Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 29
La traversée de la Guinée Kankan-Conakry fut sans problème.
Eliza ! J'en rêvai un moment pendant la première moitié du trajet. Elle était en moi, j'étais en elle. Elle m'attendait, je devenais sa moitié. Elle me soignait, je la guérissais. Elle me donnait sa jeunesse, je lui montrais mon passé. On riait de tout sur une île. Les autres nageaient parmi des requins pour nous rejoindre et on leur criait :
— Unissez-vous et vendez cher votre peau !
Ils étaient nombreux, les poissons, mais je les reconnaissais presque tous grâce aux noms que j'avais furtivement lus dans le Livre blanc. Les Bama Marcel Mato
Bangoura Kassory, Portos, Kleit Mohamed, Barry Sory,
Commandant Mara Kalil, William Gémayel, Maurice
Péquinot, Mbaye Cheick Omar, Aribot et d'autres têtes qu'engloutissaient et rendaient tour à tour les flots parmi d'horribles requins à oreilles d'éléphants.
Mamadi-delco nous déposa chez Laye après que je l'eus payé et lui eus promis toutes sortes de delcos. Je fus surpris de trouver toute la maisonnée sur pied de bonne heure. Il
n'était que huit heures trente. Laye m'en donna l'explication :
— Aujourd'hui c'est dimanche, on ne travaille pas.
Heureux pays où tous les autres jours sont fériés. Les enfants me demandèrent des nouvelles de mon « gros avion plein de cadeaux». Mori avait déjà réussi à trouver un
morceau de pain.
— Alors, ça a bien marché à Kankan ?
— Très bien, cousin.
Et je leur décrivis l'accueil enthousiaste des Kankanais.
— Toute la ville était en fête malgré l'heure matinale et notre départ faillit tourner à l'émeute. J'ai dû promettre des chaussures, des delcos, de la magie, des médicaments, des pâtes dentifrices. Tout quoi ! N'est-ce pas, Mori ?
A mon regard il comprit que j'avais besoin d'un oui,
sinon je lui bottais les fesses.
— C'est vrai que nous avons même promis des capotes.
Et sa bouche se referma sur le morceau de pain avec des
claquements de mâchoire de caïman affamé.
— Tu déjeunes, cousin ?
Non, je n'en avais pas le temps. Je brûlais de revoir ma Béa, ma grosse Béa, l'experte en inventions. On promit de revenir bientôt. Mais nous n'atteignîmes l'hôtel de mon inventrice que le soir. Pas de taxi, dix-huit kilomètres à pied. Heureusement qu'il y avait plus de bars que de stations d'essence, question carburant pour nos fragiles mécaniques humaines.
Comme il était beau, l'hôtel de ma Béa ! Des fleurs entourées de propreté et de silence. On ne se serait pas cru
à Conakry. Je laissai mon cousin à l'entrée, il commençait à tituber et avait envie de dégueuler. Je me dirigeai d'autorité vers la réception.
— Je veux voir Béa, commençai-je.
— Si vous voulez parler de l'ancien premier ministre, il est mort.
— Ma Béa est une femme.
— Je vois. C'est l'ingénieur en inventions.
— On dit l'ingénieuse. Il faut libérer la grammaire.
— Chez moi, ma grand-mère a toujours été libre, me coupa-t-il. Et puis le rail ou la rail, pourvu que le train passe… Je suis sûr que vous êtes un Guinéen de l'extérieur. Vous commencez à nous emmerder.
Béa sortait justement d'un ascenseur, accompagnée de Jacky. J'abandonnai le Guinéen de l'intérieur et marchai
sur eux. On s'embrassa.
— Je vois que vous vous connaissez, dit Béa.
— Bien sûr. C'est l'ancien Diallo d'un ami.
— Tu veux une autre gifle, Jacky ?
— Tu en serais incapable, saoul comme tues, mon frère nègre, me répondit-il, jouissant à l'avance de la gifle promise.
Béatrice nous regardait à tour de rôle. Elle devait se demander si nous plaisantions ou non.
— Je te paye un verre, Mamy ?
— C'est plutôt à moi de te l'offrir. N'oublie pas que tu es chez moi.
Béatrice s'excusa. Elle devait remonter dans sa chambre pour essayer à nouveau de téléphoner a sa fille.
— La pauvre ! dit Jacky. Depuis qu'elle est là elle se fait rouler. Ou on cherche à la baiser ou on lui fait payer cher ses rendez-vous avec les gens importants. Quand tu es venu, j'étais en train de lui expliquer que depuis la mort du PDG, tout le monde est devenu important ici. Les Guinéens qui débarquent ont les bras levés en V, et à croire ceux qui ont fait leur nid sous l'ancien régime, c'est grâce à eux que votre tyran est mort. Tous des zéros qui se prennent our des héros. Pauvres Africains. Vous êtes tous des ZEHEROS, ce mélange de zeros et de héros.
Je l'aimais bien, mon Jacky, mais il commençait à me chauffer les oreilles.
— Arrête un peu tes conneries et occupe-toi de tes affaires. Tu n'es même pas Guinéen.
— C'est le langage de tous les charlots qui vous chevauchent. Ils ne veulent pas que l'autre regarde dans leur marmite de sorcière ou ils font mijoter leurs opposants. Il y a quelques années, l'OMS avait trouvé des cas de choléra ici. Votre PDG, ancien postier, avait alors déclaré que c'était encore une combine impérialiste pour saper le moral du peuple. Il fut décrété que le choléra n'existait pas. Puisqu'il était interdit de prononcer « koléra », on se disait : « Un tel est mort du soléra. » Merveilleux peuple qui applaudit avant de jeter la pierre aux sous-chefs tournesols.
Il parlait, parlait, jouant parfois sur le mots, et moi j'avais de plus en plus mal à la tête à cause de la fatigue, de mon ventre vide, de la pluie et du gris du ciel. Dè que j'en trouvai l'occasion, je l'interrompis :
— Jacky, je ne suis pas seul. Mon cousin m'attend de l'autre côté.
Il m'accompagna. Le cousin tenait à peine debout. On le traîna et on l'adossa à un manguier. Il choisit de lui-même la meilleure position, là où une goutte de pluie faisait toc-toc sur son nez. Il paraît que c'est un supplice chinois, mais à nous autres en Guinée, ce qui fait mal ailleurs ne nous fait pas peur.
— On retourne ? demanda Jacky.
— Ne m'abandonnez pas, Mamy. Je ne suis pas saoul. D'ailleurs tu as bu plus que moi.
Le jaloux. Il n'avait qu'à essayer de marcher comme moi, mais il restait assis.
— On le laisse ? dit Jacky.
—On le laisse. Il est en plus diabétique. Il ne tiendra pas le coup, lui assurai-je.
— Sale valet de l'impérialisme ! C'est Sékou qui avait raison. Vous les Guinéens de l'extérieur, vous n'aimez que la compagnie des Blancs.
Je n'écoutai pas le reste. Mais Jacky avait entendu.
— Viens, mon frère. Le sale Blanc colonialiste va te payer un verre. Vous vous croyez indépendants, mais dans mon hôtel on n'accepte pas votre monnaie. Vous vous croyez libres, mais vos bourreaux se promènent partout. Vous vous croyez propres et vous n'osez pas juger les voleurs. Vos dirigeants ne savent que parler.
J'en eus marre d'un coup et je retournai prendre mon
cher cousin. Je pensais au « gros avion » que j'avais promis à ses enfants, à mon pays qui attendait d'autres gros avions, au grand Michel qui savait que la meilleure façon de vivre était de repartir de zéro.
— Cousin, fais un effort, commençai-je.
Je l'aidai à se relever. Nous finîmes par trouver un hangar pour nous abriter de la pluie.
— Nous voulons repartir demain, lui annonçai-je.
Il ne répondit rien. Il ne me demanda même pas si je revenais. Je le regardai, adossé au mur, les yeux fermés, la respiration difficile. M'avait-il seulement entendu ? Je le touchai au front.
— Ce n'est rien, dit-il. Je dois faire un début de palu. Et je n'arrive pas à digérer les insultes de ton Blanc.
— A qui est-ce la faute ?
— Pourtant le PDG était quelqu'un de bien.
Il commença à énumérer ses qualités. Tout était au superlatif. Mais pour chaque raison de l'aimer je trouvais deux Guinéens tués inutilement.
J'allumai une cigarette et regardai la pluie laver mon pays. Il en avait besoin.