Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)
Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.
En ayant fini avec le système des masques proprement dits, il nous paraît opportun de mentionner quelques institutions encore d'ordre magico-religieux qui, par plusieurs points, se rattachent à l'idée de l'initiation et qui sont par conséquent caractérisées surtout par l'exclusion absolue de tout élément féminin. Elles représentent en quelque sorte l'aspect sonore d'un des nombreux nyomounga kono.
Or, bien que Harley et Schwab signalent l'existence toujours vivante d'un rhombe (bull roarer) chez les Manon du Libéria, les Kono actuels semblent n'en garder, en général, qu'un souvenir assez vague 1.
Au demeurant, malgré nos enquêtes plusieurs fois renouvelées, nous n'avons pu constater, avec certitude, sa présence que dans deux villages du canton Lola (Lola et Gbéké) et à Gô (canton de Gouan) seulement.
D'après d'autres témoins véridiques, il devrait cependant survivre encore dans le village de Gbié (Bié) dans le Vépo, ce qui n'a rien d'étonnant, compte tenu du fait qu'une bonne part des habitants de cette localité mixte est composée de ressortissants du Manon. Il semble être connu encore à Zougouta, dans le canton de Mossorodougou. Toutefois, le rhombe, ou ses survivances, paraissent être d'une rareté extrême dans le pays kono d'aujourd'hui.
Notre description sommaire portera donc spécialement sur le phénomène observé à Lola, chef-lieu d'un canton du même nom.
Le rhombe de Lola est désigné par le terme guèyoumo qui signifie « bruit profond, ou sourd » ; on pourrait aussi le traduire par « vrombissement ». Cependant, pour de bonnes raisons, nous serions volontiers disposé à y voir plutôt le nom d'une des entités du riche panthéon local, au moins pour ce qui concerne le sens primitif du mot.
Extérieurement, c'est une planchette, légèrement creuse, de 30 centimètres de longueur, pisciforme, ou plutôt en forme de spatule triangulaire allongée, faite avec du bois dur, noirci par l'usage. Cet objet est attache, par son extrémité la plus pointue et rétrécie en un collet étroit, à une longue corde bien solide mais mince, confectionnée avec des fibres de raphia.
Manié avec une rapidité prodigieuse autour de la tête de son porteur, le guèyoumo produit un bruit particulier que la plupart des auteurs qualifient de « Voix de l'Esprit des initiations 2 », censé effrayer et tenir à l'écart les femmes et les personnes non-initiées (cf. nombreuses mentions dans les ouvrages de Harley, Loeb, Schwab, Lévy-Bruhl, Frazer, Labouret, Westermann, Schaeffner et autres).
Le terme guèyoumo comprend, non seulement le « rhombe » même, mais aussi par extension ses deux acteurs principaux : à part l'homme qui manie le bruiteur et qui représente l'élément masculin du couple (guèyoumo sinè), un autre personnage (sa femelle guèyoumo néa) encore paraît sur la scène, pour « marquer le rythme » : chaussé des sabots en bois (plémla, plur.) que les indigènes de la forêt portent pendant les pluies pour se protéger contre la boue, cette personne tient dans ses mains deux objets, imitant vaguement les « dames de cantonnier » 3, toungo-nîki, (au sing.: loungo), également en bois. Le clapotis des sabots et le battement par terre 4 des « dames de cantonnier », associés au vrombissement du rhombe, produisent un effet musical vraiment curieux.
Chacun des villages possédant le rhombe n'en détient qu'un seul exemplaire. Le guèyoumo ne sort d'ailleurs que très rarement, sur invitation spéciale du dzogo-mou. A notre regret, nous n'avons pas jusqu'ici réussi à recueillir des informations détaillées concernant son emploi magico-religieux. Cependant tout laisse supposer qu'il s'agirait ici, probablement, d'une institution indépendante et non pas d'une des manifestations du poro.
Malheureusement, les renseignements que nous avons réussi à recueillir à ce sujet impliquaient de nombreuses contradictions.
Ainsi certains de nos interlocuteurs ont expressément insisté sur le fait que l'utilisation du rhombe n'est nullement lice aux cérémonies du poro, contrairement à ce qu'en pensent p. ex. Loeb et d'autres auteurs.
D'autres sont allés jusqu'à nier l'existence de quelque rite particulier que ce soit associé au guèyoumo, en disant simplement qu'il « réconfortait » ou « amusait » les jeunes gens rituellement scarif&Mac245;és.
Au fond, malgré quelques soupçons, nous sommes volontiers porté à croire que le symbolisme rigoureux primitif de ce phénomène est effectivement dégradé à l'état actuel des choses 5, dans la plupart des agglomérations kono. Apparemment, il faudrait envisager des cas où, dans les manifestations de ce genre, n'existent aucun costume cérémoniel ni aucune parure spéciale. Et nous nous croyons en droit d'ajouter que ce serait présentement la quête de vivres et d'argent qui représenterait dans ces dernières localités la principale raison d'être du guèyoumo local.
Là où le processus dégénératif de la valeur magico-religieuse a moins affecté son potentiel liturgique, les formes du guèyoumo se présentent évidemment sous un autre aspect. De la sorte, à Go, village kono dans le canton de Gouan, le guèyoumo sinè serait représenté par un initié (d'après une autre source deux initiés pourraient se charger de la besogne), vêtu d'une simple camisole en toile indigène et ceint d'une longue jupe en fibres de raphia, épaisse et touffue, qui recouvre entièrement les pieds nus, trop exposés aux regards humains pour qu'ils puissent être exposés aux regards du public non initié. La figure reste libre cependant. Une main du guèyoumo hinè manie le rhombe, spatule triangulaire très allongée, tandis que l'autre tient un fouet tressé en fibres de raphia.
La femelle du guèyoumo serait par contre toujours figurée par un seul homme, et elle porte un bonnet en cotonnade du pays surmonté d'un riche gbuguè (couronne confectionnée en plumes de calao et de touraco bleu, zool. Turacus turacus, de la famille des Gallinacées), une belle chemisette du pays et une jupe en raphia, mais moins épaisse et plus courte que celle de son partenaire mâle. Pour le reste, la guèyoumo néa chaussera des sabots en bois et se servira des deux loungo-nîki. S'y joignent quelques musiciens et, en premier lieu, deux ou trois batteurs de tambours à fente, du modèle archaïque, et surtout un chanteur soliste, agitant une petite clochette pour donner plus de rythme à ses mélodies. Cependant aucun chur ne semble intervenir en la circonstance.
Les spectateurs se composent exclusivement de jeunes gens initiés, voire circoncis; chacun d'eux est obligatoirement armé d'un arc et de flèches, d'un sabre ou d'une autre arme contondante traditionnelle. D'ailleurs, le guèyoumo mâle saura se servir de son fouet pour écarter ceux qui oseraient lui faire compagnie sans être dûment armés.
Les activités de ce type de guèyoumo se traduisent alors surtout par ses interventions exorcistes, p. ex. en cas de maladies, etc.
Les victimes d'offrande préférées par le guèyoumo seraient d'abord les chiens et les poulets, la couleur la plus favorable de ces derniers étant au préalable recommandée par le devin.
D'autre part, les instruments magiques du guèyoumo réclameraient eux aussi les offrandes régulières de farine dont ils seront saupoudrés après libation du sang sacrificiel.
Cependant à Gbéké (canton de Lola), la spatule triangulaire se trouve remplacée par une gourde percée, attachée au bout d'une corde. D'ailleurs, toujours selon les mêmes informateurs, depuis 1951 cette institution n'y fonctionne plus.
En général, la règle de l'exclusion des non-initiés, et plus particulièrement des femmes, reste partout et toujours extrêmement rigoureuse : une femme ayant aperçu le rhombe sera mise à mort par empoisonnement, tandis qu'un homme non encore initié se disculpera moyennant une amende (p. ex. un poulet, dix mesures de riz net) et en jurant de garder le secret; en outre, à la plus prochaine cérémonie du poro, il sera obligatoirement initié même si, suivant le coutumier, son tour n'était pas encore venu.
Notes
1. Ce qui n'empêche pas E. M. Loeb, dans son ouvrage Tribal initiations and secret societies. Berkeley, U. S. A., 1929, de faire passer le rhombe en tête des principaux caractères du poro. Nous acquiescerions volontiers s'il s'agissait p. ex. de l'initiation des aborigènes
d'Australie, mais nullement, si l'on envisage le poro comme institution tribale
ouest-africaine actuelle.
2. « ... la voix des ancêtres », « Ie grand-père, l'esprit des morts » ; ainsi le caractérise p. ex. André Schaeffner,
dans son ouvrage Origine des instruments de musique, Parie, 1936
3. Celles-ci étant désignées, en
kono, par le terme: dûmbo, au pluriel, dûmbo-niki.
4. La « parure sonore de la danse » selon l'expression de A. Schaeffner dans son ouvrage précité,
p. 36.
5. Le mot « survivance abâtardie du matériel magique » que nous empruntons à Marcel Mauss cité par A. Schaeffner dans son ouvrage cité en bas de la page précédente, s'appliquerait-il une fois de plus à notre cas ?
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