Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 16
Je ne rencontrai Laye que derrière le dernier rideau. C'est lui qui me reconnut.
— C'est toi, Camara ? demanda-t-il poliment.
— J'ai l'honneur d'être un Camara, monsieur. Mais il y a beaucoup d'autres Camara.
— C'est bien Mamy ? Celui qui m'a envoyé un télégramme ?
Moi je suis Laye.
Je l'embrassai aussitôt, le repoussai et l'embrassai à nouveau. Bon Dieu, pour une fois j'avais envie de pleurer. Comme il avait changé !
— Bon, on causera plus tard, lui dis-je après lui avoir présenté mon fils.
— Tu n'as pas perdu ton temps, toi, m'assura-t-il en contemplant l'embonpoint du fiston. Et les bagages ?
— On s'en occupera après, Laye, dis-je en tâtant discrètement ma valise en poche. Peut-être qu'ils arriveront
demain dans un avion plus gros. On va fêter d'abord les retrouvailles.
— Dans ce cas, à la maison. Ce n'est pas loin et on n'aura pas besoin de taxi.
De toute façon je ne vis rien qui ressemblât à un taxi dehors. Il recommençait à pleuvoir. Mori avait chargé le carton de médicaments sur sa tête et Laye avait saisi le sac. Je les suivis. Heureusement qu'il avait dit que ce n'était pas loin. Nous marchions déjà depuis plus de vingt minutes quand il se décida à nous rassurer à nouveau.
— Ce n'est plus tellement loin, Mamy.
Mori ne disait rien. Je le rejoignis pour l'encourager.
— Petit, on va finir par arriver et on n'aura même pas besoin de douche, les eaux de pluie de Guinée sont très bonnes pour la santé, tu te sentiras en forme dès qu'il finira de pleuvoir, tu vois c'est la saison des pluies. Qu'as-tu à éternuer comme ça, tu as pourtant un gros carton sur la tête pour te servir de parapluie. Moi qui ne porte rien, qu'est-ce que je devrais faire ? Tu es dans le pays de tes ancêtres, mon fils.
— Attention on arrive, nous prévint laye. Mettez vos pieds dans mes pieds, il y a de gros trous. Le voisin s'est cassé l'autre jour une jambe dans l'un d'eux. C'est un nouveau quartier.
— Il n'y a pas d'électricité ?
— Le prési nous l'avait promis. S'il n'était pas mort… Il travaillait trop, le pauvre !
Enfin on arrivait. Un enfant vint à notre rencontre avec une lampe-tempête et commença à nous tourner autour avec de petits cris de joie de chiot. Je me baissai et le prit dans mes bras.
— Lui c'est Yaya, dit Laye en s'essuyant les pieds contre une grosse pierre à l'entrée.
Nous l'imitâmes.
— Yaya, où sont les autres ?
— Ils sont couchés, papa !
— Bon, on va manger d'abord, Mamy.
— Où est Saran ? demandai-je.
— Elle est décédée. Je ne te l'ai pas dit parce que tu ne réponds pas aux lettres.
— Merde ! dis-je.
— Oh ! ce n'est rien. C'est la vie. Elle m'a laissé six gosses, trois garçons et trois filles. Yaya, c'est le quatrième.
Dans le salon ou ce qui en tenait lieu, je découvris cinq petits tas d'enfants collés les uns aux autres sur un matelas
posé à même le sol.
— Yaya, va chercher pour Tonton et Mori des tabourets.
Je déposai le petit.
— Et puis dis à Djènè de se dépêcher, ajouta-t-il. Mamy, tu ne dois pas te souvenir de Djènè. C'est ma soeur, elle marchait à peine quand tu es parti.
Djènè entrait avec un bol fumant. C'était à présent une femme. Elle déposa le repas et remonta son pagne au-dessus de ses seins tombants. Mon Dieu, étais-je resté si longtemps dehors ? Je ne me souvenais pas du tout d'elle. Elle disparut comme elle était venue, à pas de chatte.
— Elle ne mange pas avec nous ?
— Elle partagera le reste avec les enfants. C'est du poulet, annonça-t-il comme si ce fût du caviar.
Mori avait déjà rapproché son tabouret. Je le foudroyai du regard pendant que Laye en faisait de même avec son
fils.
— Ce gosse me fait honte, dit-il. Dès qu'il voit de la nourriture, il tremble comme s'il n'avait jamais bouffé.
Allez-y ! Moi j'attendrai les autres. Viens ici, Yaya, tu vas te coucher comme les autres. Depuis que leur mère est morte ils se croient tout permis. C'est la faute de Djènè, elle les gâte comme une grand-mère.
Je dis à Mori de commencer. Moi, je n'avais plus d'appétit. Laye parlait, penché sur son fils à la lueur de la lampe retenue dans ses cheveux précocement blanchis. Il pleuvait toujours et entre deux gorgées, Mori éternuait de plus belle. Je pris une cuillère pour faire semblant. Les yeux de l'enfant s'allumèrent. Je la lui tendis. Laye leva la tête.
— Ce n'est pas bon ?
— Délicieux, mais j'ai surtout envie de fêter mon retour.
— Si tu veux, il y a un bar à côté. On y va. Il y a longtemps que je n'ai pas bu. Depuis la mort du PDG.
Moi, c'est à ce moment-là que j'avais pris le goût de l'alcool. Il appela Djènè pour lui dire de s'occuper de mon fils et confia à Yaya :
— Tonton et moi, nous allons cherchervos cadeaux, c'est tellement beau et bon qu'il faut un joli avion pour les apporter. Mais si tu n'es pas sage comme les autres, tu n'auras rien.
J'étais gêné. Etait-ce le mensonge seul que j'avais appris à l'étranger ? Pourquoi n'avais-je jamais cru qu'un jour je reviendrais. On n'est jamais seul pourtant. Il y a toujours quatre milliards de personnes. Mon rêve fou et démesuré avait été de vivre comme si je n'appartenais à personne parce que j'avais été orphelin à l'âge où l'on découvre le goût d'un sein, ce doigt de Dieu qui fait descendre le ciel et monter la terre. Je n'avais jamais eu conscience d'avoir été un jour le point de rencontre d'un homme et d'une femme. Pourquoi toutes ces idées noires, cette nuit-là ? J'avais déjà le pressentiment, je crois, que le voyage dans la misère des miens ne venait que de commencer.
Je l'accompagnai dans l'obscurité jusqu'au bord de la route. Des cris nous parvinrent de l'autre côté.
— C'est là-bas, dit-il.
Je le suivis. Le bar ne ressemblait pas à un bar. On traversait un salon, puis une chambre à coucher où dormaient une femme et son bébé. Ensuite on débouchait dans une petite pièce où trônait sur une immense table une bougie fumante.
— Je vous présente mon frère, dit laye. Il vient d'arriver.
Il s'appelle Mamy.
Pendant qu'il faisait les présentations, je serrais les mains qu'on me tendait avec parfois des visages souriants. Le patron vint.
— Diallo, c'est mon frère.
Il avait la main franche, Diallo.
— Asseyez-vous, monsieur. C'est pauvre ici, mais on est tous frères. Si on est encore dans ce pauvre petit coin, c'était à cause du PDG et de son comité islamique.
Qu'est-ce que vous prenez ?
— Deux Sobraguis, commanda Laye.
Nous nous assîmes sur un banc. Diallo déposa les commandes à nos pieds. On se servit en silence. Je ne savais pas quoi lui dire, lui non plus probablement. De l'autre côté, les conversations avaient repris.
— Alors Laye, ça va ?
— Ce soir, oui. J'avais tellement envie de te revoir. Le temps passe vite. Nous étions petits l'autre jour, et voilà qu'aujourd'hui nous avons des petits à notre tour, et qui
feront bientôt leurs petits. Et toi ? J'ai appris que tu t'es beaucoup promené. Avec Saran je te suivais pays par pays.
Dommage que Dieu n'ait pas voulu qu'elle te revoie. C'est à l'accouchement de la petite Sali qu'elle est partie. Elle saignait et il n'y avait rien pour arrêter le sang.
Saran, bon Dieu ! Son regard de biche apeurée quand je lui faisais signe d'approcher afin de partager une orange volée chez le voisin.
— Où est-ce qu'on pisse ici, Laye ?
Il s'interrompit et m'indiqua une cour du doigt. Quand je revins, il serrait très fort son verre entre ses doigts. Je me resservis et restai comme lui plongé dans d'amers souvenirs où la fatalité prend le parti de la mort contre la vie. Mais bientôt je dus retourner pisser.
— Dis donc, la bière locale est vachement lourde pour la vessie.
Il sourit et cela me fit plaisir.
— On change, repris-je. Moi je continue au whisky. Et toi ?
— Si tu veux, cousin, je reste au Sobragui.
— J'insiste, Laye. Prends ce que tu veux. C'est moi qui paye.
— Non. Le Sobragui. Les autres c'est trop cher.
J'appelai Diallo. Il revint, plus aimable encore qu'auparavant.
— Tu bois quelque chose avec nous ? lui proposai-je.
— Moi je suis musulman, mon frère.
— Dans ce cas, un Sobragui encore et un whisky.
— Et toi raconte un peu, dit Laye dès que Diallo disparut. J'ai toujours cru que tu reviendrais, tante Fanta aussi. Je lui parlai aussitôt de son télégramme.
— Elle est morte avec ton nom sur la bouche. Elle voulait te voir pour te confier quelque chose d'important, paraît-il. Elle avait beaucoup changé depuis son départ à La Mecque, il y a deux ans. Elle ne vendait plus que des boutons. Elle disait en riant : les hommes de ce pays tombent trop vite leur culotte, je crois qu'il leur manque des boutons. Elle devait avoir raison pour avoir aidé la plupart des anciens dignitaires à se déshabiller.
— Ça marchait bien ? Moi, je m'y connais un peu en boutons.
— Son dernier mari était un connard qui lui prenait tout. Il s'appelait Maliki et se faisait appeler « l'étoile de Paris ». Un bon danseur. Il s'est tué d'ailleurs l'an passé sur une piste.
— On reparlera de tout ça plus tard. Ce soir, on fête. Au fait, comment va ton grand frère ?
— Il a de la tension.
— Ta soeur ?
— Elle a de la tension, elle aussi.
— Le papa ?
— Mort de tension.
— Ton oncle Arafan, le professeur de chimie ?
— Pendu.
Je ne voulais pas continuer. Nous étions là parce que ce qui nous arrivait était une histoire de vivants. Je citai quand même cinq ou six noms. Ils n'étaient pas tous morts encore, dieu merci. Mais les survivants avaient de la tension. Je les verrai à Kankan.
— Et toi, ça va ? lui demandai-je.
— Moi, je n'ai pas de tension, je touche du bois comme disent les Blancs. Je suis seulement diabétique. Et toi ?
— Moi aussi j'ai de la tension, cousin. Mais l'autre, qu'on appelle hypo.
— Tu fais l'hippopotame, quoi. Je t'envie, Mamy.
— Mourons, mon frère, mais en buvant, criai-je en riant.
J'appelai Diallo et proposai une tournée générale.
— Ça va te revenir cher, Mamy.
Je lui demandai le cours du syli.
— Au marché noir, c'est un syli pour deux francs CFA et au cours officiel, c'est un pour dix. Mais il n'y a plus d'officiel.
— On a maintenant des officiers, ajouta quelqu'un en rapprochant sa chaise.