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Politique
Troisième république
Election presidentielle du 14 Décembre 1998


« Que le meilleur gagne … »
Interview du candidat Lansana Conté

Jeune Afrique Economie N° 276 — 30 novembre au 13 décembre 1998, pp. 102-112


Introduction

Rues étroites bondées de monde, embouteillages bon enfant provoqués par des automobilistes indisciplinés, trottoirs envahis par des jeunes en quête d'emploi. En ce début novembre 1998, à quelques semaines d'une élection présidentielle qui fait couler beaucoup d'encre et de salive, Conakry ne ressemble pas à l'image que l'on donne d'elle si volontiers à l'extérieur. Agitée, voire tendue, si l'on en croit les propos de certains chefs de clan ou de parti rapportés à la une des journaux, et notamment d'une presse privée particulièrement dynamique. Calme et sereine lorsqu'on discute avec des hommes et des femmes de toutes les couches de la société.

Certes, des soldats en faction dans les rues et aux principaux carrefours de la capitale observent d'un oeil aiguisé le mouvement des hommes et des véhicules. Certes, le ton des conversations sur les places publiques est parfois survolté, à l'image de celui des articles de journaux et de quelques reportages de télévision. Certes, les manifestations de soutien à la candidature du « président général Lansana Conté » , le chef de I'Etat sortant, se multiplient, comme à une époque que l'on croyait révolue.

Mais le temps de la réalité quotidienne vécue par les Guinéens est plus lent, et sans doute plus serein. En fait, nombreux sont ceux qui, sans se désintéresser franchement d'un scrutin qu'ils considèrent comme un combat de chefs entre « politiciens » — car en Guinée, héritage de l'ère Sékou Touré, on est resté éminemment politique, à tous les niveaux de la société —, préfèrent s'appesantir sur les problèmes cruciaux que leur pose la vie au quotidien.

L'emploi d'abord, qui manque cruellement dans ce pays qui fut trop longtemps « révolutionnaire » . Les groupes de jeunes désoeuvrés souvent titulaires d'un diplôme de l'enseignement supérieur qui hantent les rues de la capitale, prêts à effectuer n'importe quelle activité rémunérée qui leur permettrait de subvenir aux besoins primaires de leur famille, en témoignent.

L'éducation ensuite. On avait pensé qu'elle était la priorité des régimes politiques d'inspiration marxiste. Les écoles, en quantité insuffisante, se trouvent aujourd'hui dans un état de délabrement assez grave et seule une politique active, soutenue par des organisations internationales comme la Banque mondiale et l'Unicef, a pu limiter les dégâts. Mais les besoins demeurent très importants.

Autre sujet majeur de préoccupation des Guinéens dans leur ensemble : la défense de leur pouvoir d'achat, difficile, notamment, pour des populations dont une partie n'a toujours pas accès à l'eau et à l'électricité. La situation économique trouvée par le régime Conté était si mauvaise que l'essentiel des dix premières années de son pouvoir a dû être consacré à la mise en oeuvre de programmes de stabilisation et d'ajustement pour restaurer un minimum de stabilité macroéconomique.

Tout récemment, un programme triennal couvrant la période 1996-1999 a été signé avec le Fonds monétaire international (FMI), permettant la mise en oeuvre d'importantes mesures de redressement économique. L'inflation a été progressivement maîtrisée et ramenée à 5 % en moyenne annuelle, et la valeur de la monnaie nationale (le nouveau franc guinéen remplaçant le sily) a été quelque peu stabilisée. La progression du déficit de l'Etat a été réduite, grâce à la limitation des dépenses — les salaires des fonctionnaires restent cependant un sujet de préoccupation — et à une stratégie d'accroissement des recettes.

Sur le plan extérieur, la libéralisation du commerce (baisse des tarifs douaniers, levée des quotas et des licences) et la déréglementation ont permis de relancer les exportations. Les importations ont cependant été maintenues à un niveau relativement élevé, le pays ayant cruellement besoin de matériels d'équipement et d'autres biens de capital pour se doter d'une base productive solide.

L'endettement du pays s'est donc accru, le service de la dette extérieure après rééchelonnement augmentant de près d'un tiers au cours de la décennie quatre-vingt-dix, pour se situer à environ 40 % des recettes d'exportations. Le solde courant de la balance des paiements est par conséquent demeuré largement déficitaire, en dépit de la très pragmatique politique économique menée par le gouvernement. Mais, dans l'ensemble, les résultats sont redevenus prometteurs : le pays a retrouvé le chemin de la croissance, affichant désormais des taux annuels réels de l'ordre de 5 %.

A quelques semaines de l'élection présidentielle, les partisans du chef de l'Etat, le général Lansana Conté, y voient une raison d'afficher leur sérénité, organisant meetings et marches de soutien à travers le pays, occupant la télévision et la radio, prenant parfois les devants pour souligner l'ampleur du travail qui reste à faire pour construire une Guinée paisible et prospère.

Dans cette campagne électorale, qui promet d'être animée, le gouvernement a pris des dispositions nouvelles pour faciliter la bonne tenue de l'élection présidentielle du 14 décembre 1998. Fait suffisamment rare en Afrique pour être souligné, Mohamed-Rachid Touré, issu de l'opposition, a été nommé à la présidence du Haut Conseil aux affaires électorales (HCE).

A défaut de la Commission nationale électorale indépendante réclamée par l'opposition, c'est cet organisme qui veillera à la régularité du scrutin organisé par le ministère de l'Intérieur. Un Conseil national de la communication (CNC) a été mis sur pied [depuis 1992]. C'est à lui que revient la charge de superviser la couverture médiatique de l'élection. Enfin, aux termes d'une loi des finances rectificative particulièrement appréciée, le gouvernement a débloqué la rondelette somme d'un milliard de francs guinéens (environ 5 millions de FF) à répartir entre les candidats à l'élection pour préparer efficacement leur campagne.

Après avoir examiné les dossiers de candidature qui lui sont parvenus, la Cour suprême en a retenu cinq :

Chacun affirme disposer d'une légitimité politique suffisante sur le terrain pour pouvoir diriger le pays pour les cinq prochaines années. Rendez-vous est pris avec le peuple guinéen au lendemain du 14 décembre 1998 pour connaître les performances des uns et des autres.

Pour beaucoup de ses compatriotes — et pour certains de ses adversaires —, le chef de l'Etat guinéen demeure une énigme, bien qu'il soit au pouvoir depuis quatorze ans. Sans doute parce qu'il parle peu et n'occupe pas le devant de la scène dans les médias. Militaire de carrière qui n'ambitionnait vraisemblablement pas d'accéder au sommet de l'Etat, il a reçu un jour d'avril 1984 les rênes du pouvoir de ceux-là mêmes qui, après la période agitée ayant suivi la mort d'Ahmed Sékou Touré, le 26 mars 1984, s'en étaient emparés sans trop savoir quoi en faire…

Se présentant lui-même comme « un rassembleur d'hommes » et un leader pragmatique, Lansana Conté est resté un soldat fier de son ancien statut. Il en a d'ailleurs gardé le franc-parler et la verdeur du langage. En recevant Jeune Afrique Economie, le 11 novembre 1998, dans les quartiers provisoires qu'il occupe au quatrième étage du secrétariat général de la présidence (le temps que le palais présidentiel, partiellement détruit lors des troubles de 1996, soit remis à neuf), sobre et meublé sans ostentation, il a pris le temps d'énoncer ses idées et d'asséner sans fard ce qu'il estime devoir être connu de tous. Sur les échéances qui s'annoncent et sur ce qu'il promet à ses compatriotes. Mais aussi sur la période écoulé, revenant ainsi sur les conditions qui l'ont amené au pouvoir.

A soixante-quatre ans, Lansana Conté jure qu'il se reconvertirait volontiers en paisible cultivateur retiré dans ses plantations si le verdict des urnes lui était défavorable. Mais on sent bien, dans son discours, qu'il ne doute pas vraiment que le résultat lui soit favorable…


Jeune Afrique Economie :Comment êtes-vous devenu chef de l'Etat ? Aviez-vous jamais pensé à diriger la Guinée ? Ou bien s'est-il agi du hasard et des circonstances de la vie ?
Lansana Conté : Je suis arrivé au pouvoir tout à fait par hasard. J'ai toujours eu à servir mon pays. Mon métier, normalement, ne devait pas m'amener au pouvoir en Guinée. Je suis un militaire de carrière. Un militaire de carrière est fait pour servir son pays. Des circonstances malheureuses m'ont permis d'être à la tête des militaires qui ont pris le pouvoir en 1984, pour des raisons très simples : éviter à notre pays la guerre civile qui se préparait.

Comment cela ?
Après la mort de notre président [Ahmed Sékou Touré], son entourage n'a pas pu s'entendre pour sa succession. Beaucoup de choses que nous connaissons, que tous les Guinéens connaissent, se préparaient dans les couloirs. Il y avait une division totale entre les hommes de son entourage, entre ceux qui pensaient qu'ils devaient le remplacer. Aucune règle n'était suivie. Notre Constitution prévoyait qu'après la mort du Président, l'intérim était assuré par le premier ministre jusqu'aux prochaines élections. Les gens n'ont pas pris en compte la Constitution, ils l'ont carrément sabotée. Pour certains, celui qui était premier ministre ne devait pas accéder au pouvoir. D'autres personnes se sont déclarées « successeurs » . Il y a eu tellement de tractations que l'armée était obligée d'intervenir.

Ce n'était pas préparé ?
Ce n'était pas du tout préparé. L'armée n'avait pas prévu de prendre le pouvoir après la mort du président Sékou Touré. Nous avons décidé de prendre le pouvoir pour éviter la guerre civile entre Guinéens. Tous ceux qui voulaient prendre le pouvoir avaient leurs adeptes, des civils mais aussi des militaires. Si la guerre avait commencé, chacun allait, selon ses sentiments, se tourner vers l'homme qu'il voulait voir au pouvoir. L'armée elle-même allait être divisée entre ses cadres, les militaires allaient se tirer dessus et la situation allait s'embraser. Cette guerre civile aurait été basée sur le racisme.
L'armée a donc pris le pouvoir pour mettre les choses en place, pour calmer les esprits. Quand nous avons réussi à prendre le pouvoir, nous avons promis au peuple de tout mettre en oeuvre pour ramener la légalité dans le pays, c'est-à-dire faire adopter une Constitution, créer des partis politiques, etc. Cela a mis du temps, je le reconnais. Mais la Guinée était tellement divisée! Il ne fallait pas se précipiter. Quand le moment est arrivé, nous avons tout mis en place. Aujourd'hui, nous essayons encore de faire mieux. Car tout n'est pas encore parfait.
C'est comme ça que je suis venu au pouvoir. Je n'ai jamais été destiné, même par mes camarades, à être à la tête du pays. C'est quand cela a été fait que j'ai été choisi pour diriger. Grâce à Dieu.

Vous êtes chef de l'Etat depuis 1984. Quel est le secret d'une telle longévité, surtout en ces périodes de transition démocratique ?
Le secret? Je crois que d'autres vous le diront mieux que moi. Moi, je ne vois pas de secret. J'essaie de faire en sorte que tout se passe dans de très bonnes conditions. Pour cela, j'ai toujours accepté tout ce que l'on dit de moi, surtout de la part de mes adversaires. Je n'ai pas voulu réagir devant les critiques, même devant les insultes. Je le sais depuis le début, mon rôle depuis 1984 est très ingrat, parce que je connais l'esprit des Guinéens, je sais ce qui se préparait, chacun était sur ses gardes. Pour cela, il faut être calme. Comme je suis de nature calme, j'ai pu, petit à petit, avec l'aide de certains camarades, militaires et civils, maîtriser la situation.
C'est peut-être cela, le secret : la considération que l'on a pour son prochain, le calme avec lequel il faut prendre les problèmes, le respect que vous devez apporter à votre prochain, c'est-à-dire le sens de l'humain.

Qu'y a-t-il de plus difficile dans votre travail de chef de l'Etat ?
La chose la plus difficile pour moi a été la gestion des hommes. Un homme peut avoir beaucoup d'argent et le gérer seul. Mais la gestion des hommes n'est pas un problème facile. Non seulement il faut être soi-même un homme respectable, c'est-à-dire un homme qui a du respect pour les autres et qui fait les analyses nécessaires pour chaque groupe d'hommes, mais encore faut-il accepter les critiques, accepter que les autres parlent, se manifestent. Chacun a sa façon de penser, d'agir. Mais il ne faut jamais rejeter personne.
Cette gestion, j'ai pu la faire grâce à tous ceux qui m'entourent, et grâce à certaines personnes, en dehors de la Guinée, qui m'aident. Tout cela est dû au calme avec lequel j'essaie de mener le pays. Il y a beaucoup de différences en Guinée, mais il faut les accepter. L'homme est le plus difficile à gérer. Il faut savoir l' écouter et accepter ce qu'il veut, sans sortir de la route que l'on s'est tracée. Il faut instaurer le dialogue. L'incompréhension, le refus catégorique des choses amènent toujours à des méfiances. Quand j'ai quelque chose sur le coeur, je le dis. Mais le plus souvent, je me comprends avec ceux qui travaillent avec moi. Cette compréhension m'a aidée jusqu'à présent à gérer dans la sérénité. La plupart des gens comprennent qu'il faut une unité d'action pour arriver à un résultat positif.

En tant que militaire, vous avez la réputation d'être particulièrement rigoureux dans l'organisation de votre travail. Avez-vous un groupe d'hommes auquel vous accordez une confiance particulière ?
Oui. J'ai un groupe d'hommes autour de moi auquel j'accorde ma confiance totale. Je reçois ce groupe d'hommes pour le compte rendu du travail de la présidence. Moi, personnellement, je ne fais pas grand-chose, c'est ce groupe d'hommes qui travaille.

Que répondez-vous à ceux qui affirment qu'en dépit du changement de tenue vestimentaire, votre régime demeure à tonalité essentiellement militaire ?
Je crois que ce sont des histoires. Je suis un militaire, rigoureux quand je suis avec les militaires. Mais le pouvoir m'a changé parce que j'ai affaire aux civils, et mon tempérament change quand je suis avec eux. Sauf quand je sens qu'on veut me désobéir.

ça arrive ?
ça peut arriver, dans le cas où l'on n'exécute pas ce que j'ai dit. Alors là, je me comporte en militaire! Je ne suis pas habitué à être désobéi. Parfois même, je regrette après coup ma réaction, quand il s'agit des civils…

Revenons sur vos relations avec Ahmed Sékou Touré. On raconte à Conakry que vous l'avez porté sur votre dos à La Mecque…
Ce sont des histoires! C'est le langage des griots. Je ne l'ai jamais porté sur le dos! J'ai servi en tant que militaire. Il n'existait pas trop de contacts entre lui et moi. Il me connaissait à distance par le travail que je faisais. Il m'a porté, je crois, dans son coeur, à cause du résultat de ce travail.
C'est pour cela qu'après une mission qu'il m'avait lui-même confiée, et pour manifester sa satisfaction, il m'a pris avec lui pour effectuer une tournée à l'extérieur. On a fait beaucoup de pays et on a terminé par La Mecque, où nous avons fait le pèlerinage ensemble en 1984. Les gens qui disent que je l'ai porté sur le dos sont des griots qui racontent des histoires. Le Président n'était pas malade. Il était solide sur ses pieds. Il a marché, il a couru comme n'importe qui.

Avec le recul, quel jugement portez-vous sur l'ère Sékou Touré?
Je sais que vous connaissez la réponse, mais vous me posez quand même la question. Je ne juge pas le président Sékou Touré. Ce que je peux dire, c'est qu'il y a eu de très mauvaises choses, certaines manifestations qui ont eu lieu pendant son régime. Mais beaucoup de ces choses n'étaient pas commises par lui. On parlait tout à l'heure de confiance. Quand on a confiance dans son entourage, si cet entourage trahit la confiance placée en lui, le chef en récolte les conséquences. C'est ce qui s'est passé à cette époque.

Et comment jugez-vous votre propre action, en quatorze ans passés à la tête de la Guinée ?
Je vous laisse faire votre jugement vous-même. Ce n'est pas à moi de juger.

Dans quelques semaines, les électeurs seront appelés aux urnes pour se choisir un président pour les cinq prochaines années. Dans quel climat politique et social le pays aborde-t-il ce scrutin ?
Mon souhait, et j'ai tout fait pour jusqu'à aujourd'hui, est que l'élection se déroule dans les meilleures conditions possibles, dans tous les domaines : transparence de l'élection, combativité des candidats, que chacun se manifeste, parle, que chacun donne son programme, expose les idées sur lesquelles on doit le suivre. Mais je souhaite que tout se fasse dans le calme le plus absolu afin de permettre aux citoyens de se prononcer librement. Parce qu'avec certaines manifestations, les gens ne s'expriment pas, ils ont peur d'aller aux urnes… C'est ce qu'il nous faut redouter. Les électeurs doivent se sentir libres de se déplacer pour aller voter. Tant qu'ils sentent que quelque chose les menace, ils se retiennent et ne vont pas voter. Or, les électeurs doivent aller voter tranquillement. Les candidats peuvent sillonner le pays, ils ne seront pas dérangés par qui que ce soit. Ils peuvent être tranquilles. Et celui qui doit gagner le scrutin l'emportera.

Les troubles qu'a connus la Guinée il y a quelques mois ne sont-ils plus qu'un lointain souvenir ?
Dans un pays africain, on ne peut jamais dire que les troubles sont derrière vous. Ce qui s'est passé s'est passé. On ne sait pas ce qui vient. Mais j'estime qu'en Guinée nous avons toujours eu la chance d'éviter les troubles. Bon, il y a des moments où les gens s'énervent. Il y a des moments où des gens racontent trop d'histoires. Certaines personnes veulent arriver à des endroits où ils ne peuvent pas arriver.

Vous êtes candidat à votre propre succession. Pour quelle raison ?
Depuis l'adoption de la loi fondamentale, aucun candidat ne se présente lui-même à une élection présidentielle. C'est un parti qui désigne quelqu'un pour le représenter. C'est dans ce cadre que j'ai accepté la première fois qu'un parti me désigne comme son candidat.
Ce même parti [le Parti de l'unité et du progrès (PUP)] m'a désigné une seconde fois comme son candidat. Je l'ai accepté. Ce sont eux qui connaissent les raisons pour lesquelles ils ont fait de moi leur candidat. Je pense les connaître un peu, mais ils peuvent vous renseigner mieux que moi. Peut-être est-ce parce que j'ai fait ce que j'ai pu pendant mon premier mandat.

Durant la campagne, allez-vous défendre un bilan ou bien présenter un programme ?
J'ai un programme, que j'ai présenté en 1985 et que je suis depuis. Nous avons fait certaines choses, dans le cadre de ce programme. Mais il reste encore des choses à accomplir. On ne change pas de programme chaque année. Il faut continuer à appliquer ce programme, naturellement avec les modifications qui s'imposent. Mais ce programme est bon.

C'est ce qui explique que votre slogan de campagne soit « le changement dans la continuité » ?
Oui. Pour faire le changement, j'ai un programme, et je m'y tiens. Même si un autre candidat que moi-même avait été désigné par le parti, il aurait continué à suivre le même programme. Toutes les réformes introduites ces dernières années sortent de ce programme, dévoilé lors du discours du décembre 1985.

Le parti qui soutient votre action ne subit-il pas l'usure du temps ? Arrive-t-il à se renouveler, à rester attractif, suffisamment uni ?
Oui. Evidemment, il y a toujours des petits prolèmes dans un parti. Vous avez suivi que le parti a sanctionné un de ses membres, qui est le président e l'Assemblée nationale et qui, selon leur analyse, fait quelque chose qu'il ne devait pas faire. Mais ils l'ont suspendu du bureau politique national, pas du parti.

Au sein du parti, les ambitions personnelles doivent…
Oh, elles ne finissent jamais! Même chez vous, cela ne finit jamais… Dans notre parti, nous arrivons tout de même à les canaliser. Je sais qu'il y a beaucoup de velléités. Mais les gens me respectent beaucoup, et j'arrive à les freiner dans leurs ambitions.

Dans le cadre de la préparation des élections, un Haut Conseil aux affaires électorales a été constitué. Quel est son rôle ?
Aux côtés du ministre de l'Intérieur et de la Décentralisation, il est de veiller à la régularité des élections. Ce Haut Conseil est composé de représentants de tous les partis qui participent à la compétition, avec des représentants de la société civile.

Mais qui assume l'organisation proprement dite du scrutin ?
Le ministère de l'Intérieur. Certains ont voulu que la commission soit indépendante. Mais indépendante de qui? Et pourquoi? On ne m'a pas donné de raisons valables pour qu'elle soit indépendante. Le débat s'est fait au niveau du ministère de l'Intérieur, pas à mon niveau. Finalement, le consensus s'est fait sur la nécessité de créer cette commission. Mais elle ne peut pas être indépendante. Dans un pays souverain, on connait les institutions qui sont indépendantes :

On ne peut pas en créer d'autres. S'il y a trop de personnes indépendantes, il va y avoir l'anarchie!

Certains expliquent que la loi fondamentale prévoit que le scrutin soit organisé durant un week-end. Or, vous avez convoqué les électeurs pour le lundi 14 décembre.
Le scrutin peut être organisé n'importe quel jour. On peut utiliser les sept jours de Dieu. Le lundi est un jour, comme le dimanche. Un jour ouvrable c'est l'idéal, parce qu'ainsi on n'enlève personne de son champ durant le week-end.

Mais certains électeurs ne vont-ils pas craindre de s'absenter du travail pour aller voter?
Non : le jour du scrutin, il n'y aura pas de travail. L'électeur qui a voté pourra aller chez lui faire ce qu'il veut. Ce jour sera chômé.

Le montant de la caution exigée des candidats à l'élection présidentielle estjugé élevé par certains. Qu'en pensez-vous ?
Il est pourtant très bas : 25 millions de francs guinéens [un peu plus de 100 000 FF].

Oui, mais si on le compare au revenu moyen par habitant..
Ce ne sont pas les habitants qui paient, ce sont les candidats! Et pour être candidat, il faut mettre le paquet… (Rires.)

Des critiques sont régulièrement adressées à votre régime concernant l'utilisation de l'argument ethnique. Acceptez-vous ce reproche grave ?
C'est quelque chose qui n'a jamais marché depuis que je suis à la tête de la Guinée. Naturellement, des gens veulent utiliser l'argument ethnique pour se faire bien voir. Je lutte contre cela.

Au niveau de la classe politique, on procède pourtant à des découpages en régions, en fonction des fiefs de chaque candidat..
Ce sont des gens qui ne peuvent pas être présents partout à cause de leur programme. Alors ils se consacrent à leur région naturelle. Mais ils sont libres d'aller partout! Le PUP est installé partout à travers la Guinée, dans tous les villages. Certains n'ont pas cette chance, ils ne peuvent pas aller dans tous les villages de Guinée, alors ils veulent utiliser leur ethnie pour se faire valoir, pour essayer de réussir. La Guinée est divisée en quatre régions naturelles : chaque région naturelle a ses ethnies, mais elles ne sont pas là pour appuyer un candidat simplement parce qu'il est issu de leur ethnie.
Moi, j'ai toujours combattu cela. Je suis Soussou, mais je ne suis pas arrivé là par les Soussou. J'ai été accepté par tous les Guinéens quand nous avons pris le pouvoir. C'est pour cela qu'ils nous ont renouvelé leur confiance quand il s'est agi de faire des élections. A travers toute la Guinée. Je ne pense pas que quelqu'un puisse réussir dans ce pays en s'appuyant sur un argument ethnique.

Quel jugement portez-vous sur la classe politique guinéenne actuelle ?
e crois que la classe politique est meilleure qu'en 1993. Les gens commencent à se comprendre. A preuve : l'opposition a accepté de siéger au Haut conseil aux affaires électorales. Chacun s'y est mis. Certains candidats étaient venus en 1993 pour prendre le pouvoir mais ils ne connaissaient pas la Guinée. Ils ont pensé que l'argent pouvait faire des miracles. Ils ont fait des promesses, qui n'ont pas été tenues après les élections. Certains pensent qu'ils ne doivent travailler que s'ils sont présidents ! Mais il faut se faire connaître d'abord. Il faut être préparé par des gens. On ne se prépare pas soi-même à l'extérieur pour être président en Guinée. Les gens ne le comprenaient pas. Cette année, je crois qu'ils l'ont eux compris.
Dans [le projet de] la loi fondamentale, je leur avais proposé un système à deux partis. J'avais expliqué que ce n'était pas la peine de faire trop de bazar à travers la Guinée. Deux partis, un au pouvoir, un dans l'opposition, même si de minuscules partis existent, cela devait pouvoir suffire. Ils ont refusé. En fait, chacun voulait être chef d'un parti. Moi, je ne savais même pas que j'allais être désigné par un parti pour être candidat à l'élection présidentielle. Je leur avais dit « Moi je m'en vais, ce que je vous propose, c'est pour vous éviter trop de problèmes. Mais si chacun veut créer son parti, liberté totale. »
Ils ont créé 46 partis, Certains n'ont comme militants que les cinq ou six personnes qui ont créé le parti. D'autres partis se sont développés. Mais il y a eu tellement de problèmes que même ceux qui sont entrés dans ces partis ont eu peur: on ne parlait que de violence.
Cette année, le climat s'est un peu apaisé. Je pense qu'ils vont pouvoir se comprendre. La prochaine fois, on assistera à moins de bruit. Mais cette année, attendez que la campagne officielle commence! On va avoir droit à beaucoup de bruit…

Plusieurs candidats sont face à vous. Les connaissez-vous personnellement ? Et que pensez-vous d'eux ? Quelles qualités leur attribuez-vous ?

La réponse sera donnée par les Guinéens. Je les connais tous, mais pas en tant qu'hommes; on n'a jamais travaillé ensemble pour que je les connaisse vraiment. Ce que je sais, c'est que la plupart de ces hommes sont venus de l'extérieur. Maintenant, ils sont bien connus ici. Il y en a parmi eux que je n'ai jamais rencontrés. D'autres que j'ai rencontrés une ou deux fois. L'un d'eux a été mon ministre. Mais il n'y a aucun contact entre eux et moi.

La multiplication des candidatures est plutôt à votre avantage, non ? Cela divise les chances de l'opposition…
Je ne sais pas si c'est un avantage. J'aurais souhaité un candidat fort, au lieu d'avoir plusieurs petits candidats.

Pour vous mesurer à lui au premier tour ?
Non. Me mesurer à quiconque n'est pas ce que je veux. Mon souhait est de rapprocher les hommes. Quand il y a trop de personnes parmi lesquelles choisir, les gens sont embrouillés, et l'on ne sait plus où l'on va. Moi, cela ne me dit rien qu'ils soient 20 ou 30. On avait prévu deux partis. Les opposants ont refusé. D'après ce que j'ai entendu, ils ont mis en place plusieurs candidats pour réduire mes chances au premier tour. L'un d'eux a déclaré à Paris qu'il était le candidat du Fouta; il y a un candidat Forêt, il y a un candidat Haute-Guinée. Et moi, je suis le candidat d'où? Ils ne l'ont pas dit. Je suis tout simplement le candidat de toute la Guinée. Eux, ils ont choisi des secteurs pour leurs candidats. C'est une division qu'ils sont en train de créer. Ils avaient peur, s'il n'y avait pas assez de candidats, que je passe au premier tour. Pour réduire mes chances d'être réélu au premier tour, ils se sont répartis les régions pour que chacun capte un peu de l'électorat et que je n'aie pas mes 50 %.

Au moins l'un de vos plus féroces adversaires affirme que sa vie est en danger s'il rentre en Guinée.
Oui, mais s'il vient et qu'il provoque quelqu'un ici? Moi, il ne me provoque pas, il l'a fait déjà, et pendant combien de temps… Mais il n'a aucun problème avec moi. Cela dit, s'il vient provoquer d'autres personnes ici, je ne suis pas responsable de cela. Mais que je vous rassure : sa vie n'est pas en danger. Je ne sais pas de quel candidat vous voulez parler, mais la vie de personne n'est en danger ici. Tout le monde vient en Guinée !

Pourtant, certains se demandent si des Guinéens ne sont pas inquiétés pour leurs opinions…
Personne n'est menacé ici pour ses idées. L'homme dont vous parlez, quand il dit ou fait quelque chose à Paris ou à Washington, le jour même on est au courant. Mais personne ne l'a menacé! On ne tue pas quelqu'un pour ses idées. On ne le menace même pas pour ses idées. Jamais! Pourquoi menacer? Quand on n'a pas de concurrent, on ne vit pas, on est mort…

Quel bilan feriez-vous de la situation des droits de l'homme ?
Je ne sais pas ce que c'est que les droits de l'homme. Je n'aime pas en parler. Vous, je vous respecte. J'exige que vous me respectiez. Les droits de l'homme ne sont pas écrits par l'homme mais par Dieu. Vous êtes catholique? Prenez la Bible et vous trouverez que vous n'avez pas le droit de faire du mal à quelqu'un. Dans ma religion, le Coran ne me donne pas le droit de faire du mal à quelqu'un. Cela me suffit pour vivre. Je n'ai pas besoin d'un livre écrit par un homme. Mes parents m'ont inculqué les prescriptions de Dieu dans le Coran. Je n'ai pas le droit de tuer, je n'ai pas le droit de faire du tort, je n'ai pas le droit de faire du mal à quelqu'un. On dit dans votre religion que ce que tu veux pour toi, c'est ce que tu dois souhaiter pour ton prochain. Ce ne sont pas les droits de l'homme qui disent cela, cela vient de Dieu.
Si j'agis bien, c'est parce que j'ai appris ce que mes parents m'ont inculqué, parce que j'ai peur de Dieu. Ce n'est pas une question de démocratie, de droits de l'homme, tout ce que vous racontez dans le monde. Je suis venu comme ça, je ne vous ferai jamais de mal, je vous respecte, mais j'exige que vous me respectiez. Les droits de l'homme, ce n'est pas mon problème. Je n'ai jamais reçu quelqu'un des droits de l'homme, parce qu'il ne connaît pas mieux les droits de l'homme que moi.

Un certain nombre d'institutions ont été mises en place en Guinée ces dernières années. Pourquoi? Pour améliorer le système de gouvernement ?
Non seulement pour parfaire le mode de fonctionnement de la Guinée mais pour être au diapason des autres pays du monde. Ce qui est bon à Paris est bon en Guinée, lorsqu'il s'agit du comportement vis-à-vis de l'être humain. Nous sommes pareils, mais notre évolution diffère. Nos mentalités, nos coutumes sont différentes, mais nous sommes tous des hommes. Je n'ai aucun problème dans ce domaine. Mais je n'accepterai jamais d'aller à l'école de quelqu'un qui se dit défenseur des droits de l'homme. Il ne m'apprendra rien. Mes parents m'ont appris, le Coran aussi. Cela suffit.

Quand on se présente devant les électeurs, on sait que la sanction finale appartient aux électeurs. Pensez-vous parfois que vous pouvez ne pas être élu ?
Oui, puisqu'il y a plusieurs candidats! Chacun va au combat avec l'idée qu'il peut être élu ou être battu. On ne peut pas être Dieu pour savoir ce qui se passera demain.

Et si vous perdez le prochain scrutin présidentiel, que ferez-vous ?
Ah! Ecoutez, je sais d'où je viens. Avant d'être président de la République, j'étais militaire, et avant cela j'étais cultivateur. Mes parents sont des paysans. Même en tant que président de la République, je travaille aux champs. J'ai l'âge de la retraite. Après la présidence de la République, je m'occuperai de mes affaires. Je n'ai aucun problème dans ce domaine. Aucun.

Comment jugez-vous l'évolution économique de votre pays depuis l'indépendance?
Nous évoluons lentement, très lentement. D'abord, l'instruction n'est pas au point. Il n'y a pas assez d'hommes et de femmes instruits pour amener une évolution rapide. Nous sommes toujours à la botte de nos anciens colonisateurs. Ce sont eux qui ont la technique, la technologie. Ils connaissent tout ce qu'il y a dans nos pays. Ils vous permettent d'exploiter ce qu'ils veulent, quand ils le veulent. S'ils n'ont pas la plus grande partie de ce qu'ils exploitent, ils ne viennent pas. Et ils sont très forts : quand un autre veut venir, on lui met des bâtons dans les roues. Les pays développés, c'est un syndicat composé d'hommes qui s'entendent vraiment très bien. Quand l'intérêt d'un de ces Etats est en jeu, les autres s'abstiennent de le contrecarrer.
Ce problème nous gêne énormément en Afrique. La Guinée est un pays potentiellement très riche. Mais les richesses, il faut les exploiter. Or, nous, nous ne pouvons pas les exploiter. Nous sommes donc dépendants des gens qui ont la technique.
Je n'ai pas eu la chance — ou la malchance — de trop fréquenter les puissances. Je n'ai pas pu les amener à exploiter les richesses de la Guinée, parce que leur façon d'exploiter les richesses d'un pays n'est pas avantageuse pour le pays en question. Les choses sont donc restées en suspens.

La Guinée ne paie-t-elle pas au prixfort sur le plan économique les options politiques affirmées avec éclat il y a quarante ans ?
Si. Ils nous ont fait payer. Vous êtes français? La France en fait partie. Quand le Président [Sékou Touré] a prononcé son discours historique [le non à la Communauté], la France a dit: « Vous avez opté pour l'indépendance, nous en tirons les conséquences. » Cela veut tout dire. Les conséquences, c'est la punition qu'on nous inflige. On ne nous aide pas. Et quand quelqu'un se propose de nous aider, on lui barre le chemin. Jusqu'à tout dernièrement, c'est ainsi. Evidemment, le gouvernement français et le gouvernement guinéen ont de très bons rapports. Mais ce n'est pas cela les affaires! Si l'on dit à ceux qui ont l'argent, ne partez pas en Guinée, il faut attendre qu'ils soient obéissants, nous n'irons nulle part!

Auront-ils cette chance ?
Quelle chance?

Que vous finissiez par être obéissants ?
Ah, non! Ils n'auront pas cette chance. Jamais ! C'est pour cela que beaucoup souhaitent que ce ne soit pas moi qui gagne le prochain scrutin présidentiel. Il faut quelqu'un qui est venu pour ça, qui a fait des promesses « si je gagne, je ferai ceci ou cela » .
Quand je suis arrivé au pouvoir, un dossier d'exploitation de nos ressources naturelles était pratiquement réglé. Il ne restait plus qu'à le signer. On est venu me voir avec le dossier. J'ai dit : avec cette exploitation, combien la Guinée gagnerat-elle chaque année? On m'a cité la part des partenaires, la part du chemin de fer que nous devions utiliser (celui du Liberia), quand on a fini l'énumération, la Guinée avait la plus petite part. J'ai dit : mettez le dossier dans le tiroir, je refuse. On en est là jusqu'à présent.

L'exploitation n'a toujours pas commencé?
Non. Je suis en train de négocier avec d'autres personnes qui acceptent que la Guinée ait la plus grosse part. Sinon, on n'exploitera rien. La Guinée est riche en minerai de fer. D'autres, qui travailleront pour la Guinée, pourront venir exploiter ces ressources. Mais je ne peux pas donner cela à des étrangers pour rien. La richesse ne disparaît pas. Il y aura bien un jour de bons patriotes qui seront intéressés par la mise en valeur des richesses de leur pays.

La Guinée peut-elle tirer davantage profit de son formidable potentiel agricole ? On parle souvent de votre pays comme du grenier de lAfrique de l'Ouest. Y croyez-vous ?
Oui. Au départ, les gens ne se sont pas engagés à fond dans l'agriculture. Si on l'avait fait, nous serions aujourd'hui le pays de la sous-région le plus développé dans le domaine de l'agriculture. Mais nous commençons. Nous avons beaucoup de plaines que nous mettons en valeur. Nous avons toutes les potentialités pour atteindre l'auto-suffisance alimentaire le plus rapidement possible et même exporter. Pendant la colonisation, nous étions le premier exportateur pour plusieurs produits (banane, ananas, etc.). Petit à petit, les choses reprennent.

Pourquoi le secteur minier ne remplit-il pas son rôle de moteur du développement?
La raison pour laquelle les mines n'ont pas servi la Guinée est que les premières négociations avec des partenaires extérieurs ont été très mal conduites. La Guinée gagne très peu. Nous exploitons des millions de tonnes de bauxite par an, mais on ne reçoit même pas 100 millions de dollars chaque année. La plus grande partie des recettes est orientée vers nos partenaires…

Le contrat court jusqu'à quand?
Il est fini. Et nous sommes en train de le renégocier.

La grande mode à l'échelle internationale est aux privatisations et à la libéralisation. La Guinée suit-elle la mode ?
Nous pouvons faire la privatisation. Mais nous mettons des garde-fous. Les clauses que nous mettons en place doivent permettre à la Guinée de gagner beaucoup plus d'argent.

Les investisseurs étrangers sont très vigilants sur le cadre législatif et réglementaire, sur la sécurité des affaires qui peuvent exister dans un pays avant de s'y engager. Que pouvez-vous leur dire pour les attirer en Guinée?
Ce qui fait que les gens ne viennent pas, c'est souvent le côté juridique. La justice ne connaissait pas les affaires. Nous sommes en train de former les gens, nous mettons en place des institutions spécialisées pour que ceux qui viennent soient protégés et aient des garanties suffisantes. Nous avons introduit un code des investissements qui garantit les droits des investisseurs en Guinée. Nous tenons à le respecter.

A l'instar de tous les pays africains, la Guinée est étranglée par le poids de sa dette extérieure. Comment faire pour se défaire de ce boulet?
C'est très facile : il faut travailler. Il faut faire un travail méthodique et d'abord celui qui rapporte à la Guinée. Il faut produire ce que nous mangeons, atteindre l'autosuffisance alimentaire. Ce n'est que lorsque la population vivra mieux que les dettes pourront diminuer. Aujourd'hui, les dettes sont multiples, pourquoi? Il nous faut importer du riz pour manger, importer tout ce que nous utilisons pour le bien-être de nos populations. Même pour le paiement des fonctionnaires, il nous faut recourir à l'extérieur. Alors comment voulez-vous que nous n'ayons pas de dettes? Moins nous aurons besoin de l'extérieur pour la consommation intérieure, plus nous aurons les surplus pour rembourser la dette.

On parle de plus en plus de corruption en Guinée
Ne me parlez pas de corruption ! Il y a plus de corruption en France qu'en Guinée, il y a de la corruption partout dans le monde. Ici, nous sommes des corrompus? Mais qui sont les corrupteurs ?

Oui mais comment lutter contre ce fléau ?
C'est très lent. Il faut former la conscience des gens. Et malgré cela, les voleurs voleront toujours. On ne fait que mettre en examen les gens chez vous, non ?
La corruption existe dans tous les pays. Quand les Européens crient à la corruption en Guinée, quand ils disent que lorsqu'ils viennent ici, ils donnent de l'argent sous la table, c'est vrai; mais certains donnent sous la table même si on ne leur demande rien !

Que peut faire la Guinée pour améliorer les conditions de vie des populations les plus défavorisées ?
Il faut leur apprendre à travailler par et pour elles-mêmes. On ne peut pas distribuer l'argent à tous ceux qui en ont besoin. Mais il faut donner à tout le monde les moyens de travailler. Il faut apprendre aux populations à faire un travail rentable pour elles. Elles doivent gérer elles-mêmes leurs biens, travailler pour elle-mêmes, pas pour quelqu'un d'autre. On parle de répartition équitable des richesses ou des ressources. Où est-elle? Elle n'existe pas. Parce que ce qu'on ne se suffit même pas à ceux qui travaillent dans la fonction publique. Il faut aider les populations à travailler, pour qu'elles tirent bénéfice du fruit de leur travail. Ainsi , elles pourront acheter, se déplacer, etc. Mais si elles ne travaillent pas, aucun gouvernement ne peut distribuer de l'argent à ses citoyens. C'est ce font les Européens : les agriculteurs sont subventionnés, les industriels sont assistés; quand ils tombent, on les aide à se relever.

La Guinée continue d'avoir un nombre important de ses fils et de ses filles à l'étranger. Est-ce une chance ou une faiblesse ?
Depuis 1985, on a demandé à tous les Guinéens de rentrer. Bon, tout le monde ne peut pas rentrer. Certains sont habitués à vivre à l'extérieur. Mais on leur a dit: si vous avez des moyens à l'extérieur, vous n'avez pas forcément à donner à quelqu'un en Guinée; mais faites en sorte qu'une partie de ces biens soit en Guinée, même si c'est pour permettre à une banque guinéenne de prêter de l'argent à ses clients; si vous voulez envoyer de l'argent à un parent, confiez cette somme à une banque, afin de faire tourner le circuit bancaire. Mais non, on préfère changer l'argent sur le marché parallèle et mettre cela dans une enveloppe…
Mon souhait serait que tous les Guinéens soient en Guinée et que l'on travaille tous ensemble. Mais je ne peux pas donner du travail dans la fonction publique à tous les Guinéens. Ceux qui travaillent à l'étranger, si c'est avantageux pour eux, qu'ils continuent, sans oublier leur pays. Mais ceux qui n'ont rien à faire là-bas, ceux qui balaient la rue à Paris, pourquoi ne viendraient-ils pas balayer la rue à Conakry? A Paris, c'est possible, parce qu'ils sont dans un pays étranger, mais à Conakry, c'est honteux. Ils peuvent venir à Conakry sans balayer la rue, mais aller au village cultiver les champs! Seulement pour eux, la terre est pour les pauvres, les illettrés. A Paris, certains travaillent la nuit et dorment le jour. Ils sont malheureux là-bas, mais ils ne veulent pas rentrer..

Pourquoi la Guinée est-elle intervenue militairement en Guinée-Bissau ?
Nous avons des accords militaires avec la Guinée-Bissau, la Sierra Leone et le Liberia. Si quelque chose se passe en Guinée, ces trois pays peuvent intervenir, et vice versa. Ce n'est pas une ingérence dans les affaires intérieures de ces pays. C'est légal, à partir du moment où un pays le demande.

Qui a pris la décision d'envoyer des troupes sur le terrain ?
La seule personne qui peut prendre ce genre de décision : le président de la République, qui est le chef de l'exécutif.

Combien d'hommes sont partis là-bas?
Je ne le dirai pas.

Quand rentreront-ils au pays ?
Dès que les problèmes seront réglés. Ce sera peutêtre plus facile maintenant. Lors de la dernière réunion de la Cédéao, à Abuja, les pays de la sous-région ont promis d'envoyer des hommes afin de constituer une force d'interposition entre les deux factions, pour parvenir à arrêter la guerre. A ce moment-là, nous, qui sommes partis sur le terrain sur le plan bilatéral, pourrons rentrer. Mais, si je veux envoyer des hommes dans cette force d'interposition, j'en ai le droit, puisque la Guinée appartient à la Cédéao.

Quel regard portez-vous sur l'Accord dAbuja entre le président Joćo Bernardo Viera et le général Ansumane Mané ?
Ces Accords-là, on ne les fait pas pour ramener la légalité mais pour unir les gens et éviter la guerre. Car l'Accord d'Abuja est plus défavorable au Président élu qu'aux rebelles. Mais puisqu'ils sont les fils du même pays, nous voulons les unir. Cela s'est fait en mon absence: j'avais déjà quitté Abuja parce que j'avais des obligations à superviser ici. Mais c'est ce que j'ai compris : c'est pour que les tueries cessent que l'on a demandé au gouvernement légal d'être souple. Il l'a accepté.
Quand j'étais à Abuja, j'ai reçu Nino, je l'ai écouté, je lui ai donné des conseils. J'ai reçu Mané, tous deux sont mes amis, je lui ai également donné des conseils. Hier, j'étais dans mon véhicule, lorsque Mané, le chef des rebelles, m'a téléphoné pour me dire que tout allait bien et qu'il suivait les conseils que je lui ai donnés. Il a rencontré mes soldats à la frontière, ils ont parlé ensemble. J'espère que tout se passera bien.

En Sierra Leone, malgré le retour au pouvoir du président élu, Ahmed Tejan Kabbah, la situation demeure tendue et les rebelles multiplient les atrocités sur les populations civiles. Que peut-on faire pour arrêter le massacre ?
Je pense que les choses n'ont pas été prises par le bon bout. Il fallait d'abord maîtriser complètement les rebelles avant le retour du Président. Les rebelles n'étaient pas maîtrisés à l'intérieur du pays. Le Président est revenu parce que la capitale a été libérée. Mais le gouvernement rebelle a rejoint les rebelles en brousse. Ce qui fait que la guerre continue.
Ce que j'ai déploré demièrement, et j'ai envoyé mon ministre de la Défense le dire au président Kabbah, ce sont les condamnations et les exécutions de rebelles. Vous prenez les chefs rebelles, vous les condamnez et vous les passez par les armes. Les jeunes rebelles qui sont en brousse, ça ne les rassure pas du tout! Au contraire, ça les inquiète. Et ils multiplient les tueries en brousse.

Comment faites-vous pour que l'accueil d'un nombre aussi important de réfugiés ne crée pas des foyers de tension voire de déstabilisation en Guinée?
Le plus souvent, les populations à la frontière de nos pays ont été très accueillantes. Elles ont été les premières à recevoir des réfugiés, à les abriter, à leur donner à manger, avant que le gouvernement n'intervienne. Mais leur installation dans les villages a complètement détruit notre environnement. Ils ont construit des villages à côté de nos villages, à l'intérieur de nos villages. Parmi eux, il y a des rebelles qui ont fui et qui vivent avec les réfugiés. Cela crée des tensions, cela embête nos populations, mais nous avons décidé de veiller à ce qu'il y ait un minimum de problèmes. Car le plus souvent, ce sont les réfugiés rebelles qui donnent des informations aux rebelles de l'autre côté de la frontière.
Tout dernièrement, ils ont attaqué un village guinéen et ont tué des gens, à la recherche de nourriture, car ils sont en brousse et n'ont plus rien à manger. Le plus souvent, ce ne sont pas seulement des rebelles sierra-léonais : il y a des mercenaires qui s'étaient installés au Liberia et qui se sont ajoutés aux rebelles.

Pensez-vous que l'on puisse lutter contre ce phénomène et contre la prolifération des armes dans la région ?
On ne peut rien faire tant que le problème de mercenariat n'est pas réglé. Durant la guerre du Liberia, toutes les factions avaient des mercenaires. Le plus souvent, ces mercenaires viennent des autres pays. Même de la Guinée! A la fin de la guerre, ces mercenaires n'ont pas eu d'endroit où aller. Ils cherchent des endroits où règne la guerre. Ils sont venus en Sierra Léone. Certains sont en Guinée-Bissau, d'autres en Casamance. La région est infectée de mercenaires. S'il ne s'agissait que de rebelles des pays de la région, il ne serait pas difficile de les convaincre de négocier avec leur gouvernement.

Quelle définition donneriez-vous de la politique étrangère de la Guinée ?
La Guinée est ouverte à tous les pays du monde. Nous suivons une politique d'ouverture totale. Tous les pays peuvent venir ici, sans considération de régime.

En quatorze ans de pouvoir, vous avez rencontré un grand nombre de personnalités africaines et non-africaines. Quelles sont celles qui vous ont le plus marqué?
Pour vous dire la vérité, personne ne m'a marqué… Pour me marquer, ce n'est pas le nom que l'on donne à quelqu'un mais le travail qu'il a accompli dans son pays. Vous avez parlé de l'Afrique. Les personnalités africaines qui m'ont le plus marqué, que je les aime ou pas, ce sont le président flouphouėt-Boigny et le président Sékou Touré, à cause de leur patriotisme. On peut tout dire, mais ce sont des patriotes. Tout ce qu'ils ont fait, c'est pour défendre ou enrichir leur pays. Pour laisser leur pays dans la dignité — c'est le cas de la Guinée. Les autres, j'en entends parler, mais je ne vois rien qui me permette de m'attacher à quoi que ce soit.

Vous considérez-vous toujours comme un soldat ?
Oui. Je le suis. Je serai ancien président, mais je serai toujours un soldat.

Quel est le programme type de vos journées de travail? A quelle heure vous levez-vous ? Comment planifiez-vous vos journées?
Avant d'être président de la République, j'étais un militaire. Et avant tout, je suis un musulman. Je me lève tous les jours à 5 h30. A 6 heures, je vais à la mosquée pour prier. Après ma prière, je m'habille, je mets ma tenue militaire et je vais au bureau. Je suis au bureau tous les jours entre 7 heures et 8 heures. C'est une question d'habitude. Quand je suis au travail, je me plonge dans mes dossiers. Certains jours, je reçois des personnalités, des populations, des gens qui viennent me voir pour des problèmes personnels ou des problèmes de service - c'est la raison pour laquelle je passe toute ma journée au bureau. Je consacre parfois le samedi au travail.

Pensez-vous à la relève ?
Mon souhait est de trouver quelqu'un de plus posé, de plus patriote et de plus respectueux des droits que moi, pour tranquilliser la population. Si c'est moi qui trouve la personne, je la présenterai au peuple. Si c'est la population elle-même qui la trouve, c'est encore mieux. Mais la Guinée doit avoir la chance de trouver quelqu'un pour poursuivre le combat.


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