Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 12
Et j'ai attendu avec de nouvelles habitudes. Je découchai deux ou trois fois chez Albertine. J'avais emménagé dans une autre maison plus belle, avec un grand salon au fond duquel s'étalaient sur différents rayons tous les vieux bouquins que mon collaborateur me prêtait ainsi que des ouvrages empruntés au centre culturel français et que j'oubliais de rendre. Il y avait de tout, je n'y comprenais pas grand-chose, mais mon grand bonheur c'était quand on me surprenait à lire. J'avais acheté des lunettes à verres blancs semblables à celles de mon collaborateur qui était myope. Je les ôtais et je répondais à l'intrus :
— Non, tu ne me déranges pas beaucoup, quoique…
Et je cornais la page. Bientôt on m'appela Camara toubabou et les compatriotes apprirent à respecter mes soirs de lecture, je veux dire qu'ils cessèrent de me fréquenter. On se saluait de la main dans la rue. Ils ne comprenaient pas que je n'étais pas n'importe qui. C'est vrai que nul n'est prophète dans son pays. Cette pensée me réconfortait, ainsi que les étreintes d'Albertine qui se terminaient de plus en plus souvent par :
— Camara, jure-moi que dès que tu seras en Guinée, tu nous appelleras Albert et moi. Peut-être que tu seras ambassadeur ou ministre même. Je t'aime.
Je la rassurais sur mon épaule de conquérant en oubliant de lui dire que les militaires avaient précisé qu'ils ne comptaient pas partager le pouvoir.
Tout était calme et ici et là-bas. Je passais mes nuits à écouter la radio guinéenne. On avait libéré les anciens détenus du fameux Camp Boiro et en même temps les langues. Ce qu'ils racontaient m'empêchait de dormir. J'en parlais souvent au grand Michel qui me répondait :
— Nous les Européens faisons un tas d'histoires dès que quelque chose se passe à l'est, quand Lech Walesa s'enrhume on en fait un martyr, mais le Noir qui bouffe le Noir, ça nous arrange. Je sais que c'est dégueulasse.
Notre petite société d'import-export restait une petite société. Et je continuais à attendre je ne sais quoi jusqu'au jour …
Tout était arrivé le même matin : j'ai vu Nyamankoroba, une joue gonflée et un oeil fermé ; le Palestinien avait fini par s'arracher tout l'ongle d'un doigt dans un hurlement d'écorché ; il pleuvotait ce matin-là quand on m'apporta le télégramme. Je le lus et le tendis au collaborateur. Dès qu'il en prit connaissance, il me demanda ce que je comptais faire. Je ne le savais pas. Je le relus.
« Tante décédée
si possible venir très vite. Signé : Laye. »
J'avais perdu tout contact avec cette tante qui m'avait un peu élevé, que j'avais un peu aimée. Elle était devenue femme d'affaires, j'apprenais qu'on l'arrêtait de temps en temps pour trafic, mais ce n'était jamais grave car elle ne faisait pas de politique puisqu'elle avait toujours adhéré au
pédégé.
— Si tu veux, tu peux rentrer à la maison, Camara. Mes condoléances.
Je fis semblant d'être peiné. Je me levai.
— C'est qui, ce Laye ?
— Oh ! un vague cousin. Il m'a toujours écrit mais je ne lui ai jamais répondu.
Je sortis. Dehors il faisait chaud. Je m'en allai chez moi où je trouvai Binta en train de nettoyer le salon. Elle était devenue soucieuse de propreté depuis notre installation dans la grande maison et surtout depuis que je lui communiquais les leçons d'amour d'Albertine.
— Tu es malade ? demanda-t-elle.
Pour toute réponse je lui tendis le télégramme.
— Une mauvaise nouvelle ?
Je me composai un air triste.
— Je le savais, reprit-elle en me retournant le petit papier ; les télégrammes, ce n'est jamais bon. De qui il s'agit ?
— D'une tante.
Elle aussi me demanda ce que je comptais faire. Je me contentai d'aller boire un verre d'eau fraîche dans la cuisine que je complétai par une bière. Puis je revins dans le salon avec ma tête que je voulais malheureuse.
Mais je me souvins d'une déclaration du PDG :
« Les ennemis de la Guinée ont ra ison de trembler.
Moi-même, le jour où je m'arrêterai, je mourrai. »
Je souris malgré moi. Binta me regardait. Je repris rapidement mon visage endeuillé.
— Ne dis rien à Mori, lui recommandai-je en sortant.
Le grand Michel était au téléphone. Dès qu'il me vit, il me fit signe d'approcher et je pris l'appareil. C'était Albertine. Elle voulait me voir. Je promis de passer et je raccrochai.
— Tiens, Camara. Tu lis et tu me dis ce que tu en penses.
Je pris les feuillets.
— C'est quoi ?
— Tu sais, pour notre association, j'ai vu il y a quelques jours mon avocat. Chez nous tout s'écrit, on ne sait jamais.
Je lus sans bien comprendre. En gros il était dit que la société nous appartenait à tous les deux désormais. Je n'avais qu'à signer. Il m'associait donc réellement à toutes ses affaires, j'avais même le droit de puiser dans la caisse.
— Si tu veux, tu peux les emporter à la maison pour voir si ça te convient.
J'étais à nouveau si ému que je recommençai à lui parler de ma pauvre tante que j'aimais si peu.
— Vous ne le regretterez pas, patron. Ma tante était une femme formidable, immensément riche, elle m'adorait comme le fils qu'elle n'a jamais eu, elle a dû me laisser quelque chose, il faut que je rentre.
Voilà. La décision de revoir la Guinée était prise.
— Tout ceci n'a rien à voir avec notre association, me répondit-il. Tu peux partir quand tu veux, mais n'oublie pas de revenir quel que soit ton héritage.
Le soir j'en informai Binta, puis Albertine chez qui je passai la nuit. Le lendemain toute la ville était au courant. Je finis ma journée à courir d'agence de voyage en agence de voyage pour comparer les tarifs. Je n'avais jamais pris l'avion. Je voulais descendre à Conakry dans un très gros avion, le plus gros possible. Après tout, je n'étais pas n'importe qui. J'allai me documenter ensuite au centre culturel sur les accidents d'avion et trouvai un petit livre qui donnait des conseils sur les façons de se tirer d'affaire quand votre avion explose en l'air ou quand vous le sentez tomber comme une pierre. Il paraît que les pilotes ne préviennent jamais les passagers pour ne pas les inquiéter.
Le livret recommandait indifféremment : la position du foetus, l'étranglement du pilote, la malédiction de la compagnie, le refus de mourir, la prière si vous ne croyez en rien.
Je me demandai pourquoi on ne donnait pas aux passagers des parachutes. Tant pis ! Avec ou sans parachute, je descendrai. Je pris deux billets pour mon fils et moi et fixai la date. Mori n'avait jamais vu son vrai pays. Je pris un pastis pour lui parler de notre patrie. Je m'embrouillai un peu au début, je crois. Je parlai de Samory, des colons, du PDG, de son parti, de l'indépendance, de l'exil, de l'arrivée des militaires, je confondais les dates, les victimes, les responsabilités. Et puis je lui parlai de géographie. Le PDG lui-même disait que la Guinée était un scandale géologique, commençai-je. Il renouvelait mon verre au fur et à mesure que je parlais, et au fur et à mesure je trouvais des arguments pour dépeindre la Guinée comme un paradis naturel. Binta nous avait rejoints pour annoncer que le dîner était prêt.
— Nous rentrerons dans cinq jours, Mori, et par avion, conclus-je.
— Ça va coûter cher, Camara, dit Binta.
— S'il le faut, je mettrai tout mon salaire là-dedans, m'écriai-je. Tu n'étais pas encore née quand j'ai choisi l'exil.
Je n'avais pas oublié mon canard et elle le savait. Elle se tut.
— Si vous voulez manger, allez-y, ajoutai-je le ton mauvais. Moi je n'ai pas faim.
Mori s'était déjà levé. Peiné, je le regardai précéder Binta dans la cuisine. Qu'est-ce que je pourrais bien faire de ce fils qui n'écoutait que son ventre. Je détachai de lui mes préoccupations pour essayer de penser à tante Fanta. Mais tout était lisse de son côté, mes pensées n'arrivaient pas à s'y accrocher. Pourquoi me demandait-on d'accourir ? Etait-ce une farce de mon cousin Laye ? Celui-là, je me le rappelais bien. A l'école primaire, quand le maître le punissait et le renvoyait au fond de la classe à genoux, il s'accroupissait pour pisser ou chier. Il m'écrivait partout où je passais et signait ses lettres Prêt pour la révolution. Je me suis toujours demandé comment il faisait pour avoir mon adresse. Il était devenu président du comité de notre quartier après avoir traqué pendant longtemps les trafiquants dans la milice populaire. Un jour il m'a écrit pour m'annoncer qu'il épousait Saran, la petite à qui nous faisions tous la cour. Saran était belle et gentille. Qu'était-elle devenue ? Qu'était devenu Laye ? Bah ! Je le saurai dans cinq jours. Je me promis de lui envoyer dès le lendemain un télégramme pour lui annoncer mon arrivée.