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Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui

Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.


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Chapitre 8

Je ne représentai l'Afrique ni dans le calme, ni dans la dignité. D'abord j'arrivai en retard. J'avais perdu beaucoup de temps à chercher le costume qu'il me fallait. Finalement, je trouvai une veste blanche chez Sory, le boy de Georges, ce blanc qui a toujours l'air de vouloir se déshabiller.
— Elle te va à merveille, Camara, en plus c'est un “col Mao”, c'est parce que tu nous fais honneur que je te la prête, mais ne la salis pas et veille bien sur ses boutons, on dirait de l'or.
— Toi, tu es un vrai frère, lui répondis-je en emportant une partie des causes de mon malheur de la soirée.
J'allai ensuite emprunter une autre partie de cette soirée mémorable, je veux dire un pantalon, chez David un autre frère qui s'appelait en réalité “je viens d'arriver de France”. Toute la ville lui enviait son unique pantalon blanc. Quand il le portait, il ne s'asseyait jamais. D'ailleurs en me le tendant comme s'il tenait un bébé, il tint à préciser :
— Ne t'assois pas, sinon tu vas casser les plis. C'est un pantalon qui m'a toujours porté chance auprès des “boulondes” ha! s'il y avait des “boulondes” dans ce pays.
— Je connais une albinos, commençai-je.
— Une vraie blanche, je veux ; j'ai tout supporté jusqu'à présent parce que je viens d'arriver de France depuis trois ans, mes souvenirs seuls m'aident à tenir, mais si ça continue je retourne chez moi en France.
Enfin quand je pénétrai dans le jardin d'Albertine, tous les Blancs se turent. J'entendis quelqu'un dire :
— Albert, où trouves-tu tous tes domestiques ?
Je ne réalisai pas sur le coup. Albertine vint à ma rencontre. Elle ressemblait à un oiseau avec sa peau bronzée et lisse comme un derrière d'orang-outan, sa chevelure noire charbon, sa coûteuse robe jaune qui la dénudait, ses hauts talons verts et l'écharpe rouge dont les bouts blancs noués en boule pendouillaient négligemment sur chaque sein comme des couilles. Je lui fis un baise-main pour bien montrer à l'assistance que je n'étais pas n'importe qui. Quelqu'un, le même probablement que tout à l'heure, applaudit. Je ne sais pas si c'est parce que je faisais impression ou s'il cherchait des histoires. Avec les Blancs on ne sait jamais.
Elle commença à me présenter aux uns et aux autres et me conduisit ensuite au buffet. C'est là-bas que je réalisai que les boys de la soirée et moi nous nous ressemblions comme des noix de coco. Ils avaient dû emprunter eux aussi leur tenue chez un Sory et un David. Au début ils crurent que j'étais là pour leur prêter main-forte. Mais quand Albertine me demanda ce que je désirais, ils perdirent leurs sourires. Je pris une coupe de champagne et m'éloignai de mes frères jumeaux en bombant le torse. Albertine me rejoignit.
— Camara, vous pouvez vous asseoir là-bas, dit-elle en me désignant une chaise vide à l'entrée du jardin dans le coin le plus sombre sous un arbre. Moi je suis encore occupée. Tous les invités ne sont pas encore là. A tout à l'heure.
Je traversai à nouveau le jardin la tête haute pour gagner ma place. J'essayai de m'asseoir une première fois, mais je dus déboutonner ma veste. Les manches avaient remonté d'un coup jusqu'aux coudes. J'essayai une seconde fois. Le pantalon refusa de me suivre. Je le tâtai. Peut-être était-il en carton. Non, ce n'était pas du carton, c'était moins maniable. C'est à ce moment que je baissai vraiment les yeux et que je vis mes chaussures ; mes gros orteils jouaient dehors. Je me levai. De toute façon, on ne m'avait pas invité pour m'asseoir et assister à une réunion du pédégé. Je fis signe à Albertine.
— Moi, j'ai envie de danser.
— C'est formidable ! s'exclama-t-elle. Voilà un homme. Albert, fais-nous de la musique. Tant pis pour les timides. Quand j'entendis ce que son mari mettait, je courus au buffet. C'était un tango. Je croyais qu'elle n'aimait qu'Enrico, elle aussi.
— Vous venez danser ? demanda Albertine dans mon dos.
— Il faut ouvrir avec votre mari, ça fait plus sérieux.
— Il ne sait pas danser, le pauvre.
— Oblige-le. Ce n'est pas si difficile que ça.
Elle s'en alla vers Albert et lui fit la révérence pendant que tout le monde applaudissait. On l'obligea à se lever et Albertine s'en empara et ne le lâcha plus. Le tango ! Mon dieu, je te remercie de m'avoir donné les moyens de refuser de danser. Albert dut courir à travers le jardin mille fois et se tordre mille autres fois pour revenir en sens inverse. Albertine était une forte femme. Elle le portait comme son enfant, à la fin. On applaudit encore. Albert nous fit un bras d'honneur et on ne le revit plus de la soirée.
— Vous dansez comme un oiseau du Gabon, dis-je à Albertine.
Elle n'avait jamais été au Gabon pour vérifier. Moi non plus, d'ailleurs. Mais ça lui fit plaisir. Le patron, la patronne et la belle-soeur Christine arrivaient. Le patron était entre les deux, bien encadré. Dès qu'il vit ma chaise, il s'y laissa tomber. Je l'enviai mais ne bougeai pas pour ne pas faire larbin. Quand la patronne arriva à ma hauteur au buffet, elle m'ignora. Sa soeur Christine dit :
— Camara, tu nous sers quelque chose ?
— Le bureau est fermé, madame, lui répondis-je. Mais si vous voulez danser … , repris-je en espérant que ce ne serait pas un autre tango.
Albertine nous rejoignit.
— Vous savez que votre Camara a une âme de poète ? Il m'a comparée à un oiseau du Gabon.
— Je ne suis le Camara de personne, dis-je.
Michel, l'homonyme du patron, passa ses bras autour du cou de Christine.
— Qu'est-ce qui se passe ? Demandez aux Diallos de vous servir et venez vous asseoir à notre table. Alors Camara, il paraît que ton vénéré président est mort, celui qui n'aimait pas les Blancs ?
— Moi non plus je n'aime pas les petits blancs, mais je ne suis pas mort.
Albertine crut bon d'intervenir.
— Camara, tu m'avais promis une danse, dit-elle.
Son tutoiement en cet instant m'apparut comme une fortune. C'était peut-être une garce, mais si c'était un homme elle aurait eu les couilles bien accrochées. Je vidai ma coupe de champagne et la pris par la main. Deux ou trois couples étaient sur la piste. Ce n'était pas un tango.
— Michel aime jouer au dur, commença-t-elle, dès que je la serrai contre moi. Mais il n'est pas méchant. Il a des problèmes avec les femmes.
— En tout cas, s'il continue je lui casse la gueule. Si son bangala ne marche pas, c'est pas la faute aux Noirs.
Elle rit et je la serrai davantage contre moi. Le patron me sourit. Sa belle-soeur lui apportait un verre plein. A cause de la longueur de mes manches ou plutôt parce qu'elles étaient trop courtes, je posai mes mains sur ses fesses comme si c'était pour moi. Le patron me fit un clin d'oeil. Lui, il comprenait. Il comprenait toujours tout. Léon, celui qui aimait photographier les éléphants blessés, dansait à côté avec une petite vieille au nez crochu. Elle se promenait souvent en ville avec un chien plus grand qu'elle qui la tirait jusqu'à ce que sa langue lui pende sur le menton. Cette torture faisait partie de son plaisir quotidien.
— Ça fera une belle photo, dit Léon pendant qu'on les frôlait.
Le pauvre pachyderme supplicié ! La musique prit fin. Ah ! Si je pouvais m'asseoir. Albertine s'en alla vers ses autres invités et je me dirigeai vers le buffet. Je tendis mon verre. Les larbins me tournèrent le dos.
— Le chien du Blanc est dressé contre le Noir, leur dis-je.
C'est un proverbe de chez moi. Ils ne m'avaient pas compris. Quelqu'un me tapotait l'épaule. C'était François le doux vétérinaire.
— Qu'est-ce que tu fais ? me demanda-t-il.
— J'étais en train de penser que les Noirs ne sont pas prêts à s'entendre, lui répondis-je d'un ton profond.
— C'est une propriété commune et caractéristique des hommes. Par contre, sais-tu que les animaux de même espèce ne se tuent jamais, enfin c'est très rare, si rare ! Fais-toi servir et viens t'asseoir parmi nous. Je te présenterai quelqu'un d'intéressant.
— Comment ça se passe chez toi, Camara? demanda Bernard qui nous avait rejoints.
— A tout à l'heure, dit François à mon adresse.
— J'ai écouté la radio toute la journée, reprit Bernard. Le corps de ton président devait arriver aujourd'hui. Tout est calme encore. Toi qui es bien placé, tu crois que ça va durer ?
Je pris un air absorbé en absorbant le contenu de mon verre.
— Allah est grand ! dis-je.
— Allons, tu sais quelque chose, Camara. Tu peux me faire confiance.
— Si vous voulez, après. Je dois d'abord rencontrer quelqu'un de très important. C'est pour ça que François voulait me voir.
Je vidai mon verre. J'avais mal aux pieds. Si seulement je pouvais m'asseoir une seconde. Mon dieu ! Tu as libéré mes gros orteils, mais tout le reste crie à l'injustice. Bon Dieu, écoutez mes épaules ramenées en arrière, mon ventre écrasé, mes genoux raidis. Mon oiseau du Gabon arrivait, les bras tendus.
— Je suis très heureuse de t'avoir invité ce soir, dit-elle. Tu nous as caché des tas de choses
. Je la regardai d'un air important. Le patron me fit un signe d'approche. Il se leva péniblement et vint à ma rencontre. Ensuite il m'attira à l'écart.
— Tiens, j'ai trouvé une cassette de musique africaine dans mes affaires, dit-il en me glissant discrètement la cassette dans la main. Demande à Albertine de la mettre.
Il souriait mais quelque chose n'allait pas. Il me tapota l'épaule et me rassura de son sourire triste.
— Tous les Blancs ne sont pas cons, Camara. Si de Gaulle avait su s'y prendre, le PDG n'aurait pas vécu à gauche pour mourir à droite. Mais moi je ne suis pas de Gaulle et toi tu n'es pas le PDG. Tu as la chance d'avoir un enfant. Il te faut te bagarrer pour lui avec toutes tes armes. J'ai chuchoté un peu partout que tu n'es pas n'importe qui. Débrouille-toi pour le reste. En tout cas ton statut va changer dans ma boîte. Tu auras d'autres responsabilités.

Je ne savais pas ce qu'il avait raconté, mais je me sentis tout à coup à l'aise malgré mes habits de valet et mes souliers de pauvre type comme quand tout à l'heure albertine m'avait dit tu. Il me parlait comme dans un testament. C'était mon père, je redevenais l'enfant qui n'avait pas connu ses parents. Il avait son verre presque vide en main, je lui demandai s'il voulait boire, il me répondit :
— Arrête de jouer au larbin, il y a déjà assez de Noirs qui le font.
Je lui souris à mon tour mais mon sourire devait être aussi triste que le sien.
— Répète-toi tout le temps que tu n'es pas n'importe qui, Camara. Quand tu crois que la terre tourne trop vite ou quand elle te paraît immobile. Nous avons à peu près le même âge, mais je me sens tellement plus vieux, surtout ce soir. J'ai commencé à aimer le silence. Juste avant le commencement du monde, il y eut un silence terrible comme en ce moment sur ton continent. Je voudrais assister à l'explosion, mais j'ai peur. Le Christ a dit en partageant son pain et sa coupe de vin, que ceci soit mon corps et cela mon sang. Nous avons bien suivi son enseignement : depuis deux mille ans nous nous mangeons et nous nous buvons.
Je lui pris d'autorité son verre pour le remplir, juste pour me rapprocher de la piste où se trémoussaient quelques couples, juste pour danser comme on danse pour mourir et renaître. Chez moi il suffit d'un baptême ou de funérailles pour s'oublier.
Au retour, je le trouvai assis, l'air songeur.
— N'oublie pas, pour la cassette, me dit-il pendant que je lui tendais son verre. Va t'amuser à présent.
Je le laissai. Albertine dansait avec un petit gros qui se dandinait sur place. Je la tapotai sur l'épaule et lui montrai la cassette. Son cavalier s'en empara.
— C'est de la musique nègre, ma chère, dit-il en tournant et retournant la cassette.
Je la lui arrachai et me dirigeai sur l'appareil. Je me trompai comme d'habitude de bouton. Albertine accourut, suivie du petit gros.
— Il va foutre en l'air la chaîne que je t'ai offerte, ce sauvage. Mon Dieu, où choisis-tu tes invités, ma chère ?
Ma main partit deux fois. Il ne bougea même pas. Il avait la tête mieux accrochée que je ne le pensais. Je lui fis face, prêt pour la bagarre. C'est alors que je remarquai qu'il n'avait pas de cou. Je ne pouvais même pas l'étrangler. Il se massa les joues, l'air peiné. Un grand vide se fit en moi. C'est vrai que je n'avais jamais giflé un homme.
— Vous avez déchiré votre belle tenue de soirée, me dit-il. Et surtout ne vous sentez pas ridicule, ce n'est pas la première fois qu'on me gifle.
Puis il me prit la cassette et appuya sur le bon bouton. C'était comme s'il m'avait frappé à son tour. Heureusement que personne n'avait assisté à la scène, sauf Albertine.
J'essayai de demander pardon, mais mon orgueil de Mandingue colonisé et maltraité par le Blanc pendant de si longues années m'en empêcha. Après tout c'est lui qui avait commencé. Moi j'étais venu pour représenter toute l'Afrique dans le calme et la dignité, comme le PDG je m'étais habillé de blanc.
— Tu sais danser ça ? demanda le gros.
C'était un orchestre zaïrois. Je le pris par la taille comme une femme. Il se laissa faire. Je pus lui entourer la taille sans trop de problème. La couture de mon veston de boy avait été défaite dans mon mouvement de colère et puis j'avais déjà grimpé des troncs de baobab plus énormes pour chercher les pains de singe dans mon enfance. J'aurais à m'expliquer demain avec Sori, l'heureux propriétaire du veston, mais qui sait quand arrive demain ?
Albertine fit des signes et bientôt le salon fut envahi. J'aperçus le patron derrière le groupe des spectateurs. Il riait. Je demandai au gros de changer de musique. Il m'entraîna vers l'appareil pendant qu'on nous applaudissait et me montra rapidement le fonctionnement.
— On va essayer le groupe créole. Je n'en avais jamais entendu parler. Albertine s'approchait. Je pris son verre et le vidai d'un trait avant de la prendre elle-même.

Une caresse pour décoller
Si tu veux te réchauffer
Il faut savoir biguiner
C'est bon pour le moral

— Il ne fallait pas le frapper, Camara…

C'est bon pour le moral C'est bon bon

— … C'est un grand journaliste spécialisé dans les problèmes africains.

C'est bon bon C'est bon c'est bon

— Moi je suis spécialiste des zéropéens

C'est bon bon Oui c'est bon

Je la faisais tourner en tout sens. Je suais, je riais. Elle suait, elle riait. Je suis sûr que mes gros orteils qui me voyaient à travers leurs trous étaient fiers de moi. Finalement elle me tira par le bras et nous sortîmes dans le jardin où d'autres couples suaient et riaient. Elle me poussa vers un groupe qui paraissait m'attendre. Je reconnus François, Michel, Léon, la « tête à gifles », une petite vieille, la cavalière de Léon, et deux ou trois autres personnes dont l'une me céda sa chaise. Je m'assis sans précaution. Le beau pantalon de « je reviens de france » qui attirait ses « boulondes » se fendit en deux et se cassa aux genoux.
— Nous avons déjà fait connaissance, je crois, monsieur Camara, me dit le giflé. Si vous avez oublié je m'appelle Jacques, pour les amis c'est Jacky.
— Comme la femme de Kennedy ? dis-je. Moi c'est Mamy pour les copains. En réalité je m'appelle Camara Filamoudou Fakoli Massakoye. C'est long et ça m'a souvent attiré des histoires. Dans certains pays, Massakoye signifie couilles de chef.
— Tiens, c'est comme ça que j'appelais ma grand-mère, dit la petite vieille.
— Elle c'est Babette, dit François. Elle est archéologue et coopérante depuis vingt ans.
— Une vieille sexpatriée quoi ! compléta Jacky.
La gifle partit. Mais c'est la petite vieille qui pleura. Jacky lui tendit un mouchoir.
— Les présentations sont faites, dit Léon.
— Mamy, dit Jacky à mon intention, Mamy on se tutoie, n'est-ce pas ? J'ai appris que tu es quelqu'un de très important et de très discret. Tu aurais fait de l'opposition ouverte à votre PDG, ce qui est très courageux. Tu aurais même échappé à des attentats.
Mon Dieu, ce n'est pas de moi qu'il parlait. C'était un coup du patron. Si le PDG avait daigné me pendre, je me serais livré moi-même et pas une poule ne se serait levée sur ses oeufs. J'écoutais, médusé comme le reste de l'assistance, l'histoire d'un libérateur, la mienne, les tourments d'un peuple, le mien. Je découvrais un autre Camara.

Je cachai mes gros orteils en avançant mes pieds sous la table, m'entourant des deux bras la poitrine d'un air réfléchi pour dissimuler les déchirures du veston de larbin de Sori. Le tailleur Jacky était en train de me coudre des habits de lumière un peu trop grands mais si beaux ! Je me voyais chasseur famélique, adroit et persévérant, épuisant autour de chaque arbre de l'immense forêt guinéenne le PDG taureau au museau ensanglanté et bavant contre tout ce qui le dépassait. Jacky continua ainsi, on sentait qu'il avait la parole facile. Michel avait rapproché sa chaise de la mienne avec un regard admiratif, la petite vieille s'essuyait toujours les yeux mais de plus en plus discrètement, Léon buvotait, François se grattait la barbe, Georges qui venait d'arriver déboutonnait sa chemise.
Il a su cacher son jeu, dit Michel pendant que Jacky essayait de reprendre son souffle. Moi qui le prenais pour n'importe quel petit Mamadou ! Pendant ce temps, mine de rien, il déjouait les pièges de commando d'assassins entre sa case et son boulot de petit secrétaire.
— Mon gri-gri était plus fort que celui du PDG, dis-je négligemment, juste pour montrer que j'existais bel et bien.
Il n'y a pas de héros muet. Je l'ai vu dans mes bandes dessinées. Le cheval de Lucky Luke aime parler, les animaux de Zembla également. Si Bouki l'Hyène a l'air con, c'est parce qu'elle connaît moins la parole que Leuck le Lièvre.
— Vous parliez de gri-gri, monsieur Camara ? demanda Michel avec un petit sourire moqueur.
— Vous ne pouvez pas comprendre, monsieur, répondit pour moi Jacky. Si vous n'étiez pas un imbécile, vous sauriez que toute civilisation est fétichiste.
J'attendis la gifle mais elle ne vint pas cette fois-ci. Tout le monde s'était tu. Michel avait baissé les yeux. Je situai le personnage. Un de ces nombreux petits blancs venus faire du fric, au racisme virilisant et à la dignité craquante.
Albertine avait raison. Michel n'était pas un homme.
— Je voulais en venir à la question suivante, mon cher Mamy, reprit Jacky. Comment vois-tu l'avenir de ton beau pays après la disparition du tyran ?
Albertine dansait pendant qu'un orchestre guinéen chantait :

Malheur à ceux qui combattent Sékou
Il est plus fort le plus fort
Heureux ceux qui aiment notre sékou
Car il n'aura jamais tort

Je criai :
— Dites à Albertine d'arrêter tout de suite, cette musique ressemble à de la provocation sinon…
François se leva précipitamment et disparut.
— Mais enfin on se moque de moi ou quoi ici ? ajoutai-je. Savez-vous ce que cette chanson dit ?
Je la leur traduisis. Il y eut des murmures d'approbation autour de moi. Je me retournai. Le patron était loin derrière à la même place. Il me sourit et m'encouragea de la tête. Sa femme expliquait quelque chose à sa soeur Christine avec de grands mouvements des mains. Albertine revenait. La musique s'était tue.
— Camara, c'est toi qui voulais de la musique africaine, non ? commença-t-elle.
— Je t'excuse, ma chère, dis-je. Tu ne pouvais pas savoir que si j'ai pris le maquis, c'est pour ne pas entendre chanter les louanges d'un assassin. Change de morceau mais vas-y doucement, nous avons envie de parler de choses sérieuses, ordonnai-je.
Dès qu'elle s'en alla, je fis semblant de m'intéresser aux autres avec des soupirs d'énervement rentré.
— Alors Mamy ? On ne voudrait pas te forcer à nous faire des confidences mais si je me permets d'insister sur ta vision de…
— L'avenir par définition est imprévisible, le coupai-je. L'homme doit toujours se remettre en question. Regardez l'histoire. Elle est pleine de points d'exclamation, de parenthèses, de points de suspension, avec des deux-points, des points-virgules et des guillemets. Mais pas beaucoup de points d'interrogation. Le PDG l'a compris, qui a dit un jour à l'ONU que toute l'Afrique est un grand point d'interrogation. Mobutu a ajouté que notre continent a la forme d'un revolver dont la gâchette se trouve au Zaïre, mais eux ils n'ont fait remarquer que des choses banales, c'est pourquoi je les compléterai en précisant que nous vivons sur un pistolet dont la charge est en Guinée. Le PDG malheureusement a confisqué les munitions au profit de sa milice. Mais tant pis, quand le coup partira, pour ceux qui se sont logés confortablement au bout du canon en Afrique du Sud. Le coup partira un jour, je vous prie de me croire. Il ne nous manque que le tireur qui devra tirer plus vite que Lucky Lucke, plus rapide que son ombre. La spécialité du Noir, c'est le sport et la paix, mais attention…
Je m'arrêtai, l'index droit menaçant et frétillant en l'air.
— … quand je dis attention, je m'adresse à ceux qui croient que le Noir ne saura jamais tracer une ligne droite qui n'existe d'ailleurs pas dans la nature. A ceux qui se moquent de nos croyances et qui pourtant vivent sous le scintillement d'étoiles mortes depuis des millions d'années.

Quelqu'un me tapait sur l'épaule. C'était le patron. Il m'entraîna un peu à l'écart et me dit :
— Je savais que je pouvais compter sur toi, Camara, accroche-les, préviens-les que c'est dans ton pays que le boum régénérateur éclairera demain ou ce soir, je dois rentrer, Camara, lis bien ceci et bonne nuit.
Je pris le bout de papier et rejoignis les autres. Dès que je m'assis, François me tendit son étui à cigarettes.
— Tu appuies sur le mauvais bouton, me fit-il remarquer pendant que je m'évertuais à ouvrir la boîte.
Jacky m'offrit un cigare plus gros que mon pouce et Michel fit craquer une allumette. Je me levai.
— Excusez-moi les amis, je viens de recevoir un message important et urgent, j'ai besoin de calme.
Je n'étais plus n'importe qui. Je m'approchai d'une ampoule.

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