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Littérature francophone


Tierno Monenembo
Les écailles du ciel

Editions du Seuil. Paris. 1986. 185 pages


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Chapitre III
Au bonheur de la tauxite

Deux événements importants suivirent de peu l'arrivée de Cousin Samba Chez Ngawlo : l'irruption quasi phénoménale du camarade Johnny-Limited à Leydi-Bondi et la propagation du Mauvais-Liquide…
C'est au stade du Premier-Avril, un jour qu'il avait décidé de prospecter l'immense labyrinthe de la dialectique, que Nduru-Wembiiɗo présenta au peuple le camarade Johnny-Limited. Accaparés par leurs soucis, sur le coup, les gens en avaient fait peu de cas. C'est que Djimmeyaɓe avait terminé son cycle de détérioration et de laisser-aller pour s'engager dans une véritable phase de décomposition.
Les lieux de travail avaient été abandonnés au profit de réunions politiques qui prenaient maintenant la majeure partie de la journée. Il fallait plus que jamais y démontrer son zèle : déclamer le plus haut possible les slogans du P.I., honorer la mémoire des héros nationaux Farnyitere et Oumou en formules dithyrambiques, dénoncer les individus douteux, encenser Nduru-Wembiiɗo — le Leader-Bien-Aimé — sous peine d'être fusillé. Leader-Bien-Aimé dont la somptueuse collection de titres s'enrichissait sans cesse de nouveaux bijoux : Bras-Droit-du-Peuple, Anti-Colonialiste-Invétéré, Camarade-Stratège, Educateur-du-Peuple-Numéro-Un
Galeries de perles gracieusement mises à la disposition des militants en mal d'inspiration. On comprenait donc que, pris par des tâches aussi vitales, les gens aient quelque peu négligé le reste et que, fourbu par tant d'efforts, surmené par autant de difficile philosophie, on n'eût plus la force de s'attaquer aux hordes de rats, de souris et de taupes qui avaient envahi la ville et qui obstruaient les égouts, fourmillaient dans les habitations, jouaient à cache-cache entre les rues et les immondices et dont les carcasses couvraient tous les espaces libres. Que, luttant sans compter contre des ennemis aussi nombreux, on se fit envahir par des broussailles hirsutes jusqu'au perron des maisons. Qu'on ne trouvât plus le temps de s'occuper des venelles et des caniveaux où croupissaient des eaux jaunâtres peuplées de têtards, de grenouilles, de larves, de cadavres de mouches et de caméléons.

Dans ce décor de fin de guerre, la négraille évoluait à tâtons, rasait les murs comme une procession de zombies, s'éclaboussait de flaques d'eau, trimait avec philosophie, se débrouillait à qui mieux mieux, demeurée, handicapée, hagarde, fatale, comme hypnotisée, toute l'existence tendue vers une hypothétique poignée de riz.
Car, en son inestimable sens politique, Nduru-Wembiiɗo avait stratégiquement fait fermer les marchés où, disait-il, des individus de plus en plus nombreux fomentaient des traîtrises à voix basse et échafaudaient des complots au prix fort en feignant d'acheter du nyebbe. De sorte que, si l'on n'était pas au fait des artifices du marché noir, on ne trouvait aucune denrée et il ne restait plus qu'à tromper la faim avec des mangues vertes ou des fruits sauvages à moins de disputer aux rats les minces restes jetés dans les poubelles. Mais, du moment qu'à l'issue de trafics acrobatiques — auxquels tout le monde s'adonnait si passionnément qu'on eût dit un sport national — on arrivait à dénicher un bout de mangeaille, on ne s'alarmait pas. La terre pourrait s'ouvrir, le monde se décrocher… Mille fois tournée et retournée dans le fournil de l'Histoire, la négraille avait appris à se faire à tout. Elle savait flairer la bourrasque du pire, savait l'attendre, le corps faussement vacillant, mais les pieds comme des souches dans la terre ferme. Les discours de Nduru-Wembiiɗo, les pléthoriques potences aux cadavres nus en voie de putréfaction, les prisons, les supplices et les humiliations n'y pouvaient rien. On ne se démonterait pas pour pire que cela, semblait-on se dire.

Et il est vrai qu'on ne se démonta pas en voyant le camarade Johnny-Limited présenté comme un artiste forain par Nduru-Wembiiɗo. C'était un Blanc colossal qui affichait un sourire d'heureux propriétaire avec cette insolente suffisance et cet indubitable optimisme des gens bien nourris et sans problèmes. Sa peau était dure et tannée. Il était coiffé d'un canotier et habillé de blue-jeans : une chemise à épaulettes, un pantalon étroit et longiforme muni d'une poche revolver. Il marquait les paroles de bienvenue de Nduru-Wembiiɗo par des hochements de tête impudents et supérieurs, se frottait les mains comme s'il eût souffert du froid. Il profitait abusivement de son sourire qui, tout agressif qu'il fût, ne manquait pas de charme.

« Je présente au peuple le camarade Johnny-Limited. Le camarade est un passionné de notre pays. Il a eu vent du retentissement de notre indépendance et de l'immense effort entrepris par notre pays et son glorieux parti en faveur de la libération des peuples et de l'épanouissement de l'homme. Le camarade a décidé de vivre parmi nous et de nous donner un judicieux coup de main dans notre gigantesque bataille. Longue vie au camarade ! »

A ces paroles du Leader-Bien-Aimé, le camarade avait répondu par un laïus étrange plein de sifflements que, de toute manière, personne n'avait cherché à comprendre.
De ce jour, tout comme la statue, de Oumou, les Guetteurs de l'aube de Chez Ngawlo, l'Egout-à-ciel-ouvert, les rats, les cadavres exposés, le camarade Johnny-Limited fit partie du paysage de Djimmeyaɓe. Et pas comme simple figurant. On le vit tout de suite farfouiller les recoins des Bas-Fonds et leurs environs, accompagné de techniciens blancs fagotés de lourds appareillages. La radio dévoilera plus tard le secret de ce curieux manège : le camarade, qui avait entrepris de prospecter le sous-sol, venait de découvrir un fabuleux gisement de tauxite qui s'étendait depuis les broussailles de la falaise jusque sous les venelles de Leydi-Bondi.

Nduru-Wembiiɗo décréta une semaine de congés payés pour fêter l'événement. Il demanda à chacun de faire preuve de jovialité et d'enthousiasme révolutionnaires durant cette période humblement offerte aux divinités de l'Indépendance et de la Libération des peuples en signe d'hommage et de gratitude. Une semaine carnavalesque où un défilé de rats claquant des oreilles au rythme des congas fut militantiquement ovationné ; quoique mesquine source d'ennuis pour les malades et les impotents contraints de jouer aux gais lurons sous l'émulation musicale des gourdins des miliciens.
Les potences furent enguirlandées et ornées de lumignons polychromes. Les cadavres des suppliciés furent recouverts de serpentins et de confettis.
Un déodorant subtilement élaboré fut répandu par fûts entiers sur les eaux croupies des ornières. Des ballots de cretonne furent disposés sur les crevasses des rues afin de faciliter la tâche au numéro des artistes. Du stade du Premier-Avril à l'avenue Farnyitere, entre les lézardes et la crasse, parmi les têtards et les souris, la négraille en liesse se répandit en tics, en minauderies, en pantomimes, en simagrées, en chansons et en slogans. Le camarade Johnny-Limited fit un discours amplement retransmis par la radio sur l'importance économique et stratégique de la tauxite et sur son rôle imminent dans l'essor fulgurant que connaîtrait le pays dans un avenir proche. La tauxite, dit-il, était un minerai aux nombreuses propriétés, une matière première indispensable au monde moderne, car elle entrait dans la fabrication des avions, des fusées, des prothèses dentaires, du yaourt amaigrissant, des canons, des grues, des flippers, des fermetures Éclair, du Coca-Cola et des préservatifs.
Une mine de dollars donc ! Un moyen prodigieux pour dépêtrer la négraille des griffes de la misère, pour emplir ses ventres insatisfaits, soigner ses coqueluches, ses éléphantiasis, ses coriaces bilharzioses et ses méchantes onchocercoses. Le camarade proposait une société mixte fifty-fifty : lui, Johnny, investirait son propre capital et prêterait au pays l'investissement qui lui revenait. Il parla ensuite de statuts, de pourcentages, de rendements, d'agios, de ristournes et de bien d'autres choses aussi compliquées les unes que les autres et qui, en tout état de cause, n'accrochèrent pas notre paresseuse curiosité.
Chez Ngawlo, Mawɗo-Marsail, avec sa ferveur de pessimiste consciencieux, nous remit sur le tapis ce vieux problème de l'Indépendance que l'on croyait définitivement enterré, mais qu'il nous ressortait rancunièrement comme à l'époque de la naissance du P.I. :
— Je l'avais dit et bien dit : il y a longtemps que l'Indépendance est fâchée avec la négraille. Un nègre indépendant ? Où tu as vu ça ? C'était une blague !
A notre étonnement de le voir amalgamer ainsi le problème de l'Indépendance qui n'en était plus un depuis ce fameux 1er avril et la découverte d'un gisement de tauxite aux bienfaits évidents, il s'emporta, menaça de nous casser une bouteille sur la tête et nous injuria copieusement :
— Vous n'y voyez que du feu. D'ailleurs qu'avez-vous jamais appris à voir en dehors du comptoir de Ngawlo ? Pauvres cabots ! Vieilles puces !
Sur ce, en guise de hola, il nous rappela fermement ses instructives pérégrinations de tirailleur entre Tananarive et Saigon, Bougie et Bizerte, Borodo et Marsail. Ce qui, en effet, avait toujours eu le magique effet de nous clouer le bec.

Le paysage des Bas-Fonds supporta sans coup férir l'énorme puzzle de rails, de wagons, de locomotives, de grues, d'escalators, de toboggans, de fourneaux, de torchères, de laboratoires, d'ateliers, de bennes, de brouettes, d'excavateurs, de murailles et de colonnes mixtilignes — avec sa pendule autoritaire connectée à une sirène de guutufal a — au fronton duquel fut inscrit en lettres géométriques et péremptoires : Revolutionary Tauxit Limited.
Cette monstrueuse machinerie cacophonique et cracheuse de poussière rouge et de fumée encre de Chine se mit à pomper, à drainer, à s'approprier imperceptiblement la vie des Bas-Fonds. Sa pendule et sa sirène arrachaient dès l'aube la négraille à sa torpeur. Des groupuscules d'ouvriers en blouses informes et sombres s'en allaient disparaître dans son labyrinthe et remuer ses pièces infernales. Alors, de Touguiyé à Chauve-Souris, personne n'entendait plus personne : il n'y avait plus que le soufllement de ses forges, le cliquetis de ses ferrailles, le vrombissement de ses moteurs. Ses pelles s'enfonçaient dans les profondeurs de la terre pour rapporter des charges de latérite, et leurs vrillements, leurs perforations faisaient vibrer les murs des Bas-Fonds.
Le soir, elle recrachait la négraille en groupes de créatures courbaturées, les habits couverts de poussière, et de suie, les visages sinistres, les yeux enfumés et injectés de sang. Les ouvriers regagnaient leurs lits et leurs grabats avec tristesse malgré la pièce de monnaie journalière qu'ils serraient au fond de leur poche comme s'il s'était agi de la clef du paradis.

Naturellement, nous, les compères de Chez Ngawlo, nous ne fûmes pas de cette laborieuse armée. Nous préférâmes à juste titre la trime artisanale pour laquelle nous étions faits et les nuits informelles de Chez Ngawlo. Dans notre farniente salutaire, nous regardions le temps passer dans la rue ; un temps de plus en plus fou, de plus en plus pressé d'en découdre avec les promesses.
Les fins de semaine, le camarade Johnny-Limited parcourait les Bas-Fonds dans une robuste voiture métallisée. Il s'arrêtait à tous les tripots, offrait d'abondantes tournées et buvait beaucoup lui-même ; soûl, il se mêlait à un quelconque cercle de danse, faisait de sauvages cabrioles et, d'un pistolet qu'il exhibait avec infantilisme, il tirait en l'air des coups de feu emballés. Nduru-Wembiiɗo avait eu raison de dire que c'était un passionné du pays. En un temps record, il avait appris à parler nos langues et même, disait-on, à confectionner le plus authentique de nos plats. Cet aspect simple et spontané du personnage avait tout de suite plu. A tel point que Mawɗo-Marsail lui-même lui décochait des flatteries :
— Ce n'est pas qu'il me plaise particulièrement. Mais, en dépit de sa férocité, il faut savoir rendre au lion la noblesse de sa crinière, par souci d'honnêteté : quoi qu'il en soit, cet homme a quelque chose de mieux que ses frères de race. Il n'est pas comme ces Blancs de montagne qui, sitôt sous les Tropiques, se vautrent sur le bon dos de la négraille, font la fine bouche, parlent de caviar, d'opéra et de poésie aérienne avant de regagner leurs cafardeuses bourgades natales et s'empiffrer de pommes de terre lourdes et de grossière cochonnaille. Je peux comparer, moi : j'ai vu du pays, vous savez…
Et cet avis, nous le partagions tous sans aller jusqu'à vérifier point par point les érudites comparaisons du tirailleur connaisseur de territoires et de races…
Seul Bappa Yala aura quelque grief à l'encontre du camarade. Un grief anodin en vérité, mais tout ce qu'il y a d'humain et de naturel — la jalousie —, problème que le tailleur résolut d'ailleurs par une astuce dont la finesse le déconcerta lui-même. Voici comment :

Le camarade Johnny-Limited, vous le savez maintenant, s'était épris des Bas-Fonds et s'était familièrement introduit dans le cours chaotique de leur vie. Il s'était surtout épris de Yabouleh d'un amour de noble chevalier : il venait s'agenouiller à ses pieds, lui baisait la main, lui écrivait des odes et, surtout, il n'oubliait jamais, à chacune de ses visites, de lui apporter une corbeille de fleurs sous lesquelles il dissimulait des billets de banque. La jeune fille en avait été grisée et avait commencé à faire montre de finesse et de réticence. Elle entreprit de s'attifer de toilettes luxueuses et farfelues, de se mettre du rouge à lèvres et de nous prendre de haut. En quittant son atelier, Bappa Yala venait cogner le nez contre sa porte maintenant close. Il pleurait, se mouchait, houspillait Lama, son apprenti, de plus belle encore, rageait contre cette cochonnerie de vie et ne retrouvait la joie qu'après avoir bu beaucoup de bière. Nous essayions de lui remonter le moral chacun avec sa petite philosophie et moi avec les notes libres et pertinentes de mon hoddu. Il serait peut-être ainsi mort de chagrin s'il n'avait trouvé lui seul, sans l'aide d'aucun génie, cette idée de répandre à travers les Bas-Fonds le bruit selon lequel, malgré son charme, sa richesse et sa magnanimité, le camarade Johnny-Limited dissimulait sous sa culotte des parties radioactives susceptibles de donner à une femme des lésions et des tumeurs incurables aussi bien à Pékin qu'à Paris, à Moscou qu'à Washington. Rumeur qui se mit à grossir en pamphlets, en parodies, en saynètes et en chansonnettes et dont le fanatisme ne tarda pas à produire son effet pour le plus grand bien des mâles des Bas-Fonds : toutes les femelles se tinrent sur leurs gardes face au cher camarade dont le charme souriant et l'élégance billets-de-banque avaient jusque-là causé une séduction ravageuse sur tout ce que les Bas-Fonds comptaient de pagnes et de jupons. Le camarade n'en porta pas grand ombrage. Il perdit néanmoins un peu de sa mâle assurance et afficha désormais, devant ses ouvriers comme dans les tripots, un sourire niais de gamin attardé.

***

Le second événement qui suivit l'arrivée de Cousin Samba Chez Ngawlo fut la propagation du Mauvais-Liquide. Yabouleh fut la première victime de cette mystérieuse maladie aux conséquences catastrophiques de diarrhée verbale et de diarrhée tout court…
Quand Yabouleh nous fit part des douleurs qu'elle ressentait au ventre, nous ne nous préoccupâmes pas outre mesure. Ce ne devait être qu'une indigestion, une bénigne intoxication, une fatigue, bref, une de ces petites maladies sans lesquelles la vie des hommes ne se reconnaîtrait plus.
Nous nous cotisâmes, et moi, Kullun, je fus chargé de prospecter le marché noir — bien qu'ouvertes, les pharmacies étaient pauvres et il fallait des autorisations, des justifications compliquées d'ardeur militante pour y avoir accès — pour me procurer quelques médicaments. Tâche dont je m'acquittai avec toute l'indispensable discrétion, mais aussi toute la lenteur obligatoire. A mon retour, la jeune fille était déjà méconnaissable, et il me fut difficile de me persuader que le corps flapi et dégoulinant d'excréments liquides et noirâtres que je retrouvai était celui de Yabouleh, la fille aînée de Oumou, innocente compagne de nos libérations. Je dis : il faut que le destin soit l'oeuvre du diable pour se plaire à gâter ainsi une jeunesse qui ne demandait que dynamisme et fraîcheur. Mes médicaments furent sans effet.
La petite souffrit et se décharna sous nos yeux impuissants. Elle transpira. Elle eut froid. Elle claqua des dents. La diarrhée pressa son corps comme un citron et fit couler le long de ses cuisses d'abondants filets visqueux. Et Samba épongeait pour rien. Bandiougou essuyait la sueur et tapotait les joues en vain. Dans son coin, Bappa Yala fondait en larmes émouvantes autant qu'inutiles.
Au bout de sept jours, au bout de sept nuits de coma et de délires alternatifs, la mort emporta Yabouleh, nous laissant à notre effondrement, à nos affres, à notre panique, à notre défaite sur cette terre infanticide, sous le ciel parâtre, dans cette ville ensorcelée.
Mais, le Mauvais-Liquide ne faisait que commencer son oeuvre. L'épidémie enserra la ville comme un boa démoniaque. Elle se saisit d'une bonne partie de la négraille, essora ses boyaux, lui fit chier tout ce que la nature lui avait donné de sécrétion excrémentielle. Il en mourut dans les lits, il en mourut dans les latrines. Il en mourut dans les venelles, au Marché-du-petit-jour et au bord de l'Égout-à-ciel-ouvert. Le maudit canal noircit de plus belle et s'enrichit de pestilence. Dans les rues et sur les places gisaient des morceaux de macchabées que venaient déchiqueter des hordes de rats et de vautours.
Devant ce cataclysme, Nduru-Wembiiɗo réagit avec le sang-froid d'un leader historique.
Au stade du PremierAvril, il prononça un discours qui dura sept jours et sept nuits. Il nous expliqua, à nous autres naïfs qui l'ignorions, que le Mauvais-Liquide n'existait tout simplement pas : ce n'était qu'une invention du colonialisme, une provocation, un acte de sabotage délibéré pour semer la confusion dans les rangs du Parti et dans les chaumières du pays. Il n'y avait que les agents du colonialisme qui puissent être sensibles au virus de cette maladie réactionnaire. Dorénavant, il fallait achever sur-le-champ toute personne qui en présenterait les symptômes. Car, il n'y avait aucun doute : ce ne pouvait être que de dangereux contre-révolutionnaires, des apatrides pathologiques, grassement payés par le cancer impérialiste pour gangrener le pays, mettre des bâtons dans ses roues huilées, attenter à la vie de son guide et bafouer sa dignité.
Discours de phénoménale thérapeutique, à vrai dire : de ce jour, aucun cas de Mauvais-Liquide ne fut signalé dans les Bas-Fonds ni dans le reste de la République.
Muni de cette nouvelle auréole scientifique, le Leader-Bien-Aimé demanda et obtint le titre de Guérisseur-Numéro-Un-du-Peuple, titre auquel le peuple enthousiaste et unanime ajouta en prime celui de Meilleur-Orateur-de-la-Terre-à-la-Lune-et-même-Au-delà.

Nous pensions après tout cela que nous allions pouvoir reprendre notre vie étale, paresser la journée et nous serrer les coudes le soir Chez Ngawlo autour d'un gentil verre.
Nenni ! Cette fois, le dérangement provint de la Revolutionary Tauxit Limited. Depuis qu'elle avait été construite, cette usine diabolique n'avait pas arrêté d'infecter l'air de sa crasse. Djimmeyaɓe s'était enveloppée d'une pellicule de fumée — en rubans, en flocons, en volutes et en arabesques — qui formait avec les raies de poussière et de lumière un tableau suffocant et d'étrange diaprure. La machinerie nous privait d'air et de lumière et il y avait des moments où, en plein jour, on se serait cru la nuit.
La plupart de ses ouvriers toussaient et mouraient de nosoconiose quand ce n'était pas sous les dents d'une pelle mécanique, sous les roues d'un wagon, dans des cuves d'acide ou dans l'enfer d'une chaudière. Un syndicat clandestin fomenta une grève, demanda une augmentation de salaire et une protection sanitaire pour les travailleurs. Le camarade Johnny-Limited alerta Nduru-Wembiiɗo qui fit venir des bataillons de soldats et de miliciens.
Je crois savoir qu'une centaine d'ouvriers furent fusillés et jetés dans des bacs d'acide et que plusieurs autres furent arrêtés ou licenciés. Je le dis sans mettre ma main au feu car cette période fut confuse, boueuse, glissante, peu propice à la fixation de la mémoire… Je retiens cependant que c'est de cette nébuleuse de souvenirs que surgit, réelle et distincte, celle-là, Mouna, jeune femme au corps de jujube et au sourire amidon, militante inflammable au pourtour capiteux et révolutionnaire qui en fera voir de toutes les couleurs aux forces contraires et réactionnaires.

Les vieilles figures de Leydi-Bondi avaient connu Mouna quand elle était petite. Personne ne savait comment elle en était arrivée à se placer à l'avant-scène du jeu politique. Du haut de ses connaissances, avec son ton indiscutable de professeur émérite, Mawɗo-Marsail affirmait que c'est en s'offrant pour pas cher sur les canapés des bureaux de fonctionnaires qu'elle avait commencé sa fulgurante ascension. Il n'y a pas lieu d'éprouver le fondement scientifique d'une telle assertion. Mawɗo-Marsail pouvait aussi bien avoir tort que raison, cela va de la fragilité naturelle de la parole humaine…
En revanche, tout le monde se souvenait de la petite sauvageonne au nez retroussé et toujours empli de morve qui semait la dispute partout où elle passait. Son père, le vieux Oussou, vendait du miel au Marché-du-petit-jour. C'était un vieux avenant et débonnaire quoique ulcéré par la cruauté du sort. Il s'était marié jeune et avait espéré en secret engendrer une flopée de bambins rieurs et doux pour égayer son existence. Mais le destin devait lui en vouloir personnellement pour quelque impardonnable faute : Salma, sa femme, subit fausse couche sur fausse couche et mourut en mettant au monde Mouna après dix mois de pénible grossesse.
Si au moins, pour compenser son anxieuse attente et la perte de sa compagne, Dieu lui avait fait cadeau d'un garçon ! Un garçon, un vrai de vrai, en lieu et place de cet ersatz masculin de Mouna dont le destin l'avait flanqué comme pour se moquer de lui !
Le vieux Oussou se voua tout entier à ruminer son amertume. Il fit peu de cas de sa fille et, avec la négligence d'un paysan désabusé, il la laissa pousser comme n'importe quelle bête sauvage. A peine l'initia-t-il à son laborieux métier. Plus que la pédagogie paternelle, c'est son esprit dégourdi, sa débrouillardise précoce et son goût prononcé pour le danger qui firent de Mouna la redoutable apicultrice qui sèmera la terreur dans les Bas-Fonds. Si elle passa le plus clair de son enfance entre les ruches et les gourdes de miel, il lui arrivait aussi de dépenser une partie de son énergie débordante dans les jeux comme tout autre enfant.
Seulement, ses jeux à elle paraissaient insolites aux yeux des créatures des Bas-Fonds, habituées qu'elles étaient à voir des fillettes nettement plus conformes aux usages. Quel homme normal n'avait ouvert la bouche et révulsé les yeux en voyant la petite Mouna vêtue d'une culotte de drill serrée, coiffée d'une casquette de majorette et chaussée d'espadrilles à semelle de crêpe en train de farfouiller dans les Bas-Fonds d'un pas expressément viril et, parfois, un mégot de cigarette au coin du bec ? Quel père de famille fait comme tel n'avait reçu un coup en la voyant, maillot réglementaire à l'appui, occuper — et avec talent — le poste d'avant-centre dans l'équipe de football des minimes de Touguiyé ?
Mouna était ainsi faite : une jeune fille avec tous les attributs qu'en atteste la nature, mais que répugnait la compagnie de ses consoeurs et qui préférait celle plus turbulente des garçons. C'est pour le monde rude de ces derniers qu'elle était destinée. Par nature, elle adorait les empoignades, les ruades, les défis, les duels pour un bonbon ou une poignée d'arachides, les courses effrénées, les vagabondages, les coups polissons, les chapardages vaniteux et les provocations inutiles. Et ceux qui à l'époque l'ont connue seront unanimes pour affirmer que ces agissements lui collaient bien à la peau. En prévision d'une éventuelle bagarre, elle sortait toujours avec un fourreau d'osier qui contenait une population d'abeilles suffisante pour déloger un village. Quand le combat tournait en sa défaveur, elle ouvrait le fourreau sous le nez de son adversaire et disait :
— Tiens. Sens un peu : c'est du parfum de Chine.
Le malheureux se prenait le visage dans les mains et courait en tous sens en appelant sa mère au secours.
Démunie du limon familial dans lequel, d'ordinaire, l'enfant puise ses premiers avantages, Mouna dut dès le début se prendre en charge et elle le fit apparemment sans grand mal. On ne la vit jamais pleurer sur son sort. Au contraire, elle prit la vie comme telle et, de ses petites mains, entreprit de s'y aménager une place en payant le juste prix. Sans remise. Sans marchandage. Sans attrition.
Ses relations avec son père furent au mieux de simples rapports de bon voisinage. D'aucuns parlèrent d'une « judicieuse collaboration » pour ironiser sur l'élevage d'abeilles, la seule activité que le père et la fille partageaient vraiment. Entre la mélancolie anachronique du vieux Oussou et le tempérament combatif de sa fille, le fossé était trop large pour qu'on puisse y établir un pont. D'ailleurs, quel pont Mouna aurait-elle pu jeter en direction de l'auteur de ses jours ? Elle qui en guise d'affection paternelle n'eut jamais droit qu'à un sourire poli juste bon à congédier un démarcheur de casseroles et à des esquives gênées comme pour lui rappeler qu'elle était née d'une fâcheuse erreur divine…
Elle qui pour sein maternel s'était contentée de l'organe flasque de l'une ou de l'autre des mères du voisinage qui avaient consenti à lui servir de nourrice d'occasion au nom de Dieu et pour lui…
Enfant, elle s'était contentée de dévisager son père avec une curiosité sans poésie et, au fur et à mesure qu'elle avait grandi, elle lui avait rendu l'inintérêt somme toute digne dont il l'avait gratifiée. On ne l'entendit jamais proférer une critique sur lui ni sur une autre personne. Sa rébellion à elle était toute de loyauté et de profondeur.
Chez elle, la vie était un éternel match dont elle avait assimilé les risques dès le départ et dont elle avait accepté toutes les règles. Elle y était entrée de bonne guerre et s'était proposé de jouer avec fair-play…
Aussi, à la mort du vieux Oussou, elle s'occupa sans rancune de son enterrement, accepta sans impatience les condoléances du voisinage avec le même petit air bravache qu'elle savait garder lorsque l'équipe des minimes de Touguiyé perdait devant celle de Chauve-Souris.
Cependant, elle n'eut pas le temps de porter le deuil : cela ne lui ressemblait pas. Elle n'aurait d'ailleurs jamais le temps de se prêter aux lamentations terrestres. Elle fut happée par la bousculade de Leydi-Bondi et, à partir de là, se mêla définitivement aux maudites circonvolutions de son destin…
L'âge aidant, elle se détourna du football et des bagarres puériles et insensées et disparut un moment. Certains esprits brumeux de Chez Ngawlo, jamais en mal d'inspiration, racontèrent par la suite qu'elle s'en était allée s'entraîner au combat dans un pays lointain. A quoi la véhémence de Mawɗo-Marsail répondait à satiété qu'en fait de voyage et d'éducation militaire elle s'était donné une joyeuse et intime petite retraite à l'hôtel de l'Indépendance en compagnie des ministres, des ambassadeurs et des hommes d'affaires de passage en mal de joyeusetés tropicales. Ce qui, comme toujours, occasionnait un débat houleux et interminable duquel il ne ressortait jamais de quel côté était la vérité. D'ailleurs, là n'était pas le problème. Le véritable problème était que, du lit des diplomates — pourquoi pas celui des cantonniers ? — à celui des ministres, Mouna glissa, furtive et immaîtrisable, sous les projecteurs de la scène politique.

La Revolutionary Tauxit Limited était déjà un élément banal de la topographie des Bas-Fonds quand elle ressurgit de sa mystérieuse retraite. Le garçon raté avait fait place à une séduisante jeune femme au sourire fascinant et à l'élégance discrète. La maturité lui avait sans doute appris tout l'intérêt qu'elle avait à allier à son mâle caractère les armes subtiles de la séduction féminine. En outre, elle rapportait de sa retraite un coquet bagage de conscience et d'engagement politiques. Mais, cela ne se dévoila aux yeux de tous que bien après son embauche à l'usine, plus précisément à la chaîne d'emballage. Là, après plusieurs années de cadences industrielles, l'ancienne éleveuse d'abeilles prit les armes sous le nom de guerre d'Amazone du Dahomey.

Son premier fait de guerre fut le cadeau de Noël joyeusement empaqueté qu'elle offrit au nom du personnel à Johnny-Limited. Le cadeau qui était censé contenir du chocolat de réveillon renfermait en vérité la plus méchante souche d'abeilles que la jeune femme eût jamais élevée.
Heureusement, le camarade, rigolard et sensiblement paillard, sut faire preuve d'humour malgré son visage tuméfié et ses bras couverts de pustules. Il ne devina seulement pas qu'il ne s'agissait là que d'un coup de semonce. Car le syndicat clandestin, c'était elle. Et ce n'était rien, ce syndicat, comparé au « Mouvement pour la récupération des dollars gagnés sur le dos du peuple » qu'elle créa peu après et dont la naissance clandestine m'interdit ici tout épanchement…

On raconte que c'est en passant une folle nuit de titillements et d'attouchements sexuels avec Johnny-Limited que Mouna put se procurer les premiers dollars nécessaires à l'armement de son Mouvement. Les attentats qu'elle entreprit de commettre en guise de coup d'essai furent d'abord incontrôlés, aveugles pour tout dire. Les bombes explosèrent aussi bien dans les jardins de Nduru-Wembiiɗo, au stade du Premier-Avril, au Marché-du-petit-jour qu'à la Revolutionary Tauxit Limited. Conséquence : une scission.
Le « Mouvement pour la récupération des dollars gagnés sur le dos du peuple » se divisa en trois factions :

Ces trois mouvements tirèrent à tort et à travers : le premier sur Nduru-Wembiiɗo, le deuxième aussi bien sur ce dernier que sur Johnny et le troisième seulement sur l'usine du camarade. Cet artifice de guérilla fut accompagné par une série d'empoignades rhétoriques où il fut souvent question d'impérialisme, de souveraineté, de lutte de classes, d'ennemi principal, d'ennemi secondaire et d'ennemi exclusif… mots aigus et pénétrants qui ne laissèrent plus de répit à notre bienheureuse ignorance.

Lieux désignés des fléaux et des afflictions, ce sont les Bas-Fonds qui constituèrent le point focal de ces chassés-croisés d'attentats, de représailles et de pamphlets politiques.
Nous autres habitués de Chez Ngawlo n'étions pas à même de savoir qui avait tort, qui avait raison ; à qui la bonne cause et à qui l'infamie. Nous ne fûmes jamais de ces âmes lucides dotées d'un jugement impartial. Et puis, pour juger, il fallait d'abord comprendre ! Or, personne parmi nous, pas même Bandiougou, avec son expérience de la chose politique, pas même Mawɗo-Marsail, avec ses instructives pérégrinations, personne ne saisissait le pourquoi ni le comment, l'endroit ni l'envers de ces fusillades désordonnées ; moi, Kullun, encore moins, qui n'ai jamais prétendu à autre chose qu'à raconter quand c'est possible.
Cependant, sans prendre part à ces nobles et combien héroïques combats, nous n'y étions pas indifférents. Ne serait-ce que pour cette raison légitime entre toutes que nous voulions sauver nos vies, aussi insignifiantes fussent-elles pour la galéjade historique ; raison qui, d'évidence, valait à nos modestes yeux pour n'importe quelle autre crevure humaine. Nous ne risquions plus un nez dehors.
Le feu et la mort mis à part, il n'y avait plus grand-chose à voir dehors ni surtout beaucoup de place pour circuler : les ruelles avaient été entrecoupées de barricades de fortune.
Nous nous terrâmes Chez Ngawlo pour de bon, trouvant dans les circonstances une bonne opportunité pour nous consoler au moyen de l'alcool. Notre bon Ngawlo avait veillé à nous en procurer sans discontinuer en dépit de la guerre. Ngawlo pouvait vous dénicher un cageot de bière fraîche en fouillant une dune du Kalahari !
Pour nous donner un sentiment de sécurité, notre ami avait renforcé la porte du cabaret au moyen d'un battant métallique et avait disposé des blocs de granit sur le toit. Il s'était en outre acheté un vieux fusil de chasse, avait creusé une meurtrière dans le mur. Ces précautions nous paraissaient évidemment superflues. Superflues et même ridicules. S'il avait agi ainsi dans le seul but de tromper notre peur, c'était peine perdue : éméchés du lever au coucher du soleil, nous n'avions pas conscience du danger ni d'ailleurs de conscience tout court. S'il pensait sauver son cabaret des grenades qui explosaient ici ou là, et des coups de feu qui crépitaient au petit bonheur, à toute heure du jour et de la nuit, alors il aurait mieux fait de s'en remettre à la seule protection des dieux. Il était manifeste que son architecture ne pourrait résister à une attaque si celle-ci se produisait…

Et justement, une attaque eut lieu contre notre inoubliable refuge, coupant court aux appréhensions de Ngawlo. Elle eut lieu un soir comme un autre parmi ceux, nombreux dans notre vie, que nous consacrâmes à boire et à forcer le bonheur dans l'ambiance réconfortante de Chez Ngawlo. Les vapeurs de l'alcool et la débandade qui s'ensuivit ne nous permirent pas d'identifier les visages ni l'appartenance politique de nos assaillants. Vaines précisions d'ailleurs, eu égard à la gravité des faits qui se produisirent ce soir-là…
Sitôt qu'ils eurent enfoncé la porte, nos agresseurs braquèrent leurs fusils sur nous, puis nous demandèrent de nous lever pour les suivre. Je ne sais plus qui de Makan ou de Bangus s'emporta, hurla qu'il refusait d'obtempérer et vida le contenu de son verre sur le visage d'un des hommes. Je ne sais plus les mots que prononça Bappa Yala pour tenter de calmer nos deux amis. Ce qui me reste en mémoire ce sont les détonations et la chute de nos trois compagnons. Leurs corps troués couchés tête-bêche au pied de l'étal poussiéreux qui servait de comptoir. Le sang qui sortait de leur bouche se mêlait sur le sol en un seul filet comme pour chanter une ultime fois la communion de leurs passions.
Le lendemain, Ngawlo, Bandiougou, Mawɗo-Marsail, Cousin Samba et moi décidâmes à notre grand regret d'abandonner définitivement notre cabaret.
Nous gagnâmes difficilement l'atelier de Bappa Yala où nous nous terrâmes. Dehors, le crépitement des armes avait décuplé. A tel point que Mawɗo-Marsail avoua que, tout tirailleur — à Dien Bien-Phu et en Kabylie — qu'il fût, il n'avait jamais entendu tirer autant de coups de feu en même temps. Non point que le tirailleur eût consenti à plus de modestie. Au contraire :
— Ce n'est pas une bataille, disait-il, c'est un suicide collectif. Ces gens tirent à l'aveuglette et gaspillent de précieuses cartouches. Pour l'art de la guerre, il faudra qu'ils retournent à l'école.
Je lui laisse l'entière responsabilité de ces paroles prononcées à un moment où, décidément, l'humour seyait mal…
Comme deux prêtres occultes, les figures de Nduru-Wembiiɗo et de Mouna officièrent donc dans le culte du feu et de la poudre. Le Leader-Bien-Aimé et la militante inflammable se menacèrent du doigt à travers la fumée du champ de bataille, s'insultèrent du haut des amas de cadavres et promirent chacun d'assassiner l'autre, de démanteler son cadavre, de donner ses yeux et ses viscères aux vautours et sa tête aux abysses de la mer. Il ne sera pas facile de savoir, depuis les coulisses de ce théâtre macabre, la position exacte du camarade Johnny-Limited dans ce titanesque duel. Ami et allié de Nduru-Wembiiɗo, certains chuchoteront néanmoins qu'il n'en fut pas moins proche de Mouna ; qu'il subventionnait même son armée sur la base d'un accord tacite ou était stipulé que Mouna s'engageait à ne pas attaquer la Revolutionary Tauxit Limited et Johnny à ne pas financer les mouvements concurrents de celui de l'Amazone du Dahomey et à conseiller à Nduru-Wembiiɗo de concentrer l'essentiel de ses troupes sur lesdits mouvements.

Les Bas-Fonds brûlèrent taudis par taudis, bidonville par bidonville. Quand, à son tour, l'atelier de Bappa Yala prit feu, nous errâmes de cachette en cachette et, chaque fois, le danger se rapprochant, il nous obligeait à déguerpir.
Alors que nous tentions de rejoindre la Revolutionary Tauxit Limited que Johnny venait de transformer en bunker pour entasser les meilleurs de ses ouvriers, Simiti, Ngawlo et Mawɗo-Marsail furent pris en otage : les deux premiers à la hauteur du Marché-du-petit-jour par les troupes de Nduru-Wembiiɗo, le troisième aux abords de la maudite usine par des hommes en cagoule se disant d'obédience mounaenne. Notre compagnie, notre bruyante et chaleureuse compagnie réduite à une peau de chagrin, Bandiougou, Cousin Samba et moi pûmes atteindre, après mille subterfuges, la porte blindée de la Revolutionary Tauxit Limited. Des vigiles nerveux et peu cérémonieux nous en refusèrent l'entrée sans autre forme de procès. Nous nous mîmes alors à errer sans but, à ramper comme de maudits reptiles, à traîner, à nous lover comme des vers de terre dans tous les coins et recoins des Bas-Fonds devenus un infernal cercle de feu, de sang et de mort.
Combien de temps dura cet abominable siège ? Je ne saurais répondre. Je n'en garde aucun souvenir précis. Et peut-être bien que cela vaut mieux ainsi. De cette vie de petit gibier, je retiens l'annonce faite par la radio et retransmise de bouche en bouche à la fortune des rencontres, selon laquelle Nduru-Wembiiɗo était mort de sa propre mort : au cours d'un dîner officiel, en mangeant du capitaine, son poisson préféré, il avait avalé une arête de travers… Je retiens aussi que c'est sous les décombres du Marché-du-petit-jour où la chance nous fit tomber sur un cageot de bière enfoui sous les cendres que Bandiougou et Samba signèrent leur troisième pacte, celui de pituite, avec moi et l'écho des armes pour seuls témoins.

Notes
1. Guutufal signifie clairon du Jugement dernier en langue pular.

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