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Littérature


Tierno Monenembo
Les crapauds-brousse

Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.


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Chapitre 5

Il y a le fou, épave humaine que la tempête de la vie avait fait un beau jour échouer dans le quartier, presque devant la porte de Diouldé. Personne n'était capable de dire quand et comment cet homme était venu. Qui était-il ? D'où venait-il ? Personne ne pouvait le dire. Lui qui était devenu comme un monument du quartier, son arrivée n'avait même pas marqué ! Une fois là, personne non plus ne s'était étonné de sa présence. Et personne ne semblait s'en soucier. Mais n'avait-il pas su si bien épouser ce qui se passait ici ? Un arbre n'aurait pas su planter d'aussi profondes racines dans le décor de ce quartier.
D'abord, il avait erré, secouant ses puces ici et là. Un matin, il gesticulait dans telle cour. Un peu plus tard, il égrenait son chapelet dans telle autre. Puis il avait définitivement occupé la rue, ainsi que l'appelaient les riverains, un chemin un peu plus large que les autres chemins. Il l'avait occupée comme une armée. Il apparaissait avec les premiers rayons du soleil, les mains nouées sur le dos, se promenait à grandes enjambées, narguant la paresse de ceux qui ne s'étaient pas encore levés de leur lit :
— Celui qui ne se lève pas maintenant ne se lèvera plus jamais , annonçait-il à haute clameur. J'avertis que je n'irai pas au cimetière. N'êtes-vous pas fatigués de mourir, petites gens ?
Aux rares passants, il disait, entre deux rots :
— Bonjour, fils ! que mon regard te suive !
— Bonjour fils ! même pour les personnes plus âgées que lui.
Il continuait sa marche en vrai général inspectant ses troupes. Les portes closes l'irritaient. Il s'y précipitait nerveusement et y donnait des coups, jusqu'au moment où les gens ouvraient. Le quartier a fini de se lever. Les pas nonchalants, les rires secs, les pleurs sourds ont repris leur train-train. Alors, lui, s'énerve. Il empoche son chapelet. Il retrousse les pans de son boubou. Il abandonne ses chaussures et son bonnet. Le voilà dessinant de grands arcs de cercle, dansant une danse à pas de géant. Brandissant un sabre imaginaire, le faisant tournoyer, il tranche l'air en faisant des houhous de furieuse tempête.
Gare à celui qui l'approche, qui lui parle. Il a pris l'incandescence du soleil qui, lui-même, a pris le milieu du ciel. Ses injures sont chaudes, ses coups brûlants. Attention, il peut un instant quitter la chaussée, taper le crâne du marmot qui traîne, dénouer le pagne de la femme trop téméraire et, la nudité offerte, arroser copieusement la malheureuse de son rire de moquerie dardante. Il peut même prendre quelque homme d'âge mûr par le collet, serrer ferme et exiger sa cola. Il ne demande jamais rien. Il se sert en mangues, manioc, igname sur les nombreux étalages de la rue. Il s'est assis sous le manguier. Il épluche ses bananes.
Il s'en prend aux enfants qui le regardent :
— Je ne nourrirai aucun chien errant. Ceux qui ont une mère sont en train de manger chez eux. Si vous en avez une, allez-y. Et je vous adjure, ne convoitez pas la nourriture d'un honnête homme ; la foudre pourrait vous couper le regard.
Mais il n'a pas fini son repas qu'il frétille de tout son corps. Le spasme le gagne. Il roule par terre. Il bave. Il halète. Il se raidit. Il se tortille. Il mange la terre. Il se couvre de poussière. Ses lèvres s'entrouvrent. Il aspire l'air qui lui manque. Il sort un cri strident, long, long à n'en pas finir. Il semble revenir à lui. Il se détend. Abattu, il se laisse aller au sol, vide, sans souffle, sans énergie. Il est rouge de poussière. Les mouches l'ont assailli. Ses lèvres bougent. Il veut dire quelque chose. Il finit par le dire :
— Grattez-moi la gale !
C'est d'abord une plainte inaudible, un discours mollasson, ensuite un hurlement sonore qui ne laisse plus personne indifférent.
— Grattez-moi la gale !
Il brûle l'assistance avec ses yeux rouges. Il martèle le sol avec ses poings nus.
— Grattez-moi la gale !
Sa voix est devenue celle du lion. Sa parole s'étire et s'élève ; elle a envahi tout le quartier.
— Graaatteeeez-moi la gaaale.
Il se mord les lèvres et roule vers l'assistance.
— Grattez- moi la gale. J'ai dit à mon fils de me gratter la gale. Le fumier m'a acheté un beau boubou. Je ne veux pas de boubou. Je veux qu'on me gratte la gale.
L'assistance s'émeut et s'apitoie. Lui, commence à lui lancer des pierres, de la boue, de la poussière. Une voix de femme se fait entendre :
— Faites quelque chose, mais faites quelque chose pour cette créature. Vous m'entendez ? Faites quelque chose.
La vieille Makhalè sort de son taudis. C'est la matrone du quartier. Tous ceux qui ne peuvent supporter les frais de l'hôpital, le coût excessif des ordonnances, viennent la voir, qui pour sa toux, qui pour sa gangrène, qui pour ses rhumatismes. Et si, tout pesé, elle n'opérait pas le miracle, ses patients s'en retournaient lugubrement mourir chez eux.
Elle sort, la vieille Makhalè, à la main une touffe de coton cardé, un bocal d'eau chaude et un petit flacon d'huile de palme. Elle s'approche du fou, il cesse en même temps de s'ébattre. Elle lui enlève le grand-boubou ainsi que la tunique intérieure. Une odeur nauséabonde se dégage du corps malheureux. Il lui faut maintenant enlever la fine petite chemise de cotonnade qui tient le corps du malheureux comme un filet et moule son brave torse et colle aux plaies comme une compresse. La vieille Makhalè a pris ses ciseaux, violets à force de rouille. Elle prélève le coton et se concentre sur les plaies. Elle enlève les croûtes, essuie le pus, désinfecte avec de l'eau chaude et enduit d'huile de palme. Sans perdre son assurance, elle rhabille le corps du malheureux. Elle n'a pas rejoint son taudis que l'homme s'est couché agréablement et s'est mis à ronfler de tout l'agrément de son corps libéré de la douleur. Il peut dormir ainsi jusqu'à la tombée de la nuit.
A son réveil, des écuelles renfermant de la frugale nourriture l'entourent. Il mange sans manifester la moindre attitude de gratitude envers ceux qui ont pensé à son vieux ventre. Il a faim. Devant lui, il y a de la nourriture. Quoi de plus ? Cette créature pestilentielle, sans ami, sans parent, sans attache d'aucune sorte, n'a rien perdu de son amour-propre. Lui, qui crèverait de faim si la pitié du quartier s'arrachait un instant de lui, abhorre cette pitié qui le nourrit et méprise d'un mépris souverain ses bienfaiteurs. Il ne saute pas, avide, sur les plats qu'on lui offre et dont il pense que les gens, du fin fond de leur intérieur, font l'étendard de leur générosité. Il ne veut pas donner à ces prétentieux de l'altruisme matière à prétexte pour cajoler leur bonté et fortifier leur bonne conscience. Les plats qu'on lui offre, il les ouvre dignement et les goûte un à un en homme qui n'en est pas à son premier plat, qui sait apprécier à sa juste valeur un bon repas et reconnaître par la seule odeur ceux qui ne valent pas l'ombre d'un intérêt. Il compare, trie, en insistant beaucoup sur la manière dont il a été servi. Il mange avec retenue. Quand il a fini de manger, il repousse royalement les écuelles vides avec ses pieds comme un honorable chef de famille qui fait honneur à ses femmes par le seul fait de goûter à leur cuisine.
Râhi lui a dit un jour :
— Sois heureux d'être parmi nous. Que ferais-tu sans nous, mon pauvre ? Mais toi, que fais-tu, en retour ? C'est bien à peine si tu ne nous insultes pas. Tu te veux une chaussure bien large pour tes petits pieds.
Il n'avait pas répondu à ce sermon. Il avait seulement bien remarqué cette femme et avait dorénavant ignoré l'écuelle qu'elle apportait.
Toute sa conduite reflétait quelque chose d'aristocratique. Ce qui avait fait jaser les plus bavards sur son compte :
— Il y a bien une raison à ce qu'il soit ainsi. C'était un roi. Il a perdu son royaume pour quelque raison. Il en est devenu fou.
— Non, répliquait un autre avec plus de hardiesse, c'était bien un roi. Mais ce sont ses demi-frères qui l'ont travaillé pour arracher le royaume.
— Moi j'ai appris, et je le tiens d'une personne qui mérite la confiance de Dieu lui-même, moi, j'ai donc appris que cet homme était un marabout fort instruit. Mais, héeeeeh malédiction, il fut pris en train de coucher avec la femme de son karamoko 1. Ce dernier mit trois semaines de prières pour que Dieu le maudisse. Voilà le résultat.
— Marabout ? Je ne contredis pas. C'est un vrai plaisir de l'entendre le soir chanter les louanges de Dieu. Marabout ! Cet homme était marabout. Il connaît bien les Ecritures.
C'est vrai : le fou connaissait les Ecritures. Le soir, quand il avait fini son repas, il reprenait son chapelet, remettait son bonnet et chantait de longs psaumes. Les gens sortaient l'entendre. Un moment, toute la vie du quartier se suspendait à son souffie élastique. Toutes les oreilles se dressaient pour capter son miel vocal. Tous les esprits buvaient le fluide divin de ses belles paroles. Il communiquait au quartier un flux de profonde sensation qui progressait au fil de ses notes improvisées, au rythme de ses versets scandés, immatérialisant les hommes et les choses, plongeant le quartier dans un lac d'éther. A cet instant, les mouches elles-mêmes semblaient retenir le bruit de leurs ailes.
Le silence était total.
Mais un autre aspect de son personnage se manifestait bientôt. C'était, en général, aux moments où, le sommeil pesant sur les paupières, les gens se laissaient aller au lit. Ses sens prenaient vie de façon fougueuse. Ses nerfs se tendaient comme un arc. Son corps brûlait d'un désir insupportable. N'y tenant plus, il quittait ses habits, gardant seulement un cache-sexe qu'il abandonnait aussi quelquefois.
— Savez-vous, misérables, que mon sexe bout de vie ? Un membre sûr ! Si vos femmes se lassent de vos margouillats évanouis, faites-leur du bien : ouvrez-leur la porte. Je suis là et je sais piler : mon pilon est ferme, disait-il de maison en maison.
Fatigué de crier, il tombait dans le fossé et faisait l'amour avec les pierres. Mille facettes en un corps, il savait se métamorphoser sans se renier, vivant seulement la courbe sinueuse de son propre cycle : variable suivant le moment, le temps, les hommes, les insectes. Toute chose, il savait la vivre de manière intense, sans renoncer à l'essence de sa texture, à sa propre folie. Il était le fou : il revendiquait toute l'absurde résonance du mot.
Etrange complicité que celle qui s'était tacitement établie entre lui et le quartier. Un quartier qui semblait lui avoir dit : « Donne-nous un peu de ta folie, répands-la sur nous. Nous te donnerons en échange quelques grains de notre misère, quelques gouttes de notre pauvreté. »
C'était donc lui le généreux, lui qui osait se foutre des règles et de leurs auteurs comme de ses propres poux !
Quant au riz et à l'eau qu'il recevait, les gens n'en avaient jamais à suffisance. Pourtant, ils paraissaient si rodés dans la menue besogne, la trime, le picorement quotidien, qu'on eût pu penser : «Bientôt, il y aura davantage de riz, plus de liberté. » Mais non. Plus ils travaillent, moins il y a de riz ; le quartier n'est qu'une immense termitière d'où, chaque jour, les gens sortent travailler et reviennent avec des provisions de fourmis. « Patience, ils se rendront bientôt compte de la duperie », se disent certains. Vous croyez ? …
Lui, au moins, ne s'effrayait pas devant la vérité ! Il appelait un chat un chat. Ignorant hypocrisie et flagornerie, il suivait irascible l'élan impétueux de son propre jugement. Il ignorait les marches abruptes de l'escalier social, il ne se prêtait jamais à la lourde comédie qui s'y déroule.
Les autres, avec leurs regards sans raison admiratifs, leurs fronts éduqués pour prier, leurs genoux cornés de s'être si souvent prosternés dans la fosse de leur soumission commune, il s'en distinguait par ses éternelles hauteurs, son orgueil invétéré. C'est lui qui déclara un jour à Diouldé :
— Le succès te grise, petit. Tu es gourmand de toi-même, tu ne te rassasies plus de ta propre vanité ni de tes petits privilèges. Mais tu as peur, comme un gosse qui a un jouet trop voyant.
Diouldé avait remonté les vitres de sa voiture. Le fou ne lui adressa plus jamais la parole.

Note
1. Maître de Coran, marabout.
[Pour l'étymologie du mot marabout, lire Yves Saint-Martin in L'Empire toucouleur et François Dumont in L'anti-Sultan …Tierno S. Bah]

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