Administrateur des Colonies
Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A.O.F.
Volume 21. No. 2 (avril-juin) 1938. pp. 177-289
La pacification du Nunez est un fait accompli aux environs de 1895. « Exceptionnellement, cette année aucun traitant n'a été volé » écrit
l'administrateur Milanini.
Les chefs des villages nalous gardent entre eux de vivent inimitiés. Ils n'ont pas oublié les meurtres commis au temps de Dinah Salifou. Mais peu à peu les dissensions s'apaisent et sous l'influence du plus autorisé d'entre eux, Koukou Baba, l'ancien ministre de Dinah devenu chef de Sokoboly et de Guémé Saint-Jean et qui voudrait être roi des Nalous, ils en arriveront à conclure un pacte d'amitié (1897).
Chez les Landoumans, la tranquillité est complète. Le vieux roi Sara Tongo s'éteindra au mois de décembre 1899, abruti d'alcool. Les chefs de villages, consultés, ne voient aucun inconvénient à ce qu'il ne lui soit pas donné de successeur et désormais il n'y aura plus à Boké qu'un
chef de village.
En 1896, le jeune commis des services civils, Ernest Milanini,
qui administre à Kandiafara le cercle éphémère du Compony signale que le Foréah est calme des deux côtés de la frontière, et que tout le monde peut désormais se livrer en toute sécurité à la culture et à l'élevage. « Il y a lieu d'espérer, ajoute-t-il, que ce peuple se relèvera bientôt de la misère où il était tombé ».
Les Bagas vivent en paix, mais ils ignorent complètement notre autorité. Dans leurs villages, chaque famille s'administre elle-même. Seuls les chefs religieux, que nous ne connaissons pas, ont quelque influence, si bien que lorsque l'administrateur veut se faire entendre, il ne sait à qui s'adresser. Peu à peu, au contact des traitants à qui ils vendent leur riz, les Bagas s'apprivoisent, mais pour le moment, ils se montrent encore ombrageux et rétifs.
Partout ailleurs qu'au Bagataye, les chefs, même ceux qui nous étaient naguère le plus hostile, voient dans le « commandant » un
protecteur qu'ils vont consulter sur toutes leurs affaires importantes (Rapport
politique. Septembre 1895).
L'administrateur a sous son autorité directe cinquante-neuf villages, tous autonomes, et cet émiettement des anciennes grandes chefferies, s'il rend plus difficile le commandement, empêche aussi tout résistance.
Si l'ordre est imposé aux différents peuples du Nunez dans leurs relations entre eux, il n'en est pas encore de même à l'intérieur de la société indigène. Les deux éléments qui la composent, les maîtres et les esclaves, restent en conflit. Jusqu'en l'année 1900, le trafic des esclaves se fait presque ouvertement au Nunez. En 1898, un chef mikiforé, Kouly Loukouta, garde chez lui sept captifs pris dans le Pongo. Leurs parents tentent de les délivrer, mais ne les ayant pas trouvés, ils s'emparent de huit Mikiforés et s'apprêtent à les emmener lorsqu'ils sont eux-mêmes assaillis, faits prisonniers et mis en captivité. Des événements de ce genre sont tellement fréquents que nul ne s'en étonne.
Le captif est un objet de troc au même titre que le boisseau d'arachides ou les boules de caoutchouc. Au mois de mai 1893, l'administrateur du Nunez se plaint de ce que Nalous et Landoumans vendent leurs captifs aux Foulahs, se privant ainsi d'une main-d'uvre qui aurait été utile à la
mise en valeur du pays.
Les commerçants européens trouvent très normal d'accepter des esclaves en paiement. Au mois d'août 1888, l'administrateur Guilhon déclare qu'il a la certitude que tous les commerçants du Nunez, à deux exceptions près, font le trafic des esclaves; en 1890, M. Opigez signale que « les négociants, même les plus négrophiles, ne se gênent pas pour acheter des esclaves ». Il cite le cas d'une jeune esclave, Coumba, enlevée sur la route du Foutah et vendue quelques jours plus tard à une maison de commerce de Boké où son maître la retrouva. Au mois de décembre 1897, un européen, pour payer une dette, remit à son créancier
une somme de deux cents francs et un captif.
A la même époque, les captifs cessent d'accepter docilement leur situation malheureuse; beaucoup se sauvent. Le commis des Affaires indigènes, Ernest Milanini, qui commande par intérim le cercle, conseille aux chefs la fermeté « pour enrayer ce fâcheux état de choses ». Il craint que les captifs marrons, plus enclins au vol qu'au travail, ne soient une cause de trouble, observation déjà faite lors de la libération des esclaves en 1848. En réalité les captifs ne demandaient qu'une chose ; vivre comme les hommes libres en se procurant par les mêmes moyens les mêmes ressources, et l'on raconte qu'un maître généreux ayant affranchi son esclave celui-ci dit aussitôt : « Maintenant que je suis libre, il me faut un esclave ».
Dans l'impossibilité où elle se trouve de supprimer l'état de captivité, ce qui n'aurait pu se faire sans amener des troubles graves et peut-être l'exode des populations vers le territoire portugais, l'administration locale s'efforce d'empêcher la traite des captifs ; le 1er octobre 1902, l'administrateur Liurette réunit à Boké dix-sept chefs représentant tous les groupements ethniques du cercle et leur expose la nécessité de mettre fin au commerce des esclaves. D'un commun accord, les décisions
suivantes sont prises :
Article premier. La vente des individus, qu'il s'agisse de gens déjà réduits
en esclavage ou de gens de condition libre, est interdite sur tout le territoire
du cercle du Rio-Nunez.
Article 2. Tout don d'espèces, marchandises ou objets de toute nature, pouvant servir à dissimuler la vente est assimilable à la
vente.
Article 3. Le tribunal indigène siégeant à Boké sera saisi des crimes prévus
ci-dessus.
Article 4. Les condamnations pouvant être prononcées par
le tribunal seront les suivantes:
Grâce à ces dispositions, le captif devient peu à peu un serviteur et les liens qui l'attachent au maître, de plus en plus lâches, finissent par tomber. La faiblesse des chefs facilite cette émancipation ; le serviteur s'intègre au milieu ; bientôt il possède son champ, ses cases, ses récoltes. Il a reconquis sa dignité d'homme libre. Dans la société foulah, où subsiste l'ancienne organisation féodale et où les chefs sont encore puissants et brutaux, le serviteur reste rivé à ses chaînes, et pour d'autres, il transforme en terres de labour les pentes arides du Foutah.
La colonie des Rivières du Sud a été créée par un décret du 12 octobre 1882; elle comprenait alors, avec la région des Rivières (actuelle Guinée française), les comptoirs du golfe de Guinée jusqu'au Gabon. Le lieutenant-gouverneur Bayol avait le siège de son commandement à Dakar, c'est-à-dire loin du Gouverneur du Sénégal de qui il relevait et plus loin encore des territoires qu'il était chargé d'administrer. Ce ne pouvait être là qu'une solution provisoire imposée par les circonstances. A partir de l'année 1890 (décret du 1er août 1889), la nouvelle colonie, réduite au seul territoire compris entre la Guinée portugaise et la colonie anglaise du Sierra-Leone, obtint l'autonomie administrative et financière. Le lieutenant-gouverneur qui résidait à Conakry, relevait directement du sous-secrétaire d'Etat aux colonies et il était seulement tenu d'adresser une copie de ses rapports politiques au gouverneur du Sénégal, à titre d'information; la colonie était doté d'un budget spécial indépendant.
Appelé au mois de juillet 1890 à remplacer le docteur Bayol, le gouverneur Ballay voulut aussitôt assurer le développement de Conakry qui, selon lui, devait supplanter Freetown et acquérir, en tant que chef-lieu, la prépondérance en Guinée française. Par là, son programme entraînait la déchéance commerciale et politique de Boké. Chargé d'exercer la protection du Fouta-Diallon (décret du 17 décembre 1891) le gouverneur réglait de Conakry les affaires des Foulahs ; les rentes des almamy n'étaient plus payées à Boké,
ainsi l'axe de la politique du Foutah cessa de passer par le Nunez.
La construction du chemin de fer de Conakry au Niger, commencée en 1900, détourna vers le chef-lieu de la colonie tout le trafic du Fouta-Djallon. Désormais le Nunez est une région excentrique qui ne doit plus compter pour son développement économique
que sur ses propres ressources.
S'étant substituée aux chefs, l'Administration française était, comme eux, en droit d'exiger le sagalé que tout indigène doit payer à quiconque détient le commandement, mais plus que sa force, les sacrifices que la France avait consentis en vies humaines et en argent pour pacifier le pays et les raisons profondes de son intervention, l'autorisaient à demander à l'indigène sa participation aux dépenses nécessitées par la mise en valeur du pays et l'organisation des services d'intérêt
social.
Dès l'année 1897, le gouverneur avait prescrit à l'administrateur du Nunez de faire savoir à la population indigène que chaque habitant devrait payer à partir de 1898 un impôt de capitation de 2 francs. M. Milanini fit observer qu'avant de percevoir un impôt de capitation il faudrait établir le recensement de la population, ce qui serait un travail long et difficile que ne pouvaient faire les chefs indigènes, presque tous illettrés. Cependant au début de l'année, le recensement écrit en arabe, était à peu près terminé chez les Landoumans et les Nalous. Au mois d'octobre, il ne restait à recenser que les Bagas et une partie des Mikiforés. M. Milanini était allé passer huit jours chez les Bagas pour essayer de leur faire entendre raison. Ils ne demandaient, lui avaient-ils dit, qu'à vivre en bonne intelligence avec les Français, mais à la condition qu'on ne s'occupe pas d'eux. Quant au recensement et à l'impôt, ils ne voulaient pas en entendre parler. Les femmes bagas « sorte de monstres sans vêtements qui n'ont rien d'humain » avaient été particulièrement agressives, armées de leurs pilons, elles voulaient assommer l'administrateur et le jeter au marigot. M. Milanini pensait que, pour réduire une population aussi intraitable, il faudrait une centaine d'hommes avec trois pièces d'artillerie. Une longue patience réussit là où la force n'aurait probablement abouti qu'à semer les haines et la discorde. Les Bagas acceptèrent d'abord le principe du recensement, puis celui de l'impôt. Au mois de décembre, il avait été perçu trente-neuf francs versés par Bakoumé, chef de Taïbé, pour sa famille. C'était un commencement, mais au mois de mai 1899 le recouvrement n'avait pas avancé et les Bagas donnaient par là un exemple déplorable.
L'administrateur Labretoigne du Mazel qui vient de succéder à M. Milanini, parcourt alors le Bagataye de village en village, cherchant à gagner la confiance de l'indigène. Son cheval, le premier qu'aient vu les Bagas, provoque une vive émotion, mais, devant l'administrateur, les vieux notables gardent leur impassibilité. Ils ne veulent pas être recensés par tête d'habitant cela porterait malheur on comptera donc par cases, chaque case étant supposée abriter sept indigènes. Vers la fin de l'année 1899, la plupart des villages ont enfin versé ce qu'ils devaient et plutôt que de livrer leur riz, ils ont payé en espèces.
Quant aux Mikiforés qui n'avaient pu être recensés que globalement, ils déclaraient qu'ils n'étaient pas 1.500 et furent taxés d'office pour 6.000 habitants mais ils ne versèrent
que 3.886 francs.
Comme il n'y avait pas d'argent dans le pays où tout se faisait par troc, l'impôt pouvait, au gré du contribuable, être payé en argent ou en nature; palmistes, riz, paille et caoutchouc étaient seuls acceptés ; la valeur en était fixée par l'administrateur d'après
les cours commerciaux.
La première école du Nunez fut ouverte le 15 juin 1886; c'était une paillote située à une cinquantaine de mètres du poste. Un artilleur, quelque peu lettré, y faisait la classe à quatre ou cinq enfants. Au bout de peu de temps, et pour des raisons inconnues, l'école fut fermée. En 1890, l'administrateur Opigez proposa au Gouverneur sa réouverture et, n'ayant pas de réponse, il décida de passer outre. La première classe fut faite le 7 septembre 1891, dans le poste même, par un sergent d'infanterie coloniale à qui Opigez remettait, de sa poche, d'abord quinze francs par mois, puis vingt francs à partir du moment où il y eut dix élèves, c'est-à-dire depuis novembre 1891. Au mois de mars 1893, le sergent instructeur se noya accidentellement et comme on ne trouva personne pour le remplacer l'école fut fermée. Ce n'est qu'au mois de juin 1895 que l'administrateur François Milanini réussit à faire agréer son fils comme instituteur. Pour la troisième fois l'école fut ouverte et bientôt après, pour la troisième fois, elle était fermée.
La mission catholique des Pères du Saint-Esprit vint s'installer à Boké en 1897 sur un terrain libre que le gouvernement lui avait donné en concession et qu'elle occupe encore aujourd'hui. Au mois de juin 1899, l'église était achevée et trois siècles après les Portugais, le culte catholique était célébré au Nunez. L'école de la mission fut ouverte en 1897 et jusqu'à la fin de l'année 1901 elle reçut une subvention officielle de 2.000 francs par an. Au début, il y eut une quarantaine d'élèves. Mais, peu à peu, leur nombre diminua et dès le mois de juin 1898 le Supérieur de la Mission dut faire appel à l'administrateur pour obliger les chefs à envoyer leurs enfants à l'école. L'enseignement était mélangé d'évangélisation et il ne pouvait en être autrement, mais en combattant le fétichisme, l'islamisme et surtout la polygamie, les maîtres, quels que soient leur valeur et leur dévouement, ne risquaient-ils pas d'éloigner de l'école
ceux qu'il fallait y attirer ?
A partir de 1902, fonctionne à Boké une école officielle d'enseignement maternel dirigé par une mulâtresse qui s'efforce de faire entendre à une trentaine d'élèves les quelques mots usuels de français qu'elle connaît. Enfin, en 1906, est ouverte l'école laïque qui comprend au début trois classes de garçons, une classe de filles et un cours d'enseignement ménager. La population scolaire ne cessera de croître pour atteindre de nos jours 300 écoliers.
Jusqu'en 1903, la justice est, en fait, entre les mains des chefs qui règlent selon leur fantaisie et surtout leur intérêt tous les litiges entre indigènes, ainsi que les délits et les crimes. Chez les Landoumans, le Conseil des Notables, présidé par le roi, prononce les peines capitales. Le décret du 10 novembre 1903, en créant des tribunaux de village, des tribunaux de province et, au-dessus, un tribunal d'appel au chef-lieu du Cercle, a eu pour but de mettre fin aux exactions des chefs qui rançonnaient les justiciables et dont les sentences n'étaient qu'une parodie de la justice.
Depuis 1866, un médecin exerçait à Boké, mais s'il donnait ses soins aux Européens, aux traitants et à quelques notables, il ne s'intéressait pas à la population indigène. C'est seulement en 1905 qu'a été organisé un centre d'assistance médicale indigène doublé d'une léproserie. Le personnel comprenait un médecin et deux infirmiers. Dès le début, le dispensaire fut très fréquenté et, en 1911, il y était donné 26.400 consultations. La léproserie installée à titre d'essai n'eut qu'une existence éphémère. Comme partout ailleurs, en voulant cloîtrer les lépreux, on ne réussit qu'à les obliger à se cacher et à les éloigner du médecin.
Vers l'année 1890, le produit qui fait la richesse du Nunez est le caoutchouc dont la majeure partie vient du Fouta. Pour l'acheter, il est indispensable aux traitants d'avoir leurs comptoirs dans le haut de la rivière, au point où convergent les caravanes de Foulahs; aussi le commerce a-t-il tendance à se concentrer à Boké. Les factoreries qui s'échelonnent tout le long du fleuve, naguère si florissantes, sont abandonnées et bientôt elles ne seront plus que ruines. Dans le même temps, Boké se transforme. De larges avenues sont tracées et de vastes espaces réservés pour les extensions futures. Les rues sont éclairées la nuit et des bornes-fontaines distribuent l'eau aux principaux carrefours. Brillante époque dont il reste des squelettes de lampadaire et des carcasses de fontaines rongées
par la rouille.
La richesse agricole du Cercle repose essentiellement sur la culture
du riz dans la région côtière et sur celle de l'arachide chez les Landoumans. Le riz est consommé par l'habitant, dont les besoins sont toujours à peu près les mêmes, aussi la production est-elle stable et même au temps des hauts cours du caoutchouc les rizières ne sont pas délaissées;
Bagas et Nalous vendent ce qu'ils ne consomment pas aux traitants qui paient
en alcool et qui revendent aux Landoumans, chercheurs de caoutchouc.
Entre les années 1890-1900, la production d'arachides est en régression. Différentes raisons expliquent l'abandon de cette culture. Les cours ont baissé en Europe et le prix payé à l'indigène n'est plus assez rémunérateur. De plus les toubacayes qui étaient les meilleurs agriculteurs du Nunez ont quitté en masse le pays au temps des guerres de Dinah Salifou et de 20.000 qu'ils étaient en 1893 ils restent 2.000 au plus en 1910. En outre Nalous et Landoumans ont des besoins nouveaux et pour les satisfaire, faute de revenus, ils vendent aux Foulahs leur capital : les captifs qui, avec les toubacayes, étaient à peu près les seuls à s'occuper de la terre, aussi les surfaces ensemencées
diminuent-elles.
A ces causes s'en ajoute une autre: la traite du caoutchouc. Le
travail de la terre est pénible; il dure toute l'année et rapporte peu pour beaucoup d'efforts. Au contraire, la récolte du caoutchouc est facile et laisse un bénéfice considérable, et l'on comprend que les indigènes aient tendance à ne semer que ce qui est strictement nécessaire à leur nourriture. Ce n'est qu'après l'effondrement des cours du caoutchouc que se fera le retour à la
terre et que les cultures prendront un nouvel essor.
Le café a disparu du Nunez et M. de Beeckman indique qu'en 1883 les maisons de commerce réunies ont pu en acheter quinze kilos en tout. Des plantations entreprises par les maisons de commerce et par le lieutenant Bascans dans les années 1868-1869, il ne reste rien. M. de Beeckman achète au Pongo des baies de caféier qu'il fait semer; mais son effort ne sera pas suivi par ses successeurs et n'aboutira pas. Aux initiatives individuelles, il faudrait substituer une politique du café, stable, définitive, imposée à tous les administrateurs qui se succèdent trop rapidement à Boké.
Mais nul n'y songe encore et les choses vont selon la fantaisie de chacun.
Le caoutchouc est le produit riche auquel, entre les années 1900 et 1915, tout a été sacrifié. La valeur des exportations au Nunez atteindra trois millions de francs-or en 1906. La baisse des cours due à la spéculation, réduira le chiffre de moitié en 1908, puis viendra l'année de prospérité inouïe au cours de laquelle le caoutchouc sera vendu sur place vingt francs-or le kilogr. La valeur des exportations du cercle dépassera 3.200.000 francs
et le montant global de l'impôt de capitation sera de 220.000 francs seulement.
En pays landouman et chez les Foulahs l'indigène déserte les champs et court la brousse à la Recherche de la liane qu'il saigne à blanc. Brusquement le marché mondial est inondé de caoutchouc de plantation. Ce n'est plus cette fois la spéculation qui joue ; la crise a une cause naturelle, elle est définitive et c'est le temps de la grande pénitence.
De 320 tonnes en 1909, la production tombe à 230 en 1915
et dans le même temps le cours moyen passe de 13 à 6 francs.
Après une pointe éphémère en 1925, les prix ne cesseront de baisser et en 1937 l'indigène obtiendra difficilement d'un kilog de caoutchouc trois francs dévalués. Surpris par le tarissement de ce qu'il croyait une source inépuisable de richesse, il ne réagit que lentement. En accordant au cultivateur de larges prêts de semences afin que chacun puisse trouver dans le travail de la terre au moins la satisfaction de ses besoins alimentaires, les sociétés de prévoyance ont récemment décidé de l'orientation de la masse vers le paysannat, la petite propriété et l'individualisme. Par là, elles se mettaient peut-être en contradiction avec leur programme d'action qui comporte le développement de l'outillage agricole mécanique, développement qui paraît mal s'accorder avec celui de la petite propriété.
Les amandes de palme, produit de cueillette, donnent lieu à un commerce régulier. La palmeraie n'est l'objet d'aucun soin ; envahie par la brousse qui arrête le développement des jeunes arbres, elle est à peu près impénétrable et une grande partie des régimes d'amandes n'est pas récoltée. Il faudrait aménager la palmeraie, dégager les arbres de la brousse qui les étouffe pour doubler leur production, mais Bagas et Nalous pensent que la forêt est un don de Dieu qu'il faut laisser tel qu'il est sans chercher à l'améliorer.
Le tableau suivant montre, pour les principaux produits, le tonnage des exportations
annuelles depuis 1867 :
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Produits | 1867 | 1890 | 1901 | 1910 | 1931 | 1937 (11 mois) |
Arachides | 4.270 | 1.568 | 977 | 222 | 972 | 1.266 |
Amandes de palme | 165 | 1.324 | 1.305 | 1.865 | 2.100 | 2.150 |
Huile de palme | 13 | 63 | 157 | 107 | 460 | 314 |
Sésame | | | 1 | 220 | 343 | 24 |
Indigo | | | | | | 7225 |
Café | | | | | | |
Caoutchouc | | 91 132 | 265 42 | 139 | | |
Cuirs | 27 | 2743 | 53 40 | 13 | | |
Cire | | | | | | 28 |
Miel | | | | | | 218 |
En échange des produits qu'ils apportent, les indigènes reçoivent des tissus, du tabac, du sel, de l'alcool... Pendant les années qui ont précédé la guerre, la principale préoccupation de l'indigène a été de se procurer de l'alcool et l'on a pu dire à cette époque que, sans le genièvre de traite, les palmeraies seraient restées inexploitées. La consommation est effroyable et, chose curieuse, elle suit une courbe à peu près parallèle à celle de la production du caoutchouc. En 1910, dans le seul cercle du Nunez elle atteint 278 hectolitres d'alcool pur. En 1912, l'indigène achète 17.000 litres de vin de traite et 18.500 litres de genièvre. C'est dans la région côtière, chez les fétichistes Bagas et Nalous, que l'alcoolisme fait le plus de ravage. La bouteille de genièvre est la monnaie courante. Pour l'obtenir, le noir emploie toutes les forces qui lui restent à récolter des palmistes, ou bien il vend, jusqu'au dernier boisseau, le riz qu'il vient de récolter. Ensuite il faut emprunter pour vivre et emprunter encore pour ensemencer. Le noir ne peut plus échapper au traitant et à la misère. Des administrateurs se sont honorés en protestant contre cette traite des noirs par l'alcool et en n'acceptant pas de sacrifier une race pour sauver un budget.
L'importation, la fabrication et la vente des alcools de traite ont été définitivement prohibées sur le continent africain, par application de la convention internationale signée à Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919.
En 1890, les trois quarts des tissus importés au Nunez viennent d'Angleterre et les deux tiers de l'alcool d'Allemagne. Les Etats-Unis fournissent presque la totalité du tabac et l'Angleterre la moitié du sel ; une part seulement des marchandises importées est d'origine française. En 1903, elle est de 23,5 %, dans les importations en 1936, elle sera de 60 %, et la Métropole recevra 90 % des produits exportés.
Pendant que progressent les échanges commerciaux avec la Métropole, le commerçant français disparaît peu à peu du Nunez, chassé par l'invasion syrienne.
En 1897, on avait vu un jour installé à Conakry sur la place du marché et sorti on ne sait d'où, un Levantin ayant devant lui un éventaire formé de trois vieilles caisses où il exposait les objets les plus disparates : couteaux, miroirs, perles, etc. qu'il s'efforçait de vendre aux Noirs. Il y réussit assez bien et un mois ne s'était pas écoulé qu'il était rejoint par sept ou huit de ses compatriotes. Ils étendirent leurs affaires, prenant en paiement des boules de caoutchouc qu'ils groupaient chaque soir et qu'un des leurs allait vendre à la maison de commerce qui en offrait le plus. En 1907, ils étaient 700 en Guinée. A Boké, où les comptoirs étaient peu nombreux et où, entre commerçants, il existait sur certaines questions une assez grande solidarité, nul au début ne voulut traiter d'affaires avec eux. Quelques-uns réussirent cependant à prendre pied. Aujourd'hui les Syriens sont cinquante-sept, avec femmes et enfants de toutes nuances. Ils ont envahi les centres commerciaux: Boké, Victoria, Bintimodia et l'on voit leurs boutiques jusque dans les villages de brousse les plus lointains. Les commerçants français sont deux.
Les moralistes ont coutume de dire « après l'âme, le corps », mais dans la vie courante que vaut la morale à celui qui est dans la misère. Qu'importent les leçons à ceux qui ont faim ? Pour gagner les coeurs et préparer la formation d'élites dans la société indigène il nous faut d'abord améliorer la condition matérielle de tous ceux que nous avons accepté d'élever vers plus de dignité humaine et pour en arriver là est-il d'autre moyen que de leur montrer patiemment la nécessité de produire dans la mesure où la production est pour eux génératrice de bien-être ? Est-il d'autre méthode que de diriger l'économie pour que le producteur délivré des intermédiaires suspects obtienne de son travail un juste profit ?
L'étape est commencée, et sans doute il faudra des efforts répétés,
bien des désillusions et beaucoup de temps pour qu'apparaissent les premiers
résultats. Mais à ceux, que la lenteur du succès ferait douter
de l'avenir, ne suffit-il pas de regarder en arrière et de mesurer le progrès
accompli pour envisager ensuite avec confiance l'oeuvre de demain?
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