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Littérature francophone


Noémie Auzas
Tierno Monenembo. Une écriture de l'instable

Paris, Editions L'Harmattan. 2004. 180 p.


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Préface de Jacques Chevrier

On a déplacé le rocher de la Kagéra*

C'est avec beaucoup de plaisir que je réponds à la requête de Noémie Auzas, qui me demande de préfacer l'ouvrage qu'elle vient de consacrer à l'oeuvre de Tierno Monénembo.
J'ai au moins trois bonnes raisons de me féliciter de cette publication.
D'abord, il s'agit du premier livre proposant une approche d'ensemble de l'oeuvre d'un écrivain majeur, et qui a toute sa place aux côtés des figures les plus marquantes des Lettres africaines contemporaines, Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam'Si et, bien entendu, Williams Sassine, son « presque jumeau ». Et ce n'est sans doute pas un hasard si, avant que la mort ne fasse son oeuvre, certains s'en souviendront comme moi, les liens qui unissaient cette bande des quatre, toute vanité littéraire écartée, trahissaient une évidente complicité dans laquelle l'humour le disputait à la franche convivialité.
La seconde raison de mon choix procède de la précédente : en tant qu' universitaire et critique littéraire j'éprouve beaucoup de sympathie et d'amitié pour la personne et l'oeuvre de Tierno Monénembo. C'est la rai son pour laquelle, sur mon initiative, et à plusieurs occasions, les étudiants de la Sorbonne ont manifesté leur intérêt en invitant l'écrivain à prendre la parole dans les séminaires auxquels donnait lieu notre approche du fait littéraire africain. Et, à chaque fois, Tierno a répondu présent et s'est prêté de bonne grâce au jeu des interprétations dont son oeuvre, largement connue des étudiants, était l'objet. Noémie Auzas faisait partie de ceux-là.
Et, troisième des raisons invoquées en débutant cet avant-propos, je ne peux que me réjouir de voir ainsi promu à la dignité de l'édition un travail qui a été conduit dans le cadre du Centre de recherches que j'ai dirigé pendant sept ans, et dont en relisant les épreuves, je mesure à la fois l'originalité et la pertinence.

L'idée de placer l'analyse des romans de Monénembo sous le signe de l'Instable procède, en effet, d'une intuition particulièrement féconde, dans la mesure où, d'une part, elle permet à son auteur de décliner les multiples interprétations de ce concept, et où, d' autre part, partant de ces prémices, elle peut tout à loisir, et avec quel talent, dévider le fil rouge d'une « lecture » qui ne laisse dans l'ombre aucun des aspects majeurs d'une oeuvre beaucoup plus retorse qu'il n'y paraît à première vue.
On objectera que parler d'instable à propos de l'Afrique relève de la tautologie, tant l'Histoire en a accumulé les manifestations, de la traite négrière aux génocides contemporains, en passant évidemment par les turbulences coloniales et post-coloniales, mais l'essentiel du propos de Monénembo n'est pas là. Si le romancier ne récuse nullement l'influence de l'Histoire sur ses personnages, c'est en grande partie pour dénoncer l'inhérente perversité, à savoir cette instabilité chronique qui a depuis longtemps brisé l'harmonie des temps mythiques dont, de toute évidence, la nostalgie hante l'auteur d'Un Rêve utile.
L'écriture de l'instable renvoie, en effet, à un univers chaotique, à la fois carnavalesque et apocalyptique, c'est-à-dire marqué du double signe de l'inachèvement et de la régénération, et dans lequel la réalité se dérobe plus souvent qu'elle ne s'affiche.
Dans ces conditions, il devient parfairement licite d'appréhender ce monde de précarité et d'illusion à la lumière de la philosophie baroque, dont le discours privilégie un certain nombre de topoï supposés en rendre compte. On reconnaîtra au passage le thème du theatrum mundi — « La vie a lieu sous un chapiteau et nous n'y sommes que pour amuser les Dieux », déclare l'un des personnages de Pelourinho — et de son corollaire, la vie comme songe indéchiffrable, sans oublier le discours de la folie propre à la déréliction des sociétés en crise.
Il en résulte naturellement une perte tragique des repères dont un double épisode de L'Aîné des orphelins nous offre la démonstration. Le premier, qui se situe au début du roman, nous met en présence du sorcier Funga rappelant à Faustin, le jeune héros, la légende du rocher sacré de la Kagéra dont le déplacement sacrilège est, selon lui, à l'origine de toute une série de cataclysmes. Et, à la clausule du roman, c'est ce même Funga, qui voit défiler sous ses yeux d'étranges choses : « […] des êtres hybrides, des fleuves de sang charriant des montagnes de têtes vidées de leurs yeux… » Vision évidemment à peine prémonitoire d'un cauchemar imminent dont, une fois encore, la cause doit être recherchée dans le déplacement du mythique rocher de la Kagéra, signe avant-coureur d'un brouillage des repères qui va bientôt conduire à la folie du génocide.

Mais le baroque, c'est aussi l'art du détour et, de ce point de vue, l'image du labyrinthe, récurrente dans la plupart des romans de Monénembo, apparaît bien comme la métaphore d'une quête qui exprime l'angoisse de personnages à la recherche de la mémoire en déshérence.
Ecriture de l'instable, l'oeuvre se veut donc également écriture du mythe, comme en témoigne éloquemment le roman Pelourinho, dans lequel l'auteur se réclame explicitement du mythe d'Oedipe. Mais au-delà de cette référence à la tragédie des Atrides, c'est sans doute toute l'oeuvre qui est à lire comme un déchiffrement des mythes qui structurent la mémoire douloureuse d'un écrivain à la recherche de l 'Afrique perdue.
« Ecriture à double fond donc, comme le suggère Noémie Auzas, qu'il s'agira de dévoiler, voire de démasquer. »

Jacques Chevrier
janvier 2004

*Il s'agit du Parc national du Rwanda.

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