Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)
Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.
Nous avouons, au préalable, que notre découverte de cet archaïque type de masque dans l'actuel système des nyomounga kono n'est due qu'au hasard. En fait, aucune énumération par nos informateurs les plus scrupuleux ne contenait, au cours de nos années de recherches, le nom de nyomou lébé ; et ce n'est pas sans surprise que nous avons eu la bonne chance d'en prendre connaissance, en 1951, au village de Doromou (canton de Vépo).
Lébé signifie le crapaud, et l'expérience météorologique kono n'ignore pas la croyance répandue dans le monde entier: le croassement des crapauds attire la pluie. Nous retrouvons, en effet, ce curieux masque en association étroite avec des cérémonies magiques destinées à produire la pluie, et I'on peut se demander comment a pu s'infiltrer dans le pays kono un rite d'origine si lointaine, bien compréhensible dans une région plus aride, septentrionale, mais beaucoup moins dans une savane montagneuse et assez richement boisée, où les pluies ne manquent guère si elles sont parfois irrégulièrement réparties au long de l'année. On serait presque tenté d'évoquer un être préhistorique déguisé en un animal qui est censé être mystiquement associé à l'élément naturel dont la faveur est sollicitée au cours d'une représentation magico-sympathique.
Le nyomou lébé est de sexe féminin, sans partenaire conjugal. Dans l'esprit de nos interlocuteurs, ce Crapaud supporterait en gros un parallèle assez bien défini avec la notion de « vieille femme ». Serait-il justifié d'y voir I'allusion à un être légendaire tel qu'une prêtresse de culte à l'origine, et idéalisée par la suite en une image plus raffinée mais aussi plus floue, échappant même à la réalité bref : à l'une des nombreuses « nymphes »
des contes populaires ?
On n'ignore pas que, dans certaines contrées d'Afrique noire, c'est la femme qui se charge de l'exécution du rite propre à faire la pluie 1. De leur côté, les théoriciens insisteraient volontiers sur les termes « pluie » et « eau », en tant que symboles de la vie dont la Femme est détentrice. L'eau, réceptacle des germes vitaux, apparaîtrait alors encadrée dans le rythme lunaire, et on sait que, depuis la préhistoire, les notions Eau-Lune-Femme (ou, si l'on veut : Fécondité) forment un circuit fermé.
Or, nous pensons que c'est à raison que notre nyomou lébé réclame son intégration dans ledit système. Bien sûr, il n'est pas possible de lui en accorder le droit sans discussion, ni de trouver aujourd'hui une justification assez solide pour soutenir efficacement la présente hypothèse. Car d'autres renseignements viennent troubler, bien qu'en surface seulement, notre conception du Crapaud en tant qu'animal emblématique, appartenant au « secteur aquatique » de la phénoménologie liturgique : c'est dire que le nyomou lébé procure aussi des enfants aux parents stériles (ici, la chose s'explique pourtant, par l'association mystique « Eau-Fécondité »), la richesse, la santé, bref tout ce que l'être humain désire obtenir de la vie.
Cependant les interventions de ce dernier genre ne figurent qu'au second plan de ses préoccupations et, pratiquement, il dépendra toujours du devin de juger de l'utilité, dans tel ou tel cas, de ses rares sorties. A cette question encore, il serait peut-être permis de répondre, par analogie, que, dans le processus dégénératif, tous les autres instruments liturgiques s'étaient également vos contraints d'élargir plus ou moins leur répertoire cérémonial, en d'autres termes de « généraliser » leur fonction d'agencement sacerdotal. Sur le plan local, nous estimons que les masques kono, eux non plus, n'ont point échappé à cette règle.
Le nyomou lébé, ou plus exactement : tout ce qui constitue son support matériel, se trouve toujours en détention dans une famille déterminée, et cette détention se transmet par succession héréditaire. Dans le principe, on n'en trouve qu'un seul exemplaire par village, ce qui, au point de vue pratique, est d'ailleurs largement suffisant étant donnée l'extrême rareté des apparitions de ce masque.
La partie faciale de ce nyomou consiste en un masque taillé dans du bois entièrement noirci; elle est d'assez petite taille, aux traits plutôt fins, trahissant visiblement un visage féminin. Cette dernière circonstance se trouve en outre soulignée par l'absence absolue de toute barbe (pourtant si caractéristique de la plupart des masques kono, sans distinction de sexe) ainsi que par de minuscules dents confectionnées en tronçons découpés dans la nervure de plumes de poulet, et collés aux lèvres du masque avec de la cire d'abeille. Les yeux sont également petits, marqués par des rondelles en aluminium. Les entailles ornementales périphériques (cicatrices temporales) qui suivent le système des trous de fixation sont de rigueur, mais ne dépassent pas, au moins sur les quelques spécimens observés, le nombre de deux.
Toutefois la tête du porteur du masque reste la seule partie de son corps qui ne soit pas entièrement recouverte d'une très épaisse jupe en fibres de raphia (nyomou amâhiri), attachée autour du cou ; celle-ci descend jusqu'aux pointes de ses pieds et traîne jusqu'à terre. Au sommet de la cagoule qui cache la tête du nyomou koulo-mou, se dresse un bas cimier fait de petits éléments de peau d'animaux divers et de morceaux géométriques d'étoffes rouges. Cependant certains nyomou lébénga préfèrent un gbuguè. La cagoule que l'on désigne sous le terme générique de nyomou ngou, pourvue de deux petites ouvertures pour les yeux, est en cotonnade du pays Parfaitement camouflé sous son épaisse nyomou amâhiri, et par conséquent à l'abri des regards du public, le porteur du masque n'a donc aucun besoin de mettre d'autre vêtement que son cache-sexe et sa chemisette habituels.
L'attitude propre au nyomou lébé est des plus curieuses. A l'égal d'un crapaud, il ne se déplace qu'à pas accroupis, plutôt péniblement, et en faisant parfois quelques sauts lourds. Il lui est défendu de se dresser et de se tenir debout, même au moment de repos. En exécutant ses mouvements, l'homme masqué, en dessous de son travesti, tient les bras croisés, pour éviter peut-être de les laisser accidentellement sortir à travers son costume de raphia. Il lui est alors logiquement impossible de porter une arme ou un chasse-mouches dont ne sauraient se passer les autres masques kono.
Notons encore que la voix du nyomou lébé imite, comme on peut s'y attendre, celle d'un crapaud : hrrr... hrrr... kwô kwô ! Les paroles ainsi déformées sont alors interprétées, en phrases brèves, pour le public, par le truchement de son conducteur. Entre temps, des chanteurs, accompagnés du battement de quelques tambours d'aisselle 2, entonnent des chansons du pays tandis que la population se livre à la danse.
Comme à tous les autres masques, les spectateurs reconnaissants offrent parfois de petites sommes d'argent au nyomou lébé, par l'intermédiaire de son lâhébo-mou, et des remerciements courtois (avec les « émama émama » plusieurs fois répétés; cf. chapitre X) sont échangés entre les deux parties. D'ailleurs, toute « salutation » adressée par le masque à Un tel n'est, en réalité, qu'une manière de solliciter quelque offrande.
Ajoutons enfin que le Crapaud ne porte jamais de nom personnel.
Notes
1. Qu'on pense, à titre d'illustration, à ces réunions nocturnes des femmes baoulé qui, au cours d'une véritable orgie, s'adonnent toutes nues à des actes magiques peu connus ; on pourrait aussi citer le cas de nombreuses magiciennes errantes, spécialisées dans la science d'attirer les pluies à l'aide du feu, de coups de fusil, etc.
2. Se rappeler que certaines peuplades de l'Afrique Noire font intervenir des instruments de musique de percussion dans des rites magiques ayant pour but de faire tomber la pluie.
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