Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 9
— Ce n'est pas le bon bouton, râla Albertine.
Ma tête était coincée entre ses cuisses depuis une éternité et je commençais à étouffer.
— Enfin Camara, tu as quand même entendu parler du clitoris, ajouta-t-elle en me soulevant la tête d'un air excédé.
J'avais déjà entendu parler de cette balle de la fillette qu'il fallait extraire afin qu'elles deviennent de vraies femmes comme on coupe quelque chose chez les bilakoros pour leur donner le droit de tirer leur coup. Mais tandis que la circoncision donnait lieu à des réjouissances publiques comme les baptêmes, l'excision s'entourait de cérémonies silencieuses comme une chose honteuse.
— Le clitoris c'est très important, mon chéri.
Moi qui croyais que toutes les femmes se ressemblaient et que pour leur faire l'amour il suffisait d'entrer en elles le plus rapidement possible pour sortir au plus tôt de leur monde étrange et étranger…
— … Regarde bien comment je suis faite.
Elle écartait des deux mains son sexe. Je me relevai. De toute façon j'avais mal aux genoux. J'ôtai ce qui restait du pantalon préféré des « boulondes » de David. Elle me désignait son point G. Moi je ne voyais ni point ni G.
— C'est un point très sensible de la femme. Recommence.
Putain de vie, je débandais. Ce n'était plus un lit que j'avais devant moi mais un banc d'école. Comme j'hésitais elle s'écria :
— Enfin comment tu t'y prends avec ta femme ? Il paraît pourtant que vous les Noirs êtes des champions de la baise.
J'arrachai son slip. L'honneur de l'Afrique était en jeu. Elle allait voir ce que je ferai de son point G. Je lui bondis dessus avec le hurlement de mon ancêtre Baba Gongodili quand sa cinquante-sixième épouse Kankumba Nana le défiait à la lutte.
— Je peux prendre une douche ? lui demandai-je après m'être assuré qu'elle respirait encore.
— Tu vas tout droit et tu tournes à gauche, c'est la première porte après la rouge, mais reviens vite mon chou.
Je me levai en titubant comme Gongodili quand Kankumba l'abandonnait à terre. J'avais envie de me débarrasser de cette odeur de lutteurs qui imprégnait tout le drap du lit. J'allai tout droit, nu comme un nouveau-né, et tournai un bouton de porte. Albert, assis dans son lit, se frictionnait la poitrine. Ah ! Le dernier tango d'un homme au bras d'une épouse comme Albertine.
— Monsieur Albert, je cherche les toilettes.
Il prit ses lunettes, m'observa de bas en haut et parut satisfait.
— C'est l'autre porte, la jaune. Fermez bien. Albertine n'aime pas entendre les portes claquer. Satisfait de la soirée ?
Je le rassurai. Un homme comme lui avec une femme comme Albertine ne pouvait que faire le bonheur des gens bien comme moi. Je pris possession de la douche. Il y avait deux boutons. Un rouge et un bleu. Allons pour le rouge, la
couleur de l'homme fort, comme aimait à le dire l'ancêtre Gongodili. Je faillis hurler de douleur. Tout le feu de l'enfer me tombait dessus.
Je retournai dans la chambre d'Albertine en marchant les jambes écartées comme un nouveau circoncis. Mon épiderme ne supportait aucun contact. Elle vint vers moi à poil, ronronnante et câline.
— Surtout, pas de caresse, Albertine. Et puis, j'ai vu ton mari qui m'a vu.
— Mais mon chéri, il sait que tu passes la nuit avec nous. Je ne l'ai jamais trompé.
— Je n'aime pas beaucoup ça, Albertine.
— Tu n'as aucune raison d'avoir peur, mon chéri. Albert est plutôt content que tu sois mon premier amant noir.
Gongodili avait coupé les couilles de l'amant de sa cent vingt-quatrième femme et les lui avait fait mettre dans la bouche. C'était pourtant son meilleur ami. Ce n'était pas possible qu'un homme prête sa femme. Je n'étais pas
n'importe qui mais quand même. Les temps ont changé mais quand même. Binta ne vaut rien, mais même si un chef d'état me demande d'échanger son cul contre son trône, je fais comme Gongodili.
— Alors tu viens ?
— Juste un moment. Je me suis brûlé en tournant le mauvais bouton.
Elle me regardait de l'autre côté du lit pendant que la fraîche pression du climatiseur remettait mon épiderme à sa place.
— De toute façon, mon chéri, tu es obligé de rester avec moi, avec Albert à côté. Tu oublies que ton beau costume qui faisait sensation…
Elle pouffa et elle avait raison. Je ne pouvais sortir que nu. Je ne pouvais même pas compter sur les habits d'Albert, beaucoup trop petits.
— Mais si tu y tiens, on pourrait téléphoner chez toi.
— J'ai fait couper le téléphone, mentis-je. Je recevais tout le temps des menaces de mort. On voulait que mes nerfs craquent. Tu as entendu parler de la guerre psychologique ?
— Viens, chéri. Oublie toutes ces choses affreuses.
Non, je tenais à les lui raconter. Elle se recoucha et éteignit. Je me demandai s'il fallait la rejoindre ou rester près du souffle bienfaiteur du climatiseur. Dans le dernier policier que j'avais lu, le héros aimait raconter sa vie sur un lit ; quand il y a une femme dedans ce n'est pas fait pour y mettre aussi des paroles.
— Tu vas finir par me faire peur, mon chéri.
Je me secouai. J'avais le derrière comme des bonbons glacés. Je tâtonnai dans le noir, butai contre le lit et tombai. Elle prit aussitôt possession de mon dos.
— Tu étais en train de prendre froid, mon amour. Laisse-moi te masser, te frotter un peu.
Ainsi recommença l'éternel jeu de l'homme et de la femme, de la mer et de la terre, en flux et reflux, luttant pour goûter à la fusion avec le ciel, à l'oubli de soi. Je ne l'abandonnai que la bouche ouverte légèrement ronflante.
Mon dos devait ressembler, avec ses coups de griffes, à celui d'un flagellé. Je me calai contre un oreiller, les bras croisés sous la nuque, la poitrine nue, le drap ramené sur la taille, la position favorite des grands détectives pour réfléchir.
Je mesurai combien j'avais été loin. M'était-il encore possible de revenir en arrière ? Tout à l'heure, parce qu'un mot en appelle toujours un autre et parce que tous ces patrons blancs admiraient un pauvre noir qui devenait un héros, j'avais déclaré :
— Le peuple guinéen sera bientôt libéré.
— C'est pour quand ? avait demandé Bernard.
Je répondis, mine de rien :
— Le monde va changer lui aussi, bientôt tous les PDG qui nous divisent crèveront un à un et nous nous retrouverons alors ensemble. Nous n'aurons même pas besoin de refaire le monde, qui a été créé par Dieu pour la vie.
La suite reste encore très vague. On m'écoutait. Etait-ce ma faute si depuis quarante-huit heures tout se bousculait et s'ordonnait pour transformer la mort d'un homme en résurrection d'un pauvre Camara Fakoli Filamoudou, sans aucun lien secret, aucune attache, aucun port, aucun amour inoubliable, aucune amitié, aucune opinion ?
Depuis avant-hier, mon unique canard avait été mangé, ma bibliothèque brisée, j'avais déchiré l'indestructible pantalon de « je viens de France », giflé inopinément un blanc, couché avec une blanche, appris à boire et à fumer, et aussi à tutoyer des patrons. J'avais même été interviewé.
J'essayai de sortir du lit pour chercher une cigarette. Le bruit du sommier réveilla Albertine.
— Reste encore un peu mon chou, dit-elle. J'étais en train de rêver que tu nous recevais chez toi en Guinée. Plein de monde partout. Tu venais vers moi les bras chargés de fleurs et tu me disais : voici mon bel oiseau du
Gabon.
Je faillis lui répondre que chez moi on ne cultivait pas de fleurs, même les salades sont considérées dans ma région comme herbes pour chèvres. Mais au cours de ce qui était devenu une conférence de presse, en fin de réception j'avais décrit ma Guinée. Des fleurs partout et de la salade et des pommiers et de la vigne et des cascades et des filles comme ça.
— Tout est possible en Guinée, Albertine, tu verras, lui promis-je. Il suffit de le vouloir. Et c'est un pays naturellement hospitalier.
— Tu ne m'oublieras pas quand tu seras quelqu'un d'important ? Nous vieillirons ensemble au milieu de chants d'oiseaux multicolores…
Elle était en train de mettre son brave Albert à la poubelle. Je lui demandai si elle avait de quoi fumer, elle répondit que oui et pendant que je me tournais vers elle, ses bras m'agrippèrent par le cou et nous basculâmes à nouveau dans le lit.
— Tu vas voir que moi aussi j'ai envie d'une cigarette, ronronna-t-elle en se lovant entre mes cuisses.
Mon serpent releva la tête. Chez nous, quand tu oses demander ça même à ta femme que tu as achetée, elle refuse parce que d'après elle le bon Dieu n'a pas fait la bouche pour sucer le serpent.
— Tu aimes ?
Que fallait-il répondre, mes frères ? Tout m'arrivait pour la première fois. Je me laissai aller pour libérer mon prof de géographie féminine et le bâton que m'avait légué Gongodili, le seul Camara qui terrorisait les nuits de cent quatre-vingt-dix-sept femmes. Tout cela tenait du merveilleux rêve. Je regardais et on me prédisait un destin extraordinaire. J'étais vivant et on regardait mon vieillissement lent et doux. Je disais des choses et elles parlaient de moi. Je voyais et même me voyais déjà.
— Quand comptes-tu retourner au pays, mon chéri ?
Mon serpent désirait encore qu'on le tétât, mais je tirai Albertine et quand sa tête fut au creux de mon épaule, je la serrai contre moi. Quelle heure était-il ?
— J'attends encore un peu, dis-je contre l'avis du serpent qui continuait à se balancer sous les draps.
Elle tendit un bras de l'autre côté, ramena une cigarette qu'elle me plaça entre les lèvres. Son bras repartit et me
donna du feu. Je tirai une première bouffée et lui passai la cigarette qu'elle me repassa. Exactement comme au ciné. Ah ! si on avait pu nous filmer ainsi. Moi, un pauvre Guinéen de la Guinée, le plus pauvre au monde parmi les pays les moins actifs. La Guinée était devenue un PMA [sigle désignant les Pays les Moins Avancés — T.S. Bah] et les inconditionnels du PDG avaient appris à applaudir leur retard sur les joues des opposants.
— Tu dois être content de retrouver bientôt tes parents.
Elle ne comprenait rien, tout absorbée par son nouveau bonheur et le plaisir de me voir l'air heureux, adossé au lit, la cigarette au bec, pendant que le serpent dépité se recouchait et que j'essayais de jeter un coup d'oeil en arrière.
Au pays je n'avais jamais rien eu. Mes parents ne m'avaient rien laissé, mourant entre la fatalité et les premières promesses du PDG. Mon frère et moi avions grandi comme ces plantes grimpantes qui se collent à tout ce qu'elles rencontrent. Savait-il lui, du fond de l'Europe, qu'il était désormais possible de rêver à un retour au pays natal ?
Je repensai à mes parents. Je n'en avais aucun souvenir. Que Dieu les garde dans son paradis. Je me promis de leur verser de l'eau afin que la terre leur soit légère et qu'ils m'aident en retour. Papa et maman, faites que si je dois rester un zéro, ce soit un vrai zéro, le seul signe qui peut rouler à cause de sa forme.
— Chéri, à quoi tu penses ?
— A rien, en fait. Je crois que je suis rond. Comme un zéro, m'entendis-je répondre.
— Pourtant tu n'as presque rien bu. Tu dois surtout être fatigué après toutes ces années d'exil.
J'écrasai ma cigarette sur sa belle moquette et l'étreignis. Elle s'ouvrit aussitôt.