Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 27
C'est Mori qui me décida.
— Papa, il est temps qu'on reparte, tu ne me donnes plus d'argent pour manger, la population ne nous aime pas à cause des deux coms qui éventrent les matelas à la recherche de notre trésor. Et je suis sûr qu'il n'y a aucun trésor.
Mori n'était pas très intelligent, c'est pourquoi je respectais son flair.
— Bon, on va fêter ça, mon fils.
Le soir j'allai au « Tu peux amener ta copine du moment », l'une des deux boîtes de nuit de la grande ville. L'autre se nommait « Ne laisse pas ta femme dehors ». Ils dansaient quand je fis mon entrée. Un caisson assourdissant avec des amplis qui donnaient des haussements d'épaule à la toiture. Le patron me prit aussitôt par le bras. On avait grandi un peu ensemble, je le reconnus à cause surtout de sa démarche légèrement boitillante.
— Je suis heureux de te revoir, Mamy, me cria-t-il.
— Je dois repartir, Moussa « Chéri Coco ».
— Tu vas nous manquer.
C'était dit de façon si sympa que je le crus. On contournait le troupeau de danseurs occupés à se tamponner. Ils n'étaient que cinq à jouer et à chanter dans l'orchestre, mais comme ils devaient faire oublier les trépidations du vieux groupe électrogène qui alimentait la boîte, ils se démenaient comme cent diables. Heureusement que leur musique les aidait puisqu'elle avait servi le PDG dont le nom était à présent remplacé par celui du comité militaire.
« Coco chéri » me fit asseoir sur un tabouret, sous la batterie malmenée que le batteur boxait des poings et de la tête avec des cris d'Indien. Mon ami s'éloigna et je le vis appeler le chanteur du doigt. Je me tournai vers les danseurs. Je ne reconnus personne. C'est ici pourtant que j'étais né, que j'avais joué, grandi. Je recommençais à me plaindre quand le chanteur leva ses bras en croix. Les autres joueurs s'arrêtèrent. Seul le guitariste continua, penché sur son morceau de bois, les yeux fermés. Il faisait plus de bruit que les quatre autres et le groupe électrogène réunis. Le chanteur finit par lui arracher son casse-oreille. Les danseurs protestèrent.
— Une minute de silence, dit le chanteur. Mamy, approchez-vous.
Je m'approchai.
— Regardez-le bien, reprit-il. Il a l'air insignifiant avec sa tête de coq et son ventre de chèvre constipée, mais ce n'est pas n'importe qui, notre frère. Plus de vingt ans dehors à traîner, mais il n'est pas encore mort.
— On le connaît, le vieux ! cria un jeune à silhouette de biberon.
Tout était gros, excepté la tête.
Avec ça le présentateur n'avait même pas l'air de se foutre de moi. Sur la piste le troupeau s'était séparé en deux. D'un côté les gros et les grosses, et de l'autre les maigres. Malgré l'état de famine endémique de la région, les gros et les grosses étaient plus nombreux. Mystère du sous-développement. Ils s'ennuyaient tous visiblement et il leur tardait de reprendre la mêlée. Je levai la main pour demander le silence et m'emparai du micro. Des chahuts
éclatèrent aussitôt.
— Je suis comme vous un Kankanais, commençai-je.
Les chahuts reprirent de plus bel. Les regards sur moi étaient aussi violents que des lasers. Je fermai les yeux pour me protéger et aspirai la dernière bouffée d'oxygène qui traînait.
— Alors le vieux con, il parle ou non ? Depuis son arrivée il a fait plus de mal à notre ville que le PDG pendant vingt-six ans. Il a brûlé nos champs, détruit nos cases avec la machine de « Gros Bois », divisé tout le monde pour un mouton, et son fils nous ridiculise auprès de nos filles avec ce bangala qui lui pend jusqu'aux chevilles. Il avait un bon médicament, mais il est fini.
Tout le monde hurlait. Heureusement que dans le caisson à vacarme il n'y avait ni de quoi boire, ni de quoi s'asseoir.
— Je pars mais…
Les maigres applaudirent. « Mais je reviendrai avec… »
Les gros et les grosses applaudirent. Pour écraser probablement la concurrence. « … Avec de quoi donner de l'électricité nuit et jour à toute la ville et de l'eau courante dans vos robinets. »
— Menteur ! Menteur ! scandèrent les maigres, les gros et les grosses.
Ils avaient peut-être raison. Pendant près de trente ans, le PDG soutenu par le peuple dont il était « l'incarnation » n'avait réussi à éclairer Kankan, la deuxième ville du pays, que par les clairs de lune. Dieu merci, « Coco chéri » vint à mon secours. Il connaissait son monde.
— Puisque tout le monde est content que notre cher et regretté frère retourne d'où il vient, nous lui dédions ce
morceau.
Les joueurs regagnèrent leurs tabourets pendant que le chanteur retroussait ses manches.
— Il cherche l'inspiration, m'assura « Coco chéri ». Mais ce n'est pas facile. Depuis le changement de régime il doit improviser tout le temps.
Je compatis aux souffrances du pauvre. La vie, c'est comme ça, elle n'est pas juste. Tu apprends pendant des années à chanter les louanges de quelqu'un et un beau jour il fout le camp sans te prévenir. Le guitariste, lui, ne faisait pas de sentiment. Dès qu'il retrouva son instrument, il attaqua. Le chanteur le suivit après quelques hésitations. Le batteur en profita pour donner la fessée à son tam-tam. C'était un vieux succès du Bembeya-Jazz qui datait de la mode « En attendant ». Quinze ans déjà ! Mais pour repartir de zéro, il faut bien reculer. Le chanteur ronronnait.
Mes copains avaient des voitures
Mes copains avaient des villas
Mes copains avaient toute la ville
Mes copains trouvaient la vie facile
Mais notre pays manquait de bras
Mais nos maisons manquaient de toiture
Tout désormais va changer
Il est mort le PDG !
Chacun avait retrouvé sa bergère, tête sur épaule comme des ânes quand il fait chaud. On m'avait encore oublié. Je
les laissai tous perdus, dénudés et purifiés par la musique, leur libération, leur innocence. A la porte m'attendait « Coco chéri ».
— On ne peut pas se quitter comme ça, me dit-il.
Je ne lui demandai pas comment devaient se quitter deux Kankanais que vingt ans d'exil séparaient.
— C'est plein de filles, Mamy. Il faut que tu goûtes à l'une d'elles. Notre révolution n'a pas eu que du mauvais. Attends-moi une minute.
Il avait déjà disparu. Les mauvaises langues racontaient que la gono guinéenne adorait bouffer les couilles des anti-peuple-révolutionnaire-bourreaux comme moi. C'était probablement pour aider cette milice spéciale que les pharmacies du pédégé ne vendaient pas d'antibiotiques.
« Coco chéri » revenait avec une fille.
— Eliza, c'est un frère qui s'en va demain. Fais-lui passer une bonne nuit. Ne déconne pas, hein ?
— Mamy, il y a une chambre derrière la boîte. Si tu es pressé…
Je regardai la fille pour voir si elle était gênée.
— Alors monsieur, on y va ? dit-elle.
Elle était plutôt à l'aise. J'oubliais que l'école guinéenne du PDG pratiquait beaucoup l'éducation sexuelle dans les champs. D'après Taram, à force de se vautrer les uns sur les autres même les herbes n'osent plus pousser, voilà pourquoi on importait du riz.
— N'aie pas peur, mon frère, pour les maladies. Eliza est étudiante en médecine.
Comme si un médecin ne pouvait pas tomber malade. Je cédai quand même devant tant de gentillesse.
— Alors si elle veut bien, je l'amène d'abord quelque part, proposai-je.
Elle me suivit un moment et se baissa près d'une flaque pour ôter ses chaussures.
— Sinon je vais les salir, monsieur.
— Vous avez raison, Eliza. Je ne comprends pas qu'on dise : porter des chaussures alors que ce sont elles qui nous portent.
Elle sourit, ou plutôt je la sentis sourire parce qu'on ne voyait pas le bout de ses doigts. Oui, elle avait raison de protéger ses pauvres bottines. J'avais entendu parler de belles et jeunes guinéennes qui venaient régulièrement à Dakar, Abidjan ou Bamako se prostituer pour moins que cela.
— Votre révolution a fait beaucoup de mal, Eliza.
Elle ne répondit rien. C'était bon signe. Il n'y avait pas longtemps, elle aurait appelé la population pour me faire lyncher. Je m'approchai d'elle et lui pris une main. Si j'avais été plus costaud et elle plus petite, je l'aurais prise dans mes bras pour sautiller par-dessus les milliers de petits trous qui faisaient ressembler la ville à un morceau de gruyère.
— On va faire un tour du côté du pont ?
Elle s'arrêta. La lune sortait. Je la regardai. Elle était plus que jolie. C'était encore une enfant. Alors j'ajoutai rapidement :
— Moi aussi j'ai fait un peu de médecine, c'était à Paris.
— Vous avez été à Paris ?
— Si l'« étoile de Paris » était encore vivant, il te l'aurait confirmé. D'ailleurs c'est chez moi qu'il logeait.
Elle s'accrocha carrément à mon bras. Je la pris par l'épaule. Je me voulais des états d'âme, j'avais besoin d'être triste de partir. Kankan m'avait vu revenir, indifférente pour m'avoir peut-être attendu trop longtemps, et venait de me rejeter avec mes bonnes intentions maladroites.
Et moi je m'en allais, le coeur vide et les yeux secs, incapable d'un serment d'amour. J'abandonnais ma ville natale comme le PDG qui ne couchait plus ici depuis qu'il avait découvert que Kankan, fiancée au charme de carrefour, ne vivait que pour les rencontres. Ils s'étaient toujours un peu méfiés l'un de l'autre, la première consciente de son passé prospère de biche et le second trop épris de sa lourde prédestination d'éléphant.
Pendant que nous avancions, je pensais à tout cela sans pouvoir le formuler clairement, mais je sentais que l'histoire de la Guinée serait toujours celle d'un homme et de Kankan.
— Vous êtes vraiment de Kankan ?
Nous étions accoudés sur le pont, le seul et vieux pont de plus de trente ans. Heureusement que les Blancs nous l'avaient laissé avant que le PDG nous déclare la guerre comme « fossoyeurs de l'économie ».
— Oui, Eliza. Mais tu n'étais pas encore née quand je suis sorti.
— On ne le dirait pas. Vous n'avez pas l'air si vieux que ça.
Je promenai rapidement une main sur la petite touffe de
cheveux que m'avait laissée le boucher. Le Milo coulait en bas, lourd et lent, avec des plaques d'argent et de petits points d'ombres alignés sur une rive. Je lui demandai ce que c'était.
— Des pêcheurs.
Je n'avais pas encore vu un poisson depuis mon arrivée.
— Nos pêcheurs sont les plus patients du monde. Et aussi les plus adroits. Ils sont probablement les seuls à pouvoir attraper un poisson plus petit que leur hameçon. Un jour un cadavre d'hippopotame s'est échoué pas loin d'ici. Il fallait nous voir.
J'imaginai sans peine. Les poissons « réactionnaires » qui traversaient Kankan à la vitesse de la lumière pour aller s'exiler dans le pays voisin et, ce jour de festin, hommes, femmes et enfants jaillissant des cases avec des bruits terribles de vieilles casseroles et de couteaux rouillés.
— Une belle diarrhée nous a tous secoués pendant deux jours.
Elle rit. Je lui pris la main et cette fois-ci nos doigts s'entremêlèrent. Je lui dis de porter ses chaussures et comme elle hésitait, je lui en promis des dizaines d'autres paires. Elle me le fit jurer. Ensuite je l'amenai à la maison.
J'appelai Mori, personne ne répondit, ou il dormait ou il était en train de terroriser les femmes avec la capote de « l'étoile de Paris ». Pour plus de tranquillité, je la fis entrer dans la chambre de Tantie. J'allumai une cigarette, à la fois pour éclairer un peu la pièce et surtout pour me donner une contenance.
— Qu'est-ce que vous attendez ?
Elle venait de s'étendre toute nue sur le lit. Je tombai en retirant mon pantalon. Je la rejoignais quand on frappa à la porte. C'était Taram.
— Tu m'excuses, petit frère, je passais. Je ne te dérange pas, au moins ? Je voulais te dire au revoir.
Les nouvelles allaient vite, par Radio-Kankan. Je le fis asseoir et retournai dans la chambre. Eliza me dit dans le
noir en riant, pendant que je cherchais ma chemise :
— Je crois que tu ne tireras pas ton coup ce soir.
— Tu n'as pas de coeur, ma fille, lui répondis-je.
— Petit frère, je voulais te commander une paire de chaussures, commença Taram dès que je le rejoignis. Du 48 et si possible du 50.
Evidemment après vingt-six ans de défilés ou de longs séjours au Camp Boiro pour apprentissage de la danse
électrique, les pieds ne pouvaient que devenir révolutionnaires.
— C'est tout ?
— Petit frère, prête-moi d'abord une cigarette, je te la rendrai. Je sais que je peux avoir confiance en toi. Approche-toi un peu.
Je m'approchai un peu en baîllant.
— Il faut m'amener la magie, me chuchota-t-il, la vraie magie pour devenir invisible. C'est sérieux, petit frère. Pour les chaussures, tu peux abandonner, mais pas la magie.
Je n'en revenais pas. Et dire qu'une belle fille à poil m'attendait à deux pas. Mais je ne pouvais pas bouger. Il avait saisi mon oreille droite pour l'écarteler et soufflait dedans comme pour la nettoyer :
— La magie ça existe, petit frère, sinon tu ne serais pas riche, mais pour moi ce n'est pas l'argent qui compte, je suis comme le PDG. On ne pouvait jamais rien contre lui parce qu'il était partout dans les cases, sous les couvertures, dans les arbres, dans la poche de ton frère, dans la fumée de ta cigarette, dans tes rêves. Je te le jure, petit frère, le PDG avait la magie de l'invisibilité. Un jour il avait même fait disparaître son palais, que les gens du 22 novembre voulaient attaquer.
— Si tu lâchais mon oreille.
— Petit frère, tu ne comprends rien ? C'est vrai, ce que je te raconte. Un autre jour, le PDG se trouvait, je crois, en Allemagne. Il a senti un danger : on voulait le tuer. Alors il a dit à Béa, son porte-bouilloire :
— Tiens bien mon boubou et ferme les yeux. Quand Béa les rouvrit ils étaient à Conakry.
Pauvre afrique mystifiée. Je savais déjà que notre superman, insensible à la fatigue, au sommeil et au découragement ne vivait que parce que « la confiance n'exclut pas le contrôle ».
Aussi bien capable de terrasser d'une prise de judo un assassin que de donner des cours de football, il charmait les dames, donnait des leçons aux maris et éduquait leurs enfants. Mais…
— Et ce n'est pas fini, petit frère. Il a dit que personne ne verrait son corps à sa mort et il est devenu invisible.
Il commençait à me casser littéralement l'oreille. Dès que je réussis à la lui arracher, je lui promis l'impossible : sa magie et des chaussures 48. Il s'en alla en me bénissant.
Eliza ronflait légèrement. Je caressai sa petite figure d'enfant. Elle se tourna contre le mur en ronronnant. Alors je m'adossai au lit pour refaire mon BAM. Mais je ne cessais de penser à l'éternelle âme de la Guinée partagée entre la naïveté et l'innocence.