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Littérature francophone


Tierno Monenembo
Les écailles du ciel

Editions du Seuil. Paris. 1986. 185 pages


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Chapitre I
Les fils de Koli

C'est une terre avide de secrets, recroquevillée comme une mère fauve sur l'espérance de ses petits. Une terre gondolée et desséchée. Une terre apeurée qui fuit le désert et s'enfonce dans la forêt. Une terre hérissée de montagnes dodues, ridiculement crânes. Une terre d'eaux tumultueuses et de pierres ocre. Un vent cinglant et tiède fouette sans répit le moutonnement des forêts-galeries, hulule dans les gorges des rivières et dans l'anfractuosité des rochers sa complainte aiguë d'amant aigri et revanchard. Mais c'est une terre qui ne vaudrait rien si l'on omettait ses odeurs. Il faut la sentir avant de la toucher. Elle s'y dispose d'ailleurs avec un fier agrément, sans retenue, exhale ses relents de fumier et d'humus, son arôme de pomelos, son bouquet de fonio mûr, son fumet de veaux et de cabris, ses senteurs de boyle, de tamaro, de gilinti 1, son émanation de brousse close et rance.

Ses hommes sont étiques et chipoteurs, indolents et pharisaïques. Mais que l'étranger ne se laisse pas abuser par leurs mines de passivité innée et de soumission fatale : le plus mou se révélera fougueux. C'est de l'eau dormante, c'est du sang chaud qui sait bouillir en secret. La chanson dit :

« Je suis le pays des eaux folles, des pierres tranchantes et des hommes chétifs. Mais, prenez garde : mes hommes ont l'impétuosité de mes eaux et la rudesse de mes pierres. »

Si les regards sont volontiers timides, c'est pour mieux cacher la ruse atavique. Si les gestes sont gauches, c'est pour mieux enfouir le penchant à la fourberie. Si les voix sont feutrées et même obséquieuses, il y a là-dessous une âme entêtée naturellement rebelle, consciencieusement rogue.
Ici, la solitude est un réflexe. Les coeurs sont gros et les corps chatouilleux : chacun a vite fait de s'effaroucher pour un oui ou pour un non et d'aller planter sa hutte plus loin.
Il paraît que cela vient de l'eau de ce pays, de son air malicieusement irritant et qui exalte l'orgueil. C'est de son sang fielleux que vient ce caractère indubitablement difficile, savoureusement grognard.
Je dis que c'est une terre de douce férocité, de mesquines querelles et de rancunes tenaces qui explosent en esclandres meurtriers. Un effluve de tourment et de folie sort de ses bois, de ses marais, du front coriace de ses hommes.
Je dis que c'est un pays discret et radin ; que ses hommes portent volontiers la guenille, auraient-ils nombre de terres et de boeufs. Mais, la guenille n'ôte rien à la fierté. Le plus mal vêtu va un pas de prince, jetant un regard paresseux et méprisant sur les hommes et les choses.

Mais, ce sont les femmes qui expriment mieux que tout autre les coups de vent de ce pays, ses sous-entendus, sa mince pudeur, le pétillement de ses eaux, les caprices de ses rivières et l'essence de ses agrumes. Elles ondoient en une démarche féline et suggestive, inondent les regards de leur douceur de chattemite, déploient comme une armure leur timidité de bonne mise. Dans leurs regards volontiers biaisés, une teinte de douce insolence. Dans leur rire de fausse retenue, un son de férocité et d'éternel sarcasme.
Elles épousent merveilleusement le vent, lui offrent sous leurs frêles voiles leur visage d'outrageante beauté, leur corps de houri et leurs mimiques impudentes. Ici, la femme est une odeur de henné, un reflet de bijou, une huppe de tresses, une obsession futile, un appel sans réponse, une promesse enchanteresse, un don qui vire à la cangue. Ici, la femme est toute de fluidité : elle est l'eau qui apaise la soif et le torrent qui emporte les illusions. Elle colle à l'ivresse de cette terre. Elle porte son goût équivoque de mandarine et de pamplemousse, de miel et d'oseille, de noblesse et de prosaïsme, de sacré et de profane. On dit que c'est elle qui donne à l'horizon son contour sinueux et sa couleur bleuâtre. Les ébats du fonio sous les caresses de la brise, le confidentiel glou-glou des sources, c'est elle aussi.
C'est elle la folie des hommes, leur âme de Protée, le trophée de leurs rixes. Les chansons déchirantes, les insultes vénéneuses, les calembours, les églogues, les odes et les médisances qui tuent, c'est toujours elle. Ces voix lancinantes qui se mêlent aux mille cris d'insectes affolés du crépuscule, c'est encore elle. La sagesse dit que ces voix sont l'enseigne de la terre ; sans elles, le monde serait à l'envers : le soleil se lèverait à l'ouest, les fleuves rebrousseraient chemin et remonteraient les pentes des montagnes comme de solides gaillards, l'enfant accoucherait de sa mère, la terre serait là-haut et le pauvre ciel piquerait du nez vers les profondeurs du bas. Elles ne sont pas seulement une musique à chagriner un taureau ; c'est, en vérité, le souffle qui entretient la vie, le sortilège qui maintient le cours normal des choses. Bête ou homme, nul n'ignore que la voix de la première femme qui a appelé sa vache est fixée dans les sons du vent en confortable réserve, en prévision de l'oubli des hommes. S'il arrivait à manquer une bergère, le monde aurait un sursis : le vent libérerait un peu de voix afin que les choses restent comme elles sont. Mais, si la réserve s'épuisait, la nature ne répondrait plus de rien. Cependant, aucun génie n'ayant soufflé mot de la quantité de cette réserve, le crépuscule venu, jeunes filles et vieilles femmes s'égosillent et envoient aux nues leurs appels aux boeufs tels d'ultimes psaumes. Parfois, le vent se fait distrait et libère une partie de la réserve. Alors, un frisson secoue la nature et les hommes et, du fond d'une case, une vieille femme murmure : «Hé ! Hé ! C'est mon tour à moi. Nul doute, cette fois, nul doute. Je sens dans ma bouche l'avant-goût de la mort. »

Mais si la femme est la voix de cette terre, c'est la vache qui est son âme. La première l'orne et la colore, la deuxième la structure. C'est au nom de la vache que répond ce pays. Ici, il n'y a pas de lopins de terre, mais des coins de fumier. Dans les veines des jumeaux coule le même lait. La plus belle des femmes s'appelle Génisse. Une plaine sans troupeau repousse le regard. Un vallon sans enclos, n'en parlez jamais…
C'est sur cette terre de cailloux et d'eau, d'agrumes et de bovidés que Cousin Samba vit le jour, dans un village qui se tasse entre le flanc du mont Kuru et la grenouillère du fleuve Yalamawol. Avec une patience d'oiseaux, les hommes ont arraché aux broussailles ce carré caillouteux au sol maigre et avare et y ont bâti leurs cases dodues dont les toits tombent à ras du sol. Les étrangers de passage chuchotent narquois que c'est le mauvais caractère renommé du pays qui espace les habitations et dessine le village plus grand qu'il n'est nécessaire pour ses centaines de créatures.

Une bonne distance sépare ainsi deux habitations voisines. Cette distance n'est pas pour autant laissée terre morte. Le large pourtour de chaque case est aménagé en lougan où l'on plante légumes et condiments : pêle-mêle, piment, oseille, gombo, tomate, manioc, taro, boro-boro. En dépit de cette dispersion, le village garde un aspect coquet et même une certaine homogénéité. Il est entouré d'une clôture de fougères, d'acacias et de gargasaki disposés en rangs serrés pour dissuader boeufs et moutons d'y pénétrer.
Bien qu'étroits, les chemins ne sont pas dénués d'agrément : ils sont parsemés de gravier fin et multicolore collecté par les gamins et, généralement, des fleurs les bordent. Les cours circulaires sont spacieuses, ornées de rangées de cailloux entre lesquelles s'érigent des touffes de citronnelle. Dans les cours et dans les lougans, les inévitables orangers, citronniers, papayers et avocatiers font du village un véritable verger. Gendarmes et moineaux, rouges-gorges et mange-mil tissent leurs nids dans les feuillages comme dans les toits des cases. Les chauves-souris règnent de toute la terreur de leurs ailes au faîte des manguiers.

Entre les cases et les enclos jouxtant le village, entre le fleuve Yalamawol et le mont Kuru, la vie se déroule sans trop demander. La nature a donné aux hommes la rugosité de son sol. La sobriété vient avec les premiers soubresauts de la vie. On se suffit d'une bouillie de maïs le matin, d'un morceau de taro à la mi-journée et le soir d'une calebasse de fonio arrosé de lait caillé avec la grâce de Dieu et l'obligeance de la terre. On se lève tôt pour se dépêtrer de l'emprise de toute mauvaise chose qui sait profiter de la nuit pour voler aux hommes quelques instants de vie. On ouvre grand les portes dès l'aube afin de pomper à celle-ci un peu de bonheur tant il est vrai que la chance ne pénètre pas le derrière de celui qui dort. On implore le ciel, on le remercie de ce jour de plus, de cette fraîcheur du matin, d'être là dans le roucoulement des pigeons, saisi par le mystérieux frétillement de la nature.
Même si la faim taquine l'estomac, même si les membres sont gourds de fatigue, même si les pensées sont pleines de vieilles réminiscences, le coeur s'éprend malgré tout du soleil qui s'offre dans sa lumineuse nudité. Les corps s'adonnent guillerets aux activités du dehors, se livrent aux tâches quotidiennes avec l'émulation des oiseaux qui s'ébrouent, des veaux qui tressaillent et des insectes qui virevoltent.
On s'arrêtera avec la tombée de la nuit, s'en remettant à Dieu pour une autre journée de binage et de pâturage. Personne ne se soucie de savoir depuis quand cela se passe ainsi et pour combien de temps encore dans ce village de silence, de quiétude et de passions enfouies que le hasard d'un voyage a créé et baptisé du nom croquant de Kolisoko. Personne, surtout pas Cousin Samba, tombé ici sans sollicitation ni enthousiasme au bon plaisir d'une nuit de jeudi pluvieuse et énigmatique.

Le vieux Siɓɓe, son grand-père paternel, fut formel dès le début :
— Ce bébé faisait la moue. Ça, je l'ai vu tout de suite, bien qu'il fût encore trempé des eaux vivifiantes. Il nous glaçait le sang avec ses yeux qui regardaient un autre monde. Devant son corps qui ne bougeait pas, on se sentait coupable. Houm ! Dès sa naissance, j'ai su que ce bébé-là n'était pas comme les autres.
Les voisins ne furent pas plus émerveillés :
— Ça là, ça s'est trompé de chemin, murmurait-on dans toutes les cases. Etes-vous sûrs que son destin est sur cette terre ? Et pourquoi parents qui m'êtes chers, je vous le demande, pourquoi Kolisoko ? Oui, pourquoi à Kolisoko ? La Fatalité nous veut quelque chose. Ces temps de mauvaise morale ! Ha ! Ces temps finiront par découdre le ciel. Le bonheur serait de mourir maintenant de cette bonne mort d'antan qui éteignait l'être au lieu de le fêler. Je vous le demande parents : c'est-il le village tel qu'on le connaissait ?
Si vous passez aujourd'hui encore en ce lieu que fut Kolisoko, la voix d'outre-tombe du vieux Siɓɓe vous serinera des propos amers sur son petit-fils et la tournure qu'a prise le sens de l'existence, dans le feuillage du mémorable colatier toujours planté dans ce qui fut la cour du roi Farnyitere. Mais, ceci est une autre histoire qui nous occupera plus tard, une fois son tour venu sur le déroulement de ma langue. La parole est une amante réticente qu'il faut laisser s'offrir librement pour ne pas déparer la beauté du monde…
C'est donc un enfant sombre au regard peu intéressé qu'une pluvieuse nuit de jeudi apporta à Kolisoko. Le mont Kuru doit lui-même en garder le souvenir. La mère s'appelait Diaraye. Elle aura le temps de regretter sa gestation… Quand elle commença à sentir les grouillements de son enfant, elle n'osa pas déranger son mari Hammadi : l'heure était tardive et peu propice aux coups. Elle se lova près de l'âtre, posa sa tête sur un escabeau pour tenter d'atténuer la douleur. Le matin, on la retrouva dans la même position, en sang et en sueur, le bébé à côté d'elle enduit de muqueuse et qui ne braillait même pas. Le père fut interloqué mais ne dit rien sur le coup par égard pour l'affluence venue voir ! Le corps spongieux et la tête ovale et mafflue avec ces yeux qui feront légende n'avaient pas les spectateurs pour eux. La curiosité devenait vite effroi. On se détournait, on murmurait une parole d'usage et on s'en allait sous un vague prétexte. Ce qu'on a dit ce jour-là dans les sentiers de Kolisoko doit se trouver dans l'oreille du diable et ce n'est pas moi Kullun qui irais déclencher ce torrent de mauvaises gentillesses… Mais tout cela n'était rien à côté de l'emportement du père. C'était comme si Diaraye avait fait exprès pour l'offenser, comme si c'était un coup bas de mauvaise épouse mijoté avec délectation. L'homme se garda bien de laisser voir sa colère devant témoin. Tout eut lieu à huis clos au coin de la case, près de l'âtre, à l'endroit même où Diaraye s'était lestée de sa forfaiture ; en présence de la coépouse qui triturait le pan de sa camisole d'un air de fausse gêne, mais qui regardait onctueusement la mère et l'enfant comme pour applaudir à la détresse de l'une et la féliciter de la laideur de l'autre.
Le mari montrait la chose et vociférait au bord de l'hystérie :
— Ce n'est pas à moi, ce cauchemar ! Non, ce n'est pas à moi !
La vie ne s'arrêta pas pour autant. Kolisoko supporta tant bien que mal cette hérésie d'homme qui poussa quand même comme tout autre bourgeon humain. L'avalanche des jours finit par enfouir la blessure du père et l'effroi du village. Une marge de tolérance s'était ouverte dans laquelle évoluait le petit Samba. L'enfant gardait son air absent, indifférent à ce qui se passait autour de lui, à peine concerné par le vent, les aboiements des chiens, les cancans, toute cette agitation de la nature et des hommes qui s'organisait autour de lui et s'entêtait vainement à lui rappeler l'existence des autres. Il se contentait de trottiner étrangement derrière sa mère, agrippé au pagne de celle-ci, les reins déjetés, la tête dans les nuages, avalant rageusement des cacahuètes par poignées entières. Qu'il ne parlât pas beaucoup n'intéressait point la curiosité du village : le mutisme de Diaraye frôlait la légende depuis cette époque où elle avait vécu son éphémère et trop célèbre aventure avec Kékouta, époque que nous raconterons plus loin. On comprenait qu'elle avait, d'instinct, donné à sa progéniture le silence dans lequel la vie l'avait un beau jour emmurée.
A l'avenant, le garçon était solitaire : cela aussi se comprenait fort bien, c'était du Diaraye tout craché. Il aimait jouer dans le lougan assis sur les nodosités d'une racine de manguier. Sa solitude s'égayait de vagissements ventriloques tenant du râle plutôt que du chant et desquels il semblait puiser un sombre plaisir. Avec des feuilles de maïs, il tressait des icônes aux formes secrètes qu'il agitait frénétiquement sous l'ombre de son regard.
Son manège attirait les gamins de son âge. Ceux-ci se tapissaient sous les plants de taro et s'amusaient du spectacle non sans appréhension. Parfois, ils gloussaient moqueusement et lançaient au solitaire des noyaux de mangues entamés par la pourriture. Samba s'arrêtait alors de mugir, serrait ses figurines sous ses aisselles et s'engouffrait dans la case du vieux Siɓɓe, son aïeul paternel. Ce que pouvaient se raconter le grand-père et l'enfant terrés comme du gibier, personne ne saura le répéter. Le village avait beau rôder autour de la case insolite, dresser des centaines de paires d'oreilles, oh ! les gens entendaient bien, mais la rumeur qui leur parvenait n'allait pas jusqu'à leur compréhension. Le ciel pris à témoin, ce n'était pas un langage humain. C'était un écheveau de sons gutturaux et écorchants qui échappaient à l'oreille des créatures de ce monde ; des paroles qui semblaient venir d'ailleurs, peut-être du gouffre de la terre, là-bas près de l'enfer où devaient grouiller des multitudes d'esprits malins. Peut-être eût-il mieux valu ne plus s'approcher de cette demeure pas comme les autres, le dicton affirmant qu'une mort prématurée arrive toujours à qui veut tout voir et tout entendre.

On finit donc par éviter la fameuse case et on déploya sa curiosité au loin en questions chuchotées et en gesticulations terrifiées.
— Est-il bon de garder ça parmi nous ? s'indignait-on.
A quoi un vieillard répondait d'une parole sage :
— Tant qu'à faire, ne dérangeons pas la fatalité. Sait-on qui nous a envoyé ça ? Laissons donc.
Par la grâce de la force divine, Samba atteignit l'âge auquel l'enfant se doit de rendre à la société son lourd tribut de lait, d'eau, d'air et de caresses. Du matin au soir, il s'occupait dans le giron de sa mère avec la même mine boudeuse et dégoûtée mais avec des gestes consciencieux.
A l'aube, il libérait les poules des paniers en osier sous lesquels on les avait maintenues durant la nuit, pour leur donner le grain. Il puisait l'eau, pilait le fonio et le maïs puis il rejoignait sa mère au lougan et, ensemble, ils faisaient un bout de sarclage. L'après-midi, il allait ramasser du bois mort, rapportant des fagots qui faisaient la jalousie des gamins. Les autres mères devenaient envieuses devant ce bois ferme et mordoré :
— A tout juger, le fils de Diaraye n'est pas aussi dandin qu'on peut le croire. Ce n'est pas Hassana, mon fils à moi, qui me ferait un tel plaisir. Regardez donc, musulmanes, ce bon bois craquant. Un seul morceau suffirait à vous cuire une marmite de koubolo. Moi, mon Hassana à moi, je vous dis, me ramène des racines gonflées d'eau juste bonnes à faire des fumées. Ce n'est pas un dandin few. A tout juger je dis.
Venait le soir avec son souille de bonheur mystérieux, ses couleurs de ciel orange et de vallons bleuis, son bruissement de terre émue. La nature et les hommes s'interpellaient : voix d'enfants récitant le Coran, cris de grillons, bêlements, beuglements, bruits de ce qui coule, de ce qui marche, de ce qui rampe, de ce qui vole, de ce qui vit, de ce qui est mort. La vie frémissait, éprise d'elle-même, saisissant la terre dans un élan pathétique, implorant le ciel pour quelques éternités de plus. Samba s'abandonnait dans une sourde mélancolie. Peut-être n'était-il déjà plus sur terre ? Alors, son père le secouait et entraînait femme et fils au pâturage. Le troupeau n'était pas au complet.
C'était cette gourde de Allamari qui manquait.
— Elle te ressemble un peu, disait Hammadi à Diaraye. Son caractère est fade. Quand son diable se réveille, on peut toujours lui courir après. Je la vois très bien se fourrer dans le bois de Foulou.
Tous trois se dirigeaient vers Foulou, cherchaient la vache capricieuse à travers l'enchevêtrement de lianes et les marécages couverts de nénuphars.
Ainsi allait la vie, à l'époque…
— Car, disait un vieux marabout à ses élèves disposés autour d'un feu de bois, nos existences sont bien prises. Quelque part, nos vies sont entraînées dans une mécanique hors de portée de notre compréhension.
Ce saint homme affirmait hardiment que tout cela est de la faute des hommes. Le monde est le monde tant qu'il nous maltraite comme il faut, la naissance n'étant qu'une vieille dette à payer. Un intraitable créancier nous a jeté le sort à cause d'un obscur crédit contracté dans les limbes de la vie. Il nous guette du haut de sa tour céleste et voit tout ce que nous faisons à la lueur de ses astres. Il se coule dans l'eau, pénètre les pierres et monte les forêts, sans répit, nous fouette de ses vents, nous menace de la foudre, nous arrose de pluies et de soleil bouillant. Il ne nous quitte jamais des yeux. Son obsession, c'est notre peau ; notre coeur, il faut qu'il l'arrache. Et il sait s'y prendre avec minutie : il nous pourrit de mauvaises pensées, nous accable d'amour et de tristesse, envenime notre sang de jalousie et de lâcheté, nous infecte de vieillesse à compte-jours. Il nous berne de fausses promesses et d'illusions ardentes. Quand il nous a bien secoués, bien essorés, il commande à la mort de nous faire payer la dernière échéance du tribut. Et tout le monde le sait bien, celle-là n'est pas de celles qui hésitent… Pauvres lucioles qui croyons à l'éphémère. Nous nous excitons pour si peu ! Nos petites têtes vibrent et espèrent étourdiment. Un espoir qui nous affole de désirs étranges et de passions futiles. Mais la lumière a vite fait de devenir gouffre, et nous plongeons avec joie. Voilà ce qu'est notre vie. Il n'y a pas à réfléchir davantage. Tu le connais, toi, ce gouffre ?
Ce disant, le marabout pointait un index apocalyptique sur le crâne d'un marmot de ses disciples.
— Non, tu ne le connais pas et moi non plus d'ailleurs. Mais, quand nous le connaîtrons, c'en sera fini de nos galéjades. Plus d'amis, plus d'ennemis. Plus de mère, plus de père. Plus de passé, plus d'avenir. Nous serons nus, dépouillés, nos cupidités et nos péchés à fleur de peau. Ha, le moment de vérité, le seul ! Sans fards, sans mensonges, sans bijoux sous cet Oeil. Je dis que nous serons beaux, Wallahi, je le dis.

En attendant, comme pour tromper cet Oeil-là, Kolisoko menait sa petite vie de fards et de mensonges sans trop s'inquiéter. L'Oeil ne perdait rien à attendre un peu. « Attendre un tout petit peu encore », semblait se dire le village, tout occupé à trimer, à meubler comme il pouvait les journées qui s'offraient. Entre les lougans et les pâturages, entre le mont Kuru et le fleuve Yalamawol, son petit monde grouillait sans discontinuer. L'Oeil n'empêcherait pas pour l'instant de rire, de médire, de s'offenser au petit bonheur, de se battre à l'occasion ni de palabrer à tout venant…

Yalamawol coulait sagement dans son lit, entonnant son murmure polyphonique de désir souterrain. L'ombre de sa forêt-galerie, son eau vertueuse au goût de gingembre et sa discrétion entendue accaparaient la part belle de la vie du village. On vivait à son bord : ailleurs, on ne pouvait que tromper son ennui. On disait que tout venait du fleuve. D'ailleurs, c'est au gré de son pouvoir que Kolisoko a vu le jour.
L'ancêtre Koli venait de l'Est en allant son chemin, par un mémorable jour de nature fondante. La soif l'ayant épuisé, il s'était agenouillé en toute innocence sur la berge, avait bu un peu d'eau dans le creux de la main et avait fait boire les boeufs : le village était né de si peu. L'eau avait coupé les jambes du patriarche, lui avait confisqué son chemin. La rivière était montée au ciel et lui avait parlé :
— Que ne me restes-tu, noble voyageur ? Ne vois-tu pas que je suis tout éplorée de solitude ? Que quelques bras pour gratter mes berges ne me feraient aucun mal ? Coulerais-je mon destin dans le roc et dans le sable, sous la risée des oiseaux et sous la menace du Ciel, féconderais-je cette terre sèche et ingrate comme une femelle au crépuscule de la jouissance pour qu'on me passe et repasse telle une vulgaire étape de lointaine quête ? Pour qui donc cette verdure vierge et fumante ?… Homme, qui que tu sois, je t'offre mon bois, mon herbe — tu ne verras jamais plus grasse — et je ne te parle pas de mon eau, de ma fraîcheur, de la musique de mes flots. Quelques peines devront cependant équilibrer tant de bienfaits : tu en conviendras si le sens du juste milieu habite encore ton âme bohème. Homme, j'ai mes secrètes envies, mes colères ésotériques et quelques lots de tracas qu'il faudra bien que je donne aussi. A prendre ou à laisser, mais je sais que tu prendras : de l'herbe juteuse à dorer tes vaches en même temps que quelques essaims de moustiques ; des champs abondants en fonio et en mil mais où il faudra bien que, de temps en temps, mes crues arrachent quelques becquetées à ta progéniture. Homme, ma demeure grouille d'enfants adoptifs : que dirais-tu d'une jeune fille impubère et d'un veau à la robe tachetée à chaque hivernage, en guise de tribut pour consoler mes boas et mes caïmans ?
Sans s'enthousiasmer d'une invite si insolite, l'ancêtre souscrivit cependant au pacte du fleuve. Il est bien connu que le chemin, sous ses dehors muets et dociles, cache toujours quelque sordide mésaventure. Et puis, le voyage ne durait-il pas déjà des lunes et des lunes ? Voyage aveugle et harassant à la recherche de touffes d'herbe. Justement, ici, il y avait de l'herbe, le fleuve disait vrai. Une herbe pulpeuse et rebelle, odeur de toutes les promesses. Les moustiques, les inondations et les intentions sacrificielles, il y aurait tout le temps d'en parler. Pour l'instant, l'herbe commandait de s'installer et, d'ici-là — qui sait ? —, la citrouille d'un patriarche averti aurait le loisir de se démener pour modifier le pacte de ce fleuve, mon dieu exigeant, mais qui n'était après tout qu'un fleuve.
Le campement n'avait pas encore deux huttes que, déjà, l'ancêtre le baptisait de son propre nom. Au fil des générations, c'est tout ce que la descendance retiendra de cet aïeul obscur jailli des couches brumeuses d'un Est vague. Quant à son oeuvre, elle inspirera les commentaires les plus divers et les plus contradictoires, le tout sur le dos jugé inusable d'un homme que le temps avait pourtant déjà croqué de ses belles dents de prime jeunesse. L'hivernage était-il correct que des journées de recueillement étaient organisées à sa mémoire. Nyamata-Fonnye, la plus illustre figure de la lignée des conteurs de Kolisoko, avait immortalisé celui qu'on appelait familièrement le Vieux quand tout allait bien, en ces paroles qui, au dire de bon nombre d'étrangers, valaient autant que tous les mausolées du monde réunis : « le Triomphateur du fleuve, le Dompteur de la montagne».

Mais si, sur la foi du pacte, le fleuve risquait quelque crue aux abords du village, emportant des ares de semences, si un boeuf ou un enfant venait à se noyer, les langues se faisaient fielleuses ; chacun ronchonnait contre ce géniteur débile, qu'un fleuve — un fleuve, entendez ! — avait berné avec une facilité à marquer le village de honte.
D'ailleurs, on ne le disait pas assez : tout ancêtre qu'il fût, Koli ne méritait pas tant de dévotion. Avait-on idée de bâtir son village entre une rivière vorace et une consternante montagne pour la seule raison qu'il y avait là une plaine herbeuse, vite délimitée d'ailleurs par la rocaille ? Avait-on idée d'élire domicile dans un repaire de moustiques, sur une terre intraitable exposée à toutes les calamités ? Et d'où lui était venue cette sotte idée de donner son nom au village ? Ridicule ambition ! Grossière méprise que de croire qu'on pourrait ainsi en mettre plein la vue à la postérité !
Les inondations de Kolisoko, les infâmes sécheresses de Kolisoko, le maïs rachitique de Kolisoko… Où donc était l'oeuvre ? A franchement parler, Koli s'était fixé ici pour notre malheur. Le savait-il, l'imbécile, le savait-il ? Que n'avait-il planté sa hutte plus loin ? C'est-il un homme, celui-là qui a peur du chemin ? Il aurait dû marcher, marcher encore… Là-bas, très loin là-bas, disait-on consciencieusement, un doigt rageur esquissant l'hypothétique là-bas, mirifique nid de vie soyeuse que ne pouvait assurément flairer le nez trop bas de Koli.

Ce qui n'empêchait pas le village de résister aux subtiles agressions de la nature, d'arracher à cette dernière le peu qu'elle pouvait receler de consolant. Malgré ses furies saisonnières et ses essaims de moustiques, Yalamawol avait ses prodiges et une place de choix dans la vie du village.
De bonheur, les lavandières se regroupaient autour du feto, un endroit rocailleux mais plat où la rivière était plus calme et son eau plus limpide. Là, elles déballaient leur linge et celui du village, s'en prenaient à la plus petite tache de pagne, au plus petit secret de Kolisoko. Savon et salive.
Floc du linge sur la pierre et rires caustiques. Boubous dégraissés, confidences essorées. On saura ainsi que, une certaine nuit, Koumba s'est retrouvée romantiquement sous le Kurahi du parc. Pour une jeune épouse pudique comme elle l'était, à la vertu éprouvée par le pagne nuptial — une vingtaine de gouttes de sang, pas moins, sur la blancheur de la percale, le village s'en souvenait —, cela n'avait rien de très préoccupant. Les jeunes filles ressentent d'ordinaire un vague à l'âme les premiers jours du mariage, à ce qu'on dit.
Mais, Diaraye, qui avait donné la confidence tout en s'acharnant sur le pantalon bouffant de son homme, ne voyait pas les choses ainsi. Pour elle :
— Il n'y a pas de vague à l'âme qui tienne. J'ai bien vu Kékouta sur ses flancs. Et je peux jurer que le bonhomme ne lui parlait pas de lune ni de vague à l'âme. Il lui chauffait le corps, ça c'est sûr. Kékouta s'y connaît mieux que quiconque. Vous le savez bien, c'est un bouc attaché à toutes les fesses du village. Un bouc parfumé donc ! Quel feu ! Quel charme ! Mais son coeur est pourri et son âme n'est pour personne. Que ne donnerait-on pour retenir cette furie vagabonde ? Moi, je donnerais tout, même l'air que je respire. Que vaut une vie sans l'homme que l'on aime ? Mais, son coeur est pourri et son âme n'est pour personne. Moi, je l'aime même si son coeur est pourri… Foin d'hypocrisie, nous sommes toutes passées sous sa virilité. Mes soeurs, nous devrions rire des vertus qu'on nous prête, on ne peut inventer pareille mascarade. Notre chance, c'est la nuit. Notre bonheur est dans le silence de l'herbe. C'est le mystère des choses qui nous sauve.
Et elle disait vrai. Kékouta les avait toutes possédées, un peu comme une abeille voltigeant de fleur en fleur et se gavant inutilement de surabondant nectar. Le jeune homme attirait les femmes et savait se faire redouter des hommes, pour mieux faire. De toutes ses idylles, celle de Diaraye, justement, fut la plus riche en passions et en péripéties. Cela s'était passé avant la naissance de Cousin Samba. Une idylle qui fut si célèbre, que le village entier aurait juré que c'en était fini de Hammadi et que de méchantes cornes lui étaient irrémédiablement destinées.
C'était sans compter avec l'irrégularité amoureuse de Kékouta. On avait peut-être oublié ses esquives, ses dérobades auxquelles nulle embrassade féminine ne pouvait résister quand l'envie lui en prenait. N'avait-il pas l'habitude de dire :
— La femme est un plat succulent qui finit vite comme tous les bons plats. Ceux qui s'y accrochent ne savent pas goûter.
Goûter, oui, il savait s'y prendre et, même, il goûtait seulement. Les premiers moments, il y allait à force poignées, grandes bouchées, fougueusement, électriquement. L'appétit tombait vite. Il se détournait, boudait le corps auparavant désiré, s'en allait avec dédain faire la moue en solitude en attendant l'incendie suivant qu'il devrait éteindre à son tour. Et c'est bien ce qui se passa, comble de douleur pour Diaraye, comble de chance pour Hammadi qui ne pouvait plus supporter son affront, dans un village certes bienveillant de face (lui offrant même mille remonte-moral gentillets) mais prometteusement sarcastique de dos à en juger par certains clins d'oeil et rires tordus. Situation que l'on pouvait d'ailleurs prévoir soi-même par simple expérience si les cornes ne vous avaient pas encore arraché toutes les fibres du bons sens…
Le village avait coutume de dire que le matin apporte bonheur. Diaraye n'approuvera jamais cet adage, à cause de ce fameux matin de jeudi, un matin rieur et boute-entrain s'il n'avait contenu ce qu'il contenait : la fugue de Kékouta. Fugue ? Un tel homme ne se satisfait pas d'une fugue.
Peut-être eût-il mieux valu dire évaporation ? Car Diaraye ne trouva trace de son amant nulle part ; pas même dans l'antre-aux-hyènes où il avait l'habitude de s'isoler pour tailler des flûtes de roseau et où tous deux se donnaient rendez-vous au temps où leur idylle était secrète ? Dieu sait pourtant qu'elle n'économisa pas ses ressources. Elle fouina des semaines et des semaines sous les bois et jusqu'au lit du fleuve. Elle y avait perdu le regard. Son corps se flétrissait. Ses cheveux d'ordinaire si vantés — leur soyeux et leur reflet d'argent — prenaient une teinte de cendre humide, un aspect de brousse vierge. Sans nul doute, la folie la gagnait : elle traînait au hasard dans le village, vociférait contre le ciel, arrachait les queues des chiens et triturait le respect dû aux vieillards. Elle pleurait aussi beaucoup.
Hammadi vint la reprendre un jour. Elle suivit son homme légitime, reprit le train-train du ménage en silence, se remit doucement de son tourment et accoucha, un an plus tard, de Cousin Samba.
Kékouta revint au village peu après le mariage de Koumba, une espèce de gamine que tout le village trouvait gracieuse et bien éduquée. Diaraye savait bien ce qui ramenait le bougre. Entre-temps, elle s'était lestée de ses illusions. Elle ne prêta aucune attention à son libertaire amant… Elle consacrait maintenant, comme par repentir, tout son temps à la case conjugale et toute sa tendresse à Hammadi. Hammadi qui, remis de son humiliation et rétabli dans ses bons droits d'époux bigame, éructait de bonheur et de bons mots, de case en case, comme dans une foire bohémienne. Mais, l'indifférence de l'amante abandonnée était l'une de ces maladies incurables sises à la base de l'âme, affres silencieuses possédant le corps et les souvenirs pour le restant des jours. Diaraye pouvait toujours promener sa tête recueillie et son insouciance affable, son coeur sonnait le tocsin à la plus distraite des oreilles. D'accord pour la sérénité du dehors. Personne n'allait remonter la douleur ingurgitée par quelque insondable appendice de l'être.
Seule, la rivière avait pouvoir d'exorciser. Elle savait arracher la confidence, la coquine ; la confidence et un rien de philosophie, sur ses berges qui questionnaient tous les noeuds de l'existence, Diaraye pouvait dire l'indicible. Même qu'elle les avait vus sous le Kurahi du parc : lui, suçant les flancs de la jeune épouse comme une monstrueuse sangsue, goulu comme elle, avait fait les frais, alléchant comme le fruit interdit, haïssable comme un mollusque logé en elle. Elle n'avait pourtant pas regardé le parc. Mais comme un sixième sens lui avait poussé qui voyait tout : le regard ardent de Kékouta, la lassitude heureuse de Koumba.
Au bord de Yalamawol, elle ne semblait cependant couver nul remords, nulle honte. Son couplet de confidences s'achevait immanquablement sur le philosophique « nous sommes toutes passées sous sa virilité ». Alors, pour clore leur corvée, les lavandières chantaient en choeur leur amour à l'unisson :

« Son coeur est pourri. Son âme n'est pour personne. Son amour est une maladie qui ne vous quitte plus. Inutile de vous en méfier, fillettes : vous cacheriez-vous dans les débarras du ciel, sa volupté irait vous y cueillir. Son amour vous pénétrerait, pourrirait votre corps et vous gaverait d'un tourment inusable devant l'éternité. Son coeur est pourri, son âme n'est pour personne. Moi je l'aime, même si son coeur est pourri, c'est mon destin. Avez-vous comme moi la malédiction d'avoir poison pour amour ? »

Les femmes rechargeaient leurs ballots de linge et continuaient de chanter jusqu'à l'entrée du village où elles abandonnaient leurs grivoiseries au profit du jeu pudique qui convenait. Par clair de lune, elles formaient le soir un cercle de danse et entonnaient des chansons narquoises à l'égard des hommes.

« Nos vertus, une mascarade. Notre chance, c'est la nuit. Vous, maris, voici, prenez le secret du bonheur : ne croyez que ce qu'on vous montre. La folie vous guette sur nos traces. De la rivière au lougan, du grenier au parc, laissez-nous à la complicité du silence. Un mari heureux ne voit que ce qu'on lui montre. »

Les filles de Koli passaient ainsi lestement du ressentiment aigre d'enfants abandonnés à une résignation quasi heureuse au legs du géniteur.
— Après tout, il fait parfois bon vivre à Kolisoko. Et peut-être est-ce ainsi partout sur cette maudite terre : un fleuve qui vous donne de l'eau et des moustiques, une montagne qui vous donne de la tristesse et du bois de chauffage. Ailleurs ne vaut sans doute pas le dérangement. Restons là tant qu'à faire. Ce fleuve-là, ces moustiques-là au moins nous les connaissons de même que nous nous connaissons nous-mêmes à force de nous être réciproquement fait du mal. Nos défauts couvriraient le fond d'un océan, mais nous y sommes habitués et savons les prévoir chez chacun d'entre nous.

Pourtant, que d'âmes sibyllines peuplaient Kolisoko ! Que de gens soupçonneux ! Que d'ombrage et de défiance ! Que d'accrocs et de morsures ! Que de gentillesses calculées ! Que de baisers vénéneux ! Que de tempéraments acides !…

Le vieux Siɓɓe en savait quelque chose qui avait disputé au village quatre-vingts ans et quelque de vie commune. Son âge n'était qu'une compilation d'amertume. Il serinait sans cesse son dépit aux nouvelles générations, qu'il appelait, condescendant, l'outrageante gaminaille, sans même un reste de jalousie :
— Votre jeunesse ne me fait aucune envie. La vie est derrière vous, béjaunes. De mon temps, tout était normal. Le bon sens prévalait. On pouvait en toute quiétude s'abandonner à l'existence, se laisser aller en douceur vers la mort, sans secousses ni convulsions. Le voyage était agréable. On arrivait sans vertige, sans fracture. Imaginez qu'on avait le temps de préparer sa monture. On faisait ses adieux à tout le monde. On souhaitait bonne route aux amis et on se réconciliait avec les ennemis. C'était cela vivre, je vous dis. Je ne sais plus ce qui est arrivé. Je ne me sens plus concerné. Quelle folie a donc chevauché le village ? Rien n'est plus comme avant. L'eau a pris un goût de bile. Le vent souffle la démence. La terre ne donne plus. La pluie nous boude. La brousse nous nargue avec des crocs jaunis. Les hommes vacillent. Leurs paupières battent la perturbation. Ils s'agitent dans l'impatience et la futilité. La sottise les guide. Le mensonge leur a piqué la langue. La parole n'est plus donnée. Le mot ne vaut plus. Toute promesse est devenue un piège, tout dire une farce sans goût, une mauvaise excuse, tout sourire une combine. Les enfants sont boutonneux. L'enfance est devenue une tare. Les jeunes gens se crispent dans des habits étriqués, ne vous disent plus bonjour et vous toisent de haut avec des regards pisseux, égarés dans la vanité. Les femmes affichent une beauté calamiteuse. Ce ne sont plus que croupes échappées qui excellent à gâter le désir par trop d'exhibition. Pauvre époque qui ignore que la femme est un maïs à épiage sacré. Sans pudeur, sans discrétion, la conquête ne tente point. Ha ! Pour nous, ce fut autre chose ! N'en doutez pas : je vous plains, je ne vous envie nullement.
Et il partait d'un rire pervers de vieux diable.
Décidément, l'époque n'attendrissait pas le vieux Siɓɓe ! Elle ne lui inspirait que railleries et férocité. Il la vouait aux gémonies, trouvant que l'enfer était trop éloigné du village qui avait pris à ses yeux toutes les formes imaginables du crime. Kolisoko y voyait les effets de la sénescence et même peut-être un signe de folie. C'était lui, Siɓɓe, qui était à plaindre, affirmait-on, d'autant plus qu'il n'en savait rien.
Au dire de certains, Siɓɓe était né ainsi, mal accroché au destin du village, peu amène, toujours ronchonnard, conséquence d'une obscure maladie congénitale logée dans le front. Au dire d'autres, il n'était qu'une des nombreuses victimes psychiques de la fameuse guerre de Bombah.

Une guerre assez mystérieuse dans sa chronologie, mais connue de tous pour avoir été dite et redite par tous ceux, vieillards et bardes, qui pouvaient toucher à la parole sans l'altérer, mais savaient au contraire y ajouter des mots neufs, la lustrer d'un ton nouveau. La guerre de Bombah se renouvelait ainsi, sans cesse, changeant de cadre et de hauts faits, sous l'active modification du présent, sous la bienveillante attention des veillées de Kolisoko. Entre tous, le vieux Siɓɓe aimait la raconter pour en avoir été le témoin très discuté, mais le témoin quand même. Sa version était la plus connue. La voici…

Cette année-là, Kolisoko transhumait du côté de Bombah. Siɓɓe devait avoir quinze hivernages. Mountaɠa, son camarade d'enfance, et lui s'étaient levés tôt et avaient aidé les veaux à sortir en jouant avec leurs queues. Éblouis par la splendeur du matin, ils n'avaient pas remarqué l'absence de la plupart des hommes valides. Au retour du parc, la mère de Siɓɓe avait préparé une bouillie de fonio fortement diluée de lait caillé. Les deux garçons s'étaient précipités vers leur refuge, un telihi malandreux aux branches fourchues où ils passaient le plus clair de la journée, s'essayant à des acrobaties de jeunes singes, y déjeunant souvent, s'ébattant, égrillards, parmi les rouges-gorges et les moineaux.
Alors qu'ils mangeaient leur bouillie, une flèche siffla dans le feuillage et vint se planter tout près d'eux. Ils jetèrent leurs écuelles et prirent la fuite en direction de la case. Sur la suggestion perfide du vieux Mountagah, Kolisoko raconta que ce fut là, sous la tendresse maternelle, que Siɓɓe attendit la fin de la guerre, ce qui mettait l'intéressé dans une colère sismique à engloutir le village. Pour lui, tout cela n'était que calomnies de tard venus et de frustrés d'héroïsme brandissant leur jalousie contre lui qui l'avait non seulement vue et bien vue, la guerre de Bombah, mais y avait activement participé. Que l'on n'insinuât donc pas sur l'âge qu'il avait alors : le monde s'était toujours peuplé de bilieux et de coeurs farouches battant jusqu'au dernier tour de sang le rythme de la gloire. Et si ce n'était pas de sa faute si l'avisée Providence l'avait ventilé dans le second camp ? L'âge n'y était pour rien. Ce n'était qu'une question de texture personnelle. Il relevait nerveusement un pan de son boubou et montrait une cicatrice au pubis ; une tache diffuse, à peine distincte parmi les flétrissures du corps, la grisaille du poil. Preuve racornie d'une bataille incertaine. Pièce de musée plus que pièce à conviction, que les méchantes langues avaient vite fait de qualifier d'apocryphe. Une cicatrice ne prouvait rien disait-on.
On en avait vu, cousus de cicatrices du cuir chevelu au méat sans qu'ils se soient jamais battus ne serait-ce qu'avec leur femme. Une cicatrice, c'était aussi bien la trace d'une balle que celle d'un morpion, un coup de sabre qu'une griffure de femelle, une blessure de guerre qu'une morsure de chien. Pour illustration, on racontait l'histoire de cet homme qui essayait de faire passer sa hernie pour un membre de valeur. Assurément, Siɓɓe mentait. Restait qu'il mentait bien et que l'on ne perdait rien à l'écouter…
Donc, quand il quitta son telihi malandreux et que, dans la case, sa mère en larmes le mit au courant, son sang ne fit qu'un tour. Il monta vite au grenier pour dépoussiérer l'arc que son père avait laissé avant de rendre l'âme au Dieu propriétaire. Justicier précoce, il dévala la colline. Ce qu'il vit, une fois parvenu aux abords de la plaine, ce que la plaine de Bombah lui montra ce jour-là, seuls devraient l'écouter les esprits assis, les hommes charpentés par l'équilibre et la maturité. Têtes hantées, bouchez-vous les oreilles !…
La plaine était encore fumante de brouillard. Les guerriers y évoluaient comme des fantômes. On ne savait plus qui était qui. Sifflements de flèches.
Crépitements de balles. Fumées. Pour tout transfigurer, une voix de foudre punitive, la voix de Wango couvrait le vacarme, plus forte que le bruit des armes, plus réelle que la guerre. Wango, le griot du roi Farnyitere, était renommé pour ses déclamations, ses discours volcaniques. Rien au monde ne pouvait lui discuter la magie du dire. Parlait-il au fond de sa case qu'on l'entendait dans tous les recoins du pays, et ce qu'il disait captivait l'âme la plus réticente. En ce grave jour de combats, on imagine facilement qu'il avait fait appel à toutes ses ressources. Et apparemment, il se faisait entendre ; du nord comme du sud, de l'est comme de l'ouest, sortaient des hommes, encore des hommes convergeant sur la plaine. Chacun s'était armé : de sabres ou de soppa-nyippa. Des colonnes de fourmis géantes sortaient de tous les pores d'une nature en délire. Oui, Wango s'était fait entendre. Avec sa voix de terre en fureur, il ne pouvait que se faire entendre :

« Je m'adresse aux fibres de cette terre. A tout ce qui y prend souche. Tout ce qui porte le goût de son sel. Tout ce qui rappelle la furie de ses eaux. Tout ce qui est susceptible de crever de ses maux. J'appelle ceux qui se savent fécondés par la déchirure de sa matrice. C'est le jour des preuves et des épreuves. Chacun devra montrer ce qu'il vaut. Que chacun justifie sa naissance. L'existence demande des comptes. La terre nous rappelle nos dettes. On saura le vernis des coeurs : laque d'or ou pellicule de larmes ? On verra ce que cachent les habits : nerfs tendus ou couilles de beurre fondant. Les mères diront les vertus de leurs mamelons : lait de panthère ou pipi de singe ? Les fils mettront en évidence ce qu'ils ont dans les veines : le sang fougueux des aïeux ou le jus purulent de la dégénérescence. Personne ne s'esquivera. Aucune ruse ne passera. La terre blessée examine de toute sa douleur les cachettes de votre vérité. Tous à Bombah ! La plaine a soif de votre courage. Le vers de la honte ira aux pusillanimes. Leurs corps ne s'arrêteront plus de pourrir. Pus dans leur bouche. Pus pour semence génitale. Purin leur génération. Débarrassez vos cultures des charançons qui arrivent. Des charançons blancs comme vous n'en avez jamais vu. On dit qu'ils ont les plus noirs desseins. L'ennemi est étrange, venu d'un monde où le jour et la nuit se confondent. Un monde inverse où la compréhension ne tiendrait pas debout. C'est loin, c'est là-bas, au bout de l'entendement, à l'orée des ténèbres. Un ciel anal y chie ce que chient nos hyènes : des crottes grosses comme nos tomates, blanches comme les crocs de nos fauves. On dit que le vent y est mordant, qu'il vous rentre dans les os et les croque comme la chèvre s'en prend au cotonnier. Un monde qui brûle l'esprit et donne froid au coeur. Des hommes si insolites qu'on ne pourrait les imaginer. Le rêve, tout rêve qu'il soit, sèche devant ce jamais vu. C'est qu'on ne pourrait s'attendre à de pareilles créatures. Morve pour sang, farcin pour peau et je n'ai rien dit encore. Leurs regards glissent. Leurs yeux ont des airs de caméléon avec des couleurs sorcières qui varient sans cesse. Les cheveux leur vont jusqu'à la base des pieds avec des ondulations de serpent, des reflets de jour d'éclipse. Leur peau est triste à faire pitié, fragile à se peler sous une caresse. Coléreux, ils sont rouges. Blessés, ils sont bleus. Fatigués, ils virent au vert de la moisissure. Malades, ils jaunissent. Morts, c'est là seulement qu'ils sont beaux : blancs comme nacre, le linceul leur va bien.
Ils ont pour armes des ferrailles aux longues gueules, hideuses comme des hures de phacochères, boucanières comme sait l'être le vide. N'ayez crainte : nos pets sont plus mortels. Devant l'ennemi, ils raidissent volontiers le corps, lui donnent des lignes de solennelle géométrie, dilatent le regard avec une fausse contenance, forment un ordre de pitres. N'en croyez rien : c'est l'ordre de la peur, c'est le défilé des clowns, c'est la menace du coq. Ils détaleront en entendant nos tambours. Ils succomberont à nos égratignures. Ce ne sont que batailleurs de frime, poussins variqueux à bec mou, excellant à provoquer, mais ne sachant battre de l'aile. Ils veulent une leçon ? Ils l'auront.
Parole de nos tonnerres en un jour sans pluie. Serment de nos baobabs dans l'intimité du roc ! Colère de nos dieux devant la luxure des hommes ! Hargne de nos fauves quand grimacent les singes ! Une touffe d'herbe a défié l'harmattan.
L'aveugle a provoqué la vipère. Voilà que le paralytique s'amuse avec la queue du lion. Qui ne connaît la panthère croit tripoter un chaton. Montrons-leur ce que cachent nos forêts. Donnons-leur le venin de nos scorpions, la terreur de nos tornades, les piqûres harcelantes de nos moustiques.
A eux ce que le fauve a de féroce, ce qu'il reste de tombes à la terre. Ebouillantons-les. Faisons-les frire à l'incandescence de nos midis. Leurs corps au ventre du néant. Nos charognes bouderaient une viande si fadasse. Je dis : crachez dans vos mains, crachez sur la terre et dites leur mort ! Faites passer à leurs mères le goût de l'enfantement. Ébarbez leur excroissance de vanité. Qu'ils embrassent les coquilles de nos tortues ! Qu'ils rampent sous nos pieds ! Qu'ils prennent l'humilité de nos vers de terre. Qu'ils boivent la pisse de nos cabris ! »

A travers le panache de fumée et de brouillard, à travers le feu d'artifice de flèches et de sabres, Siɓɓe vit pour la première fois les Blancs. Il raconte ainsi :

« Leur teint était encore plus énigmatique que ce que disait Wango. Leur peau de lait caillé semblait baver comme un nourrisson pris de vomissements. Ils étaient encaqués en une petite boule de troupe, comme qui dirait frileux devant la guerre, l'appétit coupé, boudant le festin, maintenant que l'on se mettait à table. Ils étaient coiffés de képis rouges avec des visières en bec de pélican.
Des pantalons étriqués moulaient leurs jambes de haridelles. Ils étaient chaussés de bottes larges et fangeuses. Assurément, ce n'était que farauds en parade. La guerre demandait moins d'accoutrements. Ils s'étaient sans doute trompés de scène. Peut-être aurait-on dû les prévenir avant l'irréparable : ici, c'était pour se battre. Pour faire rire, c'était de l'autre côté du fleuve, le soir, dans le cercle de la veillée et seulement s'il y avait clair de lune. »

L'armée de Farnyitere quant à elle n'était pas venue pour parader. Foin des képis, des guêtres et des galons. Boubous au vent. Pagnes bien ceinturés. Torses nus et libres. Chevaux enragés par la bière de mil. Voltige de sabres. Houhous de bonne guerre pour une apocalypse qui disait son nom. Foule bigarrée de jeunes et de moins jeunes sans uniforme, mais tous front au ciel, furie en bandoulière et ne cherchant qu'à moucher ces étranges morveux. Rien ne les arrêterait. On n'arrête pas le rocher qui dévale la pente. On ne commande pas à la brousse de cesser de grouiller. Il y a ainsi des choses animées de leurs propres lois et qui se fichent des gesticulations externes. Une crue était là qui menaçait la plaine et allait fatalement la dévorer : son humus, son herbe, et ces malappris qui avaient osé la souiller.
Les tambours et la voix de Wango se disputaient le plafond des nues : une inextricable mêlée de roulements et d'articulations. Plus un bras d'homme, plus un trot de cheval qui échappât à la frénésie. Flûtes et balafons n'étaient pas en reste. C'était déjà la fête avant l'indubitable victoire. Siɓɓe crut que le ciel s'était décroché quand le roi Farnyitere poussa son cri de guerre et lança l'assaut.

« Croyez-moi, cet instant n'avait rien d'ordinaire. Tout était insufflé de surnaturel. Sur son cheval, le roi projetait un rayonnement de dieu solaire, un magnétisme de messie. Son meetelol prenait des lueurs de diamant. Sa moire qu'illuminaient les sept couleurs vives se rapportant aux sept terres et fleuves qu'il avait pouvoir de commander, sa moire ressemblait à un feu d'artifice. L'ardeur rebelle des flammes insoumises ! L'irruption incendiaire des feux de brousse mutins ! La plaine était à peindre !
Le sabre dans la main du roi devenait toupie, ne s'arrêtait plus de tourner, de retourner et d'effectuer mille acrobaties. Je sais que vous ne me croyez pas, tas de sots prétentieux qui vous imaginez tous être devenus savants, mais l'arme s'était mise à évoluer toute seule, vibrant et miaulant à la fois, imitant le vagissement du bébé et les cris des bêtes de brousse, récitant des versets de prière, proférant des injures d'intraitable voyou, tour à tour hurlant et ricanant. Elle dessinait en l'air des figures cabalistiques : cercles maléfiques, losanges et sortilèges, ellipses de paroles sacrées, polygones totémiques, triangles de gris-gris séculaires, carrés funéraires, hexagones occultes et aussi des talismans de divers angles et de divers côtés. Elle devenait une étoile filante et fendait l'air avec un sifflement de vipère affamée. Elle empruntait le cri du hibou sous le nez de l'ennemi, hurlait dans les tympans de celui-ci la fureur discursive des bois sacrés. Elle chatouillait l'adversaire, le faisait rire ou pleurer à volonté : elle se transformait en arlequin cagneux s'essayant à danser la mamaya ou en indigent semblant porter sur lui seul tous les malheurs du monde. Elle devenait tour à tour crinière de vieux lion, tête de chat sauvage, canari plein de tubercules aux allures de têtards qui braillaient à qui mieux mieux. Elle rasait la plaine, tranchait l'herbe et confectionnait de gigantesques gerbes. Sa lame virait de l'argent à l'or, du cuivre à l'ivoire.
Le buste droit sur sa monture, le visage serein, mais l'oeil incendiaire, Farnyitere s'apprêtait à lancer l'assaut. Il pouvait le faire maintenant que les doyens avaient procédé au sacrificiel partage de la cola et qu'ils avaient effectué les incantations d'usage. On distinguait au loin la troupe ennemie. Le vert de l'herbe et l'immensité de la plaine donnaient à sa silhouette l'apparence d'un agglutinement de hannetons. L'impatience gagnait nos rangs. On trépignait du désir d'arriver aux Blancs pour les pourfendre.
Farnyitere tourna la tête à droite, il tourna la tête à gauche. Il cambra les reins, hurla le cri de guerre et éperonna son cheval. L'avalanche ! La cavalerie démarra la première. Sagaies brandies. Point de fanions. Étendards de guenilles. Corps tendus. Tourbillons de poussière. Volées d'herbes et de brindilles. Un seul but : parvenir au bout de la plaine et écraser en vitesse l'obscure proie qui s'offrait à l'horizon.
En rangs serrés ou en ordre dispersé : peu importait. En face, l'ennemi restait coi, comme saisi d'une peur heureuse et rassérénante. Farnyitere lança la flèche d'honneur garnie d'amanite panthère et de poudre de pirulline : un Blanc s'écarta du groupe et tomba sur la nuque, le corps lové, mort pour de bon. Ce ne fut que la première note du concert : l'ennemi se mit à se démembrer en l'air et, bientôt, le sol fut recouvert de têtes fendues, de ventres rendant à la nature un chyme jaunâtre et visqueux. Un amoncellement d'esquilles, de viscères, de crânes affaissés et de membres rompus dans une bouillie de lymphe, de sang, de morve et de mucosités. La guerre arrivait à terme. Il ne restait plus sur pied que quelques Blancs godiches, jaunes de cholémie en train de s'embarrasser d'armes lourdes et imprécises.
C'est alors qu'une déflagration consuma l'air et sema la folie dans nos rangs. Hommes, chevaux, plantes, plus rien ne semblait debout. Les rares survivants hurlaient sous la douleur du feu. Sur le coup, nous étions restés abasourdis. Il nous fallut un bon moment pour réaliser. Comme sortant d'un mauvais rêve, nous nous retrouvâmes encerclés par une multitude de soldats ennemis apparemment tombés du ciel. Ils pointaient sur nous des armes grotesques et terribles. Des tuyaux fumants nous menaçaient de leurs gueules profondes.
Les Blancs n'étaient plus seuls. On distinguait parmi eux un bon nombre des nôtres dont Haddiiɗo, le propre demi-frère du roi Farnyitere, le prétendant légal à la succession royale. Haddiiɗo, qui était censé commander l'aile est de notre armée ! Haddiiɗo qui mit ses mains en porte-voix pour se faire l'écho de l'homme blanc :

“ Le Blanc vous demande de jeter les armes. Si vous obéissez, il ne vous sera fait aucun mal. Si vous vous entêtez, il fera parler ses foudres de damnation. Il vous appartient de juger. Un conseil de frères vous éclairera peut-être mieux cependant : avant de décider quoi que ce soit, regardez bien ces mauvais outils (il montra l'artillerie) et remarquez qu'ils n'ont rien de maternel. Vous savez bien que le mariage du feu et du fer n'enfante que la mort. Une seule de ces frayeurs pèse plus lourd et coûte plus cher que vous tous réunis et à peine moins cher si j'y ajoutais vos épouses. A côté, votre armée ne vaudrait même pas un épouvantail. Vous tiendriez tous dans un seul de ces canons. Vous étiez lièvres aux oreilles de ruse et aux pattes espiègles, vous voici stupide gibier devant des chasseurs inconnus. Le drame ne vaut jamais rien de bon. Pour l'éviter, j'offre un substantiel recours, un vieux remède qui a déjà sauvé les âmes les plus égarées : la sagesse qui a toujours guidé ceux qui nous ont donné le jour. Regagnez vos cases en paix. Ne suivez pas dans l'abîme certains boutefeux que je connais. Je sais que la sagesse n'a jamais habité la tête de Farnyitere. Mon frère a toujours manqué d'humilité et de réalisme. Dois-je dire mon frère ? Oui, puisque la consanguinité est hors de portée du choix. C'est un homme gavé de haine et d'ambition. Il ne voit que son orgueil. Il n'écoute que sa vanité. J'en ai souffert en silence et au plus profond de mon honneur. Maintenant, mon supplice va finir, Dieu l'a voulu ainsi. Car c'est le Ciel qui a choisi mon providentiel secours. Je deviens roi par sa grâce et selon les canons de notre millénaire tradition en ce jour où finit l'imposture et s'ébauche l'espoir. Vous devrez tous avoir quitté la plaine quand je me serai décoiffé. J'amnistie tout le monde et je laisse la vie sauve à mon frère. Je lui demande seulement de quitter le pays avec sa famille et ses biens et de ne pas y remettre les pieds avant un délai de deux ans. Je ne le truciderais que s'il refusait de s'exécuter.”

Farnyitere prononça le premier juron qu'on entendît jamais de sa bouche. Il piqua son cheval, sabre en l'air. Il coupa des têtes, il coupa des jambes. Les Blancs se démenaient sur leurs canons, tiraient à en perdre le souffle. Excités et terrorisés par le spectacle, ils commencèrent à détaler en criant au diable. Haddiiɗo sortit alors les trois balles en or, la clef de l'invulnérabilité des rois. Trois boules jaunes pesant chacune le poids d'un nouveau-né et contenant le gri-gri annihilateur : la première, pour vaincre le secret de la tête, la deuxième pour déshonorer le pantalon et la troisième pour tuer l'impétuosité des grands coeurs.
La première balle fit son oeuvre à l'endroit même où elle était destinée et arracha la tête.
La deuxième cassa comme un oeuf la virilité du pays en épargnant selon la pudeur exigée l'habit royal, symbole de l'honneur des sujets et de la discrétion de la terre ; elle désossa une jambe qui se mit à pendiller.
La troisième arracha le coeur et sortit par le dos, confiant l'orgueilleux organe à l'épervier-totem, le gardien attitré des vertus nobiliaires prévenu pour la circonstance par le hibou des grands deuils.
La tête arrachée roula par terre, rebondit sept fois à mi-volée et suivit son cavalier décapité qui était resté droit sur sa monture malgré le sang qui giclait de son cou comme d'une fontaine rituelle. Le cheval semblait connaître son chemin : il prit sans hésitation la direction de l'est, songeant vraisemblablement à rejoindre le bois sacré de Boroko, le cimetière invisible des dépouilles royales. Il traversa Yalamawol en prenant le temps de s'arrêter quelques instants au milieu du fleuve : Farnyitere se baissa, ramassa sa tête et se mit à accomplir la toilette mortuaire que son peuple n'avait pu faire ; il suivit le protocole sans se tromper d'un geste. Il posa ensuite la tête sur la queue du cheval qui reprit son trot lugubre. Un petit nuage jaune descendit à leur rencontre, les envahit lentement et finit par les soustraire à la vue des profanes.
Il s'éleva ensuite, à mi-chemin entre ciel et terre, s'enfla d'eau, de grêle, de foudre et de vent. Pendant sept jours, pendant sept nuits, une pluie diluvienne martela le pays et lessiva la plaine de Bombah des restes de sa guerre. Yalamawol ne supporta pas le coup, elle qui avait été le témoin impassible de tant d'événements éoliens, biologiques et telluriques : la vieille rivière perdit son lit et, dans son accès de folie, s'en prit à toutes les contrées du pays, emporta les derniers cadavres, les dernières récoltes et les dernières illusions. Une ribambelle de caïmans, de boas, de basilics et d'iguanes interdit ses berges aux passants et aux lavandières, dévorant les récalcitrants… »

Grosso modo, la version de Siɓɓe était admise par l'opinion de Kolisoko, exception faite de l'insoluble problème de la participation du vieux aux événements qu'il aimait à relater. Ainsi s'accordait-on à reconnaître qu'après la guerre de Bombah une atmosphère de fin du monde s'était saisie du village. Les mois qui suivirent, ses habitants restèrent dans leurs cases, tout au moins dans celles qui avaient encore un toit, atterrés par une procession de cataclysmes qui n'en finissaient pas de passer mais attardaient leurs spectres de honte, de famine et de deuil.
Après la défaite, le déluge. Après le déluge, un soleil triste jouait un sale jeu de cachecache avec l'abattement et le désespoir du village. Dehors, nulle trace de vie. Mieux valait encore les habitations chancries et recouvertes de mousse où l'on se nourrissait au petit bonheur parmi les crapauds et les têtards, n'osant plus ni parler ni se souvenir de peur de déclencher quelque autre fatalité. Surtout, la guerre était devenue tabou et rebutait les pensées.
Mais la guerre n'est la guerre que par ses marques indélébiles et son écho inextinguible ; sans cela, ce ne serait qu'une exhibition de volailles avec quelques plumes perdues, quelques foulures aux ergots… Wango, l'écho des jours ordinaires, avait pris la voix jamais tue de la guerre, la parole insensée de la mort. Depuis la décapitation de Farnyitere, son ami, son seigneur et maître, il était resté nuit et jour sous la pluie. Il s'était mis du côté du déluge, lui avait prêté sa voix, avait mêlé aux trombes de pluie sa haine vengeresse, son mépris d'homme trahi, avait fustigé, vilipendé ce pays révulsé, ces hommes dévalorisés, hier encore fiables, aujourd'hui sans os, sans pantalon, sans consistance…

L'accalmie intervenue sept mois et sept jours plus tard redonna une certaine vie à Kolisoko. Une vie méconnaissable cependant, dans laquelle le village évoluait comme un orphelin en terre étrangère. On semblait ne plus se reconnaître. Les visages défigurés. Les bouches cousues : on redoutait de parler une langue inconnue. Les sentiers résonnaient de pas jamais entendus. Des bruits de brodequins sur une terre déjà friable sous une main câline. Un cliquetis discordant de tromblons et de baïonnettes dérangeait des nuits qu'on croyait promises à une trêve éternelle.
Des grappes de chasseurs et de fusiliers s'accaparaient l'intimité coutumière, les pierres enfouies dans les arcanes intouchables, l'incessible usufruit et les champs nappés de fleurs libres. L'affront jusque sous les pagnes des vieilles femmes, pagnes jadis révérés même par le souffle incestueux de l'air. Des peaux hâves, des uniformes martiaux dans un décor de vieille insouciance. L'horizon bouché par un ciel de cruelle ironie descendu exprès railler une terre en culbute. Les hommes plus étiques que jamais, à l'échine d'incurables bossus, les regards invertis, la parole fondue en insipides jabotages, la démarche cassée, le rêve perdu dans le fouillis des peurs.
La déroute consommée, le larbinisme minutieusement installé, les vainqueurs rassemblèrent leurs vaincus sur la plaine. Des coups de canon furent tirés pour la circonstance. On tapa aussi la tabala ; ce n'était plus la tabala d'antan qui vous soûlait d'optimisme et vous rompait le mouron, c'était une peau humide de larmes qui émettait une musique mate, porteuse d'un chagrin pur de toute révolte. En vérité, le peuple ne répondit pas à l'appel : la chape du destin se chargea de traîner ses fractures, son amnésie et sa résignation sur l'ingrate plaine et le disposa en un cercle veule au milieu duquel le chef blanc, le commandant Pouillot, prit la parole :

« Votre roi ici présent (il désigna Haddiiɗo qui était à ses côtés et qui arborait un sourire imbécile) a demandé notre aide pour sauver votre pays de la barbarie. Nous avons répondu avec ce sens de la générosité et de la paix qui nous a toujours animés. Nous ne répondrons pas à vos grossièretés de nègres farceurs. Nous avons une haute idée de notre mission, car vous approcher, vous, vos légendaires maladies et votre odeur de marcassin faisandé, sans aucun système de protection, relève d'un profond dévouement humanitaire. Et cette mission, nous l'assumerons avec courage. Déjà, grâce à nous, le pays est débarrassé des ambitieux et des velléitaires. Haddiiɗo sera couronné. Nous maintiendrons l'ordre. »

Haddiiɗo fut couronné un vendredi, jour de Dieu et de communion. Une fade cérémonie qui ne hante pas les méandres de la mémoire. Un règne terne et dérisoire, une lueur de luciole qui s'éteignit rapidement. « Haddiiɗo n'est qu'une chèvre leurrée par les caresses d'une hyène», murmuraient les plus audacieux quand les crosses des fusils et les oreilles espionnes s'éloignaient vers d'autres suspects…
La chèvre fut bientôt mangée en plein jour, mais dans des circonstances non encore élucidées. La mémoire dit que Sa Couronne revenait de Marga — son hameau de villégiature —, portée dans un hamac et escortée par un escadron de soldats et de sofas. Apparemment, il n'y avait rien à signaler sur le parcours.
L'imprévu se produisit à Fello, un endroit montagneux où le chemin fait des coudes impossibles à travers la futaie. Une flèche passait par là, elle se moquait du hasard : elle se planta avec une précision fatale dans le nombril royal, gaspillant à jamais son énorme capital de boyaux fumants.
Le commandant Pouillot cria au complot. Il décréta l'état de siège et fit arrêter des suspects de divers degrés, de divers âges et de diverses conditions.
Naturellement, Wango fut du lot. On lui attribua l'initiative de la conjuration, sa conception, son plan, sa mise en scène, la virulence du poison de la flèche aussi. On produisit une foule de témoins sentencieux pour attester le fondement de l'accusation. Tous reconnaissaient la main maléfique de Wango dans la recette de la flèche, son âme ténébreuse dans ce projet sordide et lâche. Assassiner le roi ! Pensez donc, il n'y avait que lui sur terre pour le faire ! Il avait tout pour ça ! Il n'était fait que pour ça ! Il n'y avait qu'à regarder ses yeux de créature nocturne, sentir son odeur de plante vénéneuse !

Le procès fut court et simple, à la mesure du problème. Le verdict tomba sans surprise, net et sec : un certain peuple dont le nom ne fut pas retenu condamna Wango à la peine capitale. Des années de travaux forcés furent distribuées au reste des accusés taxés pour l'occasion de simples comparses. L'exécution de Wango alimenta la légende, tel un ruisseau anecdotique se donnant à la célébrité de la mer. Les cigognes la propagèrent dans leurs lointaines pérégrinations. Le vent l'enregistra et la souffla sur tout ce qu'il pouvait toucher : les crânes des montagnes comme les oreilles des arbres. On peut encore l'entendre certaines nuits si l'on sait écouter…
C'est la plaine de Bombah, celle-là même qui avait vu la guerre, qui fut choisie comme lieu de supplice.
On essaya d'abord le sabre : l'arme s'abattit sur le cou de Wango et se plissa comme un frêle tissu de grande dame tandis que le bourreau roulait par terre et se tordait de douleur au point de rendre l'âme.
Ce fut ensuite le fusil : Wango se saisit des projectiles comme d'innocents jouets d'enfant, jongla avec eux de ses deux mains et les renvoya au peloton qui fut fauché.
Passèrent la bastonnade, la pendaison, la noyade, le bûcher et bien d'autres supplices qui n'y firent rien. Se rappelant ses déboires avec Farnyitere, le commandant Pouillot commanda trois balles en or. Elles se révélèrent tout aussi inoffensives. La foule obséquieuse expliqua alors à l'honorable commandant que, selon la loi de certaines choses qui se passaient volontiers de l'explication des crevures humaines, chaque catégorie d'hommes a son propre type de mort : l'homme ordinaire meurt de faim, de soif, de maladie ou de vieillesse ; le roi par l'or, le plus royal des métaux. Mais, le griot constitue un cas à part : il n'a pas une âme comme tout le monde le griot. « Son âme à lui, c'est la parole et on ne tue pas la parole, honorable commandant. »
Le commandant piqua une colère mémorable et menaça de raser le pays si, dans la journée même, Wango n'avait pas rejoint les os de ses ancêtres. On assista alors à cette scène insolite, rarement contée dans le cercle des humains, où les voix les plus autorisées s'occupèrent de persuader Wango de mourir : pour que l'enfant continue de pleurer, les rivières de couler et cette terre déjà si éprouvée de souffrir en douce… Mais ce n'est pas de bonne heure que l'on persuade une âme d'entêtement atavique comme celle de Wango :
— Je ne mourrai pas, dit-il. Il n'est pas de mon destin de mourir. Je partirai seulement quand cette terre aura fini de s'avarier et je partirai sans l'ordre de personne.
De guerre lasse, le commandant oublia ses menaces et s'accommoda d'un Wango plus vivant, plus volubile et plus insolent que jamais, qui ne se contentait plus de houspiller la lâcheté des siens et l'infamie des envahisseurs : il s'en prenait maintenant physiquement à qui osait emprunter le même chemin que lui. Le griot hanta Kolisoko des nuits et des journées, des journées et des nuits en insultant et en catapultant des pierres. Puis il disparut, laissant le pays aux basses obligations de son nouveau sort. On ne le verra plus que sous la forme d'un spectre muet et méprisant, bien longtemps après et seulement les nuits de mauvais augure.
Soulagé de s'être, pour ainsi dire, débarrassé d'un adversaire aussi intraitable, le commandant Pouillot se dépêcha de pourvoir au remplacement de Haddiiɗo. Son choix se porta sur Sanfa, le fils cadet de Haddiiɗo, âgé d'à peine quinze hivernages.
L'assemblée des Anciens, face à cette décision, émit des raclements de gorge et des chuchotements en signe de désapprobation. Le commandant Pouillot n'en eut cure. Il apposa un vigoureux tampon sur sa décision et le soleil se coucha à l'ouest comme d'habitude.
Dans les cases de Kolisoko, cependant, les chuchotements se firent plus audacieux devant cette suprême humiliation de voir à la tête du pays un garnement sentant encore le lait maternel et qui n'avait même pas subi l'épreuve purificatrice de la circoncision :
— Si je me souviens bien, Modi Sanfa n'a pas encore reçu l'habit 2.
— Vous vous souvenez bien, en effet.
— Cela veut dire…
— Oui, cela veut dire que notre roi ne vaut pas l'urine d'un chien…
— Que le pays est devenu une harde de mauvaises filles…
— Un pays sans testicules…
— Notre virilité a été confisquée…
— Il faut faire quelque chose…
— Attendons toujours…
On attendit donc.
Le commandant Pouillot fut bientôt remplacé par le capitaine Rigaux. Le capitaine Rigaux était un homme d'âge mûr, aux apparences onctueuses et affables, qui n'en était pas moins rigoureux (selon la formule consacrée) dans sa fonction d'administrateur colonial. Il commença par renvoyer Sanfa, décision de bonne portée politique qui lui permit de faire d'une pierre deux coups et non des moindres :
En détrônant le jeune roi, il achetait la tiédeur sinon la sympathie des vieillards, inestimable carte politique qu'il considérait comme fort mal jouée par son prédécesseur. Il choisit le successeur en dehors des familles aristocratiques traditionnelles, validant ainsi une fois pour toutes l'exercice direct du pouvoir colonial.
Son choix se porta sur Yala, un marchand de bibelots qui accumulait à lui seul tous les avantages de sa nouvelle charge : un esprit entreprenant, une cupidité de hyène, une ruse à toute épreuve, un faible penchant pour les sentiments et autres états d'âme et, par-dessus tout, un passé de grand voyageur qui avait appris au cours de ses pérégrinations à parler parfaitement la langue du Blanc. Tout ce qu'il fallait au capitaine Rigaux qui, tout en ayant le sens de l'efficacité, répugnait aux basses besognes. Il avait en Yala un excellent homme de main : brutal mais prudent, escroc mais discret, bref, un homme qui savait mener son homme dans toutes les barques tout en restant lui-même manipulable à souhait.

Son règne fut couvert de crimes emberlificotés, terres accaparées, troupeaux dilapidés. Mais on retint surtout de lui l'hévéa qu'il fit planter dans tout le pays (et qui lui valut le surnom de Yala-Poore) ainsi que l'école coloniale qu'il fit construire (et qui fera couler beaucoup de salive comme on le verra plus loin).
Sur la côte donc, la Compagnie tropicale avait bâti une usine de traitement du caoutchouc. Le capitaine Rigaux orchestra une campagne d'explications sur les mille et une vertus de cette providentielle substance. Planter de l'hévéa, produire du caoutchouc, devenait en soi une oeuvre de rédemption, un acte civilisé ; une absolution pour cette terre brute aux créatures frustes, jusqu'ici occupées à sacrer du manioc païen. Yala reçut les pleins pouvoirs pour réaliser le projet « hévéa-contre-manioc ». Une mission qui lui allait comme sa chemise, mais une mission dangereuse : le capitaine Rigaux lui en avait parlé avec cette voix onctueuse qu'on lui connaissait, mais, dans son regard, une personne avisée aurait pu lire une menace tranquille.
C'est dire qu'il n'y alla pas de main morte. Les vieillards les plus mesurés de Kolisoko affirmeront que ce fut un carnage à la mesure de la guerre de Bombah. Toutefois, celle-ci eut au moins l'honnêteté de dire son nom.
Le projet « hévéa-contre-manioc » fut lancé sans grande originalité. Le pays fut ameuté avec les mêmes insipides tabalas sur la même plaine de cauchemar, théâtre grotesque d'un cycle d'événements morbides qui n'avaient même plus le sens du jeu.
Hier, le commandant Pouillot. Aujourd'hui, le capitaine Rigaux :

« Une damnation pèse sur ce pays de rocaille, de crève-la-faim et de mal-vêtus. Elle est là partout et fait mal en silence. Vous la voyez tous, mais vous ne la reconnaissez pas : il vous eût fallu un peu plus de cervelle, ce qui ne dépend pas de moi mais des calamités génétiques. Maintenant, écoutez tous et regardez bien : je vais vous montrer. {Le capitaine sortit de sa poche un tubercule de manioc.)
Le voici ! Il vous prend des journées entières, pompe votre sol et refuse de vous nourrir en retour. Le remède, me direz-vous ? Mais, il est tout trouvé, le remède : tuer le manioc. Et quand on aura tué le manioc, me direz-vous ?
Eh bien, on plantera de l'hévéa. L'hévéa, voilà le progrès, l'inéluctable marche vers le bien-être. (Le capitaine brandit en l'air un plant inconnu.) Maintenant, je vais vous laisser avec votre honorable chef Yala. Il vous expliquera tout. »

Hier Sanfa. Aujourd'hui Yala. A moins que ce ne fût hier… Les vices du temps… La bouillie des souvenirs…
Yala monta une colonne de cinq mille agents de surveillance agricole chargés de sillonner le pays pour suivre de près la destruction du manioc et le bouturage de l'hévéa. Il les arma de fusils et de machettes et leur intima l'ordre de pourchasser le manioc partout où il pourrait montrer ses vilaines feuilles.
Des lois draconiennes furent instituées en la matière. Il fut prévu cent coups de cravache pour les personnes qui auraient manifesté l'outrecuidance de manger un morceau de l'infâme tubercule. Une amende d'une vache par plant pour celles qui auraient persisté à en cultiver clandestinement.
Des années de prison pour celles qui auraient signifié quelque remontrance à planter de l'hévéa.
Deux journées mensuelles de travail obligatoire dans la gigantesque plantation administrative spécialement aménagée sous le contrôle direct du capitaine Rigaux, et ce pour chacun des habitants du pays. Les absents et les retardataires devant le payer de maints supplices et quantité d'amendes.
Tout ne se passa pas pour autant comme le souhaitait le capitaine Rigaux. Si l'hévéa fit vite de remplacer le manioc dans le tableau de la verdure, la famine se dépêcha de sévir, ce qui ne manqua pas de poser quelques problèmes d'ordre au méticuleux capitaine. Il n'y avait plus que la famine pour troubler l'ordre dans ce pays de panique qu'on croyait apeuré à jamais. Ici et là eurent lieu de timides jacqueries ; timides, bien qu'étouffées non sans mal. Dans certains villages, les paysans reçurent les agents de surveillance agricole avec des jets de pierres et des bourdonnements de flèches, tandis que femmes et enfants organisaient des démonstrations narquoises de consommation de manioc sur fond de musique, sur pas de danse sarcastique. On imagine la réaction des agents qui n'étaient pas du genre à attendre pour semer le feu et répandre le sang. L'épisode survenu à Dinguiradji en témoigne expressivement.
Ce hameau, confiné dans l'épaisseur paisible de la brousse, traîne une renommée de rébellion maudite et d'entêtement suicidaire. Ses hommes ne croient qu'à la loi de leur folie, qu'au sacré de leur solitude, le temps seul pris à témoin. Devant tous les royaumes, devant toutes les religions, ce carré de huttes puant la bouse de vache avait dressé la frêle résistance de son herbe sauvage, la vieille insolence de ses fougères. En bonne récompense, l'Histoire lui avait apporté une série de tracas et de petites apocalypses dont il s'était accommodé avec une sorte de sagesse, ce qui lui valait d'éveiller encore plus le courroux des puissants, de se distinguer des autres villages, telle une touffe d'épines parmi les roseaux, de se rendre à jamais broussard et isolé.
Quand donc, par une nuit opaque, les hommes de Yala investirent Dinguiradji, ce ne fut une surprise pour personne. Le hameau se mit à se défendre avec un naturel tout proche de la routine, comme il l'avait fait jadis face aux velléités de subjugation des rois et des prophètes. Il ne savait seulement pas que les armes s'étaient renouvelées, que la terre s'était peuplée de nouveaux barbares logiques et impassibles, prêts à mijoter leur barbarie jusqu'au bout avec le plaisir d'un enfant qui se régale de miel. Dans la matinée qui suivit, Dinguiradji n'avait plus qu'à compter ses fusillés, ses étripés, ses pendus, ses brûlés ainsi que ses champs de manioc saccagés. Manifestant leur sens légendaire du défi, les survivants essaimèrent à travers le pays avec des feuilles de manioc dans les cheveux, et de faux phallus de tubercule sous les pagnes des femmes. Ils affirmèrent du plus haut de leur voix leur intention de manger du manioc chaque jour d'existence que leur offrirait le ciel et de s'en gaver à s'asphyxier s'il le fallait. Le manioc, dirent-ils, était leur foi, le tapis même de leur mémoire. Ils mourraient en mangeant du manioc, sous un plant de manioc, et seraient fatalement enterrés dans un champ de manioc.
Si cela plaisait, il n'y avait pour eux aucune raison de se fâcher. Si cela ne plaisait pas, eux n'y étaient pour rien et se réservaient le droit de s'en moquer royalement.
Yala vit rouge. Il demanda au capitaine Rigaux l'autorisation de raser ce hameau de bergers rustres et insolents qui, refusant de planter de l'hévéa, n'avaient plus à ses yeux de raison de vivre mais présentaient plutôt un risque sérieux de contaminer le reste du pays. Le capitaine, cynique et calculateur comme à son habitude, refusa après mûre réflexion et ordonna, au contraire, une exemption secrète pour Dinguiradji à la condition que ses rescapés regagnent leurs pénates et n'en bougent plus sans autorisation spéciale. Ainsi fut clos l'épisode hévéa de Dinguiradji.
Il n'en fut pas de même pour le reste du pays, loin s'en faut, particulièrement à Kolisoko où, dans l'ensemble, on manifesta plus d'obéissance. Cette dernière affirmation fut d'ailleurs contestée par Siɓɓe. Le vieux soutint que lui-même s'était distingué nettement de la lâcheté du village. Il avança qu'il avait continué à ses risques et périls à planter du manioc au vu et au su de tout le monde, que ses champs à lui n'avaient jamais admis un plant d'hévéa et qu'au marché, non loin de Yala et du capitaine Rigaux, il s'était plu un jour à mâchonner un bout de manioc comme si de rien n'était. A quoi, le vieux Mountaɠa, son compagnon d'enfance, réagissait par des clins d'oeil sournois. Et le village opposait un démenti catégorique arguant du fait, maintes fois établi, que Siɓɓe tout crédible et respectable qu'il parût avait des accès de mythomanie s'accentuant, semblait-il, avec la sénescence…
Toujours est-il que l'épisode-hévéa aura marqué le pays. Il aura fait l'effet d'une date mémorable au même titre que n'importe quelle date de victoire, de défaite, de traité ou de couronnement que puisse distribuer le cours grotesque de l'Histoire. Il n'était pas rare d'entendre dire : « Tel est de la dernière pluie, il est né après l'hévéa » ou « Je m'en souviens comme si c'était hier, quand bien même cela s'est passé avant l'hévéa. »
Pourtant, ce ne sera pas la seule empreinte que laissera à la postérité le règne de Yala sous l'oeil perspicace du capitaine Rigaux.

Un autre épisode alimentera la chronique de moult péripéties et marquera pour longtemps, certains diront pour toujours, l'histoire de Kolisoko. Au commencement, personne n'aurait prédit qu'il en serait ainsi. Il n'était pas aisé de deviner que cet attroupement de badauds formé autour d'ouvriers munis de pioches, de marteaux et de truelles, un beau matin de jeudi, allait bouleverser le quotidien et l'histoire de Kolisoko.

Sur le coup, on s'était contenté de chuchoter, de s'enquérir fébrilement de ce qui se passait, de ce qui se construisait. Une maison ? Un dispensaire ? Une prison ? Certainement une prison… Des yeux terrifiés se tournèrent vers la personne qui avait lancé cette dernière hypothèse. L'attroupement se dispersa pour apporter la nouvelle dans les cases :

« On construit une prison. Nous venons d'en voir les fondations. On dit qu'elle s'étendra sur la moitié du village et pourra contenir tout ce que le pays compte d'hommes valides et même plus si l'on tasse bien. »

Par malheur, l'énigmatique construction se trouvant sur la route du marché, on en vint à improviser un autre chemin de peur de se faire arrêter tant la nouvelle avait semé l'effroi. Des fondations surgit bientôt un bâtiment mal crépi, recouvert de tôles et dépourvu de plafond. Un crieur public annonça la prochaine inauguration de l'école. C'était donc ça…

Le capitaine Rigaux était content de son école, malgré ses piliers obliques, ses escaliers mal façonnés, son mur qui, déjà, s'écaillait. Son enthousiasme dut tout de même s'altérer après l'inauguration, à la première rentrée des classes. Bien qu'il ait auparavant annoncé l'obligation pour les parents d'inscrire tout enfant — garçon ou fille — qui était présumé en avoir l'âge, la rentrée ne lui apporta que deux tondus et un pelé. Lui qui avait fait exprès le déplacement jusqu'à la côte pour ramener un instituteur !
Yala remit ses sbires en alerte, les envoya à la pêche aux élèves avec la consigne très ferme de ne pas lésiner. La tâche se révéla aussi délicate que la campagne hévéa.
Car cette dernière, malgré son cortège de supplices et de spoliations, avait apporté la famine à un pays déjà accoutumé à la disette tandis que cette maison étrange que l'on venait de construire s'en prenait à l'irremplaçable, à ce qui, précisément, faisait qu'un pays était un pays : l'enfant.
Un enfant ne se donne pas, ne se prête pas. Seule la mort peut vous déposséder de votre enfant, honorable capitaine. Sinon, que ferait-on de la tendresse maternelle ? Qui aiderait au pâturage ? Qui puiserait de l'eau pour les vieillards ? Qui pilerait le condiment ? Passe encore. Mais si l'on se fiait à ce qui se racontait, cette maison ne pouvait être qu'un lieu de perdition.

On racontait en effet beaucoup de choses sur la petite bâtisse : ils allaient y tondre la marmaille, l'accoutrer de bizarreries, lui inculquer leur langue d'oiseaux, lui fourrer de mauvaises idées, lui apprendre à détester les siens, le tout à coups de cravache et d'injures.

Pour finir, ils l'enverraient vers leurs terres inhospitalières d'où elle ne reviendrait jamais. Et quand bien même elle reviendrait, elle ne serait plus la même : sur sa propre terre, elle serait plus étrangère qu'un étranger. Devrait-on laisser faire?

Le pays fit appel à ce qui lui restait de ruse, ressortit les maigres ressources de sa résistance, le tout enrobé d'apparente soumission et de fausse passivité. Quand les soldats de Yala le sillonnèrent de nouveau, les enfants avaient disparu comme par enchantement. Certains étaient déclarés morts, d'autres partis pour un mystérieux voyage. La perspicacité en dénichait-elle un dans les greniers, au faîte des arbres ou dans les entrailles de la brousse que les parents s'interposaient, argumentaient laborieusement et orchestraient avec l'évidente complicité de leur progéniture toutes sortes de situations tragi-comiques. On eût dit que l'enfance de Kolisoko se composait uniquement de fous, d'épileptiques, d'aveugles, de sourds-muets, de paralytiques, de bossus, de bègues, de crétins, cachant sous leur impotence de foudroyantes maladies contagieuses allant allégrement de la tuberculose à la maladie du sommeil.
A un argument ruiné succédait un autre. On falsifia souvent l'âge réel des enfants, opération providentiellement facilitée par l'absence bien connue d'état civil officiel. Pour les filles, quand étaient dévoilées les fausses grossesses, on invoquait des mariages aussi fantaisistes les uns que les autres. On feignit même d'en célébrer un à la barbe des soldats.
Rien de tout cela ne fléchissant la détermination du capitaine Rigaux et de ses sbires, on recourut aux inextricables sentiments et liens de parenté qui unissaient tout le monde à Kolisoko :
— Soldats, dis-tu ? Mais, tu n'es pas soldat. Tu es Bentè, le fils de Labbo, celui-là même qui est mon cousin du côté de son arrière-grand-mère maternelle. Tu n'enverras pas mon fils, je veux dire ton frère à cette galère dite lekkol. Prends donc cette poule, ce mouton, cette vache et n'oublie pas que j'ai des filles en âge de se marier…
Somme toute, à la longue, le capitaine Rigaux finit par obtenir un confortable lot d'élèves, il est vrai beaucoup plus tard qu'il ne l'espérait. Il ne s'épargna pourtant aucun tour machiavélique, usant de tous les artifices de la persuasion, de la dissuasion, de la coercition et de la compromission.
Avec tout son cynisme et sa volonté, il échappa de peu au découragement. Peut-être même faillit-il tout simplement abandonner le projet. Aussi, lorsque deux années après l'inauguration, une cinquantaine de petits broussards rasés, torse nu, portant des culottes de-mauvaise cotonnade, défilèrent devant lui pour la première rentrée de classe effective, le capitaine ne put s'empêcher de sourire. Sans aucun doute le premier sourire de sa carrière coloniale. Il savait qu'il venait de remporter une victoire décisive et durable sur cette terre aux esprits ombrageux.

Ses charmilles d'hévéa alignées, son école entrée dans les moeurs, la colonisation n'avait plus qu'à se dérouler, ordinaire, naturelle, tel le rite millénaire d'une coutume ancestrale. Qu'importe alors le nombre ou le grade des commandants de cercle ou des chefs de canton qui se seront succédé après la mutation du capitaine Rigaux et la mort restée quelconque de Yala !

Quand naquit Cousin Samba, l'école avait définitivement perdu son statut d'organe externe. Kolisoko avait tant bien que mal intégré la petite bâtisse.
Celle-ci portait maintenant sereinement sa tôle réverbérant le soleil parmi les toitures de paille et de banco avec une innocence d'ange ; rétractée comme un chaton câliné, voulant peut-être se faire plus petite, appréhendant sans doute de réveiller les vieilles haines. D'ennemi irréconciliable, elle s'était insidieusement muée en atout aventureux et grisant. Ce qui hier faisait consigne d'interdit social, de tabou sacrilège, devenait une tentation de vice inédit, un exutoire de vieilles gangrènes demeurées jusqu'ici enfouies, une drôle de trempette dans un bain de perversité toute nouvelle.
D'autant que ce lieu d'un autre savoir ne tarda pas à prouver sa vertueuse efficacité. En guise d'appât, sortit rapidement une liste d'interprètes, de commis auxiliaires et de moniteurs d'école, créatures neuves en lesquelles la mère la plus aimante se serait usé l'oeil à reconnaître son enfant. C'était bien cela qu'on craignait bien que cela fût accompagné, ironique compensation, d'un curieux salaire de piécettes et de billets froissés donnant droit à la pitance familiale et aux bijoux des fiancées. Une consolation, somme toute acceptable. Pourvu que la progéniture n'en perdît pas l'âme ! La petite bâtisse pourrait rapporter plus d'avantages que d'inconvénients.
Tout était là, dans le jeu. Il suffisait de bien jouer.
Récupérer en quelque sorte la petite bâtisse. Prendre qui croyait prendre ! A tout peser, l'école pouvait se révéler une mine d'or, quoiqu'une mine hantée par un génie pernicieux ; génie que, du reste, il suffirait d'exorciser. Le pays n'avait qu'à prévenir ses enfants, à les mettre en garde :
— Dans cette bâtisse que vous voyez de vos yeux, il y a un trésor. Mais, gare ! Un diable la hante qui pourrait vous manger l'âme. Alors, c'est entendu : vous devez toujours garder un pied au-dehors et regagner vos lougans s'il montrait son gros nez. Quant au trésor, ne vous privez pas d'y puiser à satiété à condition de rapporter tout — vous entendez ? —, tout dans les calebasses de vos mères. Vous connaissez les pièges de la rivière, sa population de démons, ses gouffres, ses courants et ses boas. Qu'est-ce qui peut, cependant, empêcher la bravoure de fouiller son lit, de lui prendre ses poissons et ses coquillages et d'en ressortir indemne ? Plongez tous ! Revenez saufs !
C'est ainsi que, peu de temps après son départ définitif de Kolisoko, le capitaine Rigaux n'en serait pas revenu de voir tant de mouflets à l'assaut de son oeuvre, non plus méfiants et velléitaires, mais avec un nez décidé, bien sages à la main de leurs parents…

On vit même le vieux Siɓɓe accompagner Samba à la petite bâtisse et demander de son propre chef l'inscription de son petit-fils. Ce qui ne manqua pas de surprendre les plus optimistes du village. Décidément, l'école prenait des vertus de lieu saint ! Siɓɓe lui-même aux pieds de la petite bâtisse ! Imaginez donc ! Que resterait-il désormais à voir !
Le grand-père et le petits-fils furent salués par des regards amusés et des commentaires allusifs tout au long du chemin, jusque dans la cour de l'école. Le vieux Mountaɠa n'hésita pas à venir narguer Siɓɓe dans sa case où il s'était retranché comme s'il regrettait l'acte qu'il venait de commettre :
— Ainsi donc, vous aussi vous avez fini par y croire. Qui sait ? Finalement, la petite bâtisse n'est peut-être pas aussi mauvaise qu'on le croyait au début. Et qui sait ? Peut-être encore plus mauvaise. L'avenir le dira. Il reste qu'elle nous est venue comme une mystérieuse offrande des temps nouveaux. Et moi, je vous dis : il n'est pas sot de se prêter à son temps, même dans ses sottises. Il n'est pas dit de rechercher le meilleur ou le pire, il est dit de vivre avec son temps. Advienne que pourra. Les choses ont atteint un point critique : c'est le moment du renouveau ou de l'anéantissement. Tout dépendra de nous. De nous-mêmes, rien que de nous ! Non pas tant de notre aptitude à nous adapter, mais de notre force d'adopter ce qu'on nous demande d'adopter. Notre bonne vieille ruse n'y suffira plus. Il faudra lui ajouter une bonne dose d'audace, toute de cynisme. Fini le temps de la petite ruse de galerie. Il ne s'agit plus de vaincre par amusement. Il s'agit de vaincre tout court. Sans rémission. De posséder l'adversaire dans toutes les dimensions de son existence. Ne lui laisser aucun recours de relèvement. L'enjeu est de taille, déjà bien au-dessus de nos deux corps ployés par l'âge, mon pauvre ami. Les enfants de la petite bâtisse pourraient peut-être. Et même j'en doute. Il n'y a plus que le doute qui soit bien rangé dans ma tête chavirée. Oui, j'en doute fort. La manoeuvre est étroite et ils n'auront qu'une seule alternative : gagner une nouvelle vie ou pourrir de l'intérieur comme un tronc d'arbre rongé par les termites sous une écorce laissée indemne…
Non, ils ne pourront pas. Mais, il faut faire comme si. D'ailleurs, que pourrait-on faire d'autre puisque je vois que vous-même avez donné ce qui descend de vos propres hanches ?
Siɓɓe n'avait que trop bien senti le ton moqueur de Mountaɠa. Qu'était venu faire son ami et antagoniste de toujours sinon savourer sa victoire ? Car il s'agissait bien d'une victoire pour ses adversaires et d'une défaite pour lui, Siɓɓe. Pour preuve, ce sentiment de honte qui lui faisait baisser la tête et lui donnait un air penaud d'enfant fautif devant le regard incisif et cruel de son sarcastique ami.
— Tu vois que tu n'es pas le plus brave, tu as fait comme tout le monde, lui semblait-il entendre. On t'attendait et on savait bien qu'on t'aurait. Maintenant, te voilà cuit.
C'est pourquoi, il avait simulé quelque occupation pendant que Mountagah monologuait ; il s'était nerveusement emparé de son chapelet, il avait détourné la tête et s'était mis à marmonner des versets indécis. Fort de son bon droit, avec son vice de vieillard patient qui ne rate jamais les rares occasions que la chance met de son côté, Mountaɠa avait continué son monologue sans y prendre garde, ne s'en était même pas contenté, s'était tout bonnement servi dans le bocal de cola sans y avoir été invité et avait bruyamment râpé la noix et mangé en produisant cet agacement qu'il savait produire quand il claquait sa langue de veau. En prenant congé, il avait poussé un mauvais rire :
— Tiens ! Voilà que je repense à Bombah. Tout compte fait, ce n'aura pas été une mauvaise chose, cette guerre. Depuis, on a vu tellement de nouveauté. Nouveauté, je dis bien nouveauté, même si délétère.
Deux mois auparavant, les deux hommes s'étaient livré un âpre combat au sujet de la scolarisation de Samba.
Cela s'était passé sous les yeux de Hammadi, le père du jeune garçon. Hammadi était resté muet, à peine concerné, tout au long de la discussion. Hormis ses boeufs, ses lougans et ses femmes, il ne portait plus attention à grand-chose depuis cette fameuse aventure de Diaraye et Kékouta. Peu à peu, il était devenu une bête à vaches, se sentant plus à l'aise dans les bas-fonds humides des pâturages que dans le cercle des humains. Il passait ses journées à parler à son troupeau comme à un ami d'enfance. Né après Bombah, il ne faisait jamais référence à cette guerre pas plus qu'à ce qui s'était passé depuis lors. Il n'ouvrait plus la bouche que pour dire un bonjour furtif et sans chaleur, toujours pressé de passer, le nez furieux, la tête baissée, vers ses bêtes ou vers ses deux épouses. A ses yeux, l'école ne devait être qu'un lieu de fainéantise au même titre que les hirde qui attiraient des sarabandes de jeunes oisifs et qui se prolongeaient tard dans la nuit, à son grand désespoir. Dans tous les cas, pour lui, ce bâtiment prétentieux qui faisait tant jaser ne méritait aucune attention. Il n'empêcherait sûrement pas les hommes faits comme lui de s'occuper consciencieusement de leurs lougans et de leurs pâturages, ni de rentrer le soir chez eux pour se reposer légitimement de leur rude journée.
A ceux qui lui disaient que ce bâtiment, aussi petit qu'il pût paraître, était destiné à faire des savants, il répondait, hilare :
— Puisqu'ils savent tant, qu'ils fabriquent un homme et un boeuf. Un homme et un boeuf, alors seulement j'accorderai un coup d'oeil à leur école. Un homme et un boeuf ! D'ici là, la terre aura eu le temps de moisir. Allez, ne m'ennuyez pas avec vos chimères. Savants ! Hi !
C'est dire que la discussion que son père engagea avec Mountaɠa le laissa indifférent. Une seule fois, il l'interrompit pour dire qu'il se serait à priori opposé à la scolarisation de son rejeton, mais, vu que celui-ci se révélait au fil de sa croissance un vaurien de fils qui tenait mal la houe et nouait la corde au ras du cou des boeufs, cet enfant, pourtant né de son effort, pouvait aller où il voulait : à l'école comme dans les recoins de l'enfer. Il assista donc silencieusement à la conversation des deux vieillards. Conversation qu'entama Mountaɠa avec une malicieuse détermination.
— Je passais par hasard du côté de chez vous, cher ami et frère Siɓɓe. Je réalisai alors que, depuis longtemps, Dieu n'avait pas donné à nos regards le plaisir de se croiser. Je viens donc t'apporter les salutations et m'enquérir de tes nouvelles. Paix sur vous ! Paix sur les vôtres !
— A vous aussi, susurra Siɓɓe, à l'évidence peu enthousiasmé par cette visite impromptue et de laquelle, il le sentait bien, il ne devait attendre rien de bon.
Quand Mountagah y mettait les formes…
— Le tonnerre gronde fort depuis peu. Serait-ce que l'hivernage nous quitte ? On pourrait le dire. Je devine comme une éclaircie.
— Peut-être bien. Mais, laissez les éclaircies, Mounta, et dites-moi pour de bon ce qui vous amène.
— Ce qui amène l'abeille à la fleur. On vient toujours vers ce qu'on aime, Siɓɓe.
— Je ne saurais contredire. Mais, je vous connais bien. Par Dieu, vous avez dans la bouche une parole gênante. Laissez-la sortir quand même. La gêne s'efface où l'amitié surgit.
— Me voilà bien nu. Mais ne vous offusqueriez-vous pas si ma langue se mettait à buter ?
— J'excuserais.
— Cette école ne me dit à moi non plus rien de bon. Loin de moi l'idée de penser le contraire. Cependant, à y regarder de près, rien n'empêcherait d'y faire un tour, ne serait-ce que par curiosité. Les choses nous échappent depuis Bombah. Nous qui croyions si bien les tenir ! Quelle naïveté ! Maintenant, les dés sont jetés. Les temps ont viré malgré nous, contre nous. Nous avons déjà beaucoup perdu et perdrons encore beaucoup. Tâchons de limiter les dégâts. Il ne s'agira plus seulement de défendre ce qui reste, mais aussi de gagner ce qui a fait défaut. Nous entrons dans une ère compliquée où la force a plusieurs visages. Regarde donc : s'ils ont pu brûler la plaine, soumettre le pays à leur autorité, c'est qu'ils ont un petit secret qui nous manque. J'ai tout lieu de croire que leur école y est pour quelque chose. Que nos enfants aillent voir. Il en est ainsi dans nos arènes de lutte : quand un adversaire vous terrasse, fouillez bien sa case ; si vous trouvez son talisman, la revanche est à vous. Ces gens sont armés de nouveaux sortilèges qu'il nous revient de débusquer pour notre propre compte. Nos enfants sont des éclaireurs, en quelque sorte.
— Ils reviendront ensorcelés. Cette école est un piège. Plus qu'un piège, une chose maléfique, à ruiner une âme humaine.
— Je ne contredis pas. Vous ignorez cependant que l'âme ne compte plus. Il n'y a plus que le savoir-faire. Un savoir-faire patient et minutieux tout au service des nouvelles ambitions : conquérir, conquérir, conquérir… les terres, les hommes, l'eau, le feu, les airs, tout ne relevant plus que du même butin. Dorénavant, le faible ne survivra qu'au prix de sa propre conquête. Le moindre relâchement lui vaudra l'extermination. Vous entendez ? Plus de pitié. Plus d'excuse.
— Et c'est ce monde de hyènes-là que vous nous souhaitez ?
— Même pas. Comprenez donc qu'il n'y a plus lieu de souhaiter ou de ne pas souhaiter. C'est un monde qui marche de lui-même, indifférent au sort. Sa fatalité est intrinsèque, logée dans les ressorts de lois froides et implacables. Et puis, c'est un monde lourd, mais qui va si vite qu'il n'a pas le temps de se justifier.
— Et c'est ce monde-là…
— Tout ce monde-là tient sur le dos de la petite bâtisse. Ce sera le monde de nos gouttes de sperme tant qu'elles s'y seront mêlées, qu'elles en auront saisi les mécanismes, sinon ce sera la roue qui les écrasera, les réduira en nuages invisibles, effaçant du coup le souvenir même de l'existence du pays.
— Et vous, Mountaɠa, que je côtoie depuis l'enfance, vous trouvez qu'il faut y envoyer ce qui descend de nos propres membres pudiques ? Allaahu !
— Je n'aurai pas peur de vous choquer : je pense qu'il le faut. D'ailleurs, nous n'avons plus le choix… Sortez donc des granges du passé. Foin des obsessions préhistoriques, des souvenirs affadis, des fausses nostalgies et des vaines pleurnicheries ! Que ne ferait-elle pour vous retenir dans ses couches décomposées, son odeur rancie de vieille douceur, tel un oisillon à jamais privé de lumière ! Emergez ! Regardez autour de vous ! Les enfants ne braillent plus dans les pâturages mais dans la cour de leur école. Apparemment, ils braillent toujours autant.
— Samba braillera où j'ai moi-même braillé : dans les herbes, près des boeufs, avec les oiseaux et tout ce que Dieu a fait de son génie et de sa fraîcheur, du moins tant que le débris qui vous parle, et qui l'est devenu avec vous, portera encore un souffie de vie.
— Vous lui aurez bandé un oeil !
— Du moins tant que le droit de l'existence me reconnaîtra comme l'irréfutable légitimité de sa racine…
— Votre goût de l'originalité vous coûtera cher. A quoi bon garder les armes après que tous les vôtres se sont rendus ? Et quelles armes ! En vérité, vous vous battez contre un ennemi imaginaire, puisque d'une force au-delà de votre imagination. Mon pauvre, vous n'avez plus d'ennemi du tout. Vous êtes seul, vous vous battez avec vos rêves.
Siɓɓe s'était assombri. Il s'était furieusement pincé les lèvres et l'entrevue s'était terminée.
Bien entendu, Mountaɠa était reparti, convaincu qu'il avait dit là son dernier mot : il ne connaissait que trop l'orgueil indémontable de son ami d'enfance. Il aura plus qu'un autre le souffle coupé en apercevant son vieux camarade traîner son petit-fils à cette école qu'il avait tant maudite. Que s'était-il donc passé dans la tête de Siɓɓe ?
Personne ne saura le dire. Allez donc expliquer un être reconnu aussi sibyllin !… Toujours est-il qu'à l'instar des marmots des chefs de famille les plus conciliants de Kolisoko, Samba se mit à ânonner d'inquiétantes syllabes sous la tôle chauffante de la petite bâtisse. Il ne se distinguait que par son humeur natale : il restait taciturne et éloigné des autres enfants.
Siɓɓe ne tarda pas à montrer des signes de ressentiment. Il réduisit ses sorties et oublia même de se présenter à la mosquée. Pour le peu qu'il se montrait, il arborait un air maussade et faisait preuve d'une acrimonie redoublée devant les attitudes les plus affables. A vue d'oeil, il supportait mal les conséquences de son geste. Sans doute n'hésitait-il à faire machine arrière que par amour-propre, cet amour-propre qui, selon Mountagah, le mènerait tout droit et à pied au cimetière. Situation embarrassante dont les dieux le délivrèrent à la faveur d'un événement qu'il convient de relater :

En ce temps-là, l'école avait pour instituteur un Blanc grassouillet et à double menton qui, parmi un peuple d'éleveurs, portait le nom respectable de M. Mouton. Il était réputé sévère et strict dans la discipline. Il relevait toute faute et toute inconduite à l'aide d'un gourdin qu'il avait affectueusement baptisé le ragoût matinal et qu'il maniait avec une dextérité à toute épreuve, sans trop se soucier de l'anatomie à laquelle il s'en prenait. La loi lui accordait bien des droits : les élèves devaient le ravitailler en bois de cuisine, faire son ménage et sa lessive. Ce qui ne l'empêchait pas de se livrer à quelques exactions : il soutirait à ses élèves fruits, céréales et volailles. L'élève qui ne souscrivait pas à cette exigence se voyait soumis à une bastonnade corsée.
Un jeudi matin qu'il s'était présenté à M. Mouton sans le coq et sans les cinq mesures de riz-mbensa réglementaires, Samba avait reçu une correction qui lui avait tuméfié l'arcade sourcilière et avait fait couler le sang de son nez.
Le voyant ainsi maltraité, Siɓɓe lui prit la main et s'en alla trouver l'instituteur pour une explication que Kolisoko n'oublierait pas de sitôt. M. Mouton professait solennellement devant ses élèves quand l'aïeul fit irruption dans la classe en tenant son descendant par la main. Feignant d'ignorer le maître de classe, il s'adressa à Samba et lui intima l'ordre de répéter après lui ces paroles qui inspirèrent longtemps la chansonnette :
— Dis à ton maître que sa mère a enfanté dans la rue une charogne qui a eu pour père tout ce que le monde compte de passants.
— Maître, votre mère a enfanté dans la rue…
— Dis-lui que je compatis à son infortune d'être né ainsi avec une dignité de crotte de chèvre…
— … d'être né ainsi…
— Mais, que la loi de la nature étant sans recours, il est normal qu'il soit ce qu'il est : une vermine d'homme enflé de mauvais sang, un masque de caoutchouc sanguinolent à faire peur à des enfants…
— … vermine d'homme…
— Que, pour être aussi brut, il fallait que sa tête mafflue contienne de la fiente à la place de la cervelle… Que je me demande bien ce qu'il peut enseigner… Que toutes possibilités examinées, son école, il pouvait toujours en faire une maison close pour sa mère et pour la ressemblance de celle-ci.
— Maître, vous avez entendu.
Puis, il fouetta l'air d'un vigoureux crachat et, s'adressant à Samba :
— Maintenant, dit-il, rentre chez ta mère manger du taro chaud et que les mouches volent en paix.

Siɓɓe fut cueilli à la sortie de la mosquée, après la prière du futuroo, par un cordon de gendarmes. On le roua de coups et on le mit aux fers sur ordre du commandant lui-même qui jura tous ses dieux de châtier pour l'exemple cette inqualifiable offense à une institution sacrée, au toit surchargé de savoir et de prodigieux humanisme. Exemple de l'exemple, le supplice dura six bons mois. Six mois pendant lesquels les chaînes croquèrent les jambes du vieux maintenu bras au torse, sanglé au pied du fromager de la place du Marché. Quand la pitié s'y mettait, le commandant lui faisait parvenir une écuelle de fonio qu'une multitude de gendarmes, de rouges-gorges et de mange-mil avait vite fait de picorer, opposant ainsi à son épuisement une bien déloyale concurrence. Dans sa bouche, un goût de sueur et de sang. Des mouches taquines et insatiables dans ses narines, dans ses plaies. Il n'était plus qu'une ordure, un martyr du mauvais sort. On le battait tous les matins, puis on enduisait ses blessures d'une purée de piment-bouc. Les gens venaient le voir, tournaient autour de lui, scrutaient ses blessures, se le montraient gaillardement sous toutes les coutures, parlaient comme si le spectacle sécrétait toute la curiosité de l'existence. On racontait sa vie, on commentait son corps, on avançait mille propos sur la situation dans laquelle il s'était fourré :
— C'était prédit. L'homme dur d'oreille finit toujours par le faire dans la culotte.
— Tu as bien dit, frère. Si le sourd apporte le malheur, le faux sourd, lui, apporte la catastrophe.
— Eyyoooh ! En dépit de toute la compassion qu'une telle vue provoque en nous tous, force nous est de reconnaître que Siɓɓe l'a bien mérité. On l'avait pourtant prévenu.
— Pareil que de prévenir la fatalité. L'homme qui est là, devant nous aujourd'hui, n'écoute personne. Pas même nous, ses proches surgis de la même souche et buvant la même eau depuis la naissance.
— Je crois qu'il le fait sciemment. C'est un homme qui se plaît au défi, qui se croit une vocation.
— Piètre défi ! Plaisanterie de vocation ! Crétin, oui ! Un vieillard en train de s'amuser avec le feu, voilà où il est le crétinisme, le vrai !
— Il cherche à nous brûler tous.
— Il veut détruire le village.
— Le village qui lui a donné le jour, voyez ça !
— Fini la risette ! On ne plaisante pas avec les dangereux incendiaires. Faudrait peut-être songer à se protéger.
— Tout vieillard qu'il est, et sans omettre le respect qui lui est dû, il n'a pas plus de culot que nous autres.
— Qu'il fasse comme tout le monde, on le considérera après.
— Faudrait qu'il reste chez lui puisque, dès qu'il sort de sa case, il risque nos vies à tous.
— Le gaffeur !
— Le trublion !
— L'empêcheur de dormir tranquille !
— Devoir vivre avec pareil homme, Dieu des dieux !
— C'est bien pénible parent, un vieillard qui devrait se satisfaire de sa case et de l'honneur qu'on lui porte et qui cherche, comme ça, des histoires à n'en plus finir ! Le voir ainsi donné en lamentable spectacle nous remue le coeur et nous emplit d'une pitié amère. Oui, pitié quand même ! A battre le singe selon qu'il est vilain…
A ces sermonnades, aux gestes outrés et simiesques qui les accompagnaient, il fronçait les sourcils et tentait de répondre, mais personne n'entendait sa voix atone, presque morte. Ce calvaire ne suffit pourtant pas à calmer l'exaspération du commandant. Une fois libéré, Siɓɓe fut frappé d'une amende d'un taureau de sept ans, et d'une mise en quarantaine ferme et dûment contrôlée par un agent spécialement désigné…
Mais, quand tout rentra dans l'ordre, quand Siɓɓe eut consommé sa peine et que l'exclu d'hier fut tant bien que mal remis dans l'aigre fraternité de Kolisoko, ne voilà-t-il pas que survint un événement autrement plus grave de conséquences ; un événement dont le théâtre fut cette même damnée école ! Car ce forum de savoir et de haute considération humaine se fit un beau jour le malin plaisir de brûler, comme ça, rien que pour ajouter aux ennuis comme s'il n'y en avait pas déjà assez pour équilibrer le poids du monde. Un incendie imprévisible, pour tout dire absurde, qui se produisit par une journée de bon soleil, sans brouillard, sans trace de nuage. Les élèves, surexcités par l'atmosphère chaude et gaie, avaient bénéficié d'une récréation extraordinaire et s'étaient dispersés, légers, dans les champs voisins pour cueillir des fruits et chasser le criquet.
M. Mouton en avait profité pour jouir du silence et somnoler en toute quiétude sous l'ombrage généreux d'un cai1cedrat.
Le soleil des tropiques le soûlait vite et, dès midi, il transpirait comme un linge qu'on essore, prenait des couleurs et se mettait à souffler un halètement de forge. A ces moments-là, il se sentait un lien quasi sensoriel avec le caïlcedrat ; il se précipitait sous son feuillage et se laissait aller amoureusement à la paresse. Il sombrait souvent dans un sommeil profond qui pouvait se prolonger jusqu'à la nuit tombée au grand soulagement de ses élèves. Alors son boy le réveillait en douceur pour lui annoncer que le repas était servi. Mais, ce jour-là, si sa sieste ne se prolongea pas, ce ne fut pas du fait du boy… Ce fut à cause d'une lueur à faire pâlir le soleil, bientôt suivie d'un grondement de tonnerre…
Avant qu'il ne réalisât quoi que ce soit, le toit de la petite bâtisse s'était écroulé et des flammes rougeoyantes sortaient de son enceinte, léchaient les murs, prenaient de la hauteur. L'arrivée massive des secouristes (dont le commandant en personne) ne put rien sauver. Il ne resta de l'école qu'un sinistre amas de cendres et de pans de murs calcinés. La foudre avait tout détruit.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que M. Mouton encaissa mal le coup. La foudre fut, peut-être, le déclic qui mit à fleur de peau la bouillie de haine, de peur, d'incrédulité, de complexes et d'incompréhensions qu'il avait jusqu'ici mal ruminée. C'est un homme vaincu qui se traîna chez le commandant de cercle pour donner sa démission dans un puéril demi-sanglot :
— C'est tout ce qui me reste à faire, mon cher commandant. C'est à devenir fou ! A quoi bon finir mes jours dans cette brousse féroce, parmi des tribus inintelligentes pour lesquelles on se casse la tête en vain. Une terre ignare, sans âme, sans délicatesse, sans civisme. Et ingrate par-dessus le marché…
Secoué en son for intérieur, ulcéré dans sa dignité, choqué dans son âme convaincue de sa suprême délicatesse, il s'en retourna vers les brumes civilisées de sa lointaine terre natale, le teint plus bilieux que jamais. Sans oublier, ô délicatesse, son avantageux butin de poules d'eau, de canards sauvages et de riz paddy.
Siɓɓe était servi sur un plateau d'or. Le vieux, tirant à lui la ficelle, expliqua bruyamment qu'il était pour quelque chose dans l'histoire de la foudre. Que né tel qu'il était né, il n'était pas du ressort de tout le monde de l'offenser impunément. Que sans avoir jamais fréquenté une petite bâtisse, il ne manquait pas de savoir, qu'il connaissait l'art d'éduquer les foudres et, grâce à elles, de couper court au destin des insolents. A l'intention de ceux qui ne le savaient pas : à savoir, savoir et demi… C'était sa revanche, l'occasion inespérée de se réhabiliter de l'ignominie dans laquelle on l'avait traîné. Il s'était refait la mine, avait repris de l'assurance, parlait plus haut que jadis, insistait sur toute chose qui pouvait peser en faveur de son ascendant sur les autres.
Qui donc pouvait défier la petite bâtisse et son mamelu d'instituteur ? Qui pouvait subir la géhenne qu'il avait subie sans ramollir, chialer piteusement, mordre la poussière et implorer grâce ? Personne dans ce village de larves. Personne dans ce troupeau frileux et geignard prêt à toutes les concessions, à tous les renoncements, à toutes les démissions rampantes. Et pourquoi, au bout du compte ? Pour rien, figurez-vous. Pour épargner leur peur, économiser leur misère, continuer de se vautrer dans la crasse et dans la lâcheté. Non, ils n'étaient pas de la même trempe que lui. Et ils avaient bien tort, car l'audace paie et paie bien : comptant, en monnaie sonnante et trébuchante. Que lui était-il arrivé à lui, Siɓɓe ? Avait-il perdu la vie pour ce qu'il avait fait ? Non. Juste quelques égratignures, quelques démangeaisons. De l'humiliation aussi, bien sûr. Mais voilà, maintenant tout était rentré dans l'ordre.
L'affront avait changé de camp. La voilà bien restaurée leur école ! Et le Mouton bien requinqué ! C'était-il pas un plaisir de le voir partir celui-là ? Ah, c'était un plaisir que de voir sa mine déconfite de paludéen incurable ! Tout ce plaisir grâce au dévouement de qui ? Grâce à la seule personne qui osa lever la tête, qui sut manier les foudres, opposer un savoir à un autre savoir, une insolence à une autre insolence.
Kolisoko essuya modestement. Il n'était pas exclu que, sous ses fanfaronnades bien connues, Siɓɓe recelât quelque sérieux tour occulte, quelque érudition alchimique. Quant au commandant, il se retrouva dans un grand embarras. L'incendie de l'école, la démission de M. Mouton et les ergotages suggestifs de Siɓɓe lui posaient de délicats problèmes. Reconstruire l'école ? Engager un nouvel instituteur ? Arrêter ou intimider le vieux ? Il tourna et retourna ces questions plusieurs fois dans sa tête… surtout la dernière.
Laisser Siɓɓe se pavaner avec arrogance pourrait se révéler dangereux. Tout autant que de l'arrêter. D'ailleurs, pour quel motif ? Sur quelle preuve ? Imaginons : « A déclenché la foudre sur l'école et s'en est largement vanté en public. » En toutes lettres sur un procès-verbal ! Finalement, d'un côté, il préféra ignorer Siɓɓe et sa sentencieuse faconde. De l'autre, il marqua le coup pour rappeler son autorité en faisant reconstruire l'école à Boulliwel, village de moindre importance et situé à une bonne matinée de marche de Kolisoko…

Telle est l'ambiance piquante dans laquelle naquit et grandit Cousin Samba, fils de Hammadi, lui-même fils de Siɓɓe. Ayant échappé à l'école grâce aux turbulences émérites de son inoubliable grand-père, Samba rejoignit le giron de ses parents et se consacra à sarcler le lougan, à faire paître les troupeaux. Etrange comme à sa naissance. Craintif et effacé. Absent et évasif, comme absorbé par un pôle d'intérêt sournois. Ses travaux ruraux toujours aussi médiocres aux yeux de Hammadi, quoique le père exprimât un aigre soulagement au retour du fils au bercail :
— Ton retour n'arrange rien. Mais, ça vaut mieux comme ça. Ce qu'il faut, c'est vivre une vie normale telle qu'on la connaît depuis longtemps, même quand on est un oisif irrécupérable.
Peu à peu s'instaurait, se consolidait une curieuse complicité entre Cousin Samba et son grand-père. On les voyait se lever aux premières lueurs de l'aube, gagner la brousse pour ne revenir au village que tard dans la nuit. Là-bas, le vieux lui enseignait le secret des plantes et des animaux, lisait à livre ouvert les écritures malignes de la nature. Ils déterraient des racines médicinales aux divers attributs et aux diverses thérapeutiques : des vomifuges, des vénéneuses, des contraceptives, des aphrodisiaques, des scrofuleuses, des abortives, des cardiotoniques, des sédatives, des purgatives, des paralysantes, des aliénantes ; celles qui soignaient la gale, celles qui rendaient impuissant, celles qui guérissaient le béri-béri, la coqueluche, les névralgies ou la vérole ; celles qui donnaient la chance, celles qui jetaient le sort ; celles qui entretenaient la vie, celles qui tuaient lentement après des années d'atroce douleur. Récoltaient autant d'écorces, de bourgeons, de feuilles et de résine. Recueillaient du sang de tortue, des glaires d'escargot.
L'aïeul racontait la naissance des êtres et des choses, leur lien, leur intimité, leur égale soumission aux lois ésotériques du magnétisme vital. Il lui apprenait les amulettes, les gris-gris, les philtres protecteurs, les lotions nocives, les rites complexes de la vie sociale. L'élève passionnait le maître qui voyait en lui le dépositaire désigné de son enseignement et pas seulement pour des raisons généalogiques : le regard ténébreux de l'enfant, son isolement de lépreux, son mutisme d'arbre-fétiche seyaient, on ne pouvait mieux, à la doctrine ésotérique. L'enfant lui-même portait à la chose un intérêt discipliné. Il s'appliqua, valorisa assez vite ses prédispositions et, bientôt, fut à même de se comparer à son précepteur. Les deux complices se détournèrent des vulgaires préoccupations du village, s'enfermant dans la case à parler avec des canaris, à jouer à cache-cache avec un défilé de cauris ou effectuant des promenades nocturnes dans les bois.
Kolisoko adopta une révérencielle méfiance à l'égard de ce cénacle des choses obscures. On en vint à cacher les enfants et à verser du lait frais sur leur passage. Certains s'aventurèrent vers des villages lointains pour consulter des sorciers reconnus et se mettre sous leur protection contre les éventuels méfaits du duo. On ne savait jamais…
D'ailleurs, ne seraient-ils pas déjà mêlés à quelques-uns des nombreux décès de nouveau-nés, voire à quelque impotence ou quelque fausse-couche survenues dans le village ? Fallait voir ça de plus près…
Aussi, lorsque en moins de deux saisons d'intervalle Diaraye et Hammadi moururent, la première subitement fauchée alors qu'elle désherbait son carré d'arachides, le second après une longue toux accompagnée de vomito negro, les soupçons se précisèrent. Le village réagit avec des méthodes d'inquisition, s'armant de pioches, de frondes et menant d'assaut la concession de Siɓɓe en proférant des injures et des menaces de mort :
— Il y a belle lurette qu'on aurait dû les répudier, ces satans !
— Sucer la vie de ses consanguins ! Ha, damnation !
— Au bûcher les deux diaboliques !
— Faut leur couper le cou !
— Leur arracher les yeux !
— Ouste le tandem maléfique !
Le grand-père et l'enfant se réfugièrent au bois sacré de Boroko, le bois du cimetière invisible, l'enceinte des tombes royales. Ils se nourrirent de tubercules et de fruits sauvages.
Au septième jour du septième mois de leur retraite, apparut à Siɓɓe le spectre de Wango. Le griot n'avait pas changé. C'était la même carrure de vieil artiste, le même dolokke de cotonnade indigo, le même regard de farouche droiture, la même voix de foudre punitive qui fit résonner les bois en s'adressant à Siɓɓe :
— Aujourd'hui que la terre perd pied, que les hommes se sont faits sourds et aveugles, les morts n'ont plus à qui parler. Où sont donc les oreilles adéquates ? Qui a coupé le cordon ? Qui a réduit le son ? Pourquoi cet écran de brouillard infranchissable ? Kolisoko méconnaissable ! Kolisoko sans goût ! Avarié ! Poison. Terre étrange. Terre étrangère. Terre ivre, retournée contre elle-même. Serpent irraisonné qui se mord la queue. Terre délirante sous des fièvres inconnues. Terre coupable. Terre honteuse. Humiliante. Terre de pays délétère. Il faut craindre ses transports ultérieurs.
Inquiète la mort devant cette vie gaspillée. Devant tant de coups mal placés. Ainsi, la bouche affolée se démolit la langue au moment même où les fourmis-magnans s'en prennent aux pieds. Ainsi l'esclave se fouette avec ses chaînes pour amuser le gardien. L'enfant expurge la mémoire pour un futur confisqué au départ… Ce n'est pas à toi qu'ils en veulent, Siɓɓe. Ils en veulent à eux-mêmes. Ils en veulent à leur oubli. Malheureusement, ce qui les décroche a plus de force que ce qui les retient. Nous les voyons bien. Eux ne nous voient plus. La fantasmagorie terrestre a accaparé leurs regards. L'amnésie leur a éteint les sens. Nous qui dormons sous la terre, qui vivons avec elle, nous savons encore sentir et nous sentons déjà les prochaines convulsions. Du monde des vivants, nous vient une brise de mauvais augure. Il est à craindre que Bombah n'ait été que l'indice d'une catastrophe de longue durée. Il nous vient de mauvais songes. Nous voyons des terres ouvertes, des hommes suspendus, des nuages de porphyre, des cases éboulées, des boeufs sans bergers, des morts sans sépultures, des vautours qui planent et qui reflètent des lueurs de métal sous un soleil démentiel. Nous voyons une terre cramoisie, un ciel hargneux. Et nous n'apercevons aucun remède. Derrière ce cauchemar, nous ne voyons que volutes de fumées pourpres…
Maintenant, voici les recommandations : cette nuit, quand le dernier bruit d'homme se sera tu, tu entreras dans Kolisoko, tu te dirigeras vers les ruines de la concession de Farnyitere et tu grimperas sur le vieux colatier. Tu cueilleras sept noix. Tu reviendras ici les bénir. Tu les remettras ensuite à Samba. Ton descendant n'a pas encore vécu sa vie. L'avenir l'attend en d'autres lieux. Les sept noix de cola le protégeront et, où qu'il aille, le ramèneront au village de ses ancêtres. Il faut qu'il parte à l'aube, où il le veut. Une seule exigence : il devra sortir du bois en prenant la direction de l'est. Qu'il aille prendre la température du monde ! Les sept noix de cola nous diront où il est, ce qu'il fait et veilleront sur lui dans la limite de la destinée. Quant à toi, tu vivras désormais à la frontière du visible et de l'invisible. Tu seras le trait d'union. Tu porteras au pays le message que je viens de dire. Le rêve t'en apportera les signes et, dans le rêve des hommes, tu le transcriras.
Maintenant, je vais disparaître. Mais, avant cela, nous allons procéder à un rite qui arrive à son heure : Samba a atteint l'âge de porter l'habit. Ferme les yeux. Lève la main droite.
Siɓɓe leva sa main droite. Il cueillit en l'air une orange et un couteau. Wango lui intima l'ordre de couper l'orange en deux parts égales en se servant de sa main gauche. Le vieux s'exécuta. Au même moment, Samba tressauta et ressentit une vive douleur. Il souleva son boubou et vit qu'il venait d'être circoncis. Sous ses yeux effarés, la blessure guérit instantanément…

Notes
1. Boyle, tamaro, gilinti : fruits sauvages.
2. Expression pour désigner la circoncision.

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