Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
Pour la Tabaski, Nyawlata fut admis au réveillon organisé chez Soriba. Flatté par cette déférence, le
riche commerçant participa largement aux frais. Il acheta un taureau, deux moutons, un lot superbe de liqueurs de marque et de vins fins, et aussi toute une série de mets recherchés dont il surveilla lui-même la confection auprès de ses épouses. Il voulait montrer à ces janguɓe 1 aux poches de renommée légère, que lui, Nyawlata, valait quelque chose: il avait de l'argent. Et il savait que l'essentiel n'était pas d'avoir de l'argent, mais justement de savoir utiliser cet argent, de séduire son entourage, de faire sa renommée avec. L'argent n'était-il pas l'arme la mieux élaborée, la plus fine, la clef qui ouvrait toutes les portes, le parfum qui envoûtait tous les odorats : pour corrompre les pauvres, attirer les plus riches, se faire des liens utiles ? Pourquoi ce petit cercle d'intellectuels si fiers de leurs livres, de leurs fronts de savants, si renfermés, l'auraient-ils accepté sinon pour son argent ? Là-dessus, il ne s'était jamais leurré. S'il n'avait possédé une telle fortune, ces messieurs se seraient contentés de lui dire bonjour de temps à autre. Il lui fallait donc leur en mettre plein la vue, et pour cela, pas de circonstances plus propices que la fête de Tabaski. Oui, il fallait que, ce soir-là, ils se disent : « Ce Nyawlata, tout de même, il n'a pas été à l'école, mais quel homme ! »
Voilà les dispositions d'esprit qui se trouvaient être les siennes. Il avait préféré venir sans ses épouses. Avec ces intellectuels et leur goût tyrannique pour le formel, mieux valait ne pas s'exposer aux risques du gauche et du ridicule.
Il arriva donc dans son boubou le plus écarlate et son parfum le plus riche. Le salon de Soriba ne ressemblait absolument pas à celui des jours ordinaires ; tout avait pris un air de fête et d'étrange fantaisie qui dépaysait Nyawlata : les robes des dames, fantaisiste et provocante, celle-ci avec ses fentes latérales osées et ses manches en forme d'ailes de papillon ; classique et séduisante celle-là avec son blanc nacré, sa descente finissant au sol par une frange de plis minuscules ; curieuse cette autre sans forme ni décor, simple coupe de toile, pareille à un sac. Quant à la mise des messieurs, elle était joyeuse, avec des fleurs aux boutonnières, quelquefois aux cheveux. De lumineuses guirlandes recouvraient les murs.
Le repas fut long mais gai jusqu'au bout. Kerfala l'anima plus que d'habitude par sa verve et ses drôleries. Plus que les autres, une femme blanche un peu ronde s'était prêtée au jeu, réceptive à tous les mots, à toutes les allusions, à tous les effets. Elle partait d'un rire étouffé et vibrant qui ébranlait tout son corps ; elle s'agrippait comme pour ne pas tomber sur son voisin de table, un courtaud myope qui battait incessamment des paupières derrière des verres à épaisse monture.
C'était la première fois que Nyawlata voyait ce couple. Ayant remarqué le regard inquisiteur dont il le gratifiait, Diouldé se pencha vers lui et lui murmura que ce couple était arrivé le jour même de Paris. Ils étaient bien mari et femme. Lui s'appelait Sadio et venait de finir ses études d'économie. Elle, c'était Josiane, un médecin. Alors, Nyawlata avait dominé sa petite émotion pour demander à l'étrangère peu commune si elle comptait bien s'établir ici ; si elle n'avait pas peur du soleil, des moustiques, des Noirs. Il ne comprenait pas pourquoi la femme blanche était devenue rouge comme une tomate et pourquoi les autres baissaient la tête ou se grattaient les oreilles. Puis il lui avait demandé ce qu'elle pensait de la nourriture du pays. Presque agressive, Josiane avait répondu :
— Ce n'est pas la première fois que je mange du riz. Dis-leur, Sadio, dis-leur ma performance en riz-mafè !
Vers la fin du repas, une discussion prit forme, un de ces éternels débats que Nyawlata avait encore peine à supporter, desquels il ne tirait jamais le moindre brin de compréhension. Cela avait commencé lorsque Kerfala, ayant roté pour amuser, s'était affalé sur le canapé et s'était plaint de la nourriture « si lourde » :
— Ah, l'Afrique et son éternel riz !
Josiane avait brusquement réagi comme si elle avait reçu un coup d'épingle dans la moelle épinière :
— Ce n'est pas plus lourd que la pomme de terre.
— C'est lourd quand même, avait répliqué Kerfala.
— Non, on ne sait jamais, reprit Josiane, en tâchant de se calmer. Il peut y avoir danger à vouloir par exemple rabaisser la valeur du riz au profit de la pomme de terre, ce qui serait, avouons-le, condamnable.
Dès son arrivée, Josiane avait montré ce côté de son personnage qui laissait deviner une tendance à suspecter ici et là des relents de colonisation. Elle guettait continuellement chez ses compagnons les signes de doute, voire de reniement, les signes qui auraient montré leur volonté de ne plus porter le fardeau, à eux transmis par les ancêtres depuis le fond des âges. On comprenait que, rebutée par les charmes arides de la civilisation industrielle, elle en était venue à chercher comme un instant de vie, de repos, aux mamelles de l'Afrique. Elle se faisait candide soldat de cette virginité-là, même si sa pauvre bataille irritait.
La discussion coula, s'enrichissant d'alluvions de mots, étalant au grand jour l'intérêt et la fougue de Josiane pour le continent. Après s'être battue sur la valeur du riz et d'autres choses du même genre, elle aborda le domaine qu'elle jugeait essentiel : l'existence des hommes ici ; ce qu'ils en pensaient, eux ; ce qu'ils avaient déjà fait pour l'améliorer ; ce qu'ils comptaient faire. Ses questions partaient comme des flèches, elle ne se préoccupait pas de séduire :
— Voyez-vous, à mon avis, l'Afrique est un vieux continent qui a su économiser sa jeunesse. C'est d'elle, à n'en pas douter, que sortira l'Homme que l'on souhaite tant. Chez nous, la jeunesse a eu aussi son âge d'or, sa vitalité ; mais cela est devenu une vitalité d'énergumènes qui a vite tourné au mouron. Nous nous sommes essoufflés sur le futile, nous avons brisé notre force sur le vertigineux chemin de l'immédiat. C'est chez vous que demeure la richesse intérieure qui nous fait défaut, le trésor de patience et d'amour. Vous avez là une rivière fertile qu'il vous faut exploiter à point. Ne reniez pas ça pour imiter nos perversités.
Elle se rendait bien compte que ses mots ricochaient et perdaient cible. A preuve ces visages, des visages qui restaient de marbre, et l'échec de son lyrisme africain, qui pourtant allait crescendo. Elle en ressentait une sourde révolte, et même un certain mépris pour ces fêtards insouciants qui — elle avait déjà eu le temps de s'en apercevoir — ne se souciaient ni de nouvel Homme ni de l'Afrique, mais qui, au contraire, enfonçaient leurs tentacules dans le plein quotidien avec ce que cela a de banal et d'euphorique. Quel non-sens, se disait-elle, pour eux qui étaient nés dans cet océan de belle misère, dans ces merveilleuses contrées d'enfants meurtris, mais encore vierges et promis à la Grande Oeuvre du Futur. Les mains ingénieuses manquaient pour cette oeuvre ; elle croyait les trouver chez eux. Maintenant, elle comprenait : ce n'était que des espoirs ratés ! Eux, qui auraient dû être la Solution, ils ne l'étaient en rien. C'était plutôt eux, le Problème, à la lumière de la vérité.
Bercés par le miroitement des privilèges, ils se laissaient envelopper par la brume de la corruption ; malades de cécité, ils ne pouvaient plus se regarder. Ni voir la douleur de l'Afrique. Ils en devinaient seulement quelques contours, ne faisant que maugréer contre un système auquel ils n'avaient pas conscience d'appartenir. Pensaient-ils s'opposer à ce système ? Et la meilleure manière était-elle d'en devenir la composante de haut niveau ? A quoi servaient alors leurs diatribes ?
Qu'est-ce qui, de la peur et de la faiblesse, les guidait
le plus ? Il y avait de quoi avoir peur, avait-elle entendu dire.
Ici, lui avait confié un jour un compatriote de son mari, qui, par prudence, avait préféré l'exil, des feuilles de manguier comme des petites filles, du portefaix désoeuvré comme du cadre, il faut se méfier. Tout le peuple s'espionnait pour le compte d'une espèce de créature qu'on ne voyait jamais, toujours entourée par un rideau d'agents de sécurité, que l'on entendait indéfiniment à la radio ; si souvent, semble-t-il, que les sots du quartier racontaient que cette voix était infatigable ; que c'est parce qu'elle s'était fait un jour entendre que le pays était devenu indépendant ; que, si jamais, cette
voix se taisait, une catastrophe nationale se produirait.
Quand Diouldé, après son retour au pays, écrivait à ses amis de Paris, il risquait aussi de telles allusions ; dans l'ensemble, il se montrait tiède, voire acide. Il parlait de corruption, de la misère du peuple, d'une
exploitation éhontée des richesses collectives par l'étranger. Mais, en même temps, il annonçait sa nomination.
Une nomination qui, d'abord, avait paru paradoxale, ahurissante à Josiane. Puis elle avait réfléchi : le réalisme commandait peut-être cela. Une fois à l'intérieur de l'édifice, il serait plus facile d'en étudier l'architecture, d'en mesurer la stabilité : après quoi, la
démolir ne serait plus qu'un jeu d'enfant.
Cependant, à les voir boire comme des fous, manger comme des vicieux de l'appétit, dévoués au festin comme s'il n'y avait plus que cela, Josiane se demandait s'ils ne s'étaient pas définitivement embourbés, si leurs faibles protestations n'étaient pas les derniers soubresauts de gens qui avaient longtemps hésité entre la vie et la mort, qui n'avaient pas pu aller jusqu'au bout de leur hésitation ; qui s'étaient trouvés désarmés devant la vie, que la mort elle-même happait sans grande envie.
En eux, elle lisait comme dans un livre ouvert : leurs visages vides, leurs regards vaincus, leurs gestes pitoyables qui transpiraient la peur, leur personne fondante.
Elle écoutait leurs paroles butées, décelait leur pensée battue par la contradiction …
Un petit effluve de pitié parcourut Josiane. La jeune femme s'agrippa violemment au bras de son mari.
Note
1. Instruits, intellectuels, en langue Pular/Fulfulde.
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