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Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui

Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.


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Chapitre 11

Depuis que j'étais le collaborateur du patron, mon salaire n'avait pas changé, non plus que la situation de notre société d'import-export d'ailleurs. Je soufflais moins dans la machine, je répondais plus au téléphone, je poussais moins la voiture. Je fermais le bureau un peu plus tard.
— Quand retournons-nous au pays ? me demandait Binta, les rares nuits que je passais près d'elle.
— En Guinée ou au Mali ? Depuis l'arrivée des militaires au pouvoir, elle se découvrait Guinéenne. J'avais fini par la garder malgré la disparition de mon canard. Elle avait réussi à me convaincre de me réjouir de sa mort…
— Camara, ce canard te portait malheur, depuis que je l'ai tué la Guinée a été libérée et toi tu n'es plus n'importe qui, même parmi les Blancs.
C'était vrai quoique je ne vis pas le rapport entre mon canard et les militaires. Peut-être que si j'avais tordu le cou à mon animal plus tôt, nos héros auraient pris le risque de se faire pendre par le PDG ; je l'ai d'ailleurs dit au grand Michel :
— Mon cher, tu te rends compte, l'éléphant de Conakry m'avait envoyé un de ses marabouts pour me remettre un canard “travaillé”, heureusement que je ne suis pas n'importe qui. »
Il me regarda d'un air entendu. C'était mon partenaire d'un jeu auquel je croyais de plus en plus.
— Quand retournes-tu chez toi, me demandait toujours Albertine.
Quand on se croisait en ville, elle prenait un air distant, mais dès que j'entrais chez elle, elle me sautait au cou.
Albert m'avait rassuré un jour.
— Ma femme t'aime, ne te gêne surtout pas quand je suis là. J'aime tout ce qu'elle fait. C'est ça l'amour.
Je ne comprenais pas. Il m'a expliqué que c'était dû à une histoire de différence de culture. Moi qui pensais que les Blancs sont comme les Arabes qui tirent leur couteau dès qu'on regarde leurs femmes ! Peut-être que j'avais tort. J'avais envie de vérifier avec Nicole, c'est la femme de mon ex-patron.
— Ne te presse surtout pas, me disait mon collaborateur et maître du jeu. Il faut toujours laisser les situations se décanter.
— Père, j'ai appris que tu as combattu le PDG ; maintenant qu'il est parti, quand est-ce qu'on rentre ? me demandait à son tour mon fils.
— Il faut laisser les situations se décanter, Mori.
— Alors beau, dès que tu es prêt tu me fais signe, on rentre ensemble, me disait Nyamankoroba.
— J'attends que les situations se décantent, bôo. — Mais tout le peuple est content, reprenait-il. Je passe toutes mes nuits à écouter la radio guinéenne. Du Tino Rossi Iglo Egléciach Enrico Marchiache Bob Mariait des orchestres zaïrois cubains. C'est maintenant qu'il faut faire les valises. Tout est calme.
— C'est vrai que j'ai commencé à préparer mon retour, me disait Ibrahirn, l'ex-inconditionnel de Sékou. J'ouvre un garage. J'ai un frère ambassadeur qui me lancera.
C'était vrai que tous les ambassadeurs avaient regagné leurs postes après avoir pleuré le PDG et félicité les nouveaux hommes forts. Ah ! les caméléons ! Moi aussi j'écoutais la radio. Des télégrammes de soutien. Je souhaitais que les militaires n'en fassent pas des soutiens-gorge. La plupart venaient de ceux qui applaudissaient tout le temps le pédégé.
— C'est ça la politique, Camara, me confiait le grand Michel. Les courtisans, c'est aussi fait pour enterrer. Ne les blâme pas. On se défend comme on peut. Je l'écoutais. J'essayais de tout comprendre à sa façon par le pardon. Quand le téléphone sonnait, je répondais en demi-patron, mais le patron ne s'interrompait pas. Peut-être savait-il que je l'admirais et l'aimais pour essayer de me sortir de mon état de zéro. Je ne voulais pas le décevoir. Quand je rentrais le soir, je me faisais désormais ce qu'il appelait le bilan arithmétique et moral de la journée, qui consistait à séparer les actes positifs des actes négatifs. Chez moi, c'était surtout les côtés neutres que je rencontrais. Ils étaient si nombreux qu'ils noyaient tout le reste. Alors quand j'en avais le temps, je me levais pour aller boire chez Albertine avant de lui monter dessus ou je me contentais de Binta qui réapprenait à dormir depuis que j'avais décidé de la garder. Je me levais le matin la tête vide et je la remplissais avant la fin de la journée de gestes mécaniques, de rêves érotiques, de projets bidon, d'illusions fragiles, de fausses espérances, de mots inutiles. Déjà à l'école je pouvais tout construire avec des zéros. Des voitures, des bonhommes, des arbres, des oiseaux, des maisons, des canards.
— Ne fais surtout pas de complexes, mon ami, continuait-il. Je ne sais rien de la vie puisque je ne connais pas la mort. Le noir et le blanc vont ensemble, ainsi que le positif et le négatif. Il n'y aurait pas de jour sans nuit.
— Et le zéro ?
— Je sais qu'il y a des zéros positifs et des zéros négatifs. On a même inventé le neutralisme positif. Mais le zéro n'existe pas. C'est une invention de l'homme. C'est pourquoi il a mis du temps pour le découvrir. C'est l'infini qu'il a toujours porté en lui, non qu'il soit infini lui-même.
Le baobab ne sort-il pas d'une minuscule graine ? Les petits ruisseaux donnent les grands fleuves. L'homme a trouvé le zéro quand il lui a fallu justifier la mort de son semblable.
C'était beau tout ça et je l'écoutais attentivement mais j'avais l'impression qu'il déraillait un peu, le patron. Peut-être parce que, comme on dit chez moi, un couteau ne peut pas se couper lui-même et une torche n'éclaire que les autres. Mon ancêtre Gongodili disait :
— Tu ne peux pas m'aider si tu as moins de femmes que moi.
— Mon ami, je ne sais pas comment t'expliquer tout ça. Ce sont des lieux communs, mais je ne crois pas que le devoir de l'homme soit de rechercher frénétiquement du nouveau. Regarde l'occident.
Je me tournais vers l'occident et n'y rencontrais que mon vieux rêve d'y aller pour caresser des blondes plus boulondes encore que celles de « je viens de France ». Je me retournais. Mais à l'est, je sentais confusément la présence des adorateurs de l'homme autour des prières montantes.
Alors je me levais et ouvrais la fenêtre. Le soleil tombait entre nous et nous separait.
— … Là-bas, plus d'ombres. Est-ce que tu sais que les photos des pendus du PDG faisaient des ombres ? J'ai vu des photos. Sékou ne l'a peut-être jamais remarqué, sinon… On ne tue pas facilement une ombre. Il faut d'autres lumières, un autre soleil, et quand on réussit, l'ombre chassée monte et obscurcit un peu plus le ciel.
Quand il devinait mon ennui il changeait brusquement de sujet :
—Est-ce que tu es passé au port pour la commande ?
Oui, j'étais passé, mais tout était trop lent ou trop cher. Tout le monde parlait de conjoncture. Plus on en parlait, moins on pouvait la dessiner. Nyamankoroba m'avait assuré au début qu'il s'agissait d'un monstre préhistorique qu'on avait réveillé à cause de nos interminables cris de guerre. Il avait promis de me le décrire un jour. Les autres accusaient indifféremment les Libanais, le dollar, l'Iran, les détériorations des termes de l'échange, les inondations, les sécheresses, la natalité galopante, la mortalité accélérée. Les experts accouraient de plus en plus nombreux, de plus en plus étrangers, avec de plus en plus d'étranges solutions qui nourrissaient l'insatiable bête.
Nous ne parlions jamais du compte de la société qui se vidait. J'avais essayé d'aborder ce sujet un jour, mais il s'était contenté de me demander quand je partais pour la Guinée avant de me conseiller :
— Attends encore un peu. Les héros n'arrivent jamais avant la fête.
Puis il avait ajouté :
— Michel a mis à la porte son boy qui l'avait traité de petit Michel.
Le pauvre Ali Baba ! Il avait dû apprendre que mon Michel à moi était grand.

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