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Bohumil Holas

Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)

Les Masques Kono (Haute-Guinée Française) :
leur rôle dans la vie religieuse et politique

Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.


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Chapitre IV
Morphologie des masques kono

Essai d'un tableau de classification

Le système stylistique des masques kono (à savoir: des masques « réels ») correspondrait dans ses grandes lignes, à leur division « fonctionnelle ».
Le schéma apparaît alors très simple:

Type Sexe Remarque
1 Nyomou hinè gbloa mâle couple
Répartition: tout le pays kono
2 Nyomou néa femelle
3 Nyomou hinè té mâle couple Le nyomu hinè té est associé à la même nyomu néa (no.2).
Répartition: tout le pays kono
(2) Nyomou néa femelle
4 Nyomou kpman 1 hinè mâle couple Anciennement: masque des guerriers.
Répartition: tout le pays kono.
5 Nyomou kpman néa femelle
6 Nyomou kwouya mâle D'habitude célibataire dans le pays kono cependant parfois, dans le Vepo seulement, accompagné de la nyomu néa (n° 2).
Dans certains secteurs yacouba etc., associé à une « femelle » sur échasses mais plus petite.
7 Siwèrè-wèrè mâle Réplique mineure du nyomou kwouya réservé avant tout aux jeunes garçons circoncis.
Répartition: connu dans le Vépo et le Lola, surtout dans les villages voisins du territoire libérien.
8 Kwi néa mâle Associé aux grands masques du poro dont il est servant-commissionnaire. Répartition: tout le pays kono.
9 Mamoungongo mâle Agent d'hygiène publique.
Répartition : tout le pays kono.
10 Zagbwè sinè mâle couple Gardien du feu.
Répartition: contrées limitrophes au pays yacouba (Côte d'lvoire) dont il est originaire, et spécialement Saouro.
11 Zagbwè néa femelle
12 Nyomou lébé (ou -léghé) femelle Primitivement chargée de rites propitiatoires ayant pour but d'attirer la pluie. Apparaît assez rarement, mais est connue dans tout le pays kono
13 Koma
(ou koman)
mâle Masque des cérémonies initiatiques, d'origine probablement bambara ou malinké. D'après certains renseignements il existerait également une koma nea (femelle). Répartition : Seuls quelques rares village de la partie nord du canton Saouro.
14 Kohoun (ou manlou-kplon) femelle Associée aux initiations (excisions) de femmes. Répartition: cantons de Saouro et de Vépo.
15 Lougo des deux sexes Répliques-miniatures des masques. Appartiennent morphologiquement à la catégorie des « charmes personnels ».
Répartition très vaste : les pays mano guéré, krahn, toma et autres.

Dans son récent opuscule 2, exploitant d'ailleurs une matière déjà traitée dans Notes on The Poro in Liberia (1941), G. W. Harley mentionne encore, parmi les « grands masques du poro », une forme appelée Nana en dialecte « konor ».
Qu'il nous soit permis de dire à cette occasion que cet ouvrage, tout en réunissant un matériel documentaire important, devrait être interprété avec réserve. Notamment le vocabulaire qu'emploie cet auteur manque visiblement d'un outillage théorique suffisamment solide, et les informations qu'il fournit revêtent, projetées dans les temps contemporains, un aspect parfois fantaisiste.

Le classement des masques collectionnés par l'auteur apparaît alors d'autant plus complexe que Harley, au lieu de chercher à les grouper dans telle ou telle large catégorie, interprète chacun des types rencontrés plus ou moins comme un instrument cérémoniel étroitement spécialisé, et par conséquent isolé.
Nous estimons en effet que les masques de la région étudiée pourraient trouver un mode de classement beaucoup plus simple.
Dans une analyse parue dans le Bulletin de l'Institut Français d'Afrique Noire, t. XIV, 4, octobre 1952, nous avons insisté sur différents points du texte qui nous ont paru douteux.
Sans y revenir, on ne peut s'empêcher de s'étonner lorsque par exemple un type de masque parfaitement courant dans tout le vaste pays, analogue à notre nyomou sinè té, nous est présenté par l'auteur comme « patron of victims of jaw tumor », ou un autre, qui cette fois-ci n'est pas d'origine kono, comme « patron of rubbing-chalk for rheumatism ? »
En général, le nyomou hinè (le « h » introductif étant toujours légèrement dentalisé et s'approchant plus ou moins sensiblement du son « s » : siné) rouge figure le masque principal du poro, suivi de sa femme nyomou néa dont la voix joue le rôle prépondérant dans les cérémonies initiatiques. D'après sa « puissance » le nyomou hinè gbolôa se trouve ainsi en tête de l'échelle hiérarchique des masques kono. Ici, sa couleur rouge devra, à notre avis, être interprétée, selon les canons courants de la symbolique, comme la couleur du sang sacrificiel.
En second lieu vient le nyomou hinè té, associé à la même épouse commune: nyomou néa ; il intervient également dans les rites initiatiques, mais il est moins puissant, moins « méchant » que son confrère rouge. Il se mêle également aux affaires publiques de la communauté. Ses apparitions sont relativement fréquentes et il est, de loin, moins redouté.
Le nyomou kpman hinè, masque à cornes, de caractères violent, est de par son origine le masque emblématique des guerriers. Le nyomou kpman néa, sa compagne, est par contre de caractère plutôt doux, paisible. Elle semble avoir rapport à d'innombrables pratiques relatives à la fécondité.
D'origine vraisemblablement étrangère, le long nyomou kwouya du pays kono, monté sur échasses en nervures de palmier-ban, se présente comme un célibataire inoffensif sinon amusant : progressivement, il dégénère en bouffon public. Aux grandes réjouissances, il se montrera en compagnie de sa femme plus courte sur ses échasses, à moins qu'une nyomou néa disponible ne se charge de ce rôle.
Moins spectaculaire mais aussi amusant, apparaît dans quelques villages kono le « petit frère » du nyomou kwouya, le siwèrè-werè, monté sur des échasses d'un mètre de hauteur, approximativement.
Le kwî néa appartient nettement à la catégorie, très répandue dans presque toute l'Afrique noire, des « masques-mendiants ».
Le mumoungouyo, d'aspect vilain et repoussant, apparaît comme véritable agent de la santé publique. On expliquera plus loin, en détail, la nature de sa mission.
D'un caractère farouche et toujours prêt à administrer une sévère correction aux femmes de ménage négligentes, le zagbwè (ou zagbè) semble être introduit dans les coutumes kono de la région voisine des Dan-Yacouba (cercle de Man, notamment : le Nord de la Subdivision de Danané). Son rôle d'utilité publique sera spécialement souligné durant la saison sèche, lorsqu'à l'instar d'un sapeur-pompier, il parcourra rapidement le village pour le préserver d'un incendie possible.
De même que le zagbwè, le koma (fig. 2 et fig. 3) serait à envisager comme un apport purement étranger. Il est d'ailleurs rigoureusement limité à l'extrême nord du pays kono : en réalité, il n'est connu que des deux ou trois gros villages (p. ex. Gama, Pinè) du canton Saouro ; mais le champ propre de son activité se trouve plus au Nord encore, dans les villages du cercle de Beyla où il est extrêmement redouté. A notre avis, il est une imitation fidèle du type koma malinké 3 (du secteur diomandé et konianké surtout). La grande majorité des Kono ne le connaissent d'ailleurs que par ouï-dire.
La nyomou lébé, le Crapaud, ayant probablement pris son origine dans un des vieux rites propitiatoires ayant pour but de provoquer, après une longue saison sèche, la pluie fécondante, est pour nous d'un haut intérêt. De sexe féminin, ce masque à allure nettement zoomorphe, d'aspect grotesque, ne se manifeste que très rarement de nos jours, ce qui ne l'empêche nullement d'être universellement connu dans les quatre cantons étudiés.
Au kohoun revient une place à part dans notre essai d'énumération : il est l'unique masque utilisé par les femmes kono du secteur coutumier Vépo-Saouro, surtout pendant les fêtes consécratoires d'excision. A nos yeux, il a une personnalité trop vague pour que son sexe puisse être déterminé. Faute d'informations détaillées, nous sommes porté à l'envisager sous deux formes possibles :

  1. comme une survivance de l'archaïque symbole du Grand mâle-déflorateur, ou
  2. comme un génie appartenant a la sphère des êtres asexués, voire androgynes, que certains spécialistes de l'histoire des religions 4, font dériver du « mythe de l'ancêtre-premier homme androgyne », issu de la fusion des « couples primordiaux ».

Après réflexion, il nous parait cependant hasardeux d'appliquer cette hypothèse à ce cas concret sans les plus grandes réserves. Sans émettre aucune idée préconçue à ce propos, nous doutons fort cependant, a priori, que ce tissu mystique ait ici une trame suffisamment solide pour survivre à un examen approfondi. En d'autres termes, toute reconstruction de ce genre, si séduisante que soit cette entreprise, risquerait, à notre avis, de ne pouvoir pas s'appuyer sur une image suffisamment lisible des sources généalogiques actuellement disponibles, et d'emprunter par la suite la forme d'une spéculation purement théorique.

Fig. 2. Koma (ou koman) imitant les traits 
typiques des masques à long bec. Sud de Beyla.

Fig. 3. Koma. Grand masque d'initiation.
Danané, (Man, Côte d'Ivoire)

Pour conclure, nous tenons à accentuer les difficultés parfois insurmontables que rencontre un homme, qu'il soit blanc ou noir, lorsqu'il entreprend de recueillir des informations dans ce domaine féminin, si jalousement gardé 5.
Il nous reste à formuler quelques notions préalables concernant les lougonga ou lougo-loni. Ce sont de petites répliques-miniatures des grands masques cérémoniels, destinées à l'usage personnel, en tant que moyens de protection magique. A nos yeux, il n'est pas tout à fait justifié de les classer parmi les « masques », car, par leur taille et par leur situation fonctionnelle, les lougonga répondent plutôt à la définition conventionnelle du « charme » ou de l'« amulette protectrice ».
Au point de vue étymologique (et linguistique en général), l'expression nyomou qui, dans la majeure partie des cas, précède le terme déterminatif, se traduirait, le plus souvent, par esprit, génie ou, sous l'influence de l'éducation missionnaire, par diable. Cependant, l'application de ce dernier terme, embrassant une notion déterminée de théologie, nous paraît la moins appropriée (ce qui n'empêche point que ce soit exactement celle-là qui sera, le plus souvent, donnée à l'Européen par les interprètes indigènes). Au Diable de la chrétienté (sans mentionner d'autres nombreuses conceptions théologiques dualistes), a toujours été assignée une position d'antithèse idéologique tandis que nos nyomounga (pluriel de nyomou) jouissent d'une existence hiérocratique indépendante et, dans un certain sens, souveraine 6.

Remarque sur les noms des masques

Il est évident qu'il existe, à l'intérieur de chacune des catégories des nyomouga, une multitude de variétés locales, d'aberrations, d'emprunts aux peuplades voisines, de déformations récentes. Chaque masque, bien qu'assimilé à tel ou tel prototype, possède néanmoins une individualité plus ou moins prononcée: en conséquence logique, outre son nom générique, il portera encore un nom personnel (et nous ne pensons pas qu'il y ait lieu de sous-estimer ici la valeur de ce phénomène de la sociologie religieuse qui comporte en lui un potentiel magique considérable: la « parole » prononcée équivaut à un acte exorciste, évocateur ou conjurateur, par excellence). Il s'en suit, que deux masques du même type mais provenant de deux villages différents auront un caractère distinct: l'un sera peut-être plus méchant ou cupide (c'est un trait très propre à un bon nombre de masques), l'autre, par contre sera moins exigeant, avec un soupçon de bonhomie. Sur ce point, par excès de minutie professionnelle, certains chercheurs ont causé de graves confusions, pour nous avoir présenté un tableau classificatoire plus complexe et plus inintelligible qu'il ne l'est en réalité. A juste titre, nous pourrions adresser ici nos reproches tout d'abord aux auteurs américains Harley et Schwab qui avaient pourtant si bien étudié les régions adjacentes du Libéria 7.

Remarque sur la parenté coutumière des Kono et Manon de Bossou

Ajoutons encore que l'on retrouve chez les Manon de Bossou un système de masques sensiblement comparable à celui des Kono: ce fait s'explique par la «fraternité mystique » des deux groupes, pourtant visiblement différents l'un de l'autre aux points de vue ethnique et linguistique. Cette parenté coutumière influe d'une façon surprenante surtout (et peut-être uniquement) sur les deux systèmes religieux, et se trouve à la base de remarquables affinités des deux théogonies, ainsi que de l'interchangeabilité sacerdotale.
D'après les traditions, ces relations coutumières datent « d'avant la conquête française » 8 : le Grand chef Touko (à qui les Kono prêtent le titre de « roi ») de Gbéké 9, fut l'allié des Manon habitant l'actuel canton de Bossou. A leur côté, il faisait la guerre aux autres « Kono » 10 installés à I' Est du marigot Zié.
Après chaque campagne victorieuse, le butin de guerre, et en premier lieu les femmes capturées, était partagé entre les hommes de Gbéké et de Bossou. De la sorte fut instituée une parenté fatidique de facto entre les deux peuplades réunies liées en une seule par le sort commun, par des intérêts communs. Et quand les Kono du Vépo et du Saouro vaincus demandèrent l'armistice, l'habitude d'échanger des femmes entre les deux alliés se poursuivit... Elle se poursuit d'ailleurs, en une sorte d'exogamie traditionnelle, échappant aux définitions à base clanique, jusqu'à nos jours 11.
Sur le plan religieux, ce phénomène trouve son expression dans les participations réciproques aux grands événements tribaux, et c'est ainsi que l'on voit, p. ex., les scarificateurs et les masques kono assister, au premier plan, aux cérémonies du poro dans le pays manon, et inversement.

Notes
1. Notre système d'orthographe simplifiée ne permet pas, malheureusement, de reproduire le son explosif très caractéristique de ce mot. Cf notre note, à la page 180
2. G. W. Harley, Masks as agents of social control in northeast Liberia; Papers on the Peabody Museum of American Archaeology and Ethnology, Harvard University, vol. XXXII, n° 2, Cambridge (Mass.), 1950, 45 p., 15 pl.
Pour le masque Nana, voir ibid., p. 11.
3. Pour de plus amples renseignements sur l'institution du komo (ou koma) si répandue dans I' Ouest africain, il serait utile de consulter, parmi la riche bibliographie, les ouvrages suivants:

Par ailleurs, deux brèves notes à ce sujet ont paru dans les Notes africaines :
B. Holas :

4. Par exemple Mircea Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1949, page 360 et suivantes.
5. Néanmoins, étant donné l'intérêt tout exceptionnel de ces questions, nous espérons trouver, aux cours de nos recherches ultérieures dans ces régions, un moyen plus efficace, qui nous guiderait soit directement soit par l'intermédiaire d'autrui vers une source d'informations solides.
6. Nous avons ici en vue, non point la manifestation matérielle de cette notion, mais uniquement sa suprématie dans le monde mystico-religieux, sans tenir aucun compte de la façon dont elle se projette, par l'intermédiaire sacerdotal, sur le plan humain, dans la vie pratique.
7. George W. Harley et George Schwab, Tribes of the Liberian Hinterland, Cambridge, Mass., U. S. A., 1947 ; George W. Harley, Notes on the Poro in Liberia, Cambridge, Mass., U. S. A., 1941.
8. Cette période, évidemment, pourrait remonter à des temps très reculés, et même dépasser la « ligne frontière » du mythe.
9. Nous donnons ici la transcription qui figure sur les cartes, bien qu'il convienne mieux d'écrire, pour se rapprocher davantage de la prononciation vernaculaire: Gbeukè.
10. Il nous paraît plus que probable qu'il s'agit ici d'un terme actualisé, et que les deux adversaires « kono » étaient en fait deux unités ethniques différentes. C'est d'un mélange progressif des deux que serait issus ceux que l'on appelle aujourd'hui les Kono.
11. Nous n'avons pas poussé l'étude de la structure de cette curieuse alliance coutumière assez loin pour être affirmatif, mais, au préalable, une chose nous paraît hors de doute : c'est que ce phénomène social ne démontre que des apparences tout à fait superficielles avec les institutions analogues existant p. ex. chez le groupe lobi (cf. Henri Labouret, Les Tribus du Rameau lobi, Paris, 1931) et ailleurs. Cette coutume, pratiquée par deux groupes si différents au point de vue anthropologique et ethnographique mais respectant un système totémique commun (et c'est là le point crucial sur lequel repose d'ailleurs toute la théorie freudienne de l'inceste), pourrait être plutôt rapproché de certains exemples de « phratries », chères notamment à l'école anglaise. En tout cas, cette question reste à éclaircir.


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