Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 28
Le soleil n'était pas encore bien levé quand Mamadou-delco gara son beau car des pompes funèbres le long de la route devant la maison. J'étais assis avec Eliza sur les escaliers, elle somnolait un peu et je lui promettais le monde entier.
— Mon frère, je me disais que tu aurais besoin d'une bonne voiture pour gagner Conakry sans problèmes. Mon car est libre en ce moment, il n'y a presque plus d'enterrements.
— C'est vrai que le régime a changé.
— Fais attention, mon frère. Tu parles trop et l'ancien régime n'a pas encore perdu le pouvoir.
— Chassez-les. Vous les connaissez tous.
— Mon frère, nous on est d'accord avec le plus fort. Laissons ces histoires de politique. Alors, ça t'intéresse ?
Oui, ça m'intéressait, nous prîmes rendez-vous. Je serai l'un des premiers voyageurs à traverser la Guinée en car des
pompes funèbres de son vivant.
— C'est sûr que vous reviendrez ? dit Eliza.
La lune tombait à l'ouest et le ciel se colorait.
Je n'en savais rien. Je me levai et m'en allai réveiller Mori dont j'entendais le ronflement.
— Tu prépares les bagages. N'oublie surtout pas la capote, les dentiers et ma brosse à dents.
Ensuite je cherchai à voir Faya pour le petit déjeuner. A la lueur du petit jour je le trouvai tapi dans un coin devant un trou juste derrière la maison. Quand je m'approchai, il fit chut ! chut ! Quelque chose bougeait dans le trou. Après quelque hésitation il plongea soudain un bras. La chose le tira, il tomba à plat ventre, son avant-bras disparut. Je me baissai aussitôt pour lui prendre les pieds et me mis à tirer de mon côté. Faya commença à s'allonger comme un caoutchouc. Un grand homme de plus qui s'ignorait. J'appelai Mori au secours. Il me ceintura et nous tirâmes. Faya s'allongeait toujours, mais il ne voulait pas lâcher prise.
— C'est le dernier rat, patron, je le guette depuis des années.
Je confiai ses pieds à mon fils et courus chercher un pic. J'avais l'impression que c'était mon jour de chance. Ce genre de gros rat de ville vole tout ce qui ne parle pas, découvrir leur cachette revient parfois à découvrir une grotte d'Ali-Baba. Dans la chambre je ne vis qu'un marteau. A mon retour, le pauvre Faya était plus long qu'Abdou Diouf. Je donnai un coup à l'entrée du trou et d'autres coups tout le long du bâtiment.
Cela sonnait creux et m'encouragea. Eliza nous avait rejoints.
— Attention ! nous cria-t-elle.
Le rat avait lâché Faya qui resta dans les bras de mon fils. Le mur commençait à s'incliner. C'est de la rue que nous assistâmes à l'effondrement de la maison de Tantie, mon dernier héritage.
— Les dentiers et la capote sont restés dedans, dit Mori.
— Ce n'est rien. Nous construirons une belle villa à sa place. Tout Kankan doit être reconstruit.
J'avais la gravité et la détermination d'un politicien en campagne électorale quand il ne représente pas un parti unique. Mamadi-delco arrivait :
— Où sont les bagages ?
Je regardai Faya. Il avait retrouvé sa taille normale.
— Patron, il ne faut plus rester longtemps. Je suis malade.
C'est alors que je sus que je reviendrais, que je devais
revenir. Je pris une main d'Eliza.
— Nous n'avons pas de bagages, Mamadi-delco.
— Patron, on vous accompagne jusqu'à la sortie de la ville ?
Mori et lui montèrent à l'arrière, à la place du mort, Eliza et moi à la place de l'autre mort, à côté du chauffeur.
— J'espère qu'à Conakry je trouverai des passagers pour le retour, dit Mamadi-delco en démarrant.
— Vous reviendrez ? me demanda Eliza.
— Le plus tôt possible, lui assurai-je. La Guinée appartient désormais à tous les Guinéens.
Elle se serra contre moi. J'abandonnai mes grandes déclarations pour regarder comme elle notre ville qui dormait. Où étaient passés tous les copains d'enfance, notre prospérité, notre amour des petits matins, notre penchant pour la critique, notre enthousiasme pour la rencontre ? Qui pourrait me le dire si je ne revenais pas. Ce n'était même pas le passé qui m'intéressait, ni l'avenir, mais le présent encore trop faible pour réveiller mon pays. J'aperçus les deux coms à un carrefour. Mamadi-delco commença à ralentir.
— On savait que vous passeriez un jour ou l'autre par ici, monsieur Camara. Tous ceux qui veulent aller à Conakry passent par ici.
C'était bien raisonné. Mais je me demandai pourquoi ils n'étaient pas allés me voir à la maison.
— Nous avons découvert quelque chose, reprirent-ils. Nous avons un peu serré le cou de la vieille Oumou, et voici ce que votre tante lui avait confié.
Je pris le paquet. C'était lourd. Sans trop y croire, mon coeur se mit à battre. Je défis l'emballage en tremblant.
C'était un livre : L'impérialisme et sa cinquième colonne - livre blanc. Ma joie tomba. Mais je feuilletai quand même le pavé.
« Je m'appelle Général Kéita Noumandian et j'avoue… Et je demande pardon. Je m'appelle Monseigneur Tchidimbo… Et je demande pardon. Je m'appelle Zoumanigui Kékoura, Emile Condé, Diop Alassane, Sagno Mamadi, Baldé Oumar, Dr Diallo Abdoulaye, Fofana Sékou, Demarchelier Jacques, Thiam Abdoulaye, Colonel Diallo Mamadou… J'avoue. J'avoue. J'avoue… Je suis père de cinq enfants, de six enfants, de neuf enfants, de seize enfants… Je demande pardon. Pardon. Pardon… Je suis récupérable. Récupérable. Récupérable… »
— Qu'est-ce qui ne va pas, papa? demanda Mori dans mon dos.
Je lui tendis le livre.
— Alors content, monsieur Camara ?
Je ne le savais pas. Que signifiait ce dernier clin d'oeil de Tantie ? Etait-ce le trésor dont j'avais rêvé, ces centaines de pages d'humiliation, de cris de suppliciés et de morts ?
— Qu'est-ce que je peux vous rapporter comme cadeau ?
— Moi, je veux un car de pompes funèbres comme celui de Mamadi-delco, dit le deuxième com. Un commissaire est devenu n'importe qui. Je ferai du transport.
— Moi aussi, sinon on me traitera de con, fit l'autre com. La comptabilité ne rapporte plus rien, les caisses sont vides.
Je leur promis deux superbes cars et ils nous laissèrent continuer.
— Je crois qu'il vaut mieux qu'ils descendent ici, conseilla Mamadi-delco à l'adresse de nos amis.