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Williams Sassine
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Chapitre 1
— Diallo, tu nous vois tous ?
J'entendis le patron répondre :
— Tu peux l'appeler Camara comme tout le monde.
— Pour moi, les bonnes sont des Fatou Guèye et les hommes des Diallo.
— On dit des “Fatiguées”, précisa une voix féminine.
J'avais la tête toujours penchée sur le petit appareil Polaroïd. Je reculai encore d'un pas. Ce n'était pas facile de les cadrer tous. Ils étaient onze, tous bedonnants et à peu près ivres, sauf la patronne attendrissante dans sa belle robe de soie bleue qui moulait son corps fluet de garçon manqué. C'était son anniversaire.
— C'est vrai qu'il est en train de nous faire suer, ton Diallo , dit Michel, le nouvel ami du patron.
— Camara, ils ont raison. Appuie, bon Dieu, sur le bouton!
Le patron aussi s'appelle Michel. J'appuyai sur le bouton.
Ils s'éparpillèrent aussitôt à la recherche de leur verre.
Dès que la photo fut éjectée, Christine la prit. Christine, c'est la grande soeur de la patronne. Elle était venue pour l'anniversaire, de France.
— Secoue la photo, dit Albert.
Albert était le plus gentil. Malheureusement il était aveugle.
— Fais voir, Christine, demanda André.
André est dans le pays depuis dix ans. Il trouve les habitants sales et paresseux, le climat insupportable.
— Un jour, je m'en irai, d'ailleurs je n'ai jamais défait mes bagages », aime-t-il confier avec l'air d'un boxeur méprisant son adversaire. André est blanchisseur.
— Ce n'est pas vrai ! s'exclama Christine avec un fou rire.
Ils firent tous cercle autour d'elle.
— On ne voit rien, dit Albertine.
Albertine, c'est la femme d'Albert. Il paraît qu'Albert l'a épousée à cause de ce prénom. Albert est un poète. En réalité il est ici pour conseiller le ministre du climat.
Albertine, c'est une femme sur la mauvaise pente de la quarantaine. L'an passé, elle est partie faire tendre sa peau en France ; elle en est revenue avec les seins sous le menton. Elle me regarde souvent avec un drôle de sourire. Peut-être que si j'en avais l'audace, je pourrais avoir ma chance auprès d'elle.
— Ton Diallo est vraiment con, cria Léon.
Léon n'était pas content, comme d'habitude. Je m'approchai d'eux. Sur la photo n'apparaissaient qu'André et la bouteille de champagne. J'avais décapité tous les autres.
— Ça ne m'étonne pas, reprit-il. J'avais un copain qui enseignait en Guinée. Il n'y a jamais rencontré un nègre capable de tracer une ligne droite. Mais il faut entendre hurler leur Sékou Touré contre nous.
D'après mon patron, Léon avait été chasseur d'images. Un jour il avait cru avoir capturé l'image de sa vie. C'était celle d'un éléphant blessé transporté par ses frères. L'image était morte avant de parvenir à son journal. On commença à le soupçonner. De quoi ? Le patron ne me l'a pas dit.
— Essaie de recommencer, Camara, me demanda la patronne.
— C'était la dernière pose, madame, fis-je en lui tendant l'appareil.
— Quelle heure est-il ? lança Georges.
Georges avait défait sa ceinture. Il avait toujours l'air d'être prêt à se déshabiller. C'était le plus sérieux des amis du patron. Il était expert. On le payait pour compter les éléphants qui restaient. Je l'aimais bien. Quand il avait le temps, il me parlait souvent de mon pays et disait :
— C'est un beau pays, mais dommage qu'on n'y trouve plus d'éléphants.
Et je répondais :
— Mon président est un éléphant immortel.
Il ne comprenait pas. Alors j'ajoutais malicieusement :
— On l'appelle Syli, ce qui veut dire chez nous “éléphant”.
— Camara, bois quelque chose ; toute la soirée tu n'as fait qu'avaler de la sucrerie.
C'était François . Il avait le ton et la douceur du vétérinaire qu'il était.
— Camara, va voir ce que fabrique ton compatriote, dit le patron.
— Et qu'il revienne nous servir à boire, cria Léon.
Je baissai la tête. François me regarda d'un air triste. Le muezzin appela pour la première prière. Je m'en allai dans la cuisine.
— L'étranger, les toubabs s'impatientent.
L'“étranger”, c'était Baldé. Je l'appelais ainsi depuis que le Président Directeur Général de notre pays avait décidé dans un discours célèbre que les Peuls n'étaient pas Guinéens.
— J'ai terminé, chef, me répondit-il en souriant. Tu peux goûter.
C'était délicieux. Il sourit encore.
— Comment s'appelle ton gâteau ?
— Un mille-feuilles.
Je me versai du café et l'avalai rapidement. Puis je m'en allai retrouver les patrons pour leur annoncer la bonne nouvelle. Bernard tripotait un poste de radio dans le salon. Bernard était professeur. On le savait saoul quand il réclamait une radio. Son grand rêve, c'était de vivre un coup d'état, un vrai avec plein de sifflements de balles et de sang. Il courait après les pays troublés commme un chien après l'os. Mais c'était un grand malchanceux. Quand il arrivait, l'ordre était rétabli et dès qu'il s'en allait il y avait des histoires. Moi, si j'étais chef d'état, un coopérant comme lui, je le garderais même s'il faut l'emprisonner. On racontait que la seule grande catastrophe de sa vie était arrivée le jour où il avait vu un de ses pneus le dépasser pendant qu'il roulait. C'était son pneu de secours. Dieu lui avait donné une femme qui piquait une crise chaque fois qu'une porte claquait. Ils étaient mariés depuis vingt-sept ans.
— Camara, juste un coup, reprit François.
— C'est vrai, Camara, dit la patronne. Tu es le seul à ne pas avoir bu à ma santé. Ce n'est pas gentil.
Je pris la coupe de champagne qu'elle me tendait. Je n'avais jamais bu. On disait que ça fait tourner la tête. Quand j'étais petit et que je souffrais de maux de dents, ma tante calait entre ma joue et mes dents une pincée de tabac à chiquer. Quelques instants après, ça tournait, tournait… Je criais, je vomissais et j'étais malade le lendemain au point d'oublier ma rage de dents. «
— Il faut chasser le mal par le mal, me conseillera un jour le patron.
— Camara, on t'attend pour lever le verre, dit François.
Baldé, qui posait son plateau de gâteaux, me regarda d'un air de reproche qui disait : « Attention ! » Je remarquai le regard de la patronne qui m'invitait.
— Fais-moi plaisir, Camara.
Non, il n'y avait rien de sensuel dedans. Ses yeux brillants étaient en même temps voilés comme par des larmes. C'était pourtant son anniversaire. Avait-elle pleuré ? Pourquoi ?
Moi je suis né vers … Si je savais la date exacte de ma naissance, l'année, le mois, le jour, l'heure, tout, quoi, je ne me serais pas fatigué à devenir un homme à tout faire sans devenir. J'aurais vu un spécialiste et il aurait lu mon horoscope. Tu seras ceci ou cela, et quelqu'en soit le résultat je serais resté tranquille. Ce qui doit arriver arrivera. Pour nous autres , pauvres Africains nés “vers” le moment où le dernier crocodile du marigot du village a commencé à jouer avec la chèvre blanche du chef, tout est possible, c'est pourquoi nous rions le plus souvent.
Elle me regardait toujours, la patronne. Je ne voyais que son cou gracile, ses mains fines, son ventre plat et sa poitrine menue. A mon tour, je la regardai de bas en haut et de haut en bas, avec pour une fois des pensées de voleur. Elle a ouvert la bouche et j'ai levé ma coupe de champagne.
C'est à ce moment que Bernard est sorti en hurlant :
— Le PDG est mort. Il est mort aux Etats-Unis. France-Inter vient de l'annoncer.
J'ai avalé sur le coup mon champagne, bousculé tout le monde pour me précipiter sur la radio dans le salon. Ils en étaient déjà à l'interminable guerre du Liban. J'ai appelé mon “étranger”.
— Baldé, le PDG est mort.
— Voilà ce que c'est que de boire la chose des Blancs, tu es saoul, mon frère, me répondit-il avec une telle assurance que je me mis à douter de ce que j'avais entendu. Les chefs d'état d'Irak et d'Iran juraient de s'envoyer en enfer.
— Je dois être maudit, se plaignait Bernard. Dire que j'avais une proposition pour Conakry le mois passé et que j'ai refusé.
Je restai penché sur la radio. On parlait de la hausse du dollar.
— On voudrait de la musique, dit dans mon dos Albertine. Camara, voulez-vous vous rendre aimable ?
— Non ! hurlai-je pour couvrir les bruits qui ne m'intéressaient pas.
Le premier non de ma vie. Tout le monde s'était tu. France-inter confirmait dans son sommaire :
« Sékou Touré est décédé aux Etats-Unis. »
— Ton Diallo exagère, dit le petit Michel.
— A partir de cet instant, il faudrait que vous preniez l'habitude de l'appeler par son nom, répondit le patron.
Je sortis dans le jardin entre l'abattement et quelque chose qui ressemblait à de la joie. Le ciel commençait à blanchir. Je ramassai en passant un verre à demi plein et le vidai d'un trait. Mon corps et mon esprit avaient soif.