Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 2
Je rentrai avec l'intention de revenir à neuf heures pour ouvrir le bureau. Le patron viendrait exactement à neuf heures et demie. J'ai appris à son contact une chose importante et qu'appliquent la plupart des Blancs : on peut s'amuser, veiller comme on veut, mais le travail c'est le travail. Nous venions de passer une nuit blanche, mais il serait à l'heure. Moi en tout cas, si j'avais été un patron, je ne sais pas ce qui m'obligerait à venir à l'heure. Pourtant un proverbe de chez nous dit qu'il ne faut pas casser le canari dans lequel on boit. Le canari d'eau fraîche de l'homme, c'est son travail.
Le soleil était à présent bien debout. Je rencontrai Barry.
— Tu sais que Sékou est mort ?
Il me répondit simplement :
— Tout est possible.
Puis il ouvrit la petite blanchisserie qu'il dirigeait.
— Mais tu as appris qu'il est mort ? insistai-je.
— De quoi ? fit-il.
Oui, de quoi ? On meurt toujours de quelque chose. De quoi pouvait mourir un homme comme le PDG. Depuis plus d'un quart de siècle, la moitié des Guinéens, plusieurs fois par jour, lui souhaitaient en hurlant : « Santé de fer ! »
— La Guinée sans PDG… commençai-je.
— Tout est possible, me coupa-t-il.
Il enfourna une noix de cola aussi grosse qu'une mangue.
Puis il m'abandonna. Tout était dit pour lui. Je rentrai chez moi. C'est une maison en banco que j'ai fait entourer d'une murette en paille. Ma femme du moment dormait encore comme d'habitude. Je l'aimais bien à cause de cette faculté de pouvoir se coucher n'importe où et n'importe quand pour dormir. J'étais sûr de la retrouver dans la position où je la laissais, quelle que soit la durée de mes occupations dehors. Avant que je ne la rencontre, elle faisait boutique de son cul. Mais ça va, maintenant, Dieu merci ! Mon seul problème avec elle, c'est la nourriture. Elle la prépare pour une semaine. Ça consiste surtout en une pâte molle au début, pourrissante trois jours après et qu'il faut découper à coups de marteau ensuite. Quant à la sauce, c'est tellement gluant que même les mouches glissent dessus.
— Binta, le PDG est mort, lui dis-je en la secouant.
— Quel PDG ? demanda-t-elle.
On frappait à la porte. C'était Brahim.
— Tu as appris ? commença-t-il.
C'était donc vrai. Vraiment vrai. Il avait les yeux rouges. Brahim, c'est le chef du garage où j'ai mis mon fils Mori. Il était mécanicien-tôlier-électricien. En tout cas, il touchait à tout dans une voiture, mais malheureusement jamais assez longtemps. Le client ne revenait que pour se plaindre. Il était Guinéen comme moi. II disait tout le temps :
— La Guinée, c'est bon.
Quand on lui demandait pourquoi il n'y retournait pas, il se contentait d'assurer qu'il n'avait rien à se reprocher, lui, avant de s'écrier :
— C'est une honte de dire tout le temps du mal de son pays, le PDG a raison de pendre tous les antiguinéens.
On ne pouvait pas discuter avec Brahim de choses sérieuses sans le bâillonner.
— C'était un homme ! Sans lui la Guinée est perdue.
Je consultai ma montre. Les aiguilles continuaient à tourner et la terre probablement. Il n'était pas loin de neuf heures. Le travail, c'est le travail.
— On se revoit à midi ? lui proposai-je.
— Le monde entier va pleurer, reprit-il. Je ne sais pas si je pourrai travailler aujourd'hui ni demain.
— Si tu fermes le garage, envoie-moi Mori au bureau.
Nous nous quittâmes. Dans un grand geste de désespoir, il jeta dans la cour sa cigarette à demi allumée. Mon vieux canard toujours à l'affût de tout ce qui tombait se rua dessus et l'avala. Il en avait les larmes aux yeux et fumait comme une cheminée quand je sortis à mon tour. Ce canard, je l'avais eu caneton. Il y a longtemps que je l'aurais bouffé si un marabout ne m'avait dit qu'il me porterait bonheur si je le gardais. De quoi se nourrissait-il ? Mystère ! Comme on dit chez nous : « Le bon Dieu ne laisse jamais vide une bouche qu'il a créée. »
Dans la Bible, il y a quelque chose comme ça quand Jésus déclare :
— Est-ce vous qui donnez à manger aux petits oiseaux qui ne font que voler, si ce n'est le bon Dieu ?
Je suis musulman, mais il faut dire que Jésus, il était fort pour raconter des histoires merveilleuses comme autrefois dans nos villages. C'est le patron qui me l'a fait découvrir. De temps en temps il me parle du bon Dieu. Il ne va jamais à l'église. Mais comme on dit encore chez nous, il n'est pas besoin de se coucher sur le dos pour voir le ciel.
Je marchais la tête vide ou plutôt pleine de n'importe quoi : les larmes de mon vieux canard, celles de Brahim, la grosse noix de cola qui faisait croac ! croac ! la chaleur du jour qui montait, la mort du PDG qui se diffusait, les cris des passants, l'indifférence de Binta. Je croisai Alpha.
— Camara ! le tyran a changé de pays.
Il portait un petit transistor qui retraçait la biographie du PDG. Une biographie, c'est en général mauvais signe pour un président. Alpha avait toujours promis de se saouler le jour de la fin du PDG. Apparemment il était déjà à point. Dès qu'il penchait un peu d'un côté, il passait son appareil de l'autre côté pour rétablir l'équilibre. Il ressemblait à mon canard. On ne savait pas de quoi il vivait. Il disait qu'il ne travaillerait qu'en Guinée et la Guinée dont il parlait était une Guinée sans PDG ni pédégé. C'était un nationaliste à sa façon.
— Mais le pédégé reste, dis-je.
— Tu n'as rien compris, Camara. Le parti, c'était la chose du PDG. Il nous faut fêter ça. Est-ce que ma soeur Binta est debout ?
Je lui tendis un bras. Il s'y accrocha. Une voiture mal conduite débouchait du tournant. Elle lui rasa les fesses.
— Fils de chien, hurla-t-il. Nous aussi désormais on a un pays.
— Alpha, je dois aller ouvrir le bureau, je …
— Dis à tes blancs « merde » pour une fois , me coupa-t-il. Ce n'est pas tous les jours que les pays se libèrent. A partir d'aujourd'hui, celui qui te casse les pieds, casse-lui la gueule.
Je décrochai avec difficulté ses bras de mon cou. On commençait à s'attrouper autour de nous comme à l'annonce d'une belle bagarre. C'est vrai qu'il avait l'air de m'engueuler et de vouloir m'étrangler.
Je ne dus mon salut qu'à un policier qui passait et à qui il s'attaqua.
— Toi le néo-milicien, tu ne peux pas saluer un homme libre?
Avant de disparaître, traîné par le gradé, il eut le temps de me promettre :
— A ce soir chez toi pour la fête. Nous fêterons à mort la disparition du salaud.
La mort d'un homme ne devrait jamais réjouir un autre homme. A cause de ce que je venais de voir et d'entendre, je commençai à me prendre de sympathie pour Sékou. Je ne l'aimais pas de son vivant parce qu'il tuait, et pour moi quelqu'un qui tue un enfant de la femme n'a jamais été l'enfant d'une femme. Il y a quelque chose de monstrueux dans le fait de prendre une vie faite pour s'éprendre.
Adieu PDG. Que Dieu ait ton âme. Tu ne seras jamais président de l'OUA ni président des pays non-alignés. Pendant que la patronne fêtait son anniversaire, tu mourais.
Tu étais content quand on pendait tes adversaires. Chacun son tour. Adieu, PDG !
En passant, je voulus emprunter une radio au “docteur des montres”. “Docteur” saliou n'était pas guinéen, mais son grand rêve était de monter “une clinique” là-bas. Je l'avais toujours vu penché sur quelque chose, et quand il vous parlait de la chose, vous compreniez que le monde entier était à remettre à l'heure.
— Le PDG est mort, lui annonçai-je.
— Le PDG aurait dû mourir depuis longtemps, me répondit-il.
— Si tu as une radio …
Il se leva et s'en alla fourailler dans une immense morgue de montres qui occupait les neuf dixièmes de l'atelier.
— Le monde est plein de choses qui ne marchent pas, maugréa-t-il en me tendant une boîte. Pour la mettre en marche, tu lui tapes dans le dos deux fois et pour les stations tu l'inclines doucement.