Editions du Seuil. Paris. 1986. 185 pages
Au terme du deuil durant lequel la radio nationale avait exhorté le peuple commotionné par une si cruelle perte à cesser de se nourrir, à verser une larme toutes les heures en mémoire du disparu et de son éternelle grandeur, les instances appropriées convoquèrent un plénum des cadres du Parti et de l'État afin de procéder au remplacement de l'irremplaçable défunt. Tâche délicate dont on ne se serait pas tiré si un modeste milicien de quartier du nom de Karimou, jusque-là connu seulement de quelques-uns pour sa timidité maladive, sa répulsion pour la gent féminine et son goût immodéré pour la pêche, ne l'avait résolu d'un historique coup de mitraillette, voici comment :
Le plénum fut réuni dans une salle de la présidence sous un tableau gigantesque et laudatif du Leader-Bien-Aimé, peint par un rapin dont le pinceau avait été minutieusement trié sur le volet selon des critères militants. Nduru-Wembiiɗo y affichait un air angélique d'idéaliste absolu. Un visage si philanthropique qu'on lui aurait prêté sans gage la vertu de pouvoir pardonner d'un clin d'oeil un millénaire de mesquineries humaines. Un front bombé et réfringent légèrement plissé d'où se dégageait l'impression déconcertante d'une volonté surhumaine et d'une sage retenue dénuée du moindre soupçon d'animalité ; où la pulsion, l'excès, l'instinct de survie lui-même avaient fait place à une force supérieure et étale qui ne semblait relever que de la mystique de l'amour et de la lumière du savoir. Un regard réconfortant de patriarche biblique qui savait où il fallait aller et qui y mènerait indubitablement ses ouailles. Et, bien entendu, l'inoubliable sourire encore plus nacré, encore plus avenant sur l'icône que nature. La main droite tenait un sceptre au bout supérieur duquel était représentée la carte du pays. Au bas du tableau, l'artiste militant avait cru devoir inscrire cette légende :
« D'outre-tombe, Ta Main magnanime continue de protéger le pays et de lui indiquer le bon sens. »
Tour à tour, les délégués brûlèrent des cierges devant la sainte image. Ils versèrent des larmes et vociférèrent des slogans politiques d'un optimisme tout révolutionnaire. Chacun leva le bras et prêta serment de continuer l'oeuvre du défunt, d'écraser comme un pou gras toute personne qui convoiterait ne serait-ce qu'un grain de sable, voire un bout de manioc, du pays.
Sur ce, le débat s'était ouvert dans une atmosphère éprouvante. Le rituel militant du début avec sa ferveur un rien bacchanale s'était mué sans crier gare en conclave de chefs de gang où chacun affichait une mine patibulaire et un regard glacé. On étudiait le moindre geste, on pesait ses mots, on cherchait ostensiblement à impressionner son vis-à-vis.
Des clans s'étaient formés et les chuchotements sournois et les raclements de gorge significatifs qui en émanaient sentaient le complot, le qui-vive, la suspicion générale. Tout le monde savait que la confrontation viendrait inéluctablement, mais personne ne voulait prendre sur lui l'initiative de la déclencher. D'où un climat suffocant de début d'orage. Pour tout arranger, il n'existait aucun texte, aucune directive réglementant la succession.
Pire, aucun délégué ne pouvait prétendre à un quelconque ascendant sur les autres. Et pour cause ! En amoureux fou du pouvoir, Nduru-Wembiiɗo avait pris soin, durant son règne, d'écarter d'une manière ou d'une autre ceux qui s'en étaient tant soi peu approchés. Chaque fois qu'un de ses collaborateurs avait gagné quelque prestige sous son ombre et un peu de popularité aux yeux de l'opinion, il l'avait limogé, avili ou décapité sans fioritures. Cette spectaculaire valse d'outsiders ou prétendus tels avait naturellement engendré un vide dans son entourage, vide qui, maintenant, dévoilait au grand jour l'immensité de son gouffre.
Soudain, dans le cerveau du plus falot des ministres, du membre le plus obscur de la faune politique, du plus inintelligent des miliciens et du moins brave des militaires, s'insinuait la conscience de ce vide et germaient des idées aussi folles qu'inattendues. Chacun fouillait dans le tréfonds de son être afin de se bricoler une qualité humaine, une trempe de politicien, une envergure d'homme d'État. Aussi, quand le président de séance — un vieillard tousseur et inconnu qui devait sa présence à son statut de doyen d'âge — proposa sans conviction, juste pour la circonstance, aux éventuels candidats de se manifester, il y eut en l'air autant de mains qu'il s'était formé de clans et autant de revolvers qu'il s'était levé de mains. Le vieillard feignit d'ignorer la scène, mais toussota de bonne foi avant de quitter la salle, avec l'air rassurant d'un homme sollicité par un besoin naturel pressant.
C'est alors qu'un individu au pied bot se traîna vers l'estrade officielle en brandissant une arme. Il salua la mémoire du Leader-Bien-Aimé dans une harangue crépitante. Il rappela l'oeuvre du défunt, la longue marche effectuée par le pays depuis la fameuse manifestation « Eau courante pour tous », compara l'enfer colonial d'hier aux bienfaits inqualifiables de l'Indépendance ; Indépendance : idée de Nduru-Wembiiɗo, effort de Nduru-Wembiiɗo, oeuvre de Nduru-Wembiiɗo, enfant de Nduru-Wembiiɗo, propriété inaliénable de Nduru-Wembiiɗo.
Il évoqua les nombreuses embûches dont avait été jonchée la voie historique tracée par le Leader-Bien-Aimé, le courage et le génie qui avaient su les contourner. Il fustigea les traîtres et se félicita devant Dieu et devant les hommes du sort que la Révolution leur avait réservé.
Il en vint ensuite à l'essentiel : la succession. Pour lui, la recommandation tatillonne de l'éphémère président de séance n'était qu'une jérémiade de militant couard et peut-être même douteux si l'on y fouillait bien, la Révolution n'ayant pas le temps de se dépenser en une corvée procédurière, bonne peut-être pour un jeu de société mais inepte en un moment aussi historique. Pour résumer : à ses yeux, Nduru-Wembiiɗo méritait un successeur digne de son rang et de son prestige. Et ce successeur, il était inutile de le chercher du côté des principes vieillots de la comédie électorale, mais dans la fidélité à l'immortel défunt, aux faits et services qu'il avait rendus au pays. Il souleva son pied bot en direction de l'auditoire en guise de preuve de fidélité et de hauts faits et conclut en affirmant que, sur la base des critères qu'il venait d'énoncer, lui seul correspondait au profil du successeur ; que d'ailleurs, correspondance ou pas, il entendait l'être bon gré mal gré, même si cela devait faire crever certains de jalousie.
Des applaudissements commencèrent à fuser de son clan quand un coup de feu détona et qu'une balle lui transperça la gorge, étouffant pour de bon ses louables ambitions…
L'escogriffe n'était pas encore à terre que l'orage attendu et néanmoins redouté explosa de son trop-plein d'air ionisé.
Ce fut l'occasion pour l'auguste assemblée de se débarrasser de son fard de gravité, de son masque de pesante solennité. Avec la simplicité candide de l'enfant qui le fait au lit, elle laissa jaillir les flots de barbarie qui bouillonnaient secrètement en elle. Les délégués s'entre-tirèrent dessus, s'empoignèrent confusément et s'injurièrent comme de vieilles putes…
A la porte où, avec quelques collègues, il assurait la sécurité, Karimou regardait la scène avec l'amusement d'un spectateur de vaudeville. Il serrait nerveusement sa mitraillette et jetait des coups d'oeil ironiques sur les autres miliciens. Mais, quand une balle perdue — elle n'est jamais gagnée celle-là —, atteignit l'image du Leader-Bien-Aimé en plein milieu du front, bombé et réfringent, un étrange mal s'empara de sa tête. Il transpira à grosses gouttes et eut des visions comme sous l'effet d'hallucinogènes. Son corps se vida de son poids. Ses jambes se dérobèrent du sol. Des ailes lui poussèrent. La chimère politique se saisit de lui comme d'un duvet et, délicatement, le déposa dans son monde fabuleux et farfelu.
Il en revint avec un galon de colonel, une stature figée d'homme d'Etat impassible, un regard candide et généreux de fils naturel du peuple. Il passa la porte de la salle comme on traverse une ligne ennemie. Il tira son historique coup de mitraillette, obtint le silence et se fit proclamer président sous le titre affectueux de Karimou-Le-Guide-Chéri.
Il fit arrêter l'ensemble des délégués. De ses propres mains, il en tua un chaque jour, qu'il faisait ensuite piler et qu'il utilisait comme appât dans son sport favori. Des Bas-Fonds à la Forêt, des Plateaux au Fleuve, personne n'osa prétendre que, cette année-là, il ne fit pas bonne pêche.
***
Mouna piqua une mémorable colère en apprenant la mort de son ennemi. On la comprenait : cet ennemi lui allait si bien ! Un peu comme un audacieux décolleté sur son corps émoustillant ! C'était son ennemi à elle, personnellement, égoïstement. Et c'était un affront délibéré que venait de lui faire l'intraitable nature. Elle profita des sept semaines de trêve qui suivirent l'enterrement du Leader-Bien-Aimé pour porter la guerre au coeur de DjimmeyaBHe, aux abords du palais présidentiel. Avec tout le feu de son corps. Avec toute la fougue de ses partisans. Les événements donnèrent d'ailleurs à la militante chevronnée un nouveau casus belli inespéré qui rechargea son engagement, réarma son courage, lui donna une raison encore plus tenace de vivre et de lutter :
Au terme de son deuil, le P.I. avait construit sur la place de l'Indépendance et en face de celle de Oumou une vénérable
statue de son Leader-Bien-Aimé en prenant pour modèle le portrait même qui se trouvait dans le bureau de Bandiougou au temps où, sous des cieux plus cléments, le vieux était encore inspecteur de l'enseignement primaire.
Mouna jura de conquérir cette statue, de la ramener intacte comme un fabuleux butin de guerre et de l'ériger dans son propre quartier général afin de la maltraiter, de l'humilier, de la profaner et de l'admirer aussi comme un général plein de courtoisie et de fair-play devant l'intrépidité de son ennemi. On assista alors à un interminable jeu de ping-pong où la statue fut ballottée d'un camp à l'autre à l'unique arbitrage de la guerre.
Karimou-Le-Guide-Chéri qui, sitôt installé dans ses pouvoirs, acquit la réputation d'un homme sage et discret, n'en continua pas moins l'oeuvre de son glorieux prédécesseur. Il prêta le serment de récupérer une fois pour toutes la statue du Leader-Bien-Aimé et de mettre le feu à l'insolente croupe de la femelle Mouna. Il n'arriva pas à ses fins : il glissa dans sa salle de bains et mourut d'une commotion cérébrale exactement sept mois et sept jours après sa prise de pouvoir…
Onipogui qui le remplaça eut plus de chance, son règne dura une année pleine et aurait peut-être duré encore si le pauvre n'était mort d'hémorroïdes…
A partir de là, et je demande grâce à l'implacable jugement de la postérité, je ne puis me rappeler certains détails…
Comment mourut Momo, le falot personnage qui remplaça Onipogui ? Le film exact de l'arrestation, de la bastonnade et de l'emprisonnement à vie de Nagguih qui, après Momo, exprima le légitime désir de se faire proclamer président à vie ?… Les péripéties des règnes hebdomadaires — certains furent horaires — qui se mirent à apparaître et à disparaître à la cadence d'un dessin animé… Le stratagème précis de l'occupation entière et définitive des Bas-Fonds par Mouna que l'expérience de la lutte et la noblesse de la cause qu'elle défendait avaient rendue encore plus belle, plus sexy, plus charismatique et plus téméraire ?…
Le plan détaillé de sa victoire dans la lutte pour l'appropriation de la statue de Nduru-Wembiiɗo qu'elle planta splendidement au bord de l'Egout-à-ciel-ouvert et sur laquelle la fée du militantisme crachait et urinait certains jours et répandait du lait frais d'autres jours en signe de respect et d'admiration… Les règnes des présidents proliféraient comme des générations de mouches et venaient s'échouer l'un après l'autre devant l'intemporalité de Mouna, combattante invincible, déesse justicière et coléreuse qui continue encore, à l'heure où je vous parle, de sévir sur l'ensemble des Bas-Fonds, défaisant les régimes à tour de bras, étouffant les mouvements concurrents et jouant avec Johnny-Limited un jeu alambiqué de méfiance politique, de désir physique, de conventions économico-militaires, de coups bas, de trahisons et de négociations secrètes…
Je dis bien : je demande grâce à la postérité ! J'aurais dû veiller, être sur le qui-vive. Tout regarder. Tout dire. Ne jamais fermer les yeux depuis ce mauvais jour de ma naissance. Ne jamais fermer ma gueule. Ha, c'est facile, une gueule fermée ! L'ouvrir grande. Gueuler au toit du monde. Gueuler et crever peut-être, mais gueuler quand même pour un oui, pour un non et crever au chaud de l'événement… J'aurais dû gueuler, maintenant c'est trop tard : je ne peux plus que raconter… S'il est bon de raconter la mort… S'il est bon de dire le feu, la fumée, la sueur gratuite, la faim inepte, les décombres de ce qui tint debout, les dépouilles de ce qui vécut…
***
Une stèle en l'honneur de l'amitié et de la confiance ! Une calebasse de lait frais, un panier de louanges, une métaphore zoulou pour dire la mort de Bandiougou rendu aux alvéoles de la terre un jour où la plus mousseuse des bières n'aurait pas eu de goût, voici comment :
Depuis notre échappée de l'atelier de Bappa Yala, nous ne parlions plus, le Vieux, Samba et moi. Parler était devenu saugrenu dans les Bas-Fonds, ces Bas-Fonds à nous que nous ne reconnaissions plus. II n'y avait plus que le bruit des obus pour faire corps avec le cauchemar qui s'était installé en lieu et place de nos tristes mais rassurantes venelles, à la place de nos sincères et innocentes libations…
Et qui a jamais osé comparer la voix d'un homme à celle d'un canon ?
Nous ne parlions donc plus. Nous fuyions. Le Vieux nous servait de guide, nous faisait des signes. Nous comprenions qu'il fallait se coucher, prendre la poudre d'escampette, se coller à un mur. Nous mangions peu. Mais je ne dirai pas que c'est la faim qui eut raison de Bandiougou ; ce ne serait pas honnête à l'égard d'un homme qui avait connu et bien connu la faim. Je n'invoquerai pas la fatigue non plus : Bandiougou était vacciné contre… Qu'est-ce qui le tua donc ? Je laisse au Vieux le secret de sa mort et je dis seulement ce que j'ai vu et entendu…
Un matin de jeudi, au Marché-du-petit-jour — plus précisément sous ses décombres —, où nous nous étions trouvé un repaire relativement sûr, le Vieux nous réveilla Samba et moi pour nous annoncer son intention de mourir :
« Je n'ai plus rien à faire ici. Vous m'excuserez de mes vanités de mes caprices, de mes torts et de mes ambitions. Je n'ai pas à vous regretter. Je n'ai rien à regretter. J'ai vécu comme j'ai pu, mais je n'ose pas prétendre que j'ai vécu comme il fallait. Est-il jamais arrivé à un homme de vivre comme il faut ? Et que faut-il pour vivre, dites-moi ? Je pars sans émettre de voeu : on n'ose plus rien souhaiter à ce pays mal barré et de cruelle perclusion. Je n'ai aucun héritage à laisser, pas même un conseil : la sagesse ne m'a jamais tenté. Tout au plus, une idée, prétentieuse, incomplète, vaine, peut-être criminelle, en tout cas farfelue comme toute autre idée : partez d'ici. Retournez à Kolisoko. Rien ne vous empêche de retourner à Kolisoko. Samba, garde bien tes noix de cola et ne les sors pas de ta poche avant d'arriver à Kolisoko. »
Et le Vieux se coucha à même la terre calcinée. Il donna à Samba sa main droite, me fit un clin d'oeil et s'endormit.
Mais, il est long le chemin qui ramène au village… Nous sommes arrivés à Kolisoko en fusée, à dos d'âne, à pied, en pirogue ou sur les ailes magiques du vieux Siɓɓe. Peut-être par tous ces moyens de locomotion à la fois. Reste que le petit albinos était à nos côtés tout au long du chemin, si chemin il y eut ; il avait maigri, il n'avait toujours pas grandi. Nous avons traversé une atmosphère mauve. Nous avons vu des oiseaux métalliques, des hommes qui virevoltaient sous un soleil de plomb comme des lucioles tourmentées et qui ressemblaient aux arbres, aux herbes, aux cours d'eau, aux animaux de brousse qui, eux-mêmes, paraissaient danser. La brousse cramait dans un joyeux suicide. La terre affolée tremblait sous nos pieds…
Les hommes étaient morts, les hommes étaient partis de Kolisoko. Les veaux étaient morts, les veaux s'en étaient allés de Kolisoko. L'herbe était morte, l'herbe avait déserté Kolisoko. Les orangers étaient morts, les orangers s'étaient engouffrés sous la terre de Kolisoko. Les oiseaux étaient morts ; dans leur mort, les oiseaux riaient de Kolisoko.
Suspendu entre ciel et terre, le lit comme un interminable cercueil blanc et mousseux, le fleuve Yalamawol maudissait de tous ses flots le village de Kolisoko…
II ne restait plus que le colatier de la concession de Farnyitere, debout celui-là, vert au milieu du sable, vivant au fronton de la mort, solide, ancestral, sévère, désabusé, tendre et cruel, coupable et innocent. Sinon, un cirro-cumulus de poussière, une atmosphère consumée, brûlante, irrespirable ; une géographie extraterrestre sur laquelle un soleil rancunier se vengeait impitoyablement.
Le colatier vibrait, émettait des raies spectrales, des images interférentes : le troupeau de Koli, les yeux de Farnyitere, la tête de Wango, le boubou de Siɓɓe, le corps du petit albinos. Et, dans ce silence, dans ce royaume de poussière et d'insolation, la voix de Siɓɓe se faisait entendre de temps en temps. Une voix de sarcasme satisfait qui rendait à Yalamawol ses malédictions, sans foi, juste pour jouer un jeu amusant et pervers, qui crachait des étincelles sur Kolisoko et injuriait Samba, le reniait, lui promettait un séjour éternel dans la septième couche de l'enfer ; qui rigolait longtemps et se mettait à chantonner sur le ton d'un enfant sous l'emprise du délire : « Naître, espérer, mourir et recommencer… » Au début, une musique nette, une diction claire. Puis, au fur et à mesure, la voix se fourcha, perdit de sa clarté… Un murmure confus et délirant à la fin: « Mourir, espérer, recommencer et naître… Espérer, recommencer, mourir et naître… » Comme un magnétophone préhistorique, aux éléments rongés, à la tête de lecture rouillée, butant sur les mots et sur le sens des choses, incapable de livrer son message, moisi, sénile, débile et diabolique, s'apprêtant à rejoindre la poussière éternelle…
Quand Cousin Samba sortit les sept noix de cola de sa poche et que, par un geste incantatoire, il les fendit, il découvrit avec moi qu'elles s'étaient toutes avariées. Quand il s'agenouilla au pied du colatier pour dire une prière, celui-ci lui assena un coup et l'avala d'un trait, ne laissant que sa chevelure laineuse qu'il ôta comme un mauvais postiche. Le vent emporta la chevelure, l'exposa au coin de terre le plus propice à l'incandescence du soleil et devant moi inhibé, devant moi demi-mort, les cheveux de l'ombre de Bandiougou se mirent à roussir, à grésiller, à devenir poussière de cendre qu'un coup de vent furibond s'empressa d'éparpiller…
Moi, Kullun, je suis encore là, couché sur les ruines de Kolisoko, non loin du colatier, immobile comme un boa en digestion, le gosier sec, l'esprit léthargique, boudant les racines du passé, craignant les fruits de l'avenir. Le colatier n'émet plus. Le troupeau de Koli, les yeux de Farnyitere, la tête de Wango, le boubou de Siɓɓe, le petit albinos ne paraissent plus. Il n'y a plus que moi et la voix sans visage de Siɓɓe, de plus en plus inaudible, de plus en plus détournée du monde. Dans mon ventre, une mixture de paroles embryonnaires, crues et indigestes, qu'il me faudra bien vomir un jour au cas où une bouture d'homme se hasarderait à renaître par ici.
L'engourdissement me gagne. Ma langue commence à se scléroser. Mes bras sont sans force.
En moi, comme autour de moi, une émanation de défaite et de mort. Une inertie glacée s'empare de mon corps, de mes pensées, de mes souvenirs. Comme si, saisie par quelque gigantesque frein intersidéral, la terre s'était arrêtée, fatiguée
de tourner en rond.
Batna-Tiaret, mars 1980-décembre 1981.
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