Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
— Demain, je t'emmènerai chez N'gâ Bountou, dit Kandia.
Ils allèrent jusqu'au Paradis. N'gâ Bountou les reçut en roucoulant de joie et en tirant religieusement sur une longue pipe de bois. Elle les dirigea, en roulant de la fesse, vers une table discrète. Râhi transpirait la gêne et se blottissait sous la taille de Kandia, risquant des coups d'oeil dans l'obscure salle.
N'gâ Bountou s'affaira à les servir. Elle posa deux verres malpropres et une bouteille contenant un liquide clair et frémissant.
— Il m'a échappé de te dire qu'elle ne boit pas, dit Kandia en montrant Râhi.
N'gâ Bountou regarda la jeune femme, incrédule, mais ne dit rien. Elle prit le deuxième verre pour elle et se mit à servir.
Une jeune femme, presque une petite fille, passa comme un courant d'air, un bébé mal foutu tenu pêle-mêle. Elle reparut quelques minutes plus tard et s'assit non loin d'eux, sans déranger le calme particulier de N'gâ Bountou qui sirotait son verre sans grimace.
Sur la table du milieu, un homme dormait comme s'il ne lui était jamais arrivé de se réveiller. Un mince filet d'écume lui barrait la bouche et dégoulinait sur la table. Non loin, deux jeunots discutaient fébrilement, gueulant et murmurant sans transition, se tapant partout, se regardant brusquement ou riant aux éclats sans lâcher leurs verres.
La porte, elle, n'avait jamais fini de se faire passer et repasser.
Quel flux et reflux d'hommes ! Que de mouvements et de mots ! Ici, la vie coulait sans demander son reste ; qui pouvait dire si elle coulait en source joyeuse ou en égout, parfois honteux de faire surface ?
Elle coulait.
Mais il y avait comme une logique dans cette atmosphère de désordre et de déchéance ultime. Sur les visages rognés, on pouvait lire un semblant de dessein. Les regards vides d'espoir ne trompaient pas sur les mâchoires rancunières et les rictus rusés, cabochards, la dignité féroce des moindres attitudes.
Bientôt, les tables se rapprochèrent, les regards se tournèrent vers Kandia, un air de conciliabule s'annonça. Une question fusa :
— Elle?
— Je réponds d'elle, dit Kandia, qui entraîna Râhi derrière les autres qui s'étaient levés pour aller vers une petite porte que personne n'aurait devinée.
Il fallut traverser un lougan où l'on entrevoyait, à travers un taillis d'herbes sauvages, quelques plants de manioc et de maïs, puis emprunter un sentier jonché de déchets d'hommes et d'animaux domestiques. Au fond, une baraque en tôle, ressemblant point pour point au Paradis ; des nattes étalées sur un sol granuleux et humide, un tableau gris par endroits, verdâtre en d'autres, où la mousse avait pris le temps de pousser.
Kandia prit un petit bâton et se posta devant le tableau.
Une voix l'arrêta dans son intention de taper celui-ci avec son bâton pour désigner les mots écrits avec une craie blanche et humide :
« C'est pour dire que Pellel ne vient pas. Il dit qu'il ne viendra plus parce que son père est arrivé du village hier, et puis, il y a l'asthme de son gamin qui ne part pas. Il dit aussi… Il dit qu'il ne veut plus. Qu'est-ce que ça rapporte ? Moi aussi, je ne veux plus. »
L'homme qui était intervenu, un bon père de famille, corpulent et barbu, se leva avec dignité et sortit. Un groupe le suivit sans mot dire. Dans la salle, il ne restait plus que Kougouri 1, le videur du Paradis ; N'gâ Bountou ; Salè, la petite fille-mère ; N'dourou, un vieux peintre en bâtiment tuberculeux ; Farba, un griot de naissance, émigré en ville et devenu, depuis, chômeur
éternel, rapiéceur de bonnets à l'occasion et animateur de grandes veillées ; Râhi et Kandia. Devant son tableau, Kandia demeurait coi, les bras ballants, la tête baissée au point qu'on eût craint pour sa nuque. N'gâ Bountou mugissait :
— Les fils de mule ! Qui donc m'a retenu de leur casser les oeufs ?
Quelques instants plus tard, en file indienne, ils reprirent le chemin et leur place au Paradis. C'était comme s'ils n'avaient pas bougé du tout, chacun s'étant assis exactement à la place où il se trouvait auparavant. Le tamba-nanya se remit à couler de plus belle.
Tout le monde regardait Kandia. Celui-ci baissait la tête comme un enfant puni et s'envoyait de petites doses de tamba-nanya. Farba lui dit :
— Singa 2, que rien n'entame la bonne joie qu'on te connaît. C'est un fait que la vie n'a pas donné son prix à la bonne intention : il y a des hommes, petit frère, qui haïssent ceux qui leur veulent du bien, mais c'est de plus d'idiotie que de mal. Comment veux-tu qu'un homme qui n'a jamais vu le bien puisse le reconnaître par son odeur ? Kâaaaaaaye ! Nous connais-tu, nous, les nés-ombres, les fouettés-sans-répit, les têtes brûlées, les gueules béantes ? Pour nous aider, singa, quel malheur héeeeeh ! pour nous aider à comprendre, il faut un couteau avec une grande lame de patience pour nous ouvrir la tête !
N'dourou appuya les paroles de Farba :
— Ne serions-nous que deux ou trois aujourd'hui, cela ne change rien si nous faisons ce qu'il faut. Si nous travaillons sérieusement aujourd'hui, demain, nous serons des milliers.
Quand, plus tard, Râhi l'interrogea, Kandia ne répondit pas et l'amena dans sa cabane manger du couscous de maïs.
C'est bien plus tard qu'il sortit de son mutisme : un matin, il l'invita à flâner au bord de la mer en disant :
— J'aime la mer avec son odeur qui chatouille le nez.
Ils gagnèrent le haut d'un rocher face à une horde de bambins ventrus et bruyants. Kandia scruta l'horizon avec son regard vague dans le lointain, puis dit :
— Ce que tu as vu chez N'gâ Bountou est le fruit d'une lubie qui m'habite. Quand je me suis retrouvé sans Sori et sans Nabi, je me suis résolument tourné vers le Paradis. Ce lieu était devenu sacré pour moi, et les hommes perdus qui venaient y buter comme des éléphants blessés vont au lieu de mort me ressemblaient. J'ai alors voulu sceller notre destin, et tout ce que j'ai trouvé c'est de rassembler ces gens devant un tableau noir pour enseigner je ne sais quoi. Pourtant, ce que je voulais c'était appeler, gueuler fort pour que tous viennent unir les voix et les poings pour assommer le passé et polir l'avenir. Je crois qu'il me manque la petite chose qui fait un homme, sans laquelle l'âme est plus molle que papaye mûre. Nabi, lui, était un homme. Et sais-tu que ce rocher lui appartient ? Plusieurs fois, il s'est assis où nous sommes, devant cette immensité, pour dire : “Je suis si goulu, je ne veux pas mourir avant d'avoir dévoré le monde. Moi, qui suis né dans une sombre chaumière d'un sombre village de forêt, il me faut tout. Et j'irais tout cueillir si j'en avais le temps.” Pourquoi ont-ils tué Nabi ?…
A propos de ce jeune homme lunatique et bizarre, Râhi cessa de se creuser la cervelle.
Un soir qu'ils s'étaient retrouvés au Paradis, N'dourou entra comme une tempête et buta contre une table ; des verres et des bouteilles se fracassèrent au sol. Il mit longtemps avant de dire ce qui l'avait amené et l'émouvait
tant. Il se plia bien, appuya les mains sur ses genoux et se mit à tousser tout son saoul ; après seulement, il dit en haletant :
— C'est Bari que je viens de voir, ce qu'il m'a dit est grave.
Bari, un parent éloigné de N'gâ Bountou, casé dans un ministère, lui avait dit des choses fort inquiétantes : depuis longtemps déjà, la police observait le Paradis. Au dire des informateurs, elle notait au jour le jour les faits les plus menus qui s'y passaient et fichait toutes les personnes qui y fourraient leur nez. Les petites réunions dans la cabane de derrière avaient semé la panique jusque dans les hautes sphères. Mais ils se sont gardés d'agir tout de suite, laissant encore le filet au fond de l'eau dans l'espoir de ramener plus de poisson. A l'ouïe de ces choses, lui, Bari, la parenté avait tapé dans sa tête, voilà pourquoi il les informait en espérant que le silence de la sagesse leur épargnerait à tous le courroux des temps.
— Que faire ? dit aussitôt Kougouri, se levant comme pour abattre un ennemi démasqué.
Qui savait ce qu'ils devaient faire ?
Il se passa des jours…
Au beau milieu d'une nuit, de petits coups frappés à la fenêtre réveillèrent Râhi. Ce soir-là, comme par hasard, Daouda n'était pas venu. Elle se leva et scruta le dehors à travers les persiennes. Deux ombres étaient là. Râhi reconnut Kandia et N'gâ Bountou. Elle sortit les rejoindre mais Kandia ne lui expliqua les raisons de la visite que lorsqu'ils furent dans sa cabane :
— Ils sont venus investir le Paradis. N'gâ Bountou n'était pas là. Kougouri a pu filer. Ils ont ratissé le quartier en vain. Ils ont mis le feu au Paradis. Nous devons partir.
— Partir ? gémit Râhi.
— C'est ça ou la mort.
— Il faut que je retourne chez moi prendre quelques camisoles et un peu d'argent.
— Jamais de la vie, si Daouda y était venu entretemps, si jamais il a su que tu avais pris l'habitude d'aller au Paradis ?… Kougouri a pu sauver les économies de N'gâ Bountou. Ce n'est pas gros, mais il nous faut nous débrouiller avec ça. Il n'y a pas le choix.
Dans un réduit de planches, flanqué sur le bord d'un fossé immonde, ils retrouvèrent Kougouri qui somnolait aux côtés de Salè, N'dourou et Farba. Il n'y avait pas de lit dans ce palais de la misère. Pour tout mobilier, deux ou trois nattes recouvrant entièrement le sol. Comme chez Kandia, une lampe à pétrole diffusait une lumière morne et basse.
C'est là que Kougouri avait finalement trouvé refuge. Après que le miracle l'eut sorti du cercle infernal du Paradis, où les policiers s'étaient mis à incendier et à tabasser, il s'était glissé comme un serpent et avait pu gagner chez N'dourou. Le vieux tuberculeux avait jailli de l'ombre pour dire :
— Allons tout de suite chez le jeune.
Kougouri avait répliqué, avec l'instinct du fils qui a peur pour sa mère :
— Il faut trouver N'gâ Bountou. Elle était chez Farba avant l'arrivée des charognards.
— Chez le jeune, je dis, avait répété N'dourou. Si nous ne le trouvons pas, lui pourra trouver qui il veut. Il a de la tête, tu comprends ?
Quand ils arrivèrent chez lui, Kandia se proposa pour aller quérir N'gâ Bountou et Farba. Kougouri et N'dourou devaient alors rejoindre chez Salè et attendre. C'est à la suite de cela que Kandia, après avoir cueilli N'gâ Bountou, vint chez Râhi tandis que Farba allait chez Salè.
Voilà comment cette petite armée de pourchassés se rassembla comme au son d'un clairon d'alarme ; une armée sans grade, sans armes ni plan de bataille, avec une telle déroute dans les rangs !
Ils s'attroupèrent autour de l'escabeau sans dire un mot, essayant chacun de camoufler son désarroi. C'était à qui toussait, à qui occupait ses mâchoires comme s'il avait quelque chose de dur à la bouche, à qui massait ses gros doigts, à qui dessinait l'invisible en suivant les rainures des nattes avec un doigt qui semblait se déplacer tout seul.
N'gâ Bountou seule restait immobile, deux trous béants fixement ouverts sur l'incendie de son Paradis. Que de paradis avait-on incendiés pour cette femme ! Si seulement les mots pouvaient fuir de ce fort de silence, que n'aurait-on entendu ! Que de mots de feu devaient se consumer dans cette pâte de chair ! Des mots gravés en elle avec le sceau d'une vie amère faite d'amour jamais attisé, de coups à profusion et de faim pour toute provision. Une vie qui, petit à petit, lui avait happé les élans et les passions, lui avait noué le désir et cousu la bouche. Au fond, depuis bien longtemps, elle n'était plus qu'une masse d'apathie, pas insensible à l'amour et au bien, pas de glace vis-à-vis de la haine et de la douleur, mais incapable de réagir.
A côté d'elle, Salè ; cette gamine en loques n'avait-elle pas suivi le même chemin, du moins abouti au même port ?
Salè était née de la première femme d'un aide-comptable. Après l'indépendance, l'aide-comptable était devenu ministre et avait immédiatement répudié ses quatre épouses pour s'enticher d'une femme qui savait lire et écrire. Avec six gamins sur le dos, la mère de Salè quitta la résidence ministérielle, dépossédée de ses habits comme de ses bijoux, et loua une petite pièce du quartier. Pour vivre, elle vendait de l'igname cuit sur le trottoir d'en face. Puisqu'elle devait s'occuper du linge et de la cuisine, c'est Salè qui, le plus clair du temps, vendait l'igname. Autour d'elle, de son étalage et de ses treize années, les hommes tournèrent bientôt comme abeilles autour de fleurs. Ils achetaient l'igname, devisaient sur des sujets osés ; de suite en suite, ils s'inventèrent un petit jeu qui consistait à pincer les deux bourrelures qui poussaient sur la poitrine de Salè, la mère de Salè voyait, mais ne se sentait pas en mesure d'affronter une horde de petits voyous de quartier insolents, au rire déroutant de sottise. Elle s'en prenait en partie à sa fille, l'accusant de légèreté. Peine perdue…
Salè devint vite une de ces nombreuses choses pullulant à travers la ville, habillées et déshabillées à volonté d'homme : un jour, de petites boucles aux oreilles, un autre jour, un bracelet étincelant… une robe coûteuse, et ce qui devait arriver arriva : une rondeur caractéristique au ventre… La mère de Salè préféra fuir ; ne pouvant plus supporter ce qu'on disait d'elle et de sa fille, elle retourna au village, refusant d'emmener Salè pour ne pas subir le pire là-bas… Le ministre, père de Salè, apprit la honte qui s'était liée à son nom et qui menaçait comme une teigne sa réputation… Il lâcha des flics derrière Salè… Salè et son mouflet se réfugièrent chez N'gâ Bountou ; pas pour longtemps, le temps de prendre goût au tamba-nanya : son père fut bientôt arrêté pour raison d'Etat et pendu non loin du Paradis…
Ce soir-là, dans ce réduit de planches, au bord de ce fossé immonde, le rejeton de Salè pleurnichait, comme effrayé par les mines d'enterrement qui l'entouraient. Il n'y avait que la toux de N'dourou qui troublait ses pleurs. Farba se leva, bâilla comme une tombe ouverte, en grinçant telle une vieille machine mal huilée. Il dit avec son humour habituel :
— Vos mines ne sont plus des mines, elles sont devenues des yeux d'orphelin en temps de disette ! Arrêtez, parents, ne lacérez pas plus mon gentil coeur, le problème est de partir, c'est tout. Si nous restons ici plus longtemps, Dieu qui nous a faits et qui me préfère sait que c'en sera fini de nos beautés. Moi, je connais quelqu'un qui peut peut-être nous aider, quelqu'un qui a une camionnette, quelqu'un qui n'est pas gentil, qui est affairiste, et qui conduit son animal plus que mal, mais avons-nous seulement une couverture pour rechercher l'oreiller ?
Voyez-vous, ne me serais-je pas conduit comme me le disait ma mère, il ne m'aurait pas ce soir été possible de m'adresser à cette personne, car un délicat problème aurait pu un jour nous brouiller : sa femme, un jour, m'a montré la cuisse. Elle devait en avoir bien besoin pour penser à une hideur comme moi. Mon courage et la leçon de ma mère retinrent ma ceinture: “Toi dont
la force aide à peine à la marche, ne t'énerve jamais contre quelqu'un et n'énerve personne… Et retiens bien : pour transformer le plus coulant des hommes en bête féroce, il suffit de flairer le bas-ventre de sa femme”, disait ma mère.
Sur ce, il s'enfonça dans l'obscurité du dehors pendant que tout le monde riait. Il revint une heure plus tard :
— J'ai vu l'homme. Il est d'accord. Mais l'argent qu'il demande me vaut cinq fois dans ma pleine jeunesse. Je n'ai pas voulu discuter de la somme à payer, il vaut toujours mieux discuter de telles choses après. Il passe nous prendre à l'aube à une condition : que nous ayons de fausses pièces d'identité.
— Nous ne nous en sortirons jamais, alors, dit N'dourou.
— Si, répondit Farba, à condition d'avoir assez d'argent ou de bien marchander. Cette souris a pensé à tout, il vend des cartes d'identité comme du takoulata 3.
Il fallut que tout le monde se secoue pour donner jusqu'à son dernier sou, que toutes les économies du Paradis y passent, que N'gâ Bountou y rajoute même une boucle d'oreille. Enfin, le propriétaire de la camionnette consentit à les prendre. Mais, juste au moment de s'embarquer, tout faillit tomber par terre : une ombre se glissa jusqu'à eux et dit : « Je pars avec vous. » A la lueur d'une torche, tout le monde reconnut le fou. Le propriétaire du camion refusa obstinément :
— Non seulement, il n'a pas sa raison, mais qui va payer pour lui ?
Le fou répondit :
— Tu n'as pas plus de raison que moi. Et je ne te donnerai aucun centime. Par contre, je connais un certain nombre de choses que je pourrais dire… Le mieux ne serait-il pas que l'on parte tout de suite au lieu qu'un policier ne passe par là ?
Dans l'épais brouillard du petit matin, la ville n'eut pas de peine à disparaître vite. Dès qu'ils eurent démarré, les passagers ne virent plus rien d'autre que des morceaux d'obscurité séparés par de petites lignes de lumière, comme des feux de luciole. Le premier barrage de police fut atteint dès la sortie de la ville. Les hommes furent fouillés jusqu'au slip, les bagages furent ouverts et examinés sens dessus dessous. Plus futé que ses collègues, le chauffeur de la camionnette serra fermement la main du plus gradé des policiers en y laissant un gros billet, ce qui leur ouvrit le chemin tandis qu'une file interminable de véhicules attendait.
[Note. — Lire également dans La vérité du ministre. Dix ans dans les geôles de Sékou Touré le récit par A-A. Portos de sa fuite sous déguisement et de son exil de Guinée après sa libé;ration. — T.S. Bah ]
La camionnette reprit donc son chemin, brinquebalant sur les pistes, semant à grande volée des bourrasques de poussière rouge.
Il y avait d'autres passagers. Tout ce beau monde s'était entassé comme il avait pu. Les plus vieux et les femmes avaient occupé les deux banquettes en bois. Le petit espace délimité par les banquettes en avait reçu une partie. Le reste se partageait les arceaux, on s'était installé sur le toit de la cabine dans des positions qui tenaient plus de la haute voltige que du voyage ; une horde de cynocéphales aurait de même pris d'assaut sa forêt. Et, entre le bruit du moteur et le vacarme de la troupe, il y avait comme une rivalité de frères jaloux.
Sur le rebord de la portière, un jeune homme chevelu, fumant comme une cheminée et puant l'alcool, chantait au fil du moment des chansons courtes et paillardes. Quand il s'interrompait, c'était pour se récrier à l'odeur d'un pet, en bêlant des effronteries du genre :
— Fsfffff... ça, c'est le maïs. On ne déjeune pas avec cette source de pets. Eeeeeeh malheur! pourvu que le dadais qui a fait ça n'aille pas plus loin, il balaierait lui-même, sinon.
C'était Diouma mo Râbi, l'apprenti-chauffeur, une sorte de machiniste-griot-don-juan qui parlait toutes les langues, aimait les grosses plaisanteries et voulait toutes les femmes. Chaque fois qu'il y avait un village à traverser, il faisait patienter pour voir ses amantes du coin et goûter aux mets qu'elles ne manquaient jamais de lui amener. Il était connu de partout, connaissait tout le pays. Une chansonnette de sa composition était devenue une rengaine que tout le monde chantonnait :
Va à Tiankoy, on te donnera de l'eau
Je n'aime pas l'eau
Ça fait pisser
Va à N'dantâri, on te donnera du lait
Je n'aime pas le lait
Ça fait pisser
Va à Bourouwal, on te donnera des oranges
Je n'aime pas les oranges
Ça fait pisser
Moi qui aime pisser,
Je vais à Bantanko
Où les femmes ont de la fesse.
« Depuis le temps qu'il est apprenti ! » disaient les gens, sans s'avouer redouter que Diouma mo Râbi ne passât un jour son permis de conduire et ne disparût dans une cabine, contraint au pilotage et à plus de sérieux. Lui-même n'en exprimait d'ailleurs jamais l'intention. Ou il adorait la vie qu'il menait, ou celle-ci le tenaillait ; peut-être ces deux raisons rivaient-elles encore ce bonhomme aux arceaux d'une machine qui aurait dû déjà ne plus en avoir le nom, le faisait sillonner la vie et le pays dans un gigantesque nuage de poussière et de mots creux…
Depuis le départ, malgré la poussière, malgré l'arrogance des flics, malgré Diouma mo Râbi, malgré les pannes, les « descendons tous », les « poussez fort », un homme n'avait rien dit. Un homme au nez entamé par la lèpre ; les taches du fléau se voyaient aussi sur ses mains, de sorte qu'un peu de place s'était fait autour de lui… Mais voilà que, soudain, il fouilla dans son bondoli 4 de façon fébrile : on se tut, on se mit à le regarder. Ce qu'il en sortit époustoufla plus d'un : une flûte de roseau, ornée de cauris et de chiffons rouges. Il se mit alors à jouer. Et les notes volèrent, déchirant le silence, tantôt naïves, tantôt monotones, tantôt étirées, tantôt haletantes, mais toujours, noyant l'âme dans une ivresse de vin fou. Il tira sur sa dernière note longtemps. Il remit sa flûte dans son baluchon et descendit
au prochain village, sans un mot.
Coteaux après coteaux…
Ici un marigot boueux à traverser à gué : il n'y avait pas de pont. Là, une côte, tellement abrupte qu'il revenait maintenant aux passagers de porter leur véhicule… Des vallées escarpées, prêtant généreusement leurs flancs à de folles chutes d'eau. Des monticules dodus, des plaines à perte de vue, inondées par des fleuves nourris… Des boeufs roux, mauves, gris ou tachetés, paissant dans les plaines, dans les vallons, en troupeaux serrés, comme semés par une main large. Du riz, du fonio, de la belle herbe verte ; une panoplie de tiges et de feuilles, d'épis et de lianes, l'atmosphère gorgée d'une saisissante odeur de terre et de bouse de vache.
En accord avec Kandia, qui n'avait pas oublié son amère expérience, le chauffeur de la camionnette les laissa à Sogbèla, à quelques kilomètres de Dankoura. Là, il leur fut présenté un passeur professionnel. N'gâ Bountou dut lui remettre la seule chose qui lui restait, son collier en or, comme prix du passage. L'homme, un garçon râblé, l'oeil malicieux et canaille, véritable boule de volonté, leur tint ce langage :
— Gagner l'autre côté du pays n'est pas une mince affaire. Je préfère vous le dire tout de suite : que ceux qui ne se sentent pas capables renoncent dès maintenant. A elle seule, la brousse suffit à terrasser un homme normal. Sans parler des charognards au faîte des arbres, dans les grottes, sous l'eau des rivières, prêts à tirer au moindre frou-frou. (Il s'interrompit pour écouter ceux qui auraient eu l'intention de se désister. Il n'y en eut pas.) Alors, nous contournerons la ville de Dankoura par le mont Diarba. Une fois à Boowun-Cippiro 5, ce sera comme si nous étions déjà de l'autre côté. Je vous assure qu'à Boowun-Cippiro, personne ne viendra nous enquiquiner.
Ce qu'il n'avait pas dit, c'est que, pour atteindre Boowun-Cippiro, il fallait braver une forêt touffue de bambous, de plantes épineuses et de chiendent. Seuls les fauves s'y aventuraient. Boowun-Cippiro se trouvait ainsi coupé du reste du pays par une frontière naturelle qui la protégeait un peu du courroux du régime.
Sitôt qu'ils eurent quitté la piste, la brousse les prit dans son entrelacement de lianes, de plantes épineuses et d'herbes tranchantes. Ouvrant la marche, le passeur, armé d'un coutelas, se mit à frayer un semblant de chemin. Silencieuse, la colonne s'engagea sur les pas du guide, empruntant le peu de clairière que celui-ci faisait au fil de ses coups de coutelas, scandés par de furieux han et de bruyants crachats.
L'avance était lente et difficile. On marchait, ployé sous les charges ou rampant pour éviter les trop nombreux obstacles. Souvent, le passeur revenait en arrière relever quelqu'un d'une chute ou dépêtrer un autre d'un fourré d'épines.
Plus ils s'enfonçaient, plus la brousse se faisait dense et hostile, perfide et épouvantable. De furtifs animaux leur passaient sous les pieds. Du sommet des arbres, des hordes de singes, de cynocéphales ou de chimpanzés les narguaient, comiques ou menaçants. De loin, leur parvenaient, amplifiés par l'écho, de vagues rugissements auxquels répondaient une multitude de cris affolés. Des oiseaux rapaces s'envolaient brusquement dans un frénétique battement d'ailes et déchiraient les nues avec leurs cris étranges. Immobile mais grouillante, prenante et effroyable, la brousse était partout, brutale et inhumaine…
Un instant, une voix affolée interrompit la marche :
— Regardez ! là! là ! là ! fit-elle insistante.
Tout le monde s'attroupa et vit un corps de femme mutilé, lacéré de partout, la face en bouillie sous un essaim de mouches. Tant bien que mal, les hommes enterrèrent la pauvre femme et se réunirent autour de la tombe pour une prière improvisée. Après la prière, le passeur expliqua qu'il était courant de voir des cadavres ou de rencontrer des hommes en détresse. Il avait vu, un jour, le cadavre d'un petit garçon dans une flaque d'eau croupie. Un autre jour, celui d'un vieillard recouvert d'un mince linge et, bien des fois, des provisions abandonnées, des vêtements ou de l'argent.
— C'est bien pour ça que je tenais à vous prévenir, continua-t-il. Cette brousse n'est pas faite pour un homme. Beaucoup de gens qui essaient de passer par là meurent de soif, de faim, de fatigue, de morsures de serpent ou de blessures de plantes vénéneuses. De plus, ce lieu est le plus grand repaire de fauves du pays. En faisant attention, vous pourrez voir des os qui ne sont pas toujours ceux d'une antilope. Il y a aussi des pillards, qui s'en prennent souvent aux malheureux passants pour les démunir du peu qu'ils possèdent. Il m'est arrivé de voir une femme toute nue, échevelée, qui avait erré plus de dix jours comme une bête sauvage, en mangeant des insectes et de quelconques tubercules ; la pauvre avait perdu l'esprit et nous prit, mes compagnons et moi, pour des sorciers lancés à sa poursuite.
— Où allons-nous, je vous le demande ? intervint N'dourou. Si des êtres humains pénètrent dans cet enfer, n'est-ce pas qu'ils veulent en quitter un autre ?
— Tu as bien dit, un enfer, et autrement plus brûlant, rétorqua Farba. Drôles de créatures que nous sommes. Nous fuyons des fauves pour nous jeter dans les griffes d'autres fauves.
— Ce que je ne comprends pas, passeur, héeee, c'est pourquoi tu nous conduis dans cette brousse, malgré tout ce que tu sais, avec un coutelas pour toute arme ? s'alarma Kougouri.
— Ici, mon frère, la seule arme valable, c'est la ruse, répondit le passeur. Tuer un lion peut en ameuter mille autres. Même les pillards n'ont que quelques couteaux : leur véritable arme est la connaissance de la brousse ; s'ils se permettent ce qu'ils font, c'est parce qu'ils ont la brousse en tête. Ici, les hommes sont à armes égales : seules, l'opiniâtreté et la connaissance de la brousse peuvent déplacer la balance. La brousse est une chose trop méchante pour qu'on y joue le bravache ; pour brider cet animal, il faut de la ruse, rien que de la ruse si vous voulez me croire.
Et la ruse compensait bien son pauvre coutelas ; sa ruse et la souplesse de jeune serpent avec laquelle il se coulait dans les futaies. Son instinct d'animal, captant la plus petite odeur, même le bruit d'une feuille qui tombe, pressentait le danger et l'amenait souvent à changer de direction.
Mais, félins, les serpents s'entortillaient aux jambes ; irrités, ils sifflaient dans l'herbe, dans le feuillage, au-dessus des têtes…
C'est au moment de traverser un terrain meuble que Kandia fut mordu au tendon. Insensible à l'affolement général qui s'ensuivit, le passeur coucha le jeune homme sur un lit de feuilles sèches, sortit de son sassa 6 un bouquet de fleurs jaunes qu'il fit humer à son patient ; puis, il se munit d'un couteau de poche et se mit à taillader la blessure et à en faire couler un filet de sang noirâtre et visqueux. Il enduisit ensuite la plaie d'une résine d'arbuste et la banda, avec un chiffon coupé sur la manche de son boubou…
C'est au moment d'attaquer le mont Diarba que l'enfant de Salè rendit l'âme ; c'est au moment de l'enterrement que le fou perdit connaissance. Tout le trajet fut un calvaire pour N'dourou ; le passeur l'avait durement menacé de son coutelas à cause de sa toux par trop indiscrète :
— Il faut que tu te taises, sinon je te ferai taire, pourriture !
Dans la longue file indienne qu'ils formaient, s'enfonçant dans la broussaille au jugé, il n'y avait pas seulement des fuyards ; il y avait aussi une bonne dose de traficoteurs de toute espèce ; portant sur la tête des bicyclettes, chargés de gros sacs de piment ou de cire, ces commerçants d'un genre particulier livraient une rude bataille pour gagner l'autre côté, y revendre leur camelote et rapporter quelques articles susceptibles de coûter cher dans le pays. L'effort surhumain qu'ils déployaient choqua Kougouri :
— Peiner tout ce que vous peinez pour ça ?
Une armoire à glace à la petite tête lui répondit, sur un ton qui ressemblait à un crépitement de balles :
— Sans nous, qu'auriez-vous donc à manger, fils de vauriens ?
— Vous le faites surtout pour votre propre panse, répliqua Kougouri sans se laisser intimider.
L'armoire à glace se mordit la lèvre inférieure…
A Boowun-Cippiro, ils firent halte chez une « antenne » du passeur, histoire de manger un peu et de dormir une petite nuit avant de passer la frontière.
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Mais quelque chose d'inhabituel planait dans l'air à Boowun-Cippiro. Pendant qu'ils mangeaient, leur hôte s'approcha du passeur avec un air grave et lui dit quelques mots à l'oreille. Après le repas, pendant qu'on se servait le cola, le passeur les mit au courant :
— Nous sommes dans de beaux draps : ils sont venus hier pour arrêter Zaoro, l'instituteur du village ; il est accusé de faire partie du complot. Mais les villageois se sont opposés à l'arrestation ; c'est Sarsan Yéro qui les a poussés : ils ont désarmé les gardes, ils les ont enfermés. Zaoro, ils l'ont caché. Voilà où l'on en est. Une vraie folie !
Plus tard, un mastodonte, habillé d'une épaisse capote militaire râpée sur toute la surface, piqua du nez à la porte, haletant comme un chien harassé ; son corps était gris de terre et ses pieds nus et larges, gercés de nombreuses éraflures. Il ne prit pas la peine de saluer ; il se mit à parler comme s'il s'adressait à ses troupes :
— Vous tombez comme une pluie qu'on attendait. On a déjà dû vous exposer le problème. Nous n'obligeons personne. Il vous appartient entièrement de jouer : vous restez avec nous, avec tous les risques qu'il y a, ou vous continuez votre chemin. Mais vite, nous voulons votre réponse d'ici demain matin.
Le matin, de bonne heure, le mastodonte revint dans un tintamarre qui réveilla tout le monde.
— Que dites-vous ? beugla-t-il à l'adresse du passeur.
— Je ne suis le père de personne, ici. Ceux qui veulent rester, restent. Il y en aura peut-être, vu que le monde pullule de petits maudits. Moi, je continue mon chemin. J'ai autre chose à faire que de donner ma vie à la sottise de quelques-uns, hurla le passeur.
— C'est ça, passe ton chemin, espèce de filou. Mais garde ta langue, si tu ne veux pas que je te brise les hanches. Garde ta langue dèye, fils d'hyène !
Se débarrassant de sa capote, le mastodonte avançait comme une tempête sur le passeur. Ce fut un remue-ménage fou. Une bagarre de dinosaures tombant comme une foudre sur ce petit monde exténué par son rude voyage, à peine réveillé de son court sommeil. Une bagarre de fauves enragés dans une case exiguë où l'on tenait déjà coude contre coude. On se bouscula à la porte. Les femmes s'égosillèrent de frayeur. On finit par se retrouver dehors sans savoir trop comment. Seuls les combattants restaient dans la case. On entendait leur respiration forte et entrecoupée, le bruit sourd de leurs coups, celui, crissant, des choses cassées.
Dans la petite cour ornée de graviers multicolores et de plants de citronnelle, la population de Boowun-Cippiro s'était rassemblée, rejoignant ainsi le petit groupe d'aventuriers.
Personne ne sut comment les deux bagarreurs se retrouvèrent dehors, ils avaient dévasté au passage la basse coiffe de paille de la case. Bien que visiblement à bout de forces, ils s'assenaient toujours des coups, plus avec le même rythme, mais avec la même force et encore plus d'animosité et de haine.
Une personne frêle mais respectable, coiffée d'un bonnet phrygien brodé, arriva et s'arrêta à quelques pas des batailleurs, sans émotion visible. Elle les observa comme on observe un malade avant de se décider à sortir son sermon :
— Que la pudeur divine vous prenne ! Je vous dis une fois, arrêtez ! Je ne me répéterai pas. Sarsan Yéro, je vous parle ! Sarsan Yéro, j'enlève mon bonnet sur vous.
Sarsan Yéro (le mastodonte à la capote) se dégagea de l'enchevêtrement dans lequel l'avait fourré la bagarre, reprit son souffle et alla se prosterner devant le vieillard, suppliant comme un enfant fautif, puis il baissa la tête et gagna les profondeurs du village à pas navrés.
Le passeur s'était aussi levé et, devant les yeux curieux ou réprobateurs de l'assistance, se dépoussiérait en se tapant sur les fesses et en enlevant les lambeaux de peau de ses nombreuses égratignures.
Le digne vieillard réunit tout le monde dans une grande cour pour la réconciliation et, pour ce faire, il fut convenu d'appeler Zaoro de sa cachette et d'avoir recours à son bon sens.
Quand Zaoro apparut, Kandia tressauta comme piqué. Il se faufila à travers la foule assise et s'approcha de l'instituteur, installé à côté du vieux — avec son bonnet phrygien — que Zaoro, en arrivant, avait salué au nom de Chaïkou 7, ignorant la grande règle de silence et de retenue.
— Dis-moi, tu es bien passé à Konda ? demanda-t-il à l'instituteur à brûle-pourpoint.
— A Konda ? fit Zaoro, franchement gêné de troubler l'assemblée.
— Je te reconnais. Oui, il n'y a pas de doute (l'accent de Kandia devint plus sincère, plus enflammé).
— Nous en reparlerons tout à l'heure, veux-tu ? (Zaoro ne lui dit plus mot et se replongea dans la palabre.)
Kandia rejoignit Râhi sans avoir perdu son échauffement.
— Je l'ai tout de suite reconnu. Il a été notre Mawɓo 8 au lycée de Konda. C'est lui qui s'occupait de notre dortoir. Tout le lycée le connaissait. Il était notre chef de scoutisme. Un vrai phénomène ! C'est lui qui nous avait organisés, c'est lui qui nous avait exhortés, c'est lui qui avait pris le front de la marche lors de la grande grève. En pleine échauffourée, il s'était pris au corps à corps avec un gradé qu'il avait assommé d'un seul coup de tête. Alors, nous l'avons surnommé N'gaari 9. Après la grève, il a été emprisonné, puis contraint à l'enseignement. C'est bien lui !
Puisque c'est lui qui avait attaqué le premier, l'assemblée reconnut Sarsan Yéro coupable ; il lui fut demandé de se coucher sous les pieds du passeur, de mettre ses mains sur le dos pour demander pardon et de donner à l'assistance, en guise d'amende, un sachet de soixante-dix-sept colas.
Kandia et Zaoro n'attendirent pas la répartition du cola. Ils se retrouvèrent sous la feuillée des manguiers de l'école comme deux petits collégiens.
— Comme ça, tu es passé par Konda ? commença Zaoro.
— Oui, oui, répondit Kandia, légèrement intimidé par la carrure et la personnalité de Zaoro, qui ressemblait décidément bien à un taureau.
Son corps était épais et plissé par de nombreux replis serrés, la tête vaste et carrée avec un front dégagé et volontaire.
— Konda ! (Zaoro émit un siftlement rageur entre les dents.) Les chiens !
— Il s'est passé des choses ici, à ce qu'il paraît ? Tu n'as pas laissé tomber, je vois, dit Kandia.
— Hum ! passé des choses… passé des choses… Disons que nous nous sommes retrouvés dans des choses comme ça. On a dit à la radio que j'étais un comploteur engraissé par toutes sortes de services d'espionnage. Aïe maman, si au moins c'était vrai, j'aurais pu payer la moitié de mes dettes.
— Ils sont plus experts dans la tuerie que dans le mensonge.
— On ne peut exceller partout, même dans les vices, surtout dans le mensonge qui veut un peu d'imagination.
— Sinon, ici à Boowun-Cippiro ?
— A vrai dire, j'ai été un peu surpris par la réaction des villageois. J'attendais d'eux de la détresse et des larmoiements. En réalité, ils ont une bravoure de petits lions. Ce Sarsan Y éro est terrible ! On dit en général que les anciens combattants de la coloniale sont très diminués mentalement ; celui-là ne manque pas de sens. Il a tout de suite prévu qu'on enverrait me quérir. Nous avons mis un dispositif de défense. Trois corniauds sont venus, armés de mitraillettes, nous les avons cueillis dans la futaie. Ils sont sous les verrous à l'autre bout du village, dans une case qu'habitait un paralytique avant sa mort.
— Et maintenant ?
— Maintenant ? C'est maintenant que tout commence. Nous nous attendons à tout. Nous avons mis des hommes tout autour du village dans un rayon de dix kilomètres. On ne nous surprendra pas. Nous savions fort bien que vous arriviez.
— Je ne connais pas vos hommes, mais il leur faut des armes. Eux sont armés jusqu'aux dents. Ils pourraient détruire le village avant que l'enfant ait pu appeler sa mère.
— Tu as raison. Sache pourtant que notre plan est plus vaste. Dès la tombée de la nuit, nous faisons passer la frontière aux enfants et aux invalides. Les hommes et les femmes valides restent. Peut-être que, pour cinq des nôtres, il y en aura un des leurs. Et si nous jugeons tout perdu, nous brûlons les cases, nous bouchons les puits, nous dévastons les récoltes et nous passons la frontière avec le bétail.
Ils restèrent un moment silencieux.
— Je te rappelle que c'est parce que vous nous deviez une réponse qu'il y a eu tout ce tohu-bohu.
Kandia sourit, prit fortement la main de Zaoro et dit :
— Moi, je reste, je reste avec les miens.
— Les tiens ?
— J'ai mon petit monde. Allons, que je te les présente.
Notes
1. Parasite, punaise, en langue soso.
2. Frangin, en langue pular.
3. Gateaux de petites boules de manioc, en langue maninka.
4. Baluchon
5. Petite plaine-arène de lutte sportive.
6. Sac en peau de chèvre, servant de fourre-tout.
7. Titre musulman, prononciation de l'arabe cheikh en langue pular. [Consulter, entre autres, Chroniques et récits du Fuuta-Jalon édité par Alfâ Ibrâhîm Sow, L'anti-Sultan. Al-Hajj Omar Tal du Fouta, combattant de la Foi , par F. Dumont. — T.S. Bah]
8. Aîné, patriarche.
9. Taureau.
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