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Littérature


Tierno Monenembo
Les crapauds-brousse

Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.


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Chapitre 4

Il y a Nyawlata 1, l'ami d'enfance de Diouldé. Commerçant aujourd'hui, il avait, dans son enfance, vécu avec ce dernier une courte et malheureuse expérience scolaire. C'est que son tempérament mercantile et son sens tôt affirmé de la combine s'accommodaient fort mal des contraintes intellectuelles. En classe, il venait avec un sachet de bonbons qu'il revendait un franc pièce à ses petits camarades. Quand quelqu'un lui demandait la grâce d'un crédit, d'un seul bonbon dont il rendrait le franc dès le lendemain à l'aube, Nyawlata remettait sa marchandise dans la large poche de son boubou et y plaquait ses petits doigts entrelacés. Calmement, sans même regarder le soiliciteur, il murmurait plus qu'il ne parlait, se plaisant même à cligner des yeux :
— N'était mon père, je jure, kère, je jure, je t'aurais fait crédit de tout le sachet, puisque je te connais et tu me connais. Mais, comme je te dis, c'est mon père : le vénérable vieillard, avant de rendre l'âme à celui qui la lui avait prêtée, m'a appelé et m'a dit : “Pour héritage, je te laisse ce conseil : ne te porte jamais créancier pour quoi que ce soit. Le créancier, mon fils, n'a pas de place dans l'autre monde, sinon dans les braises-mères des grandes flammes.” Ce n'est pas tout : c'est celui qui la première fois a dit : “Tiens, je te prête, c'est celui-là qui a donné au monde sa cohorte de malentendus, de discordes et de haines.” Tout le sachet, frère, tout le sachet, mais le testament d'un père, Kôoooooh, le testament d'un père ! »
D'où son surnom de Nyawlata. Personne ne s'étonna qu'il abandonnât les études deux années après et se fît petit marchand : il vendait quelques biscuits et cigarettes. Il disparut un jour. Et c'est seulement quinze années plus tard que Diouldé le rencontra … dans le bureau du ministre. Tout avait changé chez le présumé commerçant, tout, sauf le nez : un véritable appareil à flairer les sous. Il n'y avait qu'à voir la descente brusque de l'arête qui finissait à la base par un bourrelet massif où s'ouvraient des narines surcreuses logeant des poils drus et touffus. Ce nez, pris de bougeotte, éternel renifleur, Diouldé le reconnut l'instant même où il vit Nyawlata :
— Héeeeh Nyawlata !
— Lui-même en effet, répondit l'interpellé en se levant péniblement de son siège et en tendant une main à peine ouverte.
Diouldé se souvint que cette main n'était pas bien normale : il s'était toujours abstenu de demander à Nyawlata si c'était par tic ou par maladie que ses doigts restaient crochus et empêchaient une complète ouverture de la main.
— Je t'ai reconnu aussi, vieux frère, continua Nyawlata d'une voix cavemeuse.
A partir de là, Diouldé cessa d'écouter, il se contenta de regarder l'homme. Une chose sauta à ses yeux qui le convainquit définitivement du changement qui s'était opéré chez son vieux camarade : une calvitie avait occupé le crâne de ce demier, une calvitie sur ce que tout le monde à l'école appelait la haute plaine, ce sacré bouillon de teignes grises et de gales brunâtres.
La vie avait travaillé son même-âge. En face, lui, Diouldé, donnait l'impression de naître. Deux vilaines rides menaçaient les commissures des lèvres, pour le moment assez discrètes ; regrettables, néanmoins, à la faveur d'un sourire. Les dents étaient parties ; il y avait maintenant des dents en or, signe de richesse certes, mais de lasse jeunesse aussi. En plus, il portait l'obésité, maintenant, Nyawlata. De son corps émanait pourtant un sentiment de bien-être et de bonheur tranquille porté avec assurance et bonhomie.
Contenant mal leur joie, saouls d'accolades et d'étreintes, ils sortirent sous les yeux médusés du ministre dont ils n'entendirent même pas le « Vous vous connaissez donc », dit, il est vrai, du fond du ventre. Ils s'embrassèrent encore longtemps dans la cour du jardin avant de se retrouver sur un banc et de commencer à se donner des nouvelles :
— De quoi peut-on jurer, frère ?
Inch Allâh, de rien, parent, de rien.
— La vie est bien une corde hein, ça s'entortille, mon gars.
— Hoûhoun, ça s'entortille. Oui, que je me souviens de toi, Diouldé. Tu avais de la tête alors, mon petit veau, ça je le jure, tu avais de la tête.
— Et moi donc, sacré Nyawlata, si je me souviens de toi ? Hâaaaah, je vois encore tes bonbons. Au fait, ils t'ont porté chance à ce que je vois.
— Que pouvons-nous, misérables de nous, contre la
volonté divine, qui pour nous destiner ne daigne même pas faire signe ? Mon frère, je ne te dirai rien. Je vous quittai donc …
Nyawlata prit une bonne demi-heure pour parler de sa vie. Pourquoi avait-il quitté le village ? Son père était mort peu après sa sortie de l'école. Diouldé le savait. Il savait aussi que Nyawlata n'avait pas connu sa mère puisqu'elle était morte à sa naissance.
— Vivre chez sa marâtre avec des demi-frères plus âgés que vous n'est pas une chose marrante, frère.
Très tôt, il fut poussé à croire aux vertus du tout pour soi et par soi. Il fallait affûter ses ongles pour s'attaquer à la latérite de la vie. Pour dire vrai, il n'avait pas eu le temps de songer à la richesse, pas même celui de penser à l'avenir. Il s'agissait de réunir quelques francs susceptibles de rajouter aux maigres repas d'une marâtre, qui, avant de l'être, était d'abord une femme à la main peu large. Les bonbons ? Woï, les bonbons, pour les francs, il n'avait pas dit non, mais, frère, c'était aussi pour échapper un peu aux corvées pénibles que ses demi-frères lui imposaient. Il fallait se lever avec le jour, cultiver jusqu'à ce que ce dernier daignât se coucher et, le soir, le sommeil l'emportait vite sur la faim tant il était harassé. C'était donc pour fuir qu'il avait quitté le village, pas vraiment pour chercher fortune. La fortune ? Non, ça ne se cherche pas. Ça se rencontre.
— A chacun son hasard !
Après le village, il avait été à la ville petite : toujours des bonbons et quelques cigarettes. Il faillit vite revenir au village : la faim y était plus aiguë, en effet. Un sursaut d'homme l'en avait empêché en dernière minute : revenir au village plus misérable qu'avant, lui qui avait défié ses même-père. Etait-il donc une croûte de chiotte laissée au secret d'un bosquet par une fille de mauvaise vie ? Ah non, frère, héhéhéhé, ah non : aller plutôt à la ville grande. Ce qu'il fit.
Là aussi, la faim n'était pas absente, mais il commençait à s'en habituer. Oui, son moral se gelait, goutte à goutte, non pas à l'assaut de grandes épreuves, mais à la guise d'une expérience quotidienne faite de rasades d'eau tirées à la pompe publique, de quelques biscuits subtilisés sur son propre étalage et de fréquents séjours en taule pour de misérables larcins. Moralement et physiquement, il portait ses treize ans comme une poignée de coton sur le dos d'un mulet.
Et puis, quelqu'un lui parla de Pelle Ngayu 2, le pays aux pierres lumineuses :
— Tu te baisses en pleine nuit, tu pioches une première fois : si la brousse ne s'illumine pas, pioche encore un peu plus : la pierre est là, le jour avec elle.

Pelle Ngayu, un immense chantier, sur une plaine marécageuse, vaste comme un champ de désirs. Il y avait bien de la pierre lumineuse, beaucoup de pierres lumineuses ; malheureusement, toutes avaient été achetées par une compagnie étrangère. Nyawlata ne savait pas si cette compagnie était française, américaine ou hollandaise, et il s'en foutait comme de sa première goutte de lait. Quelle solution pour lui qui avait revendu jusqu'à son infortune pour arriver à cette plaine marécageuse et grenouilleuse ? Il n'avait pas le choix. Il n'avait d'ailleurs jamais eu le choix, lui, Nyawlata : partir à l'aube avec la multitude d'aventuriots, venus, tout comme lui, déterrer la lumineuse pierraille. Partir à l'aube, braver les mines posées à chaque recoin, les mitrailleuses que tenaient les policiers faisant corps avec l'ombre de chaque arbre et de chaque bosquet.
Douze morts la première nuit, quinze la seconde. Le lendemain, Nyawlata, prétextant une mauvaise santé, ne sortit pas du campement. Il fouilla les baluchons de ses compagnons de fortune, se gardant toutefois de tout racler, mais piquant, au contraire, chez chacun une minable pièce de monnaie. Le compte fait, il avait de quoi refaire son étalage. Il se mit à vendre biscuits et cigarettes à l'entrée du campement. Le soir, il allait manger à l'autre campement, celui, plus proche de la terre, où Dieu avait semé les pierres lumineuses.
— Un an, deux ans, trois ans … dix ans, frère …
Un soir, il malaxe comme d'habitude sa pâte de manioc, moins lourde et, comble de malheur, plus fade qu'à l'accoutumée, Toula, la galeuse aux cheveux tombants qui tenait la gargote, n'ayant pas daigné, ce soir-là, préparer une sauce gombo.
— Quand j'ai commencé la cuisine, cela m'a tellement démangée que je me suis arrêtée pour me gratter, avait dit cette écervelée en croyant obtenir une excuse.
Nyawlata regagne le chemin de son logis avec les mêmes gestes détachés que d'habitude. A droite, quelques centimètres à peine loin du sentier, quelque chose brille. Nyawlata, hébété, regarde cette lumière comme un musulman scrute le Levant dans sa prière. Le diamant est gros, très gros. Il l'étreint amoureusement de ses doigts tandis que son regard vogue aux alentours à la recherche d'un insoupçonné témoin. Sa démarche est plutôt une course jusqu'à l'orée du campement; son soufile se coupe ; sa main obstrue la poche de son boubou ; la pierre sautille et retombe sur sa poitrine et la lui tapote presque avec tendresse. Ici, il ne fallait plus tarder. Il est arrivé que l'on égorgeât de pauvres hères parce que leur tabatière gonflait leur poche comme le font les diamants. Garder son calme. Ne se confier à personne et profiter de la nuit pour gagner Waruyoɓa 3, le pays où l'argent gagne tout et où le diamant est la mère intarissable de cet argent.
Le Libano-Syrien auquel il annonça son secret écarquilla les yeux comme un goitreux étranglé et dit :
— Dans l'arrière-boutique, nous serons plus tranquilles pour discuter. Où est-il ?
Nyawlata avait prévu cette question et ses dangers. Il avait, avec une négligence minutieusement préparée, laissé le caillou bien au chaud dans une chaussette, dans un taudis où un même-pays l'avait hébergé. Il ignora donc volontairement la question et dit :
— Tu me proposes combien pour une pierre grosse comme mon poing ?
— Je ne peux rien dire avant de voir.
— Je sais, tu te méfies. Mais comment négocier sans un brin de confiance ?
— Bon, je me laisse fouiller de fond en comble pour bien te rassurer que je ne suis pas armé, ensuite, tu m'amènes voir. OK ? rétorqua l'avisé commerçant.
Le Sulukaajo 4 quand il vit le caillou, offrit deux « Merco » à Nyawlata pour bien se réserver cet inespéré marché. Quant au prix qu'il proposa, Nyawlata n'avait jamais imaginé une telle somme.
Plus rien ne le liait à ces pays. Il fit le retour et prit femmes. Et ce n'était pas pour se vanter, mais c'est la baraka même qui l'avait marié. Dieu lui a confié treize âmes, frère, oui, treize gosses …
— Treize gosses, frère. Oui, la famille va bien. Je ne te dirai rien, frère … Mais tu ne me parles pas de tes études. Avec la tête que je te connais, tu as dû ravir le Blanc de son couteau : avoue, coquin, et montre les diplômes …
Ce qui préoccupait Diouldé était ailleurs. Comment Nyawlata avait-il connu le ministre ? Comment tous les deux en étaient-ils arrivés à nouer des relations qui semblaient si sérieuses ?
Ce jour même, Diouldé dut rendre visite à la famille de Nyawlata. Nyawlata n'avait pas menti : ses treizes gosses, il les avait. Il avait quatre femmes aussi, un merveilleux quartette.
Lorsqu'il fut présenté aux épouses, Diouldé ne put retenir son admiration. Elles étaient belles, les compagnes de son ami d'enfance ! Il ne put s'empêcher de ressentir de la jalousie. Il n'arrivait pas à admettre cette preuve vivante de ce qu'il prenait pour l'absurdité du destin : que Nyawlata, qui avait été un élève médiocre, que cet homme fermé aux choses de bien, borné dans sa vue à la hauteur de son étalage de pacotille, qu'on pouvait tout juste imaginer couvant avec la passion et la tendresse d'une mère-poule les sachets poussiéreux de ses bonbons, que cet individu fût, au comble de la providence, devenu diamantaire comme d'autres se ruinent, passe ; mais que le même Nyawlata, avec son visage inexpressif, son front bas, son corps bedonnant, fût le mari légitime de ces quatre lunes, la chose était pénible à avaler !
A la jalousie se mêlait aussi l'idée, qu'il avait fini par faire sienne, selon laquelle chacun devrait bien se contenter d'une femme, cela, sans savoir s'il y croyait vraiment où si, comme beaucoup de gens aujourd'hui, il feignait d'y croire. Mais voilà-t-il pas que, pour en rajouter, Nyawlata lui dit :
— Dis-moi ce que tu penses de mon troupeau ?
Pour échapper à la scélératesse de la question, notre héros s'effondra sur le canapé et bâilla. Nyawlata, alors, de réitérer :
— As-tu bien entendu que mon troupeau est garni ?
Alors, Diouldé répondit, sans perdre son air évasif :
— C'est vrai, frère, tu as de vraies reines. — C'est bien dit, ça, s'esclaffa Nyawlata, en se tapant la panse. Héeeh, les reines, apportez donc à boire à vos maris. Que bois-tu, au fait ?
— Ooooh … — Laisse-moi donc t'aider. J'ai un whisky excellent, de la très bonne bière. A moins que tu ne préfères un jus de fruit ? Ce qui m'étonnerait. Tu t'es bien mis à l'alcool aussi, n'est-ce pas? Comme moi, quoi, et comme bien d'autres.
— Bon, un whisky, puisque tu tiens à me pervertir.
— Tu vois ! prends ça, dit Nyawlata, en tendant sa grosse main. La morale a fini par nous lâcher tous. Une vraie pute sans fidélité aucune, cette morale. Je n'ose même pas imaginer nos vieux parents nous voir boire ça.
S'adressant aux femmes, Nyawlata dit :
— Mettez-vous donc à côté de votre mari. Oui, saluez-le bien. C'est mon ami, mon frère, celui qui a partagé mon enfance. Vous avez entendu ? Ce n'est pas du mensonge.
— Oui, mes femmes, renchérit Diouldé, votre mari et moi sommes les deux grains de maïs plantés ensemble. Nous avons poussé ensemble. Seul le vent de la vie nous a séparés un moment.
L'aînée des quatre épouses répondit :
— Tu es bien un mari, alors. Et crois-nous, nous te prenons comme tel. La maison est ta maison et ceux qui l'habitent, tiens. Nous te saluons, Diouldé.
Ce fut comme un signe, les trois autres entrèrent. Les salutations d'usage se prolongèrent : éloges autant que badineries, fusant comme étincelles d'un feu de bois nourri. Diouldé répondait, le gros de la marmaille sur les genoux, tirant un nez, tapotant une joue ou caressant une touffe de cheveux perdue comme une oubliette au milieu d'un crâne ras. Nyawlata, qui suivait ses gestes, disait de temps en temps :
— Celui-ci qui ne se mouche jamais, il est de Fâtou, ma troisième épouse. Le grêle avec une tête de rocher, il est de Coumba, ma dernière. La petite bonbonne là-bas, c'est pour Malaɗo, ma deuxième ; il montrait ainsi un garçon bourrelet ressemblant en tout à une calebasse. Mais voilà le plus original : on l'appelle CowBoy. C'est qu'il est chaud bagarreur. Méchant, quoi ! On l'appelle aussi le lionceau affamé. Il est de Fâtou aussi.
— Mon mari, tu voudras bien manger quelque chose, dit l'une des femmes en s'approchant de Diouldé et en enfilant ses bras autour de ses épaules.
— Oui, il nous reste un peu de riz, continua une autre. Et il faut te dire que notre maafe haako 5 ne s'effraie d'aucune concurrence.
— J'aimerais bien vous faire ravaler votre défi, mais mon ventre ne réclame rien pour le moment. Belle délivrance pour vous, n'est-ce pas ? Un peu de glaçons, plutôt, mon whisky est brûlant.
— Par le nom de celui qui sème les étoiles, où croit-il trouver des femmes pareilles à nous, héeeeh ? Refuser notre cuisine est un affront osé, hein, soeurs, et je vous prends à témoin.
— On ne l'a pas encore vu, celui-là. Il mangera bien. Il veut, je crois bien, se faire secouer avant. Ne le secouerons-nous pas ?
A cet instant, elles se levèrent toutes les quatre pour entourer Diouldé. Une le tira par le bras. Une autre le chatouilla sous les aisselles. La troisième lui tapota le ventre :
— Je jure, s'exclama-t-elle, qui a vu un tel ventre ! Son ventre, mes soeurs, est aussi plat que celui d'un serpent. Quelle chose ! Les maris ne mangent plus, je vous dis.
— C'est la faute à ces ceintures qui les attachent, renchérit une autre. Elles sont mauvaises, dé. Elles coupent l'appétit, bouchent les intestins.
— Ça et autre chose aussi. Ils ne mangent plus, comme ça, pour se donner des manières. Maintenant, ils goûtent seulement.
— Arrêtez, pauvres fourmis. Vous allez finir par me piquer, se mit à se lamenter Diouldé.
— Tu vas manger alors ? interrogea l'une de ses tortionnaires.
— Bon. Ça va. Donnez-moi un peu de cacahuètes. Ça me suffira largement.
— Que la honte te gagne, homme qui se fait prier pour manger des cacahuètes.
A ce moment, Nyawlata qui, jusqu'ici s'était contenté de rire, crut devoir mettre de l'ordre :
— Puisqu'il veut manger des cacahuètes, laissez-le manger des cacahuètes. J'en prendrai volontiers aussi. Quelques gâteaux en plus ne feraient pas de mal.
Après les cacahuètes et les gâteaux, Diouldé dut manger le riz-maafe haako que les femmes avaient préparé. Ayant argué de toutes les excuses, les femmes trouvèrent chacune un subterfuge pour lui fermer la porte de congé. En plus, l'atmosphère familiale fort déliée ne manquait pas de prise … Les enfants, leurs grimaces, leur mêlée tumultueuse, leurs jeux, leurs querelles, leurs pleurs, si vite devenus rires, étalaient une sympathie drôlesse. Tout au long, Nyawlata luimême se surpassa dans la gaieté. Ce fut une vraie petite fête, l'entrain rapprocha Diouldé et Nyawlata, que quinze longues années avaient, somme toute, fort éloignés et qu'une différence de tempérament avait peu rapprochés depuis l'enfance. Diouldé trouva là l'occasion qui leur avait manqué pour s'ouvrir l'un à l'autre de toute la largeur de leurs coeurs. Il s'en alla guilleret, et léger du sentiment d'avoir retrouvé un ami et un frère, deux merveilles dont le monde tarissait.
Ce sentiment fut consolidé dès le lendemain. Nyawlata se présenta de bonne heure chez Diouldé. Un camion accompagnait sa luxueuse voiture. Des manoeuvres en sortirent et commencèrent à décharger des caisses. Il y avait là des provisions de riz, de sucre, de farine, d'huile, etc. Ces bonnes choses étant très rares dans la ville, ce geste avait quelque chose de providentiel, et l'intention révélait un rien de savoureuse bonté que seules l'amitié et la fraternité avaient pouvoir d'enfanter. Nul doute que Nyawlata était un ami sincère, et pas n'importe quel ami. Il avait le don de trouver le filon qui attache.
— Mon fils, Dieu lui-même te remerciera, dit Mère. Vois bien que nous sommes dépassés. Ton père Moodi Bâdiko faisait lui-même ainsi. Ta bonté n'est pas volée, mon fils. C'est le ciel qui te remerciera.
— Pour si peu, Mère, pour si peu, répondit Nyawlata.
Mère disparut un instant dans sa chambre pour revenir avec son chapelet. Elle fit la bénédiction, puis l'apologie de l'amitié :
— Ne l'oubliez jamais : nous sommes tous des aveugles et notre bâton, c'est l'amitié. Toi, Nyawlata, je mets Diouldé dans ta main. Tiens-le bien. Guide-le. Toi, Diouldé, je te le dis, bien que tu le saches déjà : Nyawlata est ton frère. La confiance mutuelle et la franchise éclaireront votre chemin. Si aujourd'hui je mourais, il faudrait que j'aie raison de me dire : je laisse Diouldé dans les bras d'une mère : Nyawlata.
Ainsi scellée, il ne restait à leur amitié qu'à suivre son cours. Il ne restait plus qu'à resserrer les liens, se rapprocher, rapprocher les familles, pétrir dans le même mortier rêves et projets, rouler au bout de la langue la même consonance du mot, bouillir au coeur de la même passion ; côte à côte, prendre pas, trébucher et tomber ensemble, se relever avec le même rire ou le même pleur … Ainsi le voulait la tradition.

C'en était donc fait : Nyawlata avait maintenant sa place dans la villa de Soriba. Le premier accueil ne lui fut pas d'une grande chaleur. Il en reçut un véritable coup de froid, et une sorte de désenchantement se lisait sur son visage. Mais Diouldé vint vite à sa rescousse pour présenter son frère, un homme rare, chaque jour plus cher, celui qu'il voulait que tout le monde prît pour son propre frère.
Certes, le nouveau frère contrastait avec le milieu dans lequel il se trouvait introduit. Il lui manquait les petites manières subtilement calculées de l'intellectuel.
Falot et lourdaud, il discordait sur toute la ligne avec son nouveau monde. Diouldé cependant avait insisté sur le charme moral de Nyawlata. Aussi ce dernier ne tarda-t-il pas à se faire adopter. Quelques jours plus tard, sa seule absence aurait crié comme celle d'un membre manquant à un corps.

Notes
1. Pas-de-crédit.
2. Montagnes aux lions.
3. Tue-et-paie.
4. Libano-Syrien.
5. Sauce à base de feuilles de manioc généralement

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