Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 10
Une semaine après, j'étais vraiment le héros. On racontait que j'avais promis d'avoir la peau du PDG, ce qui s'était produit même s'il était mort naturellement pour ainsi dire. Mais peut-on mourir de mort naturelle dans la soixantaine quand on est PDG, c'est-à-dire quand on a droit de vie et de mort sur les autres. Or tout le monde sait que ce droit éloigne sa propre mort qui ne vous prend que lorsque vous n'avez aucune vie à lui offrir.
Le bruit s'était également répandu que j'avais annoncé l'arrivée des militaires, que probablement j'étais de connivence avec eux.
Je laissai dire, à la satisfaction du patron. En fait tout ceci provenait d'un malentendu. J'avais seulement déclaré qu'il était temps d'envisager la Guinée sans PDG, mais moi je pensais à Sékou, tandis que les autres croyaient que je parlais du pédégé, son Parti-Etat.
Toute la semaine précédente j'avais été très sollicité, surtout le vendredi pendant qu'on enterrait le prési. Moi j'étais au commissariat à cause de la radio de Saliou qui ne lui appartenait pas et que j'avais perdue, de la veste de Sori et du pantalon blanc de « je viens de France ». Et puis il y avait la plainte de Soulémane le palestinien pour son « bon », et celle du petit vendeur à qui j'avais fait l'honneur d'emprunter ses cigarillos infects. Le commissaire m'avait dit :
— Tu n'as pas honte qu'on te conduise ici pendant que l'Afrique s'apprête à accompagner un de ses plus dignes fils en sa dernière demeure ?
Je ne voyais pas beaucoup le rapport entre une vieille radio, une veste, un pantalon, des cigarillos et l'enterrement du PDG. Mais je n'étais pas commissaire et celui-là avait la réputation d'être un limier particulièrement tenace. Bien qu'il fût neveu du ministre de l'intérieur, ses ennemis n'avaient pas encore réussi à lui faire lâcher son commissariat.
— Tu veux écouter ton pays pleurer son Responsable suprême ? Ecoute un peu.
Il ouvrit son petit poste. Ça piaillait, ça gueulait. On n'entendait plus le speaker qui pleurait et voulait parler de tous ceux qui pleuraient, ce qui n'est pas facile, surtout de dire que tout se déroulait dans le calme et la dignité, et tout en blanc. Enfin il faisait chaud, très chaud, pas là-bas mais dans le petit bureau du grand commissaire, et moi je voulais lui raconter l'histoire de la veste, du pantalon et de la radio.
— Monsieur le commissaire, commençai-je.
— Ferme ta gueule, sinon tu aggraves ton cas.
Il avait envie de pleurer. Il prit son boubou pour se moucher. Puis il ôta ses lunettes pour se frotter les yeux. C'est dur pour un commissaire de montrer qu'il a encore des larmes. Je ne pouvais faire moins. Après tout, c'était mon presi. Et avant tout, des larmes appellent toujours les miennes, c'est comme le bâillement ou le rire. Je pleurai comme si on m'avait mis du piment dans les yeux et dans la
bouche. Tout a une fin heureusement. On nous coupa le courant et la radio se tut.
— S'il apprenait en ce moment qu'un Guinéen va aller en taule pour abus de confiance, que ferait-il, le grand homme ?
— Je ne sais pas, monsieur le commissaire. Comme disent les Blancs, il va se retourner dans sa tombe.
J'avais envie d'ajouter : mais comme tout le monde est enterré dans un petit trou de pauvre, il serait difficile à un grand de bouger. Ce n'était pas à dire, d'autant que c'était la première fois que je pleurais en même temps qu'un commissaire.
— Mais pourquoi ne veux-tu pas payer tes créanciers, Camara ? Tu as un coeur puisque tu viens de pleurer comme moi.
— Monsieur le commissaire, ils m'ont tous tapé dessus un à un, les lâches. S'ils m'avaient attaqué en groupe, j'aurais pu me défendre parce que je suis costaud, je ne suis pas n'importe qui. Alors quand Sori m'a pris au collet, je n'ai rien fait. Quand David m'a injurié, je n'ai rien fait. Quand le Palestinien m'a menacé de son canif, je n'ai encore rien fait. Mais quand le petit vendeur m'a maudit, je lui ai dit d'aller dire aux autres que je ne les payerai pas avant que les trompettes ne réveillent les morts.
— Et pour la radio de Saliou ?
— Il n'y avait que les cafards qui parlaient dedans, monsieur le commissaire. On est à la fin du mois et je les réglerai dès que le patron m'aura payé.
— Je te donne cinq jours, pas un de plus. Mercredi matin, présente-toi ici pour régler tes histoires.
Je me levai. Il avait encore probablement envie de pleurer. Je lui souhaitai un prompt rétablissement du courant et sortis.
Le patron avait retrouvé la forme et lisait un journal quand j'entrai. Albertine m'avait demandé de la rappeler, mon fils me cherchait, Michel m'invitait à dîner, François tenait à m'avoir pendant le week-end dans son cabanon au bord de la plage à 15 km d'ici, le lundi la petite vieille voulait me faire voir ses statuettes, le mardi Jacky me priait d'honorer de ma présence sa soirée d'adieu.
Et le mercredi matin le patron devenait mon associé. Les militaires étaient au pouvoir, assis sur le pédégé. On téléphonait, on se bousculait à la porte du bureau pour me
féliciter.
— Tiens, cette fois-ci c'est le commissaire, fit le patron en me tendant le téléphone. Il demande s'il te fait prendre, si tu vas de toi-même à son bureau ?
— Dites-lui que je passerai, ou plutôt que j'enverrai quelqu'un, répondis-je d'un ton suffisant.
— Mon collaborateur reçoit en ce moment des personnalités. Il sera libre vers midi, je pense. Si c'est urgent, je peux passer moi-même. Bon, à tout à l'heure, monsieur le commissaire.
Il me sourit. C'était pour lui un jeu. Moi je commençais à prendre peur. Il se leva, décrocha sa veste et me dit :
— Je vais là-bas, ce ne sera pas long, ne t'inquiète pas, je réglerai ton problème en cinq minutes, n'oublions pas que tu n'es pas n'importe qui.
Je me demandai s'il ne se trompait pas. S'il avait raison, c'était terrible. Moi, un héros de libération ! Qu'est-ce qui m'attendait encore ? En une semaine j'avais tout vu tout entendu tout bu tout embrassé tout promis tout rêvé. Et tout ce que j'avais vécu dans un état second s'ouvrait sur la réalité. Ou peut-être n'avais-je jamais existé que depuis seulement une semaine ? Pourtant il y avait bien Mori, mon fils, mais m'en étais-je vraiment occupé ? J'avais parcouru de nombreux pays, mais en vérité je n'avais pas bougé. Mes jours et mes nuits se confondaient. J'avais oublié de les compter. Je croyais que vivre, c'était d'abord essayer d'exister. J'étais un Noir parmi d'autres Noirs qui crevaient chaque jour. On tuait aussi des chiens. On n'a pas le temps de s'en soucier. Pourquoi prennent-ils notre part dans les poubelles on peut tout trouver sauf le vent m'a appelé ici je suis venu pour voir où s'arrêtait le monde c'est de l'autre côté de la muraille de sable que m'appelle à nouveau le vent passe et il ne reste rien et puis il revient pour dire qu'il est passé ailleurs il ne reste rien et puis vous vous agenouillez pour demander au ciel s'il n'y a rien c'est que Dieu est l'inconnaissable où le rencontrer ? Je ne savais pas qu'il était en moi je n'ai toujours ressenti que l'absence des autres.
— A quoi penses-tu ? dit le patron en entrant. Ton petit problème est réglé.
— Je vous rembourserai sur mon salaire du mois prochain.
— Tiens, je ne t'ai pas encore payé, mon cher collaborateur.
Sa façon d'insister sur le mot collaborateur me fit lever la tête.
— Ma société ne marche pas très bien en ce moment, Camara. Tu connais toutes mes difficultés. Mais en unissant nos forces je suis sûr qu'un jour…
« En unissant nos forces », avait-il commencé. J'allumai une cigarette pour me donner une contenance. Après quelques bouffées je me sentis ridicule et éteignis ma cigarette. Il fallait que je donne quelque chose en retour. Seuls les infirmes reçoivent sans pouvoir rendre.
— Patron, je ne vous promets rien mais…
— Camara, comme nous allons devenir des associés, on se tutoie désormais, si cela ne te gêne pas bien sûr. Alors qu'est-ce que tu disais ?
— Je vous promets…
— Surtout pas de promesses, mon ami, coupa-t-il à nouveau. Ce n'est pas un cadeau que je te fais. Ma société peut déposer son bilan d'un mois à l'autre. Veux-tu devenir patron et partager les risques ?
C'était donc ça la promotion qu'il me promettait chez Albertine ! Moi qui croyais qu'il avait l'intention d'embaucher un sous-Camara qui nettoierait le bureau et pousserait sa voiture sous mes ordres…
— J'accepte comme les militaires de chez moi qui sont au pouvoir depuis ce matin. Ils ont attendu un peu trop longtemps, mais ils avaient peut-être raison.
— Ce n'est pas une bonne réponse, Camara. Même une montre arrêtée a raison deux fois par jour. J'espère que tes militaires et toi ne regretterez pas ce oui.
Moi, j'y voyais un signe du destin. J'avais attendu comme eux sans mérite. Mon jour se levait et aujourd'hui tout est possible. Lui il continuait de parler de montagnes de difficultés, de solitudes harassantes, de peurs et d'angoisses, de lit vide et de tête occupée. Moi je pensais, en même temps que ma nouvelle Guinée, que devenir patron c'était pouvoir choisir son lever de soleil au-dessus de sa vallée préférée, entre une terre qui retient et un ciel qui appelle.
Le téléphone sonnait. Il le prit. Je déshabillai ma machine à écrire et comme d'habitude commençai à souffler dedans. Te voilà PDG toi aussi, mon pauvre Camara, me disais-je.