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Rivières du Sud


A. Demougeot

Administrateur des Colonies

Histoire du Nunez

Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A.O.F.
Volume 21. No. 2 (avril-juin) 1938. pp. 177-289


Chapitre VI
Guerre et Paix


En 1866, les établissements français du Nunez faisaient partie du deuxième arrondissement du Sénégal, qui était administré par un Commandant particulier siégeant à Gorée et relevant du Gouverneur du Sénégal ; le Commandant particulier réglait directement toutes les affaires d'administration courante et le gouverneur n'intervenait que lorsqu'il y avait lieu de prendre une décision importante. En fait, parce que les communications entre Gorée et Boké étaient assez rares et qu'il n'était pas possible au chef de poste de demander des instructions pour toutes les situations nouvelles qui se présentaient, il était obligé dans la plupart des cas de prendre lui-même les décisions et il se bornait à rendre compte.
Ses pouvoirs indéterminés étaient très étendus ; il infligeait des amendes par mesure disciplinaire aux Européens aussi bien qu'aux indigènes ; en cas de délit ou de crime de la compétence des tribunaux européens, il remplissait les fonctions d'un juge d'instruction et envoyait les dossiers d'enquête à Gorée où les inculpés étaient jugés.
Lorsque les indigènes étaient seuls en cause, ils étaient jugés soit par le roi, soit par le chef de village ou par le conseil des notables, selon la coutume du lieu , les peines étaient généralement excessives et elles étaient subies sans délai. Le châtiment habituel consistait en coups de corde que l'on appliquait généreusement. Tout Européen s'attribuait des pouvoirs de sanction disciplinaire et en usait sans ménagement ; pour peu de chose on infligeait cinquante coups de corde, voire cent cinquante, et nul n'y trouvait à redire sinon la victime.

La physionomie de Boké n'est plus aujourd'hui exactement ce qu'elle était en 1866 au moment où les troupes françaises s'y installèrent. Le plateau, presque complètement nu, s'élève d'une trentaine de mètres au-dessus du niveau de la rivière ; dans sa plus grande longueur, orientée du Nord-Ouest au Sud-Est, il mesure 260 mètres. Sur le flanc Sud-Ouest est le village de Boké, aujourd'hui Lambagny, dont les cases sont assez espacées ; à l'Ouest et au pied du plateau se trouvent quelques factoreries, notamment celle du sieur d'Erneville; sur la face Nord le village d'Illikony s'étend jusque au point où tombe dans la rivière un filet d'eau douce dont on voit la source vingt mètres plus haut. C'est à peu de distance à l'Ouest de ce ruisseau que doivent se trouver les tombes du major Peddie et du lieutenant Rae morts en 1817, dont il ne reste déjà plus aucune trace ; là aussi est la factorerie d'Ismaël Taï. Une sorte de plate-forme de même niveau que le plateau de Boké conduit vers le Nord-Est au mont Saint-Jean; sur cette plate-forme est le village de Tomboya et sur les pentes Ouest du mont Saint-Jean, le village de Dibia où le roi landouman aura désormais son carré lorsqu'il résidera à Boké (ce nom désignant d'une manière générale l'ensemble des groupements disséminés auprès du plateau).
A Victoria, l'occupation ne se manifestait que par la création d'un bureau de douanes où tous les navires qui entraient en rivière ou en sortaient devaient présenter leurs pièces de bord.
Partout le commerce était libre ; quiconque voulait ouvrir un comptoir en choisissait l'emplacement et pouvait s'installer à la seule condition de payer au chef le loyer du terrain.
Dans un rapport au Ministre où il expose ses vues sur la politique générale à suivre au Sénégal, le colonel Pinet-Laprade, gouverneur du Sénégal, indique que l'installation du protectorat français sur la Casamance, le Nunez, le Pongo et la Mellacorée, a eu principalement pour but de s'opposer aux tendances que manifestait le gouvernement anglais de placer sous son pavillon les diverses rivières de la côte au fur et à mesure qu'elles prenaient une certaine importance commerciale.
Cette rivalité entre la France et l'Angleterre qui domine toute notre politique sur la côte occidentale d'Afrique depuis le début du XVIIe siècle, expliquera encore, au seuil du XXe la ligne de conduite que nous avons suivie au Nunez.
Les instructions qu'avait reçues le lieutenant Cauvin désigné comme chef du poste de Boké, se résument en quelques mots « maintenir la paix dans le Nunez et entretenir des relations amicales avec les chefs du Fouta Djallon » ; un de ses premiers soins fut d'annoncer officiellement à Alfa Ibrahima, chef du Labé 1, que les Français avaient établi à Boké un poste fortifié. « Nous ne sommes venus ici, écrit-il, que pour y protéger et encourager le commerce et empêcher surtout les caravanes d'être pillées... » et il invitait Alfa Ibrahima à se faire représenter à Boké par un bon chef du Fouta. Dans sa réponse Alfa Ibrahima déclarait qu'il appartenait maintenant aux Français de commander les pays landouman et nalou. L'occupation de Boké ne paraissait donc pas soulever de résistance de ce côté.
Le roi des Landoumans, Douka, est un Mandialé ; il réside à Wakrya; extrêmement dissimulé, il saura diriger d'innombrables intrigues sans jamais se compromettre tout à fait ; pour le moment il est en conflit avec Dionk, le chef de Boké, qu'il soupçonne de vouloir prendre sa place avant l'heure ; il ne comprend pas que les Français qui sont installés sur son territoire ne lui paient aucune rente alors qu'ils appointent le roi des Nalous. A Boké même il n'y a pas de maison de commerce importante ; les caravanes se plaignant des traitants qui manquent souvent de marchandises d'échange. A Rapass, le sieur Bicaise naguère si puissant, est à bout de ressources et il doit vendre sa factorerie aux frères Théraisol.

Comme par le passé, les Landoumans paient tribut aux Foulahs et de là vient le premier conflit violent entre le poste et les indigènes. Au mois de mars 1867, le chef du Labé envoyait à Boké un nommé Alfa Binani, dit Kafa pour réclamer le « sagalé » ; ayant appris que ce n'était pas les Landoumans mais les commerçants qui fournissaient la somme convenue, Kafa doubla le tarif. Il estimait qu'il n'était pas juste que les bons sujets du chef du Labé ne payent rien et qu'il n'y avait pas de raison non plus pour que les commerçants ne continuent pas à verser une contribution comme ils l'avaient fait depuis quelques années. Douka, réconcilié pour quelques jours avec Dionk, répondit à l'envoyé du chef du Labé qu'il était disposé à accorder ce qu'on lui demandait mais que le chef du poste s'y opposait. Une bande de Foulahs armés envahissait aussitôt la région de Boké et Kafa annonça que le pays allait être débarrassé des Français. Le lieutenant Cauvin était un militaire énergique qui n'entendait rien à la diplomatie ; il fit arrêter Douka, Dionk, un notable landouman et deux Foulahs dont un chef ; les deux Foulahs et le Landouman furent aussitôt fusillés. Quelques coups de canon mirent en fuite les Foulahs qui s'étaient concentrés sur le mont Saint-Jean (15 mai 1867). L'émotion provoquée par cette répression fut très vive dans la région de Boké et les commerçants qui craignaient des représailles vinrent se réfugier au fort. Douka et Dionk, dont on se méfiait, furent envoyés quelque temps à Gorée. Les chefs des villages landoumans demandèrent alors une entrevue au Commandant du poste et, d'accord avec Kafa, il fut convenu que les Landoumans paieraient au chef du Labé la coutume qu'il exigeait et qu'ils rendraient les captifs qu'ils avaient volés aux Foulahs. Quant au lieutenant Cauvin, on estima que ses procédés ne répondaient pas aux intentions pacifiques du gouvernement du Sénégal et il fut relevé de son commandement. Les Foulahs gardaient tout le profit de cette affaire : une coutume doublée et la restitution de leurs captifs. A cette époque, le captif est une monnaie qui a cours même dans les maisons de commerce européennes. Au mois d'octobre 1868, le lieutenant Bascans, successeur du lieutenant Cauvin, signale que le roi Youra a vendu récemment aux traitants plus de quarante captifs et qu'il vient encore d'en livrer plusieurs à la maison Griffon, au prix de vingt boisseaux de riz en paille. Dans ces faits, il faut voir l'explication des guerres continuelles qui désolent le pays. Au mois de septembre 1866, on signalait qu'une goélette mouillée aux Canaries était attendue à l'entrée du Cassini où Youra devait livrer un chargement de 130 captifs ; il fallait bien pour se les procurer razzier quelques villages.

Bien que son internement à Gorée n'eût duré que quelques semaines, Douka en avait gardé rancune aux autorités françaises ; au mois de juin 1868, il crut le moment venu d'avoir sa revanche. Le gouverneur de Sierra-Leone l'avait invité, ainsi que Youra, à venir lui rendre visite à Freetown ; par prudence Youra préféra s'abstenir. Douka, conseillé par un traitant anglais, accepta l'invitation et sans en aviser le chef de poste il se rendit dans la colonie anglaise où il fut magnifiquement reçu ; les traitants anglais du Nunez faisaient déjà courir le bruit que les Français allaient être chassés du pays quand Douka, sans un sou en poche, rentra à Wakrya aussi secrètement qu'il en était parti, mais avec moins d'illusions. Il raconta que le gouverneur Kennedy lui avait demandé l'autorisation d'ouvrir une école protestante sur le Nunez, en un point à choisir entre Boké et Rapass ; il aurait également voulu que les traitants anglais au lieu de relever du poste français, fussent placés sous le contrôle d'un agent anglais installé aux côtés de Douka.
Vers la même époque un jeune catéchiste noir, Dupont, originaire des Antilles, vint avec l'appui du gouvernement anglais fonder le temple d'Antigua, sur la rive gauche du fleuve près de Guémé-Saint-Jean ; ses tentatives de prosélytisme n'eurent aucun succès et l'on détruisit en 1871 le temple abandonné.
Au mois de décembre 1874, le chef du village de Boké, Dionk, mourut ; étant ivre, il s'était battu avec une de ses femmes qui le mordit au doigt ; le tétanos avait fait
le reste. Dionk était le seul homme qui eut assez d'autorité pour soulever une révolte contre Douka dans l'espoir de prendre sa place ; sa disparition mettait le pays landouman à l'abri des guerres intestines et il était permis d'espérer que, sous la protection du fort, les Landoumans pourraient enfin vivre en paix.

La situation politique était infiniment plus inquiétante chez les Nalous. Carimou, le frère du roi Youra, était mort en 1869 laissant à son fils Tam le commandement du village de Caniope et de la région comprise entre le bas Nunez et le Compony. Youra qui avait toujours craint son frère et qui n'aimait pas son neveu Tam, s'empressa de mettre la main sur leurs biens ; il chargea de l'opération un de ses neveux, Dinah Salifou, qui put donner à cette occasion la mesure de sa valeur en razziant le pays et en pillant les factoreries dans le bas Cassini. Chassé de chez lui, Tam attendit l'occasion de reconquérir ses droits. En 1875, un aventurier, Momo Foulah, originaire de la Mellacorée était installé avec une bande de pillards dans le village soussou de Kibola, d'où il prétendait commander le Nunez ; au mois de mars, il échangea des coups de fusils avec les gens de Youra ; les toubacayes fuirent, abandonnant leurs cultures. Tam voulut voir là l'instrument de sa revanche ; il s'allie à Momo Foulah. Au début du mois de juillet le chef de poste, lieutenant Poulnot, contrarié par le départ des toubacayes essaye d'imposer la paix. Tam pose comme conditions la restitution de son commandement et de ses biens ; Youra ne refuse pas et il charge même son gendre Bokari Catonou de convoquer Momo Foulah et Tam à une conférence qui devait se tenir à Sokoboly. C'est là que Youra avait fixé sa résidence ; il reçut Tam et Momo Foulah avec la plus grande amabilité, puis, brusquement, il les fit attaquer par ses guerriers et ils eurent toutes les peines du monde à se sauver. Le lieutenant Poulnot s'entremit de nouveau et après plusieurs jours de palabre il fut convenu que Momo Foulah recevrait une indemnité et qu'il retournerait avec ses hommes à Kibola tandis que Tam resterait à Caniope et obtiendrait la restitution de tous ses biens, à l'exception de deux cents esclaves qui serviraient à éteindre la dette contractée par son père Carimou dans une maison de commerce. Tam ne profita pas longtemps de sa nouvelle situation. Il mourut au mois de janvier 1876 et Youra reprit aussitôt ce qu'il venait de lui rendre.

Vieux et ivrogne, Youra est usé par les excès et il semble qu'il ne doive pas vivre longtemps ; sa succession est convoitée par deux de ses parents : son neveu Dinah Salifou et Bokary Catonou, un proche parent de Youra.
Dinah Salifou est musulman ; élevé au Fouta, il y apprit la ruse et la dissimulation. Son oncle Youra le traite publiquement de lâche ; intelligent, ayant de la prestance et une grande maîtrise de soi, il en imposera facilement à tous ceux qui n'ont pas suivi de près son existence ; sous une apparence de demi-civilisé, il a gardé la violence de ses ancêtres et leurs instincts de meurtre et de pillage. Dinah a pour principal allié son neveu Tocba, fils de Carimou, qui commande Caniope et qui sera son meilleur soutien jusqu'au jour où il le fera assassiner.
Bokary Catonou est le successeur légitime de Youra. Il passe pour être soutenu par les traitants anglais du bas de la rivière et cela lui vaudra d'être toujours suspect aussi bien à Boké qu'au Sénégal. Il s'appuie sur le chef de Victoria, Bobo Markienn (Margaine) dit Boundou, homme extrêmement énergique, que Dinah Salifou craint et qu'il assassinera lui-même.
Comme tous les grands chefs, Dinah et Bokary ne pourront jamais s'entendre ; Youra se laisse diriger par Dinah Salifou, le plus habile à cacher son jeu, mais il ne l'aime pas et s'il le supporte c'est parce que, selon les règles coutumières, Dinah ne doit pas être son successeur ; en 1876, lorsque le chef de poste impose au roi son abdication 2 sous le prétexte qu'il est malade et qu'il ne peut exercer ses fonctions, les chefs de village et les notables consultés désignent Bokary Catonou comme héritier légitime. Le capitaine Lecomte, sans comprendre l'importance des règles de succession, impose la nomination de Dinah Salifou. Aussitôt c'est un soulèvement général. Bobo Margaine et Bokary Catonou brûlent des villages et font des captifs. Pour empêcher le roi des Landoumans, qui déteste Dinah, de se joindre à eux, le capitaine Lecomte l'enferme au poste, puis avec quelques soldats armés et un canon, il parcourt le pays. Les partisans de Dinah Salifou attaquent ceux de Bokary Catonou à Consoukou, non loin de Victoria, et ils sont repoussés par les guerriers de Bobo Margaine. Celui-ci est battu à son tour par Sampili Tomas, chef de Tonkima. Au mois de décembre, après d'innombrables engagements, Bokary Catonou, qui a été reconnu comme roi dans un grand nombre de villages nalous, tente avec ses alliés d'enlever Sokoboly ; il échoue. Voyant qu'ils ne peuvent arriver à aucun résultat décisif, les adversaires lassés, mettent bas les armes et se montrent prêts a faire la paix. Le capitaine Boilève, directeur des affaires politiques au Sénégal, arrive à ce moment au Nunez et il n'a pas de peine à obtenir le 31 décembre 1877, la signature d'un traité qui restitue à Youra le pouvoir ; Bokary Catonou devient son ministre et lui succédera si les chefs et notables maintiennent leur agrément.
Pendant toute une année, le bas Nunez avait été un champ de bataille ; le commerce était arrêté. Les traitants s'en plaignirent et rendirent responsable le capitaine Lecomte qui avait pris parti dans le conflit au lieu d'en rester l'arbitre. Le gouverneur du Sénégal lui reprocha d'être sorti du fort avec sa troupe, ce que ne permettait pas le règlement militaire des postes ; il le releva de son commandement et lui infligea trente jours de prison. A son successeur, le commandant de Cercle Martip, il fut recommandé de prêcher la paix, tout en protégeant efficacement le commerce et aussi les indigènes, sans jamais sortir du poste en armes.
A peine le capitaine Boilève s'était-il éloigné que les partisans de Bokary Catonou attaquaient le village de Tonkima où ils ne purent entrer qu'après onze jours de siège ; ils s'emparèrent, là, de 175 captifs qui constituaient toute la fortune de Youra et qui furent conduits à Victoria chez Bobo Margaine. Parmi les prisonniers se trouvaient le propre frère du roi Youra, qui eut la tête tranchée, et la mère de Youra, une très vieille femme, que l'on fit conduire à son fils après lui avoir coupé les seins. Ces exécutions faites, Bobo Margaine devient le véritable chef du bas Nunez et, croyant qu'il n'a plus rien à craindre, il arbore sur ses embarcations le pavillon anglais. Youra et Dinah appellent à leur secours les Foulahs ; il viennent dans la région de Boké et mettent le pays au pillage mais pour se battre ils veulent de l'argent et Youra n'en a plus. Vainement l'administrateur Martin prêche la paix ; il veut surtout que les Foulahs quittent le pays et il n'ignore pas que Dinah et Tocba font tout ce qu'ils peuvent pour les décider à entrer dans le Naloutaye. Le 15 janvier 1879, ces deux chefs, payant d'audace, viennent se présenter au poste pour justifier leur conduite ; ils affirment qu'ils n'ont pas cherché à entraîner les Foulahs dans leurs querelles. Malgré leurs protestations, le commandant du poste les fait arrêter ; tous deux étaient armés de poignards et Dinah avait sous son boubou un revolver chargé ; ils furent prévenus qu'ils seraient fusillés s'ils tentaient de provoquer la moindre agitation dans le pays. Conduits à Gorée au mois de mars, ils furent internés ensuite à Saint-Louis.
Après leur arrestation le calme se rétablit peu a peu dans le Naloutaye ; le roi landouman vint féliciter le commandant du poste d'avoir délivré le pays de la présence de Dinah ; quant aux Foulahs ils n'étaient pas pressés de s'éloigner, les traitants leur remettaient des cadeaux pour qu'ils laissent passer les caravanes, de sorte que, soit qu'ils les pillent, soit qu'ils les laissent passer, ils trouvaient leur avantage. Il fallut palabrer, menacer ; et enfin tirer quelques coups de canon dans la direction de leur campement pour les amener à se retirer.

Le roi des Landoumans, Douka, était mort le 30 septembre 1878 ; pour le remplacer, deux compétiteurs se présentèrent : un mandialé, Sara Tongo, soutenu par Kouni, femme de la famille des chefs qui jouissait d'une très grande influence politique et religieuse, ainsi que par le Commandant du poste et un modiéré: Botté, ivrogne, que l'on disait entre les mains des traitants anglais ; en attendant que les chefs et notables eussent départagé les candidats, Kouni prit le commandement et, grâce à elle, Sara Tongo fut désigné, le 1er novembre 1878, comme successeur de Youra, contrairement à la règle coutumière d'alternance.

Ainsi que son prédécesseur, le Commandant du poste, Martin, devait être la victime des événements; comme les traitants anglais le mettaient en demeure d'assurer efficacement la protection de leurs factoreries, il avait eu l'imprudence de leur répondre que le protectorat français ne s'étendait pas au bas Nunez, déclaration conforme à la réalité mais qui était de nature à éveiller des convoitises. Au mois d'août 1879, il fut remplacé par le capitaine Dehousse. Dans les instructions que cet officier reçut du directeur des affaires politiques, il lui était recommandé de mettre du liant dans ses relations avec le commerce sans toutefois se lier avec les commerçants. Pour ses rapports avec les indigènes la formule était plus heureuse: soyez patient et écoutez-les toujours. Enfin il lui était ordonné de réunir des données exactes sur la constitution des Bagas de la rive gauche du Nunez, sur leurs chefs, leurs moeurs et leurs préférences au point de vue d'une protection française ou anglaise « Nous n'avons, était-il indiqué, aucune convention, aucun traité avec ces gens-là et peut-être pour éviter l'influence anglaise l'administration de la colonie voudra-t-elle un jour chercher à nouer avec eux des relations sérieuses ».

Au mois de juin 1879, le capitaine Galliéni, directeur des affaires politiques, vint enquêter au Nunez sur les événements qui avaient mis le pays à feu et à sang ; à son avis, le retour de Dinah devait être le signal d'un soulèvement général; cependant, le 20 mai 1880, le commandant du deuxième arrondissement écrivait de Dakar au commandant du cercle :
« Nous avons l'intention de renvoyer dans le Nunez Dinah et Tocba... Je désire savoir si la présence de ces deux sujets dans le Nunez est possible au point de vue politique ». L'administrateur Martin, comprenant que la décision était déjà prise, eut la faiblesse de ne pas résister ; le 21 juin suivant, le gouverneur du Sénégal Brière de l'Isle faisait savoir au commandant du deuxième arrondissement que Dinah et Tocba avaient offert de remettre leurs fils comme otages et il ajoutait qu'il avait accepté. Dinah et Tocba, remplacés à Saint-Louis par leurs fils Mamadou Dinah et Karimou, rentraient au mois d'octobre 1879, dans leur pays où nul ne désirait les voir revenir. Le lieutenant Galibert d'Auque, commandant le poste, était invité à les faire surveiller. Au début tout alla bien. Lorsque le lieutenant Polliard vint prendre le commandement du Nunez au mois d'avril 1881, il lui fut recommandé de détruire l'influence anglaise dans le bas de la rivière, influence dirigée par la maison Randall et Fisher, et de chercher à orienter l'opinion des indigènes en faveur de Dinah s'il continuait à se bien conduire pour qu'il puisse succéder à Youra à la place de Bokary Catonou qui était inféodé aux traitants anglais. Si la nomination de Dinah devait soulever de trop vives protestations, il fallait, lui conseillait-on, chercher à nous rallier Bokary Catonou.

Cette crainte de voir les Anglais s'installer dans le Nunez, qui allait avoir les pires conséquences, était-elle justifiée en 1880 ? Au Naloutaye, comme dans toutes les rivières du sud, chaque chef recevait des cadeaux des maisons de commerce, dont il devenait à la fois le protégé et le protecteur ; en échange, il dirigeait les caravanes vers les maisons amies et au besoin il s'entremettait pour régler par la force les difficultés que les traitants pouvaient avoir avec leur clientèle indigène. Il s'est trouvé que Dinah était subventionné par des maisons françaises alors que Bokary Catonou recevait des cadeaux de la maison Randall et Fisher ; voir là le signe d'une préférence de Dinah pour la France et de Bokary Catonou pour l'Angleterre serait de la naïveté ; il n'en est pas moins vrai que les traitants avaient une grande influence sur les chefs qu'ils entretenaient et que les autorités françaises n'avaient pas tort de tenir compte de ce fait. Mais pour rallier à notre cause Bokary Catonou ne suffisait-il pas de ne plus protéger Dinah ?
Le retour de celui-ci avait de nouveau divisé le pays nalou en deux camps ayant pour chefs, d'un côté Dinah et Tocba, de l'autre Bokary Catonou et Bobo Margaine ; de part et d'autre on razziait les villages pour faire des captifs et à l'occasion on pillait des factoreries ou on enlevait les marchandises sur les goélettes des traitants. Dinah, qui se préparait à agir, faisait venir du Fouta un grand nombre de Foulahs ; le lieutenant Polliart, successeur de l'administrateur Martin, avait été fortement impressionné par les instructions qu'il avait reçues ; il voyait toutes choses sous l'angle du péril anglais ; selon lui, il était de bonne politique de laisser venir les Foulahs, ils contrebalanceraient l'influence de Bokary Catonou qui n'attendait qu'une occasion pour livrer le pays aux anglais (mars 1882). Il ne semble pas que ses appréhensions aient été fondées si l'on considère qu'à ce même moment, par une convention du 28 juin 1882, le gouvernement anglais s'engageait à s'abstenir d'occuper aucun territoire et de favoriser l'exercice de l'influence britannique dans la région comprise entre le Nunez et une ligne de démarcation à tracer entre les bassins de la Mellacorée et les Scarcies.

L'hostilité que l'autorité française témoignait au parti de Bokary Catonou a-t-elle laissé supposer à Youra et Dinah qu'ils pouvaient en assassiner les chefs sans grands risques ? Il n'est pas possible de l'affirmer. Quoi qu'il en soit, le 10 décembre 1883, Bobo Margaine, dit Boundou, accompagné du chef de Kitafine et de quelques indigènes, quittait Bel-Air où il était allé acheter des pagnes pour ses filles qui devaient être prochainement excisées, et en pirogue, il rentrait chez lui à Victoria ; comme il passait devant Sokoboly, des guerriers de Youra lui intimèrent l'ordre de s'arrêter ; il tenta de fuir, mais des pirogues l'empêchèrent de passer et il chercha à gagner la rive droite de la rivière. Au moment où il sautait à terre, il fut rejoint et ses compagnons tués sur place ; lui-même reçut deux coups de sabre à la tête. Toute résistance était vaine ; à la nuit tombante il fut conduit devant Youra. Le roi voulut l'obliger à demander pardon de certaines fautes dont il l'accusait. Bobo Margaine refusa. Il eut immédiatement la tête tranchée et l'on dit dans le pays que Dinah lui-même l'avait exécuté.

La guerre ne pouvait plus être évitée. Dès qu'il apprit l'assassinat, le nouveau commandant du Nunez, M. de Beeckman, se rendit à Sokoboly. Il trouva, là, tout le monde en armes ; Youra et Dinah déclarent que la suppression de Bobo Margaine est une affaire strictement personnelle et qu'ils ne veulent pas troubler la paix. Il n'ignorent pas que Bokary Catonou ne peut faire autrement que de chercher à venger son allié et ils entendent, au moment d'entrer en guerre, se donner l'apparence d'être les victimes d'une agression.
M. de Beeckman demande au lieutenant-gouverneur d'envoyer un aviso dans la rivière pour y imposer la paix et dans les derniers jours de janvier, Le Héron vient mouiller devant Victoria; le docteur Bayol est à bord. Va-t-il châtier Youra et Dinah qui, en assassinant Bobo Margaine, ont provoqué le conflit ? Aucunement. Supprimer Dinah serait porter au pouvoir Bokary Catonou, l'homme de l'Angleterre et comme on ne peut tout de même pas punir Bokary, on tente de concilier les inconciliables. Le 30 janvier 1884, à bord du Héron, le roi Youra et les chefs nalous signent la convention suivante considérée comme acte additionnel au traité du 28 novembre 1865.

« Aujourd'hui 30 janvier 1884, le roi Youra et les chefs nalous convoqués à bord de l'aviso Le Héron en rade de Victoria, par M. Bayol, lieutenant-gouverneur, représentant le colonel Bourdiaux, gouverneur du Sénégal et dépendances, ont accepté la convention suivante:
Article premier. — La paix est faite entre Bokary Kotoundu et le roi Youra Towel.
Article 2. — Bokar Kotoundu chargé de régler la succession de Bobo Margaine, continuera à toucher les rentes du bas de la rivière jusqu'à sa mort.
Article 3. — Les prisonniers hommes ou femmes de condition libre seront rendus dans le plus bref délai.
Article 4. - La pirogue et les différentes marchandises enlevées à Boubou Margaine seront rendues à ses héritiers ou à leurs propriétaires.
Article 5. - Bokar Kotoundu est personnellement responsable du maintien de la paix dans le bas Rio Nunez.
Article 6. — Le territoire compris entre le Marigot de Caniope et celui de Rapass, jusqu'à deux kilomètres des rives du fleuve est cédé par le roi Youra Towel au Gouvernement de la République française en toute propriété et libre d'impôts. Les droits des factoreries existantes sont sauvegardés. Aucune factorerie ne pourra s'établir sur le terrain ci-dessus, sans l'autorisation du gouverneur du Sénégal.
Article 7. — Pour assurer la sécurité de la rivière si nécessaire aux transactions commerciales, Dinah est nommé ministre responsable du roi Youra. Il touchera 1.200 francs de rente payables à Boké.
Article 8. — Les Toubas Kais, qui sont une cause de prospérité pour le Rio Nunez, ne dépendent que du gouvernement français et ne peuvent être ni inquiétés, ni réquisitionnés, ni punis par les chefs nalous.
Fait à Victoria, les jour, mois et an que dessus :

Signé:
Bayol, Cavalie, Commandant l'Oriflamme
Leygne, Commandant Le Héron,
Cléret
de Beeckman.

Signé: Youra, Dinah, Matchelaye, Tokba, Anamadou, Bokar Kotoundu. »

Tout en s'engageant à maintenir la paix les adversaires se préparent à la guerre.

L'ancienne region du Rio Nunez
L'ancienne région du Rio Nunez

Bokary Catonou arme ses captifs et va prendre position au sud de Sokoboly, tandis que le roi des Landoumans, qui déteste Dinah, vient camper au Nord ; le 6 mars, le village est attaqué et en partie incendié, mais les jours suivants, les Landoumans, qui n'ont pas le feu sacré, rentrent chez eux, abandonnant à leur sort le roi et Bokary Catonou, qui sont bientôt complètement battus ; le roi Sara fait alors appel aux Foulahs tandis que Youra demande l'aide des Mikiforés ; tout le Nunez n'est plus qu'un champ de bataille où se commettent les pires atrocités. Les commerçants se plaignent et veulent être indemnisés de leurs petites par le gouvernement français.
De Beeckman soutient Dinah qu'il considère comme une victime : « Il a maintenu sa parole autant que cela lui a été possible, maintenant il est obligé de se défendre», écrit-il au lieutenant-gouverneur des Rivières du Sud, à Gorée.

Pendant ce temps, Sayon, neveu de Youra, pille les factoreries dans le Cassini tandis que Tocba, avec l'aide des Foulacoundas incendie Caboye et vient attaquer Corérah et Baralandé, sous le canon du fort de Boké. Dinah est trop habile pour prendre part lui-même à ces expéditions ; il voudrait bien arrêter les crimes et les pillages de ses lieutenants, déclare-t-il, mais les routes sont coupées et il ne peut leur envoyer d'instructions.
Au mois de juin 1884, le docteur Bayol vient à Boké ; il convoque à bord du Héron, Dinah, Tocba, Bokary Catonou et Sikamadou qui s'engagent à cesser les hostilités et à exécuter fidèlement le traité du 30 janvier 1884 ; ils s'efforceront de réparer les dommages qu'ils ont causés aux traitants et ils se rendront mutuellement leurs prisonniers. Malgré cet accord, la sécurité reste si précaire que les chefs n'osent pas se déplacer sans une suite de plusieurs centaines de guerriers. Le docteur Bayol se contente de paroles ; à peine est-il parti que les difficultés renaissent; Dinah ne tient pas ses promesses et refuse de rendre les prisonniers. La guerre recommence dans le Bas-Nunez et bientôt Dinah, battu, demande l'appui du gouvernement français.
Par tous les courriers, M. de Beeckman signale la gravité de la situation et insiste pour qu'un aviso soit affecté à la police de la rivière. Le 23 mars 1885, l'Ardent vient mouiller devant Bel-Air ; mais l'officier qui le commande n'a pas d'instructions et il retourne à Dakar sans avoir rien fait. Le 27, le docteur Bayol arrive à Bel-Air sur l'aviso le Héron, suivi de l'Ardent ; il donne immédiatement l'ordre à M. Aubert, commandant l'Ardent de supprimer les villages de Catonou, Koum Chougou et Victoria. Le soir même, les opérations commencent et les trois villages sont incendiés; Dinah avec un groupe de trois cents guerriers prit part à la destruction de Catonou; Bokary avait hissé le drapeau français mais le tir ne fut pas arrêté ; il fut tué et sa tête apportée à Youra. Le 3 avril, le commandant Aubert se rendit avec les canots du bord près des villages de Kassamba, Kabassa et Kabasso qui furent brûlés ; pendant ce temps, Dinah parcourait le pays et lorsqu'il rejoignait l'Ardent, le 7, il avait incendié douze villages, après quoi il donna à ses partisans le commandement des terres dévastées.

On comprend mal une répression aussi impitoyable, aussi injuste et aussi inutile. Depuis dix ans, le Nunez était mis à feu et à sang par quelques chefs qu'il était peut-être nécessaire de supprimer ; mais la masse, les cultivateurs indigènes, qui ne demandaient qu'à vivre en paix, étaient-ils responsables des actes de brigandage de Bokary Catonou ou n'en étaient-ils pas eux-mêmes les victimes ? « Les Noirs ne veulent pas la guerre », avait écrit en décembre 1884 l'administrateur ; en les laissant massacrer, en faisant incendier leurs villages, le docteur Bayol venait de montrer qu'entre la crainte et la violence, les faibles ne connaissent pas de milieu.

Quelques jours après l'exécution de Bokary Catonou, Dinah, escorté de quelques chefs de village et de deux cents guerriers, vint saluer le commandant du cercle ; M. de Beeckman, qui n'avait pas les moyens de nourrir tant de monde, eut toutes les peines du monde à s'en défaire. Le 6 juin 1885, on apprit la mort du roi Youra Towel ; entre Dinah et le trône des Nalous il n'y avait plus personne et il prit le pouvoir sans qu'il y ait aucune opposition ; son premier geste fut de solliciter un cadeau de 2.000 francs dont il avait besoin pour recevoir honorablement ceux qui venaient le féliciter. Le gouverneur du Sénégal lui fit décerner, avec l'argent, un brevet qui établissait sa qualité de roi des Nalous ; le gouverneur intérimaire Ballay voulut que la remise en fut faite en présence de tout le poste sous les armes, devant tous les chefs et les commerçants de la rivière ; pendant la cérémonie sept coups de canon devaient être tirés, puis M. de Beeckman offrirait à Dinah un drapeau en l'assurant de toute la sympathie du gouvernement français. Les choses se passèrent autrement. M. de Beeckman se rendit lui-même à Sokoboly le 31 août ; au débarcadère, Tocba et Amadou, fils de Youra, attendaient avec leur escorte. Le Commandant de cercle fut salué de sept coups de canon. Dinah, entouré des vieux notables, se tenait à la porte de son carré ; de Beeckman vint le féliciter et lui remit son brevet ; Dinah répondit, protestant « en termes très élevés » de son dévouement à la France. Après cet échange de compliments Dinah, fit tirer vingt et un coups de canon en l'honneur du gouverneur. Le commandant de cercle se retira enchanté ; Dinah s'était montré très digne et il avait eu très grand air sous un magnifique manteau offert par la Société Commerciale Africaine.

L'exécution de Bokary Catonou devait, semblait-il, amener la paix dans le Nunez, aussi l'occasion parut-elle favorable de prendre contact avec les Bagas et de savoir s'ils avaient plus de goût pour un protectorat français que pour un protectorat anglais. A dire vrai, les Bagas ne demandaient qu'une chose : qu'on les ignore, mais on craignait que les Anglais vinssent s'installer dans le Bas-Nunez et il fallait prendre les devants.
Le lieutenant de vaisseau Coffinière de Nordeck, commandant le Goéland, fut chargé d'approcher des villages bagas, d'entrer en rapports avec la population, de mettre les chefs en confiance et, si possible, de passer avec eux des traités qui placeraient leur pays sous le protectorat français. Accompagné de M. de Beeckman, le commandant du Goéland visita les principaux villages bagas de la rive gauche ; les chefs se montraient réticents, mais Dinah Salifou avait eu l'habileté de faire croire que le roi des Nalous était le suzerain des Bagas et il inspirait à tous une telle crainte que nul n'osa résister lorsqu'il s'entremit pour amener les Bagas à traiter. Au Grand Talibouche (Taïbé), les indigènes déclarèrent qu'ils n'avaient pas de chefs ; ils désignèrent quatre notables qui signèrent le 20 avril 1885 avec le chef de Coufin, Bakomé, et celui de Bottini, Tongo Sang, une convention d'après laquelle ils se plaçaient sous la suzeraineté de la France ; il déclaraient que le commerce serait libre et qu'ils en assureraient la protection. Il était dit enfin que les traitants qui voudraient créer des établissements commerciaux dans le Bagataye devraient demander aux indigènes les terrains nécessaires et en payer le loyer.
Le jour même, les chefs de Coufin et de Bottini, avec les quatre notables du Grand Talibouche, signèrent un acte contenant leur soumission à Youra Towel. Le 21 avril, ce fut Krouman, chef baga au Petit Talibouche (Taïdi), puis le 6 mai, les chefs du Katako, Baky et Souri ; tous se plaçaient sous le protectorat de la France.
Enfin après le départ- du Goéland, Dinah fit conduire à Boké le chef de Monchon, Digiba, et son frère, qui désiraient faire leur soumission à la France; M. de Beeckman leur fit accepter un traité analogue à ceux que les autres chefs bagas avaient signé.
La soumission des Bagas, même si elle n'était pas absolument effective, plaçait cependant tout le Nunez, depuis Boké jusqu'à la mer, sous la suzeraineté nominale de la France ; c'était l'aboutissement logique du protectorat exercé sur le pays des Landoumans et des Nalous. Ce qui est étrange dans cette dernière phase de notre action politique et ce qui montre ce qu'il y avait de factice dans les conventions qui furent imposées à ce moment aux indigènes, c'est que les chefs bagas se soient déclarés soumis au roi des Nalous et qu'ils l'aient reconnu comme chef légitime alors que jamais ils n'avaient supporté aucune tutelle, et que jamais ils n'avaient consenti à payer aucun tribut à qui que ce fût, étant jaloux de leur indépendance au point que dans chaque village ils ne reconnaissaient d'autorité qu'au seul chef religieux.

Depuis quatre ans qu'il commandait le cercle, M. de Beeckman s'était fait de nombreux ennemis ; d'abord les Sierra-Léonais qui cherchaient à déprécier la monnaie française et qui ne cessaient de contrecarrer notre action politique, ensuite certains traitants malhonnêtes qui faisaient le trafic des esclaves, enfin les Suisses, à tendance germanophiles récemment introduits au Nunez par une puissante compagnie de commerce, tous gênés dans leurs opérations, et voulant chacun un administrateur qui les soutînt contre les autres. Ils adressèrent au gouverneur plaintes sur plaintes. M. de Beeckman fut sacrifié et remplacé au mois d'octobre 1885 par l'administrateur Richomme. Celui-ci eut tout juste le temps, avant d'être lui-même déplacé, de voir se grouper autour d'un agitateur venu du Pongo, Yunka Laye, tous les adversaires de Dinah, soutenus par le roi des Landoumans, par Alfa Gassimou, roi de Labé et par le sieur Betts, agent de la maison Randall et Fischer à Victoria. Leur intention était d'attaquer les Mikiforés qui se déclaraient partisans de Dinah et d'atteindre ensuite celui-ci ; l'arrivée du Goéland en rivière mit fin à ces préparatifs belliqueux (novembre 1885).

Bien que la guerre eût cessé au Nunez, la situation n'en restait pas moins trouble et les haines demeuraient tenaces. Chez les Nalous, Dinah montre toujours la même fourberie et la même brutalité. Au mois de mars 1888, l'administrateur Largeau le juge ainsi :

« Dinah est passé maître en fait d'exactions : c'est en exigeant des Toubacayes des impôts arbitraires, en faisant ainsi que son frère (Tocba) voler les esclaves par ses gens, qu'il a chassé ces utiles travailleurs du bas de la rivière. Ils n'y veulent plus descendre à aucun prix, préférant se fixer dans les Landoumatayes sous la protection immédiate de l'autorité française... J'estime que le roi des Nalous est un rusé coquin, capable des plus viles complaisances pour qui favorisera ses ambitions... »
Dinah est obligé de compter avec Tocba ; ces deux chefs s'en veulent à mort maintenant et ils sont trop intelligents pour se faire illusion sur l'issue de leur querelle. Dinah se plaint de l'opposition que lui fait Tocba. M. Largeau lui répond :
« Qui donc est roi des Nalous ? Est-ce Tocba ou Dinah ?... Si Tocba commet des injustices ou des crimes, à qui appartient-il de le punir ? Il me semble que cette tâche incombe au roi... »

Paroles imprudentes !
Dans le pays landouman, le vieux roi Sara est un homme sans énergie, dominé par ses chefs de villages et par les traitants qui le paient. Le 5 mai 1885, à bord du Goéland il avait signé un traité, par lequel il s'engageait à faire commerce d'amitié avec le roi des Nalous ; en réalité, il détestait Dinah et ne cherchait que l'occasion de lui nuire ; elle ne devait se présenter qu'en 1890.

On était à la veille de l'Exposition de 1889. Pour rendre manifeste notre expansion coloniale, on pensa que le roi des Nalous, qui ne manquait ni de prestance ni d'habileté, était tout désigné pour venir à Paris marquer par sa présence les progrès de notre installation en Afrique Occidentale et le succès de notre politique coloniale.
Dès le début de l'année 1888 on se préoccupa de savoir à qui l'on confierait le commandement du pays nalou pendant l'absence de Dinah et l'on finit par choisir Sayon, son frère.
Dinah s'embarqua au mois de juin. A la gare de Lyon, il fut reçu officiellement par l'amiral Vallon et par M. Louis Henrique, commissaire général à l'exposition. Le gouverneur Bayol lui souhaita la bienvenue au nom de M. Etienne, alors sous-secrétaire d'Etat aux Colonies. Toute la grande presse donna le compte rendu de cette réception ; L'Illustration du 6 juillet 1889 consacrait un article à Dinah et à sa famille et le Petit Parisien publiait un supplément illustré ou toute la famille royale était traité en image d'Epinal. On offrait au roi de nombreuses réjouissances et quelques cadeaux dont un magnifique sabre : ce furent les plus beaux jours de sa vie ; mais avant de quitter la France, Sa Majesté dut mettre en gage les présents qu'elle avait reçus. Dès son retour au Nunez, Dinah écrivit au Gouverneur Bayol pour lui faire savoir que Tocba avait bouleversé le pays durant son absence, qu'il avait pillé les cultivateurs et qu'il était responsable de la guerre qui se prolongeait dans le Foréah.

Dinah Salifou a bord du Goeland a destination de l'Exposition Universelle de 1889
Dinah Salifou accueilli à bord du Goéland en partance pour l'Exposition de Paris en 1889

Les Foulacoundas sont des Peulhs plus ou moins métissés qui, pour des raison mal connues, ont quitté les plateaux du Foutah et se sont installés sur ses marches occidentales, où ils vécurent en pasteurs nomades et pillards. Vers 1870, un de leurs groupes qui venait du N'Gabou envahit le Foréah, refoulant devant lui les Yolas jusqu'à la côte entre le rio Cassini et Boulam, et obligeant les Nalous établis en assez grand nombre dans le Foréah à se rapprocher du Nunez et, par suite, à entrer en conflit avec les Landoumans. Du Foréah, les Foulacoundas entreprirent des incursions dans les pays voisins, s'emparant chaque fois de quelques habitants qu'ils emmenaient comme esclaves. Les Landoumans, les Nalous et même les Foulahs du Foutah étaient excédés de leurs attaques continuelles ; mais ils n'osaient pas entrer en conflit contre des guerriers aussi redoutés. Le 11 février 1890, les Foulacoundas attaquent au petit jour le village landouman de Diaranti, tuent trois femmes et emmènent vingt-cinq personnes ; au mois d'avril, ils surprennent une caravane sur la route de Kadé à Boké, blessent les caravaniers et enlèvent toutes les marchandises; dans la nuit du 7 au 8 juin, ils viennent attaquer aux portes même de Boké, le village de Baralandé, tuent quatre Toubacayes, en blessent sept et emmènent cinquante-six prisonniers. Prévenus de cette incursion, les Landoumans de Boké partent sur les traces des Foulacoundas, en tuent deux et reprennent vingt-cinq prisonniers. Terrorisés, les paisibles Toubacayes déclarent que si les Français ne peuvent les protéger, ils vont quitter le pays. C'est alors que Dinah Salifou, Sayon, Sara, enfin Modi Yaya, chef de Kadé, décidèrent, probablement à l'instigation de l'administrateur Opigez, d'en finir avec ces pillards.
Vers la fin du mois de, juin, Modi Yaya engage les hostilités en s'emparant du gros village de Tomboya où il fait 580 prisonniers. Les chefs Foulacoundas offrent de faire leur soumission, mais l'administrateur pense qu'avec des gens de cette trempe le seul moyen d'être sûr qu'ils ne recommenceront pas est de leur couper la tête. Sara envoie à Modi Yaya des guerriers landoumans et Dinah se prépare à le rejoindre avec cinq cents hommes au village de Kilaguilagui où Tocba et le chef de Guémé Saint-Jean, Koukou Baba, l'ont déjà précédé avec leurs partisans. La situation des Foulacoundas paraît désespérée. Brusquement tout change ; à la demande de Dinah, Modi Yaya attire Tocba dans un guet-apens et le fait assassiner (5 août 1890). Koukou Baba échappe de justesse aux exécuteurs. Quelques heures plus tard, les envoyés de Dinah occupent le village de Caniope où Tocba a son carré. On s'empare de ses biens et Dinah prend quarante bœufs pour les offrir à Alfa Yaya : le prix du sang. Puis il fait porter au commandant de cercle une note éloquente en sa brièveté :

« Nous avons tué Tocba. Je n'ai pas le temps d'en écrire plus long pour le moment ».

Il laissa dire qu'il avait agi avec l'autorisation de l'administrateur. M. Opigez fit démentir et invita Dinah à en finir rapidement avec les Foulacoundas. Le 8 octobre, Nalous, Landoumans, et Yolas se décidèrent à attaquer, au village de Compony, les Foulacoundas qu'appuient des contingents yolas. Dès le début du combat, les Foulahs sévèrement atteints parla fusillade ennemie lâchent pied. Les Landoumans qui ne veulent pas aider Dinah s'empressent de fuir sans avoir perdu un seul homme. Réduits à leurs seules forces, les Nalous complètement battus se retirent à Caniope abandonnant le pays aux pillards. M. Opigez demande aussitôt qu'un aviso soit envoyé dans le Nunez avec de la troupe ; il pense que si l'on éloignait Dinah tout rentrerait dans l'ordre, car c'est contre lui, personnellement, que sont dirigées toutes les intrigues par les parents de ses victimes et par ceux qui se sentent menacés.

Le gouverneur Ballay écrit le 28 octobre au commandant de Cercle pour lui recommander de soutenir le moral de ses administrés et de les empêcher de se laisser aller à la peur. Le premier novembre, la Mésange arrive à Victoria, mais elle ne porte pas de troupes. Toute opération militaire est donc impossible et pour arriver à l'apaisement il ne reste plus qu'à écarter Dinah. Le 7 novembre, la Mésange quitte Caniope ayant à bord le dernier roi des Nalous. Peu après, les Yolas et les Foulacoundas étaient battus par les Nalous assistés des Bagas, puis Modi Yaya rentrait au Foutah. Le calme se rétablit. Au mois de décembre un détachement de 50 tirailleurs débarquait enfin à Victoria. Des postes furent placés à Victoria et à Bel-Air pour assurer la libre navigation sur le Nunez. Ces dispositions tardives donnèrent à réfléchir aux populations turbulentes. Les Yolas furent les premiers à faire leur soumission. Au mois de février 1891, les Foulacoundas représentés par Mamadou Paté Coyéya, roi du Foréah et du N'Babou, vinrent à leur tour a Boké signer un traité de paix.
Après le départ de Dinah, les Nalous se montrèrent parfaitement dociles; dans une palabre tenue à Sokoboly, l'administrateur Opigez 3 leur fit connaître la nouvelle organisation administrative de leur pays:

Dinah ne reviendrait pas et ne serait pas remplacé comme roi des Nalous ; son frère Sayon, chef du Cassini, devenait chef de Sokoboly et servirait d'intermédiaire entre le commandant de cercle et les chefs des villages de Rapass, Guémé Saint-Jean, Caniope et Victoria.

Les indigènes ne cachèrent pas leur joie. Quant aux Toubacayes, qui avaient dû fuir le Naloutaye pour se mettre à l'abri des exactions, ils furent affranchis de tout tribut. Placé en résidence forcée à Saint-Louis, Dinah Salifou mourut au mois de novembre 1897.
Sayon, qui se disait roi des Nalous, trouvait insuffisante la situation qui lui était faite au Nunez. En 1893, il noue les intrigues avec les Portugais qui l'encouragent à amener sur leur territoire ses partisans Nalous, en même temps qu'ils soulèvent des contestations de frontière. Sayon réussit à entraîner dans le Cassini, où les Portugais viennent d'établir un poste militaire, la population de quatre villages du bas-Compony mais par ses prétentions et ses exactions il a vite fait de lasser ses nouveaux maîtres qui font saisir tous ses biens au Cassini (1895). En même temps, l'administrateur Milanini reçoit l'ordre de l'arrêter s'il revient en territoire français. On n'en entendra plus parler. Pour affirmer nos droits sur le Compony et protéger notre commerce, un poste est installé à Kandiafara par le commis des Affaires indigènes, Ernest Milanini, qui en sera le premier et le seul Commandant.

Entre temps, en 1887, la France avait pris possession des îles Alcatras 4 dans le seul but de devancer l'Allemagne qui commençait à s'intéresser aux Rivières du Sud. Le commandant du Héron avait télégraphié après, l'opération :

« Pavillon français arboré à Alcatras le 22 octobre. Trouvé aucun habitant. Vu traces de.... antérieures. Quatre hommes de Dinah installés avec un mois de vivres et pièces en règle pour garder pavillon ».

Les quatre malheureux gardiens devaient être relevés au bout d'un mois par des Ouolofs du Sénégal ; on les oublia et ils moururent de faim et de soif. Personne ne consentit à les remplacer.

Les Mikiforés occupent les derniers contreforts du Foutah qui bordent la plaine marécageuse sur la rive gauche du Nunez, non loin de son embouchure; dans cette région, très boisée, ils ont quatre villages : Ouonkifong, Songolon, Camsitaye et Sanguéa, placés entre le pays landouman et le pays baga. Guerriers courageux, ils sont la terreur de leurs voisins ; ils ont accueilli les esclaves échappés de partout, les ont armés et organisés en troupe et avec eux ils vont ravager les pays voisins; ils ne reconnaissent aucun chef suprême ; chez eux, l'autorité appartient aux meneurs de bandes. C'est toujours la nuit qu'ils opèrent, par surprise, et aussitôt leur coup fait, ils rentrent dans leurs forêts où personne n'ose les suivre. Au moment où les Nalous et Landoumans connaissaient enfin la paix, ces meneurs n'étaient plus tolérables, et au mois de juin 1893, les victimes habituelles tentèrent de réagir. Une troupe de cinq cents guerriers venus des Bowés et du Foréah, renforcée de Nalous et de Landoumans, se dirigea de nuit vers les villages mikiforés, mais le guide se trompa de piste et conduisit l'expédition chez les Soussous. Aussitôt avertis, les Mikiforés font battre le tam-tam de guerre et se mettent sur la défensive. L'attaque est manquée, mais les Mikiforés ont compris que le temps de l'impunité est passé et que Soussous, Nalous, Landoumans et Foulahs, conseillés et soutenus par l'administrateur, font bloc contre eux. Au mois d'août suivant, War Bemba, de Songolon, un des chefs les plus influents des Mikiforés, vient à Boké faire sa soumission. L'année suivante, au mois d'août, c'est Alfa Soumou, de Ouonkifong, qui se présente au poste avec 150 guerriers, pour protester de son dévouement à la France. Il s'engage à amener bientôt tous les chefs mikiforés à reconnaître l'autorité française. Désormais, la soumission des deux chefs qui continuent la résistance: Bambaya et Couly Loukouta, n'est plus qu'une affaire de jours. Pour hâter l'événement, l'administrateur annonce qu'il va affranchir tous les esclaves des Mikiforés et que des terrains leur seront donnés en pays landouman pour y construire des villages. La menace produit son effet et au mois de décembre 1894, grâce au concours dévoué des ouolofs établis au Nunez, qui servirent d'intermédiaires dans les transactions, tous les chefs mikiforés, Bambaya à leur tête, vinrent faire leur soumission entière. Ils prétendirent que les traitants de Sierra-Leone, en même temps qu'ils se plaignaient à l'administrateur d'exactions souvent imaginaires et destinées à couvrir leurs propres vols, leur conseillaient de ne pas aller s'expliquer à Boké parce qu'on les fusillerait immédiatement. Aussi n'avaient-ils jamais pu se justifier de tous les crimes dont on les accusait, à tort bien entendu. Pour l'avenir ils répondaient de la sécurité des traitants français. L'administrateur n'en demandait pas plus.

Notes
1. Le chef de la province de Labé était chargé de recevoir les coutumes des Bowés, du Kouli, du NGabou, du Kakandé ; théoriquement, ces états vassaux relevaient de l'Almamy; en fait, le chef du Labé leur imposait sa seule volonté.
2. L'acte d'abdication du roi Youra a été approuvé par le Gouverneur Brière de l'Isle, le 12 septembre 1877.
3. Décédé à Boké le 27 juin 1802.
4. Alcatras désigne en portugais le pélican. L'ordre d'occuper les Alcatras a été donné par dépêche ministérielle Marine et Colonies du 29 septembre 1897.


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