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Jacques Chevrier
Williams Sassine, écrivain de la marginalité

Editions du Cerf. Toronto. 1995. 335 pages. Collection L'un pour l'autre, n° 2


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Chapitre Premier
De l'homme à l'écrivain


La tentation est toujours forte, lorsqu'on aborde l'étude d'un écrivain, de rechercher sous la fiction le témoignage plus ou moins maquillé de ses expériences et de ses fantasmes les plus intimes. A fortiori, lorsqu'il s'agit d'un romancier et que celui-ci recourt au je, ce qui n'est d'ailleurs pas le cas de notre auteur. Il n'en reste pas moins que la confrontation entre les romans de Williams Sassine et ce qu'il veut bien confier de son histoire personnelle laisse apparaître en plus d'un point — au-delà de la simple anecdote — bien des similitudes troublantes.

Ecrivain de la marginalité, ainsi que nous l'avons défini dans notre préambule, Williams Sassine fait en effet vivre sous nos yeux un petit monde de marginaux nés, pour une large part, semble-t-il, de sa propre expérience de métis et d'exilé, une double situation à la fois biologique, sociologique et politique qui a laissé en lui des traces indélébiles.

Comme Sassine, à des degrés divers, ses personnages vivent en effet l'expérience de l'ambiguïté, de l'exclusion et de l'errance — qui en est souvent la conséquence —, mais comme lui, ils refusent de s'abandonner au désespoir. Il y a donc, jusqu'à un certain point, confusion entre le créateur et ses créatures. Ou, plus exactement, confusion et solidarité, puisque si Sassine estime que le grand écrivain « c'est celui qui peut jouer la comédie et entrer dans la peau d'un personnage » 1, il s'empresse d'ajouter que ses propres personnages romanesques — même s'il doit finalement se résoudre à les tuer — sont pour lui des êtres de chair et de sang dont le soutien lui est précieux dans sa vie de tous les jours. Propos qui sonne étrangement comme un écho aux analyses de René-Maril Albérès observant qu'« avec la vie que nous avons vécue, nous sommes tous infiniment pauvres. Mais nous croyons qu'en pénétrant dans la conscience du voisin, dans la conscience imaginaire d'un héros de roman, nous trouverons une aide et une révélation. » 2

A quoi il serait juste d'ajouter que plus d'un personnage de l'oeuvre romanesque trouve son origine dans les différentes rencontres marquantes que Sassine a pu faire au cours de vingt-sept années de pérégrinations à travers le monde. « On n'apprend rien dans les livres » 3, confie non sans quelque exagération l'auteur du Jeune homme de sable qui, dans sa vie, a toujours donné le pas à la relation directe sur l'étude solitaire. Ainsi, à titre d'exemple, nous apprend-il que, pour une large part, le modèle de Condélo, héros supplicié de Wirriyamu, était un albinos qu'il a bien connu pendant son séjour au Gabon et dont il a de fortes raisons de penser qu'il n'est plus en vie aujourd'hui.

Quant à l'amertume que Sassine prête à certains de ses héros qui, dans ses romans, vivent la douloureuse expérience de l'exil intérieur, n'est-elle pas le reflet de sa propre expérience contemporaine, puisque plus de trois ans après son retour à Conakry, ses compatriotes le tiennent à l'écart et s'obstinent à le considérer comme un importé, selon l'expression en vigueur en Guinée ?

On peut également penser que Le Jeune homme de sable reflète, pour une bonne part, les souvenirs de l'élève Sassine au moment où il achève sa classe de terminale au lycée de Conakry, en cette année 1961 marquée par la première grande grève des élèves, en réaction contre la politique déjà largement répressive du président Sékou Touré. L'épreuve de force engagée avec le pouvoir devait d'ailleurs se solder par l'arrestation et l'incarcération d'un grand nombre de camarades de Williams Sassine au Camp Alpha Yaya — figuré dans le roman par la « montagne de cailloux » —, et elle est à l'origine de l'exil volontaire du romancier qui ambitionnait alors de préparer le concours d'entrée à l'Ecole polytechnique, et jugea plus opportun de poursuivre ses études en France.

Note. — Ce passage contredit un passage du Chapitre 3, où Jacques Chevrier assigne le déroulement des acteurs, évènements et scènes du Jeune Homme de sable à deux autres pays : la Mauritanie ou le Niger. — Tierno S. Bah

Il nous a donc paru légitime d'aborder l'étude des romans de Williams Sassine par quelques considérations relatives à son enfance et à son adolescence qui s'inscrivent, il aime à le rappeler, au carrefour d'une triple culture : culture orientale de par son père, chrétien maronite, culture musulmane par sa mère, et enfin culture occidentale liée à sa fréquentation du cours primaire (et des leçons de catéchisme) parallèlement à l'école coranique ! Enfin, il ne faut pas oublier que l'écrivain est né à Kankan, berceau d'une civilisation malinké qui, malgré l'islamisation, n'a jamais totalement renoncé au vieux fonds animiste qu'évoque avec tant de justesse Ahmadou Kourouma dans Les Soleils des indépendances.

Ainsi, au total, Sassine se définit-il lui-même comme un homme à plusieurs facettes, habité qu'il est par un héritage composite qui allie sens de l'honneur et esprit critique à un amour effréné de la vie.

Genèse d'une vocation : des mathématiques à la littérature


Rien, semble-t-il, à l'origine, ne prédisposait Williams Sassine — auteur de quatre romans et d'un recueil de contes — au métier des Lettres. Pendant près de trente ans, en effet, Sassine a enseigné les mathématiques au gré de ses pérégrinations d'exilé à travers une bonne partie de l'Afrique, du Niger au Gabon, en passant par la Mauritanie qu'il a fuie en 1988, pour rentrer en Guinée. Alors, des mathématiques à l'écriture, quelle trajectoire ?
A cette question qui lui a été souvent posée, le romancier a coutume de répondre par l'étonnement :

Pourquoi, rétorque-t-il, un professeur de mathématiques ou un jardinier, ou encore un charbonnier n'écrirait-il pas ? C'est un cliché. Un cliché qui veut que le scientifique soit un rat de laboratoire, et le littéraire quelqu'un de très distrait, d'abstrait. Je pense que le monde scientifique et le monde littéraire se nourrissent de la vie ainsi que les sciences. Tous les deux partent du réel, on ne peut pas inventer à partir du néant ; la grande différence est que le scientifique casse une réalité pour découvrir un rêve alors que l'artiste essaie de deviner que derrière chaque rêve existe une réalité.

Toutefois, poussé dans ses derniers retranchements, Sassine finit par avouer que les mathématiques l'ont déçu :

Quand j'étais petit, raconte-t-il, je pensais qu'un bon mathématicien, c'était quelqu'un qui pouvait tout résoudre… En fait, c'est par une espèce de malentendu que j'ai fait des études de mathématiques. Je croyais qu'avec les mathématiques on pouvait tout mettre en équation, mais je me suis vite rendu compte que les choses les plus importantes pouvaient être résolues autrement. Le monde mathématique est un monde construit à l'avance ; tant qu'on reste à l'intérieur ça fonctionne, mais l'essentiel, la vie, un cri, un silence, on ne peut pas les mettre en équation.

La littérature, entendue comme lecture et pratique de l'écriture, a donc été pour Sassine une manière de réponse à la déception occasionnée par l'expérience mathématique, mais elle s'explique également par le sentiment de solitude qu'il dit avoir ressenti dès son enfance :

Je suis un métis, et on me l'a fait sentir très tôt. J'ai donc toujours vécu une certaine forme de solitude, et comme j'avais des problèmes de langage, je bégayais, cela m'isolait encore davantage…

Né en 1944 à Kankan, en Haute-Guinée, de père libanais et de mère guinéenne, Williams Sassine semble donc avoir été marqué dès son enfance par la singularité de sa situation, et sans doute prit-il, très jeune, l'habitude de ces soliloques et de ces monologues intérieurs auxquels s'adonnent si volontiers nombre des personnages qu'il a mis en scène dans ses romans.

Après avoir fréquenté l'Institut Polytechnique de Conakry, Sassine viendra compléter sa formation à Paris. Il a alors dix-neuf ans, et, jusqu'en 1988, date de son retour définitif (?) à Conakry, il a toujours vécu en exil, notamment en Mauritanie, à l'exception d'un bref et décevant séjour en Guinée, en 1985, au lendemain de la mort du président Sékou Touré.

Si l'enseignement des mathématiques constitue le gagne-pain de Williams Sassine, la littérature demeure son violon d'Ingres. Pourtant, cet écrivain se défend d'être un intellectuel, et il estime qu'il n'est qu'un médiocre lecteur. Certes, il a lu et aimé Dostoïevski et bon nombre des grands écrivains du monde noir, Césaire, Dorsinville, Henri Lopès, Adiaffi, Tierno Monénembo, etc., mais il avoue sans fausse honte ignorer les auteurs latino-américains dont on parle tant en Afrique ces derniers temps, et ne pas très bien connaître encore Sony Labou Tansi.

Lui-même, d'ailleurs, ne se prend pas véritablement au sérieux, et à l'appellation d'écrivain préfère celle, « plus conforme à la réalité », de conteur.
Un conteur qui, nous confie-t-il, recherche avant tout l'amitié à travers la littérature. Généreux, secret, 4, plus sensible qu'il ne voudrait le laisser paraître, Sassine n'est pas en effet de ces romanciers qui prennent la littérature pour piédestal à leurs ambitions. Il ne cache pas, d'ailleurs, à cet égard, qu'il a été profondément déçu par certains de ses compatriotes, en particulier des écrivains africains vivant en Europe, et dont le comportement dément parfois de manière flagrante les intentions magnanimes proclamées dans les livres…

Homme d'écriture, Williams Sassine se méfie donc aussi bien des livres que de ceux qui les font, et lorsqu'on lui demande en quoi l'écrivain peut être utile au développement de l'Afrique, il répond par une boutade, en faisant observer que dans le mot écrivain, il y a à la fois écrire et vain ! « On écrit en vain, on n'est pas lu », constate l'auteur de Wirriyamu. Amertume ? Désenchantement ? Nous n'en sommes pas si sûr.

Le métis, l'exilé

Marqué dès sa naissance d'une double origine, à la fois biologique et culturelle, Sassine ne partage pas l'enthousiasme du président Senghor pour le métissage. Si, sur ce chapitre, l'écrivain se montre peu loquace, c'est plutôt, d'ailleurs, pour récuser le mot, sinon la chose : « Je crois, dit-il, que le terme de métis est impropre me concernant ; je suis ce qu'on pourrait appeler un homme en plusieurs versions. »

Les romans, en revanche, paraissent plus bavards. Ainsi, dans le contexte très particulier des anciennes colonies portugaises, le thème de l'assimilation, incarné par l'assimilado, est tout spécialement analysé et souligné dans le roman qui s'intitule Wirriyamu. On y voit en effet évoluer une série de personnages qui ont plus ou moins volontairement adhéré à la doctrine assimilationniste prônée par le gouvernement de Lisbonne, et paraissent en éprouver plus de déboires que de satisfactions. C'est un point sur lequel nous reviendrons plus longuement dans notre analyse du roman.

Mais les autres textes de Williams Sassine font également écho, quoique de manière moins directe, à ce phénomène de métissage dans la mesure où tous mettent en scène des personnages qui, sans s'en réclamer ouvertement, participent à la fois de la culture occidentale et de la culture africaine. C'est même, pourrait-on dire, ce qui fait le drame de la plupart d'entre-eux, souvent déchirés par cette appartenance conflictuelle à deux religions, à deux visions du monde, à deux manières de penser et de sentir.

Tous ces personnages appartiennent en effet, à des degrés variables, au monde de la marginalité. Marginalité qui résulte soit de leur statut social — comme c'est le cas pour les mendiants qui s'agglutinent en une véritable cour des miracles autour de Monsieur Baly —, soit de leur race — l'albinos de Wirriyamu, Ondo, l'assimilado —, soit enfin de leur appartenance à une classe d'âge qui les exclut des responsabilités. C'est notamment le cas d'Oumarou, le lycéen du Jeune Homme de sable, que son adolescence condamne à l'inconsistance face aux différentes figures du père représentées par le député Abdou, le « Guide », le professeur, alors qu'à l'autre bout de la chaîne, la retraite dont est gratifié Monsieur Baly est vécue comme une mort sociale, une disqualification qui place le héros en position de hors-jeu.

Mais le cas le plus spectaculaire de marginalité est certainement celui que représente le couple constitué par Kabalango et l'albinos, dans Wirriyamu. Au moment où s'ouvre le roman, Kabalango, le héros, nous donne le sentiment de n'être déjà plus tout à fait de ce monde : c'est un malade atteint d'une grave affection pulmonaire, et qui n'aspire qu'à rejoindre son village natal pour y mourir. Quant à l'albinos, dont il deviendra bientôt le compagnon, il est, en vertu d'une étrange superstition qui prétend que son sang protège du mauvais sort, promis à un prochain sacrifice. La pendaison du chien, l'une des scènes sur lesquelles s'ouvre le roman, ne préfigure-t-elle pas la crucifixion finale de l'albinos ?

A côté de ces « jumeaux » marqués du sceau de l'exceptionnel, François, le lépreux de Saint Monsieur Baly, représente sans doute le degré ultime de l'exclusion sociale, puisqu'il nous est présenté tour à tour par son créateur comme orphelin, ivrogne, idiot, désespéré (il a tenté de se suicider), infirme, lépreux et, de surcroît, maudit !

Toutefois, du fond même de leur révolte, de leur exil intérieur ou de la confusion du métissage culturel, tous ces personnages apparaissent obsédés par le souci de donner un sens à leur existence. Plus que des Bildungsromane 5 — la formule pourrait cependant s'appliquer au Jeune Homme de sable — les récits que nous propose Sassine relèvent davantage, par leur symbolique comme par leur structure, du roman initiatique. Le thème commun de l'oeuvre est en effet celui d'une quête dont l'objet varie évidemment en fonction des problématiques propres à chacun des personnages. Pour Monsieur Baly, le but à atteindre c'est de construire, de ses mains et de ses propres deniers, une école qui serait ouverte à tous les pauvres de la ville. Oumarou, lui, milite pour plus de justice et d'égalité entre les hommes, mais l'un comme l'autre luttent peut-être, avant tout, contre leurs démons intérieurs : sentiment d'une identité incertaine, angoisse devant l'avenir, « bâtardise ».

Tahirou, le proviseur du Jeune Homme de sable, regrette son éducation occidentale qui l'a éloigné de sa culture et détaché des joies simples de la vie. Oumarou parle de son « obésité intellectuelle », tandis que Monsieur Baly s'interroge sur le sens de son métier d'instituteur. Lui qui voudrait sauver les démunis n'avoue-t-il pas qu'il se sent perdu ? Quand à Ondo, l'assimilado de Wirriyamu, qui a cru aux boniments humanitaires des Portugais, il se considère lui-même comme « une espèce de bâtard ».

Mais la pire des bâtardises est peut-être encore celle qui consiste à renoncer à ses dieux pour adopter des divinités étrangères (qu'elles s'appellent Allah ou Jésus-Christ), et c'est sans doute dans cette forme d'exil à soi que réside la principale cause de la tragédie africaine. Le curé de Wirriyamu, le père Fidel, en fait la cruelle expérience, lui qu'une religion d'emprunt a contraint à renoncer à sa nature profonde et à nier ses instincts les plus élémentaires. Quant à Monsieur Baly, devant la « surdité » et l'indifférence de Dieu, il en vient à douter :

Commençons donc d'abord, remarque-t-il, à croire en nous-même et à retourner nos regards spirituellement vers la terre, le ciel, la nature. […] il faut le faire, comme nos ancêtres qui s'agenouillaient devant les divinités du soleil, de la pluie, des moissons, de la foudre, des forêts (SMB, p. 160).

Se réconcilier avec les divinités du passé, c'est aussi se réconcilier avec la mort, la « bonne mort » qui pousse Kabalango exsangue à rejoindre la terre de ses ancêtres pour y dormir son dernier sommeil, ou encore celle que choisit l'albinos, car il sait très bien que par delà son supplice il ira rejoindre dans son royaume de l'autre monde la « maman » mystique et tutélaire qui possède les clés de la félicité future. Quant à Oumarou et à Monsieur Baly, s'ils disparaissent chacun à l'épilogue des romans dont ils sont les héros respectifs, leur mort nous fait davantage penser à une apothéose, une renaissance, qu'à un échec sans retour.

On pourrait ainsi — sans grand risque d'erreur, semble-t-il — qualifier les personnages de Williams Sassine de héros problématiques, dans la mesure où, à des degrés divers, ils paraissent engagés dans une quête de valeurs authentiques — l'amour, la justice, la fraternité — au sein d'une société essentiellement marquée par la violence, l'exploitation de l'homme par l'homme, la recherche effrénée du profit. Il y a du Don Quichotte chez Monsieur Baly qui, plutôt que de couler une retraite paisible, s'obstine à lutter contre l'égoïsme des gens en place. Mais la guerre que mène inlassablement le vieil instituteur contre les moulins se colore d'une incontestable dimension mystique, qui nous emporte bien loin du côté de la sainteté. Ne finit-on pas, d'ailleurs, par appeler le héros Saint Monsieur Baly… ?

C'est dire que les romans de Williams Sassine se lisent un peu à la manière d'une parabole, dont ils possèdent d'ailleurs à la fois la structure énigmatique et le foisonnement symbolique.

L'oeuvre romanesque de Williams Sassine


Analyse du corpus

L'oeuvre de Williams Sassine est aujourd'hui riche de quatre romans publiés, auxquels s'ajoute un recueil de contes et d'histoires destinés aux enfants, intitulé L'Alphabête, et plusieurs nouvelles parues dans des revues, notamment dans L'Afrique littéraire.

Saint Monsieur Baly (1973) qui inaugure la série des romans, raconte l'histoire pitoyable d'un vieil instituteur, Monsieur Baly, passionné par son métier de pédagogue.
Au moment où il atteint l'âge fatal de la retraite, Monsieur Baly décide donc de consacrer ses économies à la fondation d'une école dans laquelle il voudrait accueillir tous les laissés-pour-compte de la société. Aidé d'un vieil aveugle, Mohamed, et d'un lépreux rejeté de tous, François, Monsieur Baly va donc s'attaquer à la construction de cette « école des pauvres », un projet dont la réalisation se heurtera à bien des obstacles, mais qui, grâce à la foi et au courage de son promoteur, finira par triompher.

Oeuvre émouvante, dominée par la figure charismatique du vieux maître, auquel son abnégation et son amour du prochain vaudront le surnom de « Saint Monsieur Baly », ce premier roman de Sassine est en même temps la révélation d'une écriture singulière alliant à la rigueur de l'analyse les prestiges de l'imaginaire.

Wirriyamu (1976), le second roman, relate trois journées de la vie (et de la mort) d'un petit village, Wirriyamu, situé en territoire portugais, au crépuscule de l'époque coloniale. Tandis que les fascistes portugais, à la recherche de l'un des leurs, enlevé par les rebelles, se préparent à investir Wirriyamu, un groupe de maquisards progresse dans la brousse, en direction du même objectif. Leur arrivée tardive ne permettra pas d'éviter l'extermination de la population civile, femmes, enfants et vieillards confondus, massacre auquel seul échappera le héros du roman, Kabalango, dont la silhouette maladive traverse ce roman de part en part. A ses côtés, Sassine a placé une étrange figure christique, celle de l'albinos dont les rêves de paix et de bonheur, dans un monde de haine et de violence, ne sont pas sans rappeler l'aspiration à la sainteté de Monsieur Baly.

Sur le plan de l'écriture, toujours parfaitement dominée, Wirriyamu révèle chez son auteur une audace accrue dans l'organisation de la narration, marquée à la fois par la multiplication des points de vue, le télescopage du temps et de l'espace romanesques, et surtout le jaillissement lyrique qui donne à ce texte insolite l'aspect d'un roman-poème.

Par son titre comme par son contenu, Le Jeune Homme de sable (1979), confirme cette dérive vers le symbolique et l'allégorique. Quelque part dans le Sahel — mais le mot n'est jamais prononcé — en « une cité vaincue par le soleil », aux confins du désert, un groupe d'opposants tente, en vain, de faire obstacle au délire mégalomane d'un « Guide » dont la tyrannie n'engendre pour ses concitoyens que misère et oppression. Fils unique d'un puissant notable, Oumarou, le héros du troisième roman de Sassine, est ce « jeune homme de sable » dont la révolte adolescente s'exprime d'une manière à la fois passionnée et brouillonne. Le récit est situé dans un univers étrange auquel l'action conjuguée de l'alcool (dont abuse Oumarou), du soleil implacable et du sable omniprésent confèrent les dimensions d'un véritable cauchemar. La mystérieuse « voix » qui accompagne le héros au moment de son bannissement dans le désert, puis de sa mort solitaire, donne à ce texte une dimension hautement symbolique, déjà présente, nous l'avons noté, dans les textes précédents. Ici, toutefois, la note d'espoir dans une possible renaissance nous semble plus marquée.

Enfin, Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, publié en 1985, traduit une nette rupture dans l'oeuvre romanesque de Sassine. Écrit à la diable, un peu à la manière des récits picaresques, Le Zéhéros n'est pas n'importe qui retrace les aventures cocasses d'un obscur bureaucrate, Camara, que la mort soudaine de Sékou Touré, « le PDG », va brusquement propulser au premier rang de l'actualité. À la suite d'une méprise, Camara est en effet regardé par ses compagnons d'exil comme « un grand type », et il entreprend alors, flanqué de son dadais de fils, un retour aux sources dans sa bonne ville de Kankan. Belle occasion, évidemment, pour Sassine, de dresser de la Guinée post-Sékou Touré (où il s'est effectivement rendu au lendemain de la mort du despote) un tableau plutôt grinçant dans lequel le grotesque le dispute sans cesse à l'absurde.

Une oeuvre en devenir

L'une des singularités des études consacrées aux littératures africaines modernes tient à l'extrême jeunesse du corpus qui leur sert de base. Qualifiées par certains observateurs « d'émergentes», ces littératures s'inscrivent en effet dans le champ d'une histoire contemporaine particulièrement mouvante, à l'image des mutations et des révolutions de tous ordres qui affectent le continent africain, depuis la mise en branle du processus de décolonisation.

Le critique qui aborde l'étude de ces oeuvres se trouve donc en présence de textes en prise directe sur un passé récent et une actualité quasi immédiate, ce qui interdit évidemment le recul dont bénéficient ordinairement les chercheurs travaillant sur des époques antérieures. Cette absence de perspective, inhérente à l'objet même de cette étude, explique que nous considérions l'oeuvre romanesque de Williams Sassine comme une oeuvre en devenir, une oeuvre ouverte susceptible d'infléchissements ou de réorientations, par nature imprévisibles. C'est également la raison pour laquelle nous nous proposons d'évoquer ici un texte encore inédit du romancier, « L'homme de la grande fatigue », qui, tout en innovant dans la forme et la manière de raconter, nous paraît constituer une extraordinaire chambre d'échos par rapport aux précédents romans publiés.

Avec ce dernier texte se confirme la dérive vers l'allégorie amorçée avec Le Jeune Homme de sable. « L'homme de la grande fatigue » nous met en effet en présence d'un étrange personnage dont l'identité n'est jamais déclinée. Simplement, il est désigné comme étant « l'Homme ». Au moment où commence le récit, ce personnage singulier quitte son lieu de vie habituel — un mystérieux jardin paradisiaque — pour se rendre à Ogoville afin, dit-il, d'y annoncer « la bonne nouvelle ».

Parvenu au terme de son voyage après maintes péripéties érotico-rocambolesques, l'Homme découvre une cité fabuleuse, hors du temps et de l'espace familiers, où se côtoient des hommes et des femmes que le narrateur qualifie de « néo-Africains ». Dans cet univers étonnant qu'encombrent les reliquats inutiles de la civilisation industrielle — on y vend des pièces détachées d'automobiles alors qu'il n'y a pas d'autos… — toute vie s'est retirée. Au milieu de « campagnes calcinées », sous un ciel artificiel en forme de miroir, volent des oiseaux qui ne sont en réalité que des automates actionnés par une pile électrique. Partout rôdent la peur et la mort, y compris dans la tentation du désir, puisque tout acte amoureux a pour terrible conséquence d'entraîner la mort d'un tiers…

En dépit de tous les efforts qu'il déploie pour vanter à ses interlocuteurs les charmes de son « jardin », l'Homme ne parvient pas à les convaincre. Son destin de perpétuel errant le ramène donc au point de départ, dans ce jardin d'Eden où passe, furtive, la silhouette d'un « renard pâle ».

Visiblement construit à l'intersection d'un double mythe, d'une part la Genèse 6, d'autre part le mythe Dogon de la création du monde, L'homme de la grande fatigue se déploie au travers d'une série de structures narratives qui tiennent à la fois de la parabole, du conte initiatique et du roman, voire de la bande dessinée ou de la science-fiction. Le décryptage de ce curieux récit offre naturellement plusieurs pistes de lecture, en relation directe avec les mythes dont il s'inspire, mais surtout, comme nous l'avons indiqué, il assure de l'ensemble du corpus romanesque de Williams Sassine une lecture rétrospective qui en éclaire bien des aspects.

Notes
1. Entretien avec Bernard Schoeffer, Conakry. mars 1991 (enregistré sur disque compact par Radio-France Internationale, coll. Les voix de l'écriture, livret de Jacques Chevrier).
2. René-Maril Albérès, Histoire du roman moderne. Paris, Albin Michel. 1971.
3. Entretien avec Bernard Schoeffer.
4. Généralement avare de confidences, Williams Sassine nous avait accordé un premier entretien en septembre 1984, dont l'essentiel a été publié dans jeune Afrique, 17 oct. 1984, et auquel sont empruntés les propos rapportés ici.
5. Mot allemand qui désigne un type de roman qui développe des thèmes tels que l'éducation, la quête, la maturation du héros et de jeunes protagonistes (Wikipedia) — T.S. Bah
6. En particulier, l'épisode du meurtre d'Abel par Caïn.

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