbwè néa. Dessin d'un écolier kono de Lola.

f) Légende sur l'origine des masques du poro et des scarifications rituelles (récit d'un membre de la famille Doré, de Lola)

« Il fut un temps, jadis, où sévit une cruelle famine dans un petit village kono. La population était alors astreinte à une nourriture insuffisante et malsaine. De rares vivres se vendaient sur le marché, il est vrai, mais les femmes en demandaient un prix très élevé. Alors les hommes, désespérés et affamés, s'entendirent afin de remédier à une telle misère : ils décidèrent, au cours d'une réunion secrète, d'effrayer les femmes au marché, et de s'emparer de leurs provisions.
« Pour y réussir, ils taillèrent dans du bois des figures humaines informes les unes surmontées de cornes, les autres empruntant des aspects épouvantables. Ils avaient aussi, grâce à divers procédés, appris à rendre leurs voix rauques et gutturales, telles qu'on n'en avait jamais entendu sortir de la bouche de l'homme.
« Le jour du marche, ils arrivèrent au village, en hurlant de toutes leurs forces et en vociférant des paroles inintelligibles que d'autres hommes, également masqués, mais moins effrayants, traduisaient à leur gré: les « diables » demandaient des vivres de toutes sortes: ignames, manioc, patates, riz, etc Dans leur désarroi les femmes s'empressèrent de leur en livrer ; puis, elles prirent la fuite. Cependant les êtres masqués, les kla-hinga, parcouraient le village et, à l'aide de divers objets tranchants, faisaient sur le corps de tous les hommes qu'ils rencontraient, de nombreuses cicatrices, tout en leur assurant que ceux qui se seraient soumis à cette opération seraient désormais à l'abri du courroux des « diables ». C'est pourquoi tous les habitants, à l'exception des femmes fugitives, se firent scarifier ; et tous les hommes des localités voisines suivirent leur exemple.
Et voilà comment s'établit dans le pays kono la coutume des scarifications tribales, pour y rester instaurée à jamais. Et voilà aussi comment, depuis leur retour au village, les femmes n'ont plus jamais manqué de fournir des vivres aux masques du « poro ».

Notes
1. Et nous en connaissons plusieurs survivances dans le pays kono. Citons p. ex. le cas de la femme du dzogo-mou autorisées à offrir un sacrifice au masque mis hors usage (cf. chapitre XX).
2. On sait que, dans presque toutes les mythologies du monde, la genèse de l'espèce humaine aurait eu son point de départ dans un vague Couple primordial.
3. Nous avons utilisé, dans le chapitre précèdent, le terme préexistence.
4. La potière étant envisagée ici, à l'instar du forgeron, comme le seul Individu imperméable aux influences des puissances souterraines maléfiques.
5. Hin veut dire littéralement « Chose », et sert de terme de substitution pour désigner le Génie dont le nom vrai, rempli d'une essence dangereuse, ne doit pas être prononcé, dans des conditions normales. Au pluriel: hinga.
6. A en juger d'après les difficultés que présente la traduction du texte, l'ancienneté de cette chanson doit être considérable à moins qu'il ne s'agisse d'un texte partiellement emprunté à l'un des dialectes voisins et ensuite corrompu. Au fait, seule la seconde moitié en est parfaitement compréhensible: « lotoa ningbè, nahîn nyomou-lo ndyèguè », fabriquer les canaris c'est bon ; nous avons trouvé (pris) un petit nyomou.
7. Tandis que hin désigne un génie en général le terme dîti détermine un stade plus évolué de la notion précédente. C'est précisément le nom plus défini donné par l'Initiateur (fonctionnant comme personnage enseignant, et qui est l'intermédiaire établi entre le monde physique et le surnaturel) au génie « capturé » par la société humaine pour être désormais associe à sa destinée. Le dîti se présente ici, en un être muet, attendant sa prochaine transmutation en nyomou parlant.
Au pluriel: dîtinga.
8. Dans d'autres récits, nos informateurs utilisaient le mot poivre, sèa. Cependant, piment se dit encore en kono dînguè.
9. Ce texte est composé d'onomatopées intraduisibles.
10. Les fibres de Raphia vinifera servant à la confection de costumes pour tous les masques kono.
11. A la prononciation prés, on retrouve ici la chanson du récit précédent; voir la remarque chapitre XIX.
12. Au singulier : kla-hin ce qui veut dire Chose-de-la Savane.
13. On remarque qu'ici il n'est pas question de potière.
14. En traduction libre : « Quand on soufre des douleurs de la grossesse, il faut prendre de l'huile de palme, cela donne aux repas un bon goût. Dès qu'on pense à l'idée principale des cérémonies initiatiques qui se traduit par l'engloutissement du néophyte suivi de sa résurrection après un séjour prolongé dans l'enclos du poro, le sens de la parabole devient évident.
15. N'oublions pas que tous les masques kono, aux yeux du public non-initié, habitent la forêt. Aussi, la mise en scène de toute sortie cérémoniale applique-t-elle ce principe pour donner l'illusion voulue au profane.
16. A notre avis, l'existence dans le paya kono d'une femelle du nyomou kwouya trahit l'origine étrangère de cette légende ; cf. chapitre XIV.


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