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Littérature


Tierno Monenembo
Les crapauds-brousse

Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.


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Chapitre 11

Une idée obsédait Râhi : venue comme ça, sans taper à la tête. Et c'est bien après qu'elle s'annonça vraiment. Maintenant, elle la tenait et l'excitait; sous son effet, elle trépignait comme sous l'effet d'une folle envie d'uriner.
Fouiner vers le Tombeau ! C'était l'idée qui la hantait.
Le Tombeau, c'est ce morceau de la ville ceinturé par une épaisse muraille, longeant la corniche. Là, il n'y avait pas de sonnerie de bicyclette, pas de cri d'enfant, ni de pleur de femme.
On pouvait y deviner la muraille continuant son tour du côté de la mer, entendre la mer traîner ses eaux épaisses et clapoteuses, les casser contre la muraille, contre les rochers environnants.
Peut-être que le Tombeau n'existe pas. On ne peut que le deviner, l'entr'apercevoir. Jamais personne qui y soit allé.

Seulement, on entend souffler dans la ville que c'est là qu'on emmène les traîtres, les apatrides, tous ceux qui ont trahi le président Sâ Matrak et, à travers son honorable être, le passé, le présent et l'avenir du pays. Nul n'ayant vu quelqu'un revenir de ce lieu, l'imagination du quartier, sotte et curieuse, s'est mise à jaser.

Au marché, un individu trapu comme un cep de fromager, le front massif, volubile comme une veuve assiégée par des fauves, vend des noix de cola dans un panier fait de grandes feuilles vertes, et raconte à qui veut l'entendre que, lui, il n'y a pas mis les pieds, mais qu'il a vu de ses propres yeux. Comment ? Il dit être monté un jour sur un palmier pour couper un régime ; au faîte de l'arbre, il a aperçu la cour du Tombeau peuplée de petites créatures semblables à des tortues ; autour d'elle, des hommes armés. « Je n'ai pas compris tout de suite, concluait-il toujours. C'est par la suite que j'ai saisi : les hommes étaient devenus paralytiques, mon Dieu qui a craché ce monde hôoooooooh ! »
Et, un jour, en plein milieu de semaine, ceux qui avaient pris le petit vice de venir chercher sa petite cola et un brin de causette chez Bangaly trouvèrent la place vide. Dans la poussière, le panier de cola avait laissé comme une écriture brute et insensée en forme de message d'adieu. « C'est Dieu qui a maudit ce fils de la malchance, sinon il aurait fermé sa gueule », disaient les gens.
On ne revit plus Bangaly. Mais son conte fit son chemin, creusa son lit dans toutes les concessions, et finit, gouttes de salive au bout de chaque langue. Naquirent alors des Tombeaux, des Tombeaux, des Tombeaux…

« Les cellules sont inférieures à des cages de lapin. Bangaly avait raison : quelqu'un qui y séjourne trois jours devient automatiquement paralytique. […] A chaque crépuscule, on tire au sort vingt prisonniers par leur numéro matricule : cinq sont noyés à petites doses, cinq sont égorgés sec, cinq sont pendus par la clavicule, cinq sont donnés comme nourriture aux fauves du Zoo. […] On récupère les têtes pour pêcher les requins.[…] Les plus vigoureux sont donnés à Pouvoir. Pouvoir est une femme de quatre-vingts ans qui est demeurée bébé. Elle tète encore, ne sait pas parler et sanglote comme un bébé de trois mois. Elle est obsédée sexuelle. Elle couche avec les hommes qu'on lui donne : si cela lui a plu, elle sanglote et le bon partenaire est exécuté par les soldats ; si cela ne lui a pas plu, elle montre sa petite dent de lait et, alors, une gale pousse sur le front du mauvais partenaire jusqu'à ce que mort s'ensuive… »

On racontait la légende à l'abri des mauvaises oreilles. En l'écoutant, les hommes reniflaient et baissaient la tête ; les femmes rapprochaient leurs marmots et les frottaient contre leur ventre chaud comme pour les prémunir du Tombeau pour aujourd'hui et pour les siècles à venir.

Râhi se mit donc à rôder autour du Tombeau chaque fois que l'absence de Daouda lui en donnait le temps.
En reprenant le pas chez elle, elle se jurait de ne plus revenir. Que voyait-elle, sinon la muraille ? Mais elle revenait le lendemain et les jours suivants, devant ce qui était devenu son mur de lamentations. Ce mur provoquait en elle des sentiments mêlés de colère, révolte, peur et impuissance. Mais elle s'agrippait fort à son esprit froid et à son sens des réalités, se répétant sans cesse : « Ce ne doit pas être un palais ici, mais ce qu'on raconte est sans fondement. Et puisque Daouda sait mieux… »
Elle revenait attendre Daouda…
Un soir, se trouvant derrière son dépotoir et scrutant la muraille sans idée précise, elle entrevit le reflet d'une ombre, entendit un léger tintement de pot buté ; une main effleura sa nuque, la vie s'enfuit de son corps, une douleur ondulante la traversa de la tête aux pieds, elle ferma les yeux et attendit la fin du monde…
Une voix d'homme lui dit : « N'aie pas peur. » Des mots si réconfortants et si doux qu'on aurait dit une caresse… Un garçon mince, grand, légèrement voûté, se tenait près d'elle. Il était habillé d'une chemise à manches longues kaki et d'un pantalon moulant, évasé. Les manches arrivaient à peine aux poignets de ses longs bras. Tout en lui sentait le propret ; il faisait penser à un fils de bonne famille soigneusement préservé des turpitudes de la vie. Son visage était plein de détermination et transpirait un certain savoir de la vie. Mais ce qui frappait le plus, c'était l'impression de repos et de confiance qu'il dégageait.
— A quoi bon jouer avec la mort ? demanda-t-il avec un franc reproche. Il y a près de deux semaines que je t'observe. Un autre que moi aurait pu voir ton manège…
Ils empruntèrent le chemin des quartiers populeux où la vie giclait et glougloutait comme du bon lait en ébullition. Ils marchèrent longtemps sans un mot. Râhi se contentait de suivre le pas de cet inconnu mystérieux, indéfinissable.
— Je te connais un peu, comme beaucoup doivent te connaître un peu dans la ville, dit-il après bien de sinueux itinéraires.
Ils étaient maintenant en plein fouillis d'habitations sordides. Devant une maisonnette bâtie à hauteur de nain, recouverte d'une tôle maintenant noircie par le soleil, ils s'arrêtèrent.
— J'habite là, fit le jeune homme.
— Je dois rentrer, dit Râhi.
Mais le garçon ne semblait pas l'avoir entendue : déjà, il poussait la porte exagérément étroite, taillée au milieu du mur comme une fente dans une serrure en disant :
— Ce n'est pas agréable, mais si tu veux un morceau de manioc…
L'intérieur contrastait, et de loin, avec la laideur et le laisser-aller du dehors.
C'était sec et soigné, bien que d'une pauvreté criante. Un lit gondolé recouvert de draps usés, mais encore d'un blanc presque pur, occupait une bonne partie de la pièce unique de la maisonnette.
En face, comme pour donner la réplique au lit, une seule chaise, et boiteuse. Dans un coin, à même le sol, une planche tenait lieu de bibliothèque ; une bibliothèque d'à peine une dizaine de volumes sobres et dont on ne pouvait lire les titres tant la lumière de la lampe à pétrole était basse. Deux casseroles, quelques bols, une jarre d'eau, un camping-gaz. Le garçon se mit à cuire quelques tubercules, s'assit sur la chaise et roula une cigarette. Râhi s'assit sur le lit, celui-ci se mit à grincer de façon infernale.
— Quand tu auras mangé, je te raccompagnerai. Je ne t'accable pas de questions. A vrai dire, je devine beaucoup de choses.
Le lendemain, Râhi revint avec un naturel qui l'étonna et annonça presque avec gaieté :
— J'ai ramené du riz et du poulet, je vais nous faire la cuisine.
— Tant mieux, ça me changera du manioc, répondit-il.
C'est à la fin du repas que le jeune homme prit le parti de sortir des coulisses de son mystère ; à demi couché sur le lit, envoyant des bulles de fumée au plafond, il se mit à raconter sa vie :

« Je dois t'avouer que, moi aussi, je rôde souvent vers le Tombeau, commença-t-il. Et tiens-toi bien, j'ai même été un hôte de cette mystérieuse demeure. A vrai dire, il s'agit de toute une ville et même d'un véritable labyrinthe. J'y ai passé près d'un an et j'en suis ressorti la curiosité non entamée. C'est à Dankoura qu'ils nous ont arrêtés, deux amis et moi. Nous y étions pour attendre une occasion de quitter le pays, un mouchard a dénoncé nos projets. »

Il s'interrompit un bref moment et, les yeux mi-fermés, plongea dans une profonde absence.

« Mais commençons par le commencement, reprit-il. Nous étions trois amis, trois étudiants, Sori, Nabi et moi. Etudiants ? Il y avait bien longtemps que nous n'allions pas même aux cours. En réalité, nous ne faisions que boire. Chaque soir, nous nous retrouvions au Paradis. Le Paradis, notre paradis, était tenu par une quinquagénaire volumineuse ravagée par l'alcool, étrillée par la vie: N'gâ Bountou. Nous, nous l'appelions N'gâ 1, tout simplement. En contrepartie, nous étions ses enfants. Avec ou sans le rond, nous étions toujours les bienvenus au Paradis et avions toujours nos pots pour quelques sous, à crédit ou gratis : N'gâ Bountou ne nous a jamais refusé du tamba-nanya 2.
Et Dieu sait que son tamba-nanya était exquis. Il n'y avait pourtant pas une grande clientèle au Paradis. Rien que des habitués et des fins connaisseurs. Nous y connaissions un peu toutes les têtes, et des têtes, il y en avait de toutes les sortes : des sans-soucis, des persécutés, des nostalgiques, des tout-bêtes, des tout-louches, avec un fond de ressemblance : les yeux cristallins et trop enfouis, le visage las, la bouche cousue avant le cinquième verre. Après le cinquième verre, les uns bavardent, les autres dégueulent. Ce cinquième verre est un seuil de reviviscence, un philtre de vie. En général, nous nous ne parlions pas beaucoup, surtout Sori. Sori disait vraiment peu de choses devant son verre. D'ailleurs, qu'y a-t-il vraiment à dire devant un bon verre de tamba-nanya ? aimait-il dire. Nous buvions donc pour planer au-dessus des mesquineries quotidiennes :
murmures — écoutes — dénonciations — arrestations — exécutions — acclamations des chauds militants — messages de félicitations des partis frères et amis.
Pour nous, la solution était de boire et de regarder tout ça d'un oeil froid.
Boire au lieu de suivre les cours.
Boire au lieu d'assister aux pendaisons publiques,
boire au lieu d'écouter la voix de faux chanteur de blues du président,
boire pour se moquer d'une bougresse de fille qui pleure et rit de son père pendu.
Boire pour vomir sur un paysan galeux qui vous raconte ses misères.
Boire et cracher sur une veuve de comploteur qui se plaît à coucher avec un ministre.
Boire et faire boire un père de famille qui, pour n'avoir pas dîné, utilise son temps à applaudir le cortège présidentiel.
Boire, maudire le pays et se dégoûter soi-même.
Boire, songer à foutre le camp et enfouir sa honte au fond de sa poche…
Nous avons ainsi passé près de deux années à boire. Puis nous décidâmes de foutre le camp.
Où ? N'importe où. Peu importait la destination. L'essentiel était de quitter le pays. Nous nous retrouvâmes donc à quelques kilomètres de la frontière, à Dankoura.
Là, un fils de pute promit de nous faire passer, mais il nous mena directement à la police. On nous bastonna, on nous ligota, nous fûmes conduits au Tombeau, mais heureusement au petit Tombeau, c'est-à-dire juste à l'entrée, après le poste de garde.
Nous fûmes séparés après trois mois. Sori et Nabi furent déportés à l'intérieur du pays parce que le père de chacun d'eux avait été arrêté quelques années plus tôt pour complot. Moi, je fus d'office incorporé dans l'armée pendant deux ans, et exclu de l'université. C'est après ma libération de l'armée qu'un inconnu, m'accostant subrepticement, m'annonça que Sori et Nabi avaient été exécutés pour tentative d'évasion du camp de concentration de Balé.
Voilà : je suis là, sans boulot, rien qu'avec mes souvenirs. Voilà pourquoi, moi aussi, je rôde vers le Tombeau… J'ai envie de retenter une évasion, mais j'en ai une peur épouvantable. »

Ayant achevé ce récit, il plongea de nouveau dans son absence. Râhi observa le jeune homme ; au début, il l'avait attirée sans raison précise ; après ce récit, elle sentait que quelque chose l'accrochait à lui.
— Comment t'appelles-tu? demanda-t-elle.
— Kandia, répondit-il sans ouvrir les yeux.
Elle revint souvent chez Kandia. Dans la petite baraque simple et sympathique, à côté de ce jeune homme mi-sage, mi-play-boy, elle s'abreuvait de quiétude. Là, elle n'avait plus à la tête ce bourdonnement sans fin, ces picotements dans le dos. Là, sa tête allégée se posait sur l'oreiller et ses oreilles s'ouvraient.
Comme pour contourner un lieu sacré, Kandia évitait de poser des questions sur la vie de Râhi. A propos d'elle, il en était resté à cet énigmatique : «A vrai dire, je devine beaucoup de choses.» De même, Râhi aussi s'était abstenue d'en parler. Elle redoutait peut-être de ne pouvoir raconter avec autant de talent que Kandia ; de plus, qu'y avait-il à dire d'épique — et même de vécu — dans son existence ? Certes, des choses racontables lui étaient bien arrivées ; mais ces choses, ne les avait-elle pas plutôt subies ? N'y avait-elle pas joué un rôle de décor, plus même que celui de témoin ?

Notes
1. Mère en langue sosokui (ou soussou).
2. Tord-boyaux (alcool).

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