Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)
Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.
Lougo (au pluriel: lougonga) est le terme, assez imprécis, qui, dans le langage courant (aussi l'utiliserons-nous dans le présent chapitre), sert à désigner les petits « masques de poche » ; mais lorsqu'il s'agira d'un spécimen de très petites dimensions, il est appelé lougo-lo-nkôtono, et au pluriel: lougo-lo-ni, ou, simplement: lougo-lo.
L'étymologie de ces expressions ne saurait cependant être bien comprise sans une remarque préliminaire plus générale: à l'origine, le mot nyomou avait été doué d'un grand potentiel magique et par conséquent dangereux pour tout individu non initié, vulnérable in spiritualibus. Pour cette raison, le mot nyomou ne devait jamais être prononcé en présence d'une femme. Et si le cas se produisait, accidentellement, celle-ci plutôt moqueuse qu'outragée demandait à l'homme ayant commis la méprise : « et où est parti son corps ? ».
Actuellement encore, le mot nyomou, dans une conversation en public, sera remplacé par un autre terme « de substitution », de sens plus vague, tel lougo, aussi hirinhyi, ou siringi (en trad. ivoire), etc. Littéralement, lougo veut dire, à en croire nos informateurs, « petite image », dans le sens de réplique-miniature, et le suffixe -lo, petit, fils de Untel. Cependant -ngôtono ou -kôtono détermine le singulier, et -ni, le pluriel.
On comprend hic et nunc que les lougonga ou lougo-loni sont les Fils des-grands masques, en d'autres termes, leurs répliques-miniatures.
A nos yeux, les lougonga doivent être envisagés comme des moyens assurant la protection individuelle, à la différence de tous les autres masques, en tant qu'institution d'intérêt franchement collectif.
Chacun des lougonga se trouve cependant en une dépendance mystique très marquée à l'égard du masque dont ils sont tous issus et dont ils représentent ainsi l'image microcosmique. Sur ce point, l'institution des lougonga se situe idéologiquement bien près de l'interprétation bergsonienne de la « croyance individuelle » ; on se souvient en effet de l'exemple qu'a tiré Henri Bergson de la Rome antique : « Chaque Romain avait un genius attaché à sa personne ; mais il ne croyait à son génie que parce que sa foi, personnelle sur ce point, lui était garantie par une foi universelle 1 ». Un parallèle genius-lougo et foi universelle-contenu spirituel du masque s'impose naturellement, et nous y voyons en outre un nouveau témoignage de l'universalité de cette idée.
Par ailleurs, les lougonga, en tant qu'agents d'une délégation spirituelle, assurent par ce fait la distribution, entre les adorateurs des idoles tribales, du « fluide », substance métaphysique et nous dirions cette fois-ci volontiers: du mana dont se trouvent pénétrés 2 les grands masques.
Dans la structure métaphysique des Kono, les lougonga toujours très en usage ne jouissent guère d'une situation indépendante, ni même d'une existence autogène ; ils sont de simples véhicules, rigoureusement subordonnés à tel modèle primordial des nyomounga, entités théologiques « parfaites ».
Les lougonga assurent cependant le transfert de l'énergie spirituelle à distance, dans les deux sens, à savoir : ils reçoivent, par délégation, les offrandes destinées au masque, avec lequel ils sont unis par un lien mystique, et ils émanent, avec un effet équivalent, le même fluide de deo juvante que le grand masque absent.
De cette façon, quiconque aurait sacrifié à son lougo, p. ex. : une personne qui pendant un long voyage, ou pendant son séjour en pays étranger se trouve séparée du masque sacré de son village, obtiendra un effet analogue, comme si elle avait présenté son offrande au grand modèle lui-même 3.
Il ne correspondrait guère à la croyance qu'attache le propriétaire à son lougo si l'on voulait parler du contenu magique de ce phénomène en l'envisageant selon la théorie d'une portion de puissance magique : le grand masque cérémoniel ne le cède pourtant en rien à ses répliques votives. Le volume du mana du masque ayant engendré le lougo et celui de son dérivé sont absolument égaux sur le plan liturgique.
D'autre part, il est vrai que, malgré cette identité fonctionnelle, la vénération d'un lougo peut, dans un sens, emprunter la forme superficielle d'un culte sui generis, mais il ne faut pas, à notre avis, s'y laisser tromper. Cependant, malgré une genèse analogue et la matière morale commune, les pratiques rituelles du masque sacré et du lougo pourront, évidemment, revêtir une morphologie parfois assez différente, et subir une évolution que l'on pourrait appeler latérale. Mais, et nous insistons sur le principe idéologique, la conception bergsonienne n'en serait pas moins applicable à notre cas.
Cependant plusieurs de ses caractères rapprocheraient peut-être le lougo de la définition de l'amulette, telle que la donne L. Lévy-Bruhl 4 : selon ce savant « les amulettes, du moins à l'origine, sont donc des véhicules de forces mystiques qui proviennent du monde surnaturel ». Car peu importe ici que ces forces mystiques parviennent au lougo du monde surnaturel directement ou par l'intermédiaire du grand masque générateur.
Considéré comme « support matériel du charme », le lougo est caractérisé comme suit : il est portatif et intransmissible, ce qui veut dire :
Nul individu ne peut posséder plusieurs lougonga à la fois, à la différence des autres amulettes personnelles, utilisées dans le pays kono, dont le nombre n'est jamais limité. Donc, en principe, un seul lougo accompagnera son propriétaire toute sa vie durant. Cependant l'abandon ou l'échange d'un lougo pourra se produire sporadiquement, dès que celui-ci se sera révélé inefficace, d'une façon notoire, depuis un certain temps. Nous n'avons pas pu nous renseigner plus amplement sur les conditions d'un tel rechange mais, selon toute probabilité, la collaboration du sacerdoce n'entre pas ici en ligne de compte, de nos jours du moins. Et c'est, à notre avis, une affaire à régler entre le fabricant et l'intéressé seuls 5.
Cependant nous n'envisageons pas la condition exclusive du lougo comme une antilogie par rapport à la définition de l'amulette empruntée à Lévy-Bruhl ; les charmes, bien qu'associés en nombre variable chez une même personne, ne peuvent en aucun cas se superposer, eux non plus. En d'autres termes: chacun des charmes portés par un individu aura une destination bien définie, et un même risque ne sera jamais paré à l'aide de deux ou plusieurs amulettes à la fois.
Par ailleurs, nous n'avons nulle part constaté un seul cas de substitution de personnes, dans l'usage rituel des lougo kono.
Le type du lougo dépendra toujours de l'avis du dzogo-mou, à moins que celui-ci ne laisse au fabricant le choix libre, ce dernier cas se produisant souvent dans le Vépo. Il s'ensuit qu'un tel produit pourra emprunter les traits de n'importe quel masque utilisé dans le pays ; il restera désormais lié par une parenté mystique (qui pourra parfois apparaître comme une sorte de tutelle spirituelle, ou, même, comme une forme de subordination véritable) avec son modèle.
Cependant, les actes culturels ne se trouveront en aucune dépendance fonctionnelle, et les sacrifices individuellement offerts au lougo ne coïncideront pas nécessairement, au point de vue chronologique, avec ceux que l'on offrira au masque « tutélaire ».
Le culte intime du lougo rappelle, sous bien de ses aspects, le culte des ancêtres familiaux, tel que nous l'observons dans de nombreuses sociétés paléo-africaines à base clanique. A notre avis, ce culte réduit à l'unique agent sacerdotal a dû passer, au cours de son existence certainement très longue, par plusieurs étapes évolutives ; et, comme il arrive, la dernière des formes rencontrées de nos jours, en serait la moins « spirituelle », renfermant déjà en soi quelques éléments de la matérialisation décadente que l'on se refuse aujourd'hui à appeler le « fétichisme »; mais dans ce cas précis nous sommes certes bien loin encore d'une pareille chute idéologique. Cependant, l'existence d'un processus degénérateur progressif, une fois admise, nous serions porté à supposer un état antérieur, idéologiquement plus pur, conformément (mais non sans quelque réserve) à certaines thèses de la flamboyante apologétique de O. Leroy 8, ce phénomène ayant dû se trouver jadis en un rapport plus étroit avec la vénération des morts dont le masque, image concrète de l'Ame, ne formerait primitivement qu'une institution théologiquement secondaire. Seulement, cette dernière, malgré qu'elle ait ses racines in abstracto, se trouve indubitablement acheminée sur la voie d'une dégradation plus ou moins irrationnelle qu'on peut concevoir, à juste titre, comme la matérialisation d'une hiérophanie, d'une idée religieuse.
Dans la préface d'un des ouvrages récemment parus 9 de P Gordon, nous trouvons des idées similaires 9 qui pourraient peut-être renforcer notre présente hypothèse. Réfractaire au bergsonisme, I'auteur suppose l'existence d'un surhomme, capable d'accéder à un niveau mental supérieur celui de l'homme, ce dernier conçu comme un « être pensant, terrestre, évoluant au niveau de la connaissance sensible ». Afin de pouvoir élucider le « mystère de l'homme et celui de l'histoire humaine », Gordon avance que la seule exégèse satisfaisante de l'homme, c'est qu'il fut d'abord un surhomme... Nous ne sommes point des êtres venus d'en bas, et qui s'efforcent de gagner un palier plus élevé... » (op. cit., p. 10). Une autre parallèle idéologique mérite encore, à notre avis, d'être citée: « L'évolution de l'humanité n'est du reste qu'une longue dégradation de la connaissance propre au surhomme, ou connaissance ontologique, ou connaissance empirique... » (op. cit., p. 11). C'est qu'en effet nous y retrouvons, cette fois encore, notre propre conception de l'univers religieux de la peuplade étudiée qui se trouverait alors, en quelque sorte, en train de subir une régression idéologique, et même peut-être un processus gnoséologique véritable...
Notre brève étude ne nous permet cependant pas de nous étendre outre mesure sur la théorie de ce sujet passionnant, et nous nous contenterons d'ajouter quelques mots sur les conditions extérieures du lougo : Celui-ci accompagnera son propriétaire, et il sera alors porté, de préférence, dans une enveloppe ouverte (mais scrupuleusement caché aux regards d'une tierce personne), mis à nu dans la poche de la chemisette, ou simplement glissé dans une sacoche tressée (gbougou bî) en fibres de raphia, très usitée en pays kono. Le plus souvent, un minuscule fourreau en toile du pays (couleur marron, blanc uni ou à rayures indigo) fera l'affaire.
Tout bois qui se prête facilement à la sculpture, moyennant les procédés techniques habituels, peut servir de matière première. On utilise également la stéatite, dont des gisements assez abondants se trouvent surtout dans le canton de Vépo.
Exception faite pour un enfant en bas âge, I'intéressé devra payer : une ou plusieurs noix de kola au devin et au dzogo-mou ; et, en plus, une récompense variant de 25 à 50 francs d'aujourd'hui au sculpteur. Il arrive (voir plus haut les cas d'un enfant ou d'un homme non-initié) que celui-ci ne soit pas connu du client: dans ce cas, cette dernière récompense sera perçue par le dzogo-mou lui-même. Cependant, dans certains cas encore (dont l'explication nous échappe mais il s'agit très probablement des hauts dignitaires gérontocratiques du poro ou d'un des confrères du dzogo-mou), la fabrication sur décision formelle prise par le dzogo-mou sera gratuite.
Notons enfin que l'usage du lougo est extrêmement répandu chez les Kono. A notre évaluation, une bonne moitié de la population masculine en est dotée. Il ne faut pas oublier cependant que le phénomène que nous avons pris l'habitude de désigner sous les termes « progrès », « évolution », apporte à chaque instant des changements.
Les femmes et c'est là un point évident ne peuvent pas posséder de lougo.
Toutefois, la valeur magique que les Kono attribuent à leurs lougonga nous paraît bien moindre que chez leurs voisins manon et guerzé, et nous n'en citons que ces deux exemples :
Notes
1. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de
la religion, p. 109 de la 58e éd., Paris, 1948.
2. Ce terme ayant un caractère ambivalent, on serait aussi bien autorisé à dire: « ... dont ils sont les réceptacles, les supports matériels ».
3. Il est probable que l'idée de substitution liturgique a une origine bien lointaine dans I'histoire de l'humanité. Citons, au hasard, ce que pense Th. Mainage (op. cit., pp. 226-228 infra) des réductions analogues (surtout petites images pariétales et pierres travaillées) du paléolithique, auxquelles cet auteur attribue « une signification magique et religieuse ». Il dit : « Semblables à leurs grands originaux, les petites pièces similaires (les « ostenca » suivant l'expression de l'abbé Breuil ») par extension ont une valeur directement magique et religieuse. Elles servent, en petit, aux mêmes rites que ceux dont les figures pariétales étaient le centre et le moyen : ce sont, si l'on veut, des figures à envoûtement, de format plus réduit ».
4. Lucien Lévy-Bruhl, Le Surnaturel et la Nature dans la mentalité primitive,
p. 6 ; Paris, 1931.
5. Le procédé aura certainement bien des traits en commun avec le schéma habituel du confectionnement d'autres amulettes utilisées par les populations de Haute-Guinée. N'ayant pas I'intention de nous étendre sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur, pour plus de détails, à notre article « Pince-amulette des Guerzé » paru
dans les Notes Africaines, no. 48, octobre 1950, pp. 123-125.
6. Dans le pays kono ce sera souvent, mais non pas obligatoirement, le forgeron.
7. Olivier Leroy, La Raison primitive ; Essai de réfutation de la théorie du prélogisme.
Paris, 1927.
8. Op. cit., pp. 91-3.
9. Ce qui ne veut point dire que nous les accepterions sans réserve.
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