Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 3
Quand j'ouvris le bureau, je vis le patron. Le téléphone sonnait. Je le pris.
C'était Jacques. Il me demanda si j'avais appris et ce qu'il fallait faire. Je savais ce qu'il voulait. C'était un champion des télégrammes. Pour un oui ou pour un non, il envoyait un message au pédégé. Malheureusement il se croyait obligé de signer au nom de tous les Guinéens. Pourtant il ne fréquentait personne. Il vendait des timbres à la poste, mais là-bas il n'était pas Guinéen. On n'embauche plus quand tu n'es pas du pays et même alors il faut prendre une carte à l'inspection du travail. La mienne m'a coûté trois mois de salaire.
L'OUA, c'est pour nos guides.
— Tu es d'accord ou non pour envoyer nos condoléances ? insista-t-il. Sinon …
— Je finirai par supprimer ce téléphone, grogna le patron.
Je raccrochai. Qu'il aille se faire foutre avec ses condoléances. Moi, si je perds mon gagne-pain, personne ne me présentera ses condoléances.
La fatigue de l'anniversaire de la patronne se voyait dans le regard du patron. Pour soulever ses paupières, il avait besoin de levier. Les coudes posés sur la table, il soutenait péniblement sa tête des deux bras. Le téléphone sonna à nouveau.
— Si c'est pour toi, Camara, dis que tu n'es pas là.
Je décrochai. C'était pour lui. J'essuyai ma machine à écrire en soufflant dessus comme un damné. C'était ma première occupation tous les matins. Puis je sortis pour recharger mes poumons. Nyamankoroba me faisait des signes de l'autre côté de la rue. Malgré son nom, Nyamankoroba était tout petit. Avec ça, le gars le plus brave que j'aie connu. Il était écrivain public, avec une petite table au coin de la poste. Il ne travaillait pratiquement que dans les langues qu'il ne comprenait pas. Il faut le faire ! Un jour je l'ai surpris en train de rédiger la lettre d'un client qui s'adressait à lui dans une langue dont il n'avait jamais entendu parler. Chaque fois que je le rencontrais, je m'étonnais de voir son nez et ses dents en place. De nos jours, pour écrire, il faut accepter de prendre des risques, me confiait-il souvent.
Il traversa rapidement la rue de sa démarche de crabe.
— Beau, je te cherchais.
Il appelait tout le monde “beau”. Il avait promis en mariage son unique petite soeur à tous les Guinéens. Il assurait que c'était une déesse, mais ceux qui l'avaient vue prétendaient qu'elle ferait peur à un monstre, qu'elle avait la bouche plus mauvaise que celle d'une lépreuse.
Le patron sortit.
— Camara, si on me demande, je reviens dans dix minutes.
— Aide-moi un peu, Nyamankoroba. On va pousser le patron.
Dès que la voiture démarra, c'est-à-dire dix minutes après qu'on l'eut poussée d'avant en arrière et d'arrière en avant, le beau me dit :
— Tu sais que le PDG a bien fait de mourir. Parce que je suis prêt à retourner au pays, et s'il m'avait touché même du regard, il l'aurait regretté toute sa vie.
Je connaissais déjà ce discours, comme tous les Guinéens. La grande épopée de son aventure aurait été le jour de sa rencontre avec le PDG. Il lui aurait déclaré :
— Si tu n'arrêtes pas de tuer, je te rentre dedans.
— Tu vois, un type comme ça, il faut toujours lui montrer qu'il y a plus fort que lui, poursuivit-il.
Je ne pus m'empêcher de le mesurer une fois de plus du regard. Un mètre dix pour trente à quarante kilos à tout casser.
— Tu n'as pas eu de chance, Nyamankoroba.
— La mort n'est pas juste, beau. Moi, je ne l'aurais pas tué. Un coup de poing à gauche, un autre à droite, juste pour lui apprendre à vivre et à foutre la paix aux vivants. Tu sais que je lui écrivais, beau ?
Nous n'ignorions pas qu'il était le spécialiste local des lettres anonymes comme en recelaient toutes les communautés guinéennes à l'étranger. Comme il était plus bête que méchant et qu'il le faisait probablement par déformation professionnelle, nous ne lui en tenions pas rigueur.
Un jour, une de ses lettres avait été lue à la radio du PDG comme « preuve du militantisme exigeant d'un camarade vigilant caché au sein des forces du mal des apatrides ».
« Camarade et beau responsable suprême, je t'écris rapidement pour te dire que la Guinée est en danger. Hier, des comploteurs se sont réunis près de chez moi. Après avoir étranglé les trois dobermans complices de leur animale réunion, j'ai pu m'approcher d'une fenêtre silencieuse mais comme Allah est avec toi, j'ai entendu l'essentiel. Les fils de Satan disaient :
“Petit a : laissez le PDG se faire applaudir, car il n'y aura plus d'oiseaux et le peuple se révoltera. Petit b : si les oiseaux refusent de s'en aller il nous faudrait apprendre à confectionner des lance-pierres pour les chasser.”
Camarade, je continue à veiller sur votre santé et sur le bonheur du peuple à partir du bureau de la poste. Mais faites attention aux petits oiseaux et aux lance-pierres. »
C'est peu après que le PDG avait déclaré :
— Dans cette salle, il y en a beaucoup qui m'applaudissent parce qu'ils ne m'aiment pas.
— Ça t'étonne, n'est-ce pas ? dit-il en me touchant le coude.
— C'est normal, Nyamankoroba. Tu es un écrivain.
Quand on lui disait “écrivain”, il n'en revenait pas. Comme si écrire, c'était parler. Le PDG, lui, savait parler et c'est ça qui compte. Il paraît que même le bon Dieu a fait le monde avec sa bouche.
— Tu as une radio, beau ? Il faut qu'on écoute en détail.
Je m'en allai chercher la boîte de Saliou. Quelqu'un chantait :
Chacun a son problème
Bonjour bonjour ma chérie
Réponds vite vite
Bientôt vient le crépuscule
Je suis tout grand aujourd'hui
Et déjà demain tu ne me verras plus
Tout petit minusculement je serai devenuBonjour bonjour ma chérie
Réponds vite vite
Le mouton que tu égorges pour ton plaisir
Peut te survivre par son dernier regard
Le monde est à son avant-dernier tour
Bientôt tous les commissaires seront constipés
C'est si bon de voir un commissaire constipé
Il s' asseoit et ne passe aucun prisonnierBonjour bonjour ma chérie
Réponds vite vite
Dans mes rêves tu es un tableau
Dans tes mains je deviens le plus beau
Moi je fais l'artiste
Et toi tu es triste
On nous dit le paradis c'est de l'autre côté
La terre serait-ce seulement ici
Pourtant avec toi partout le bonheur
Nyamankoroba avait commencé à danser, si on peut appeler cela danser. Le bras gauche levé, il serrait quelque cavalière imaginaire — je veux dire encore plus petite que lui — contre sa poitrine en faisant tsutt ! tsutt ! pendant que ses courtes jambes, qu'il ne pouvait voir à cause de son ventre de femme en état, tremblotaient. Mais il y avait quelque chose de gracieux dans ses mouvements de nabot arrondi qui s'accordait à cette musique tout en langueur. J'ai vu le même accord entre les gros doigts boudinés de ma première femme et son interminable aiguille quand les deux décidaient de boucher un trou de mon pantalon. Des passants s'arrêtaient. Je coupai la radio. Il continua à danser seul. Je dus l'arrêter, lui aussi, en le tirant dans le bureau.
— Beau, pourquoi ?
— Ce n'est ni le moment ni l'endroit pour s'exhiber, Nyamankoroba. Moi, je ne suis qu'un pauvre diable. Si le patron venait à nous surprendre…
— Beau, qu'est-ce qui te prend ? se plaignit-il. Le PDG a dit un jour qu'il priait que Dieu le tuât dès qu'il tromperait les Guinéens. Et toi tu veux m'empêcher de fêter ça ?
II ouvrit sa chemise et souffla dedans. Mon Dieu, quelle odeur ! Cent vieux boucs à côté sentiraient bon ! Je comprenais pourquoi je n'avais pas encore vu de traces de gifles sur sa figure et pourquoi il se vantait que le PDG n'aurait jamais pu le toucher. Pour le faire, il lui aurait fallu un nez en acier. Le petit bonhomme portait bien son nom. Nyamankoroba signifie dans notre langue : gros tas de saleté. Certains de mes compatriotes l'appelaient d'ailleurs « boo » , c'est-à-dire merde.
— Nyamankoroba, il faut qu'on se quitte.
Il se reboutonna. Je plaignis les microbes qui vivaient dessous.
— Moi aussi, j'ai du travail. Un client en haoussa, un autre en djerma, deux en sarakolé et encore un en linguala. Je m'en débarrasse et on se retrouve ce soir chez toi.
Il s'en alla. Le ciel n'était ni plus beau ni plus triste qu'à l'ordinaire. Pourtant, un homme qui avait fait la pluie et le beau temps d'un pays pendant vingt-six années venait de mourir.
Camara, contente-toi de ce que tu as, me dis-je en regagnant ma place d'homme à tout faire du patron.