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Littérature


Tierno Monenembo
Les crapauds-brousse

Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.


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Chapitre 13

Ce que tout le monde finit par appeler la lutte, fut organisée avec maints jasements, maintes hésitations, maintes drôleries.
Il y eut l'assentiment de la quasi-totalité. Le passeur resta pour offrir sa parfaite connaissance de la brousse et son flair de chien de piste.
Mais quelques-uns des traficoteurs, parmi lesquels l'armoire à glace, préférèrent passer la
frontière sans tambour ni trompette. Chaïkou ne voulait pas laisser les villageois s'armer : il s'y opposa même avec violence. Voyant que ses protestations ne pouvaient être que vaines, il maudit les lieux et les hommes, cracha dans l'air, mordit son chapelet et passa aussi la frontière.
On sortit des flèches, des fusils rustiques et ridicules, des couteaux grossiers et rébarbatifs. Quelques-uns prirent des frondes et des pilons.
Singulières scènes où Râhi, à côté de N'gâ Bountou, Kandia à côté de Farba, le fou à côté de Salè, N'dourou, Kougouri, le passeur, Sarsan Yéro, Zaoro, les autres et d'autres encore, tous, comme des enfants enchantés, se piquaient au jeu de la guerre, roulant sur une pente comme boule de chiffon, tenant fusil comme manioc, se blessant sans y prendre garde, pleurant sans honte sous la douleur de l'exercice…
Une forte pluie tombait. Un ciel maussade et bas où les nappes de nuages s'étaient rejointes en une même étendue grise.
Dans le ciel, parmi les nuages, presque un nuage, un oiseau apparut ; en fait, une grosse tache mobile.
Bientôt, un bruit de moteur perça les nues et domina le bruit de la pluie martelant le feuillage. L'hélicoptère se posa comme un gros insecte sur la petite plaine, non loin des premières cases, en faisant gicler de l'eau et de la boue. Cinq hommes en descendirent. L'un d'eux marchait devant, à grands pas, plein d'assurance, sans arme ; les autres le suivaient à distance, tenant dans leurs mains des mitraillettes. Ils approchèrent. Juchés sur le grand fromager qui ornait comme un monument l'entrée du village, Kougouri, Kandia, Sarsan Yéro et Râhi avaient tout vu. Sarsan Yéro ordonna à Râhi de descendre.
— Montre-toi, qu'on voie ce qu'ils ont derrière la tête. Prends ça (il lui lança un pistolet). Mets-le sous ton pagne, mais ne t'en sers qu'en cas de stricte nécessité.
Râhi descendit du fromager et se planta au milieu du chemin.
A quelques pas de la jeune femme, les hommes s'arrêtèrent net… Celui qui menait la marche… avec ses petites lunettes… et sa moustache foisonnante… Râhi reconnut Daouda et, derrière lui, Nyawlata et sa calvitie…
Daouda ravala vite sa surprise, reprit son air impassible et dit :
— Garce, comme d'autres auraient dit “Madame”.
Il fit mine d'arracher une arme à un de ses hommes mais, du haut du fromager, la voix de Sarsan Yéro fusa tandis que les canons des fusils se montraient entre les branches :
— Armes à terre et haut les mains !
Râhi piqua une crise de sanglots ; sa main fouilla mécaniquement sous son pagne, elle visa Daouda en pleine poitrine et tira.
Au début, on prenait les choses un peu à la légère ; c'était un semblant de défoulement un peu osé. Mais maintenant, on venait de passer un gros cap, on était initié, en plein là-dedans. Fallait plus se faire d'illusions : la riposte serait sauvage. Cette fois, ils n'avaient pas d'autre choix que de tenir ; tenir le plus longtemps possible. Passer la frontière ne signifiait plus rien. Aucun pays ne protégerait leur forfait. Ils seraient ramenés illico ; peut-être même largués de l'avion qui les ramènerait. N'avait-on pas déjà agi de la sorte pour mille fois moins que ce qu'ils venaient de faire ?
Tenir, il ne restait plus que ça…
Sarsan Yéro tournait comme une toupie entre les différents postes, haranguant, exhortant, expliquant :
— Tenir, il ne reste plus que ça. Or, à la guerre, pour tenir, deux médicaments, deux seuls : organisation et courage.
Sur quoi, Farba, somnolant sur le manche d'un couteau de boucher, lui rétorquait, avec un humour qu'il croyait encore indispensable :
— Pour moi, le courage n'est pas un problème. Je m'appelle ainsi. Sur la plaine, l'hélicoptère gisait, inutile : Daouda mort, Nyawlata et ses compagnons restants avaient rejoint les premiers prisonniers dans la case du paralytique.
Au-delà de la plaine, une zone de bois et de marécage, juste avant un misérable marigot.
Kandia, Râhi et le fou étaient enfoncés dans le marécage jusqu'aux genoux. C'était la tombée de la nuit, et les moustiques avaient commencé leur récital de bourdonnement. Kandia sortit une cigarette et l'alluma :
— Ça chasse les moustiques, dit-il. Et puis, qu'est-ce que c'est bon par ce temps de pluie! Mais il faut que j'économise, je n'en ai plus assez. Et je ne m'imaginerais pas une seconde sans cigarette. Je perdrais la tête.
— Comme Diouldé, quoi, dit Râhi.
Elle bâilla et leva les yeux vers la voûte de feuillage qui les surplombait :
— Kandia…
— Oui …
— Crois-tu qu'après ce qui s'est passé, j'aie encore une chance de revoir Diouldé ? N'est-il pas maintenant un otage parfait ?
Kandia tira longuement sur sa cigarette et ferma les yeux :
— Râhi, il faut que je te dise… Tu te souviens… une semaine après l'arrestation de Diouldé, ce pendu de Zalikolè… celui qui n'avait plus de visage…

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