Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
Une fête avait été organisée en l'honneur des jeunes époux dans la maison même où ils s'étaient connus, la Providence ayant voulu que Soriba en soit le nouvel occupant après la chute du ministre … Celui-ci avait été emporté par une pluie de complots, une pluie où, disait-on, il avait trempé jusqu'aux os. Le sinistre conspirateur avait à peine fini de donner ses mains aux menottes de ceux qui étaient venus se saisir de sa personne que Soriba enjambait le seuil, secouant ses frusques d'étudiant. Ce serait là le QG des copains ! Un QG fonctionnant tous les soirs et il s'y donnait les bals que l'on sait. Il y avait aussi ces longs abandons à la discussion, ces fiévreux moments où ils laissaient s'éteindre la voix de l'électrophone pour écouter la leur, lâchée pour vider de soi la lourde lie d'idées pétillantes dont on a pressuré, écoulé le jus, mais dont il reste la masse fibrailleuse de la décoction qui enserre les tripes, démange l'esprit et crispe les consciences. Entre les verres bavant la mousse que les lèvres happent, gourmandes et insatiables, et la main qui bat l'air pour mimer ces choses qui ne se font pas dire aisément — ces choses qui restent dans la gorge comme un os fourchu —, il y a les épaules qui s'affaissent, comme chargées d'un remords imprécis. Au bout du compte, l'alcool n'aura rien donné que son farceur goût de mystère et son parcours de lave qui n'a pas fini d'envahir les palais et les langues qu'il a déjà franchi les gosiers ; votre interlocuteur vous oppose un regard sombre, rien que son regard sombre, accroché comme une nuit à son visage. Chacun cherche en l'autre l'issue qu'il devine, mais ne sait pas …
Diouldé débouche une bouteille de champagne, il ne voit pas qu'il y en a bien d'autres de déjà ouvertes, à peine entamées Il tire goulûment sur sa cigarette avant de tomber comme un baluchon de coton sur le canapé et de soupirer :
— Eeeeeh ouais …
— Eeeeeh ouais quoi? intervient du tac au tac Kerfala.
— Nous sommes bien drôles.
— Qui est drôle ? fait Bôri avec un peu de rage.
— Peut-être que nous ne sommes même pas drôles, miaule Diouldé. Il y a des fois où le ministre m'énerve
à un tel point…
— Qui, qui t'énerve ? dit quelqu'un.
— Ça dépend du jour, je crois même que cela dépend de l'habillement du jour. Je jure que si c'est ce catafane 1 multicolore qui lui multiplie la bedaine, je me porte mal, très mal. Là, je m'enferme dans mon bureau, je mords des crayons, je déchire des papiers et je regarde ma secrétaire avec un oeil méchant.
— Le ministre …
— Il y a longtemps qu'on aurait dû l'enterrer, celui-là. Vous avez vu sa masse ? La graisse doit lui écraser le coeur comme un poids-lourd sur un moineau. Il n'y a plus qu'à attendre pour le cueillir un de ces quatre, froid comme le premier mort.
— Moi, ma grand-mère aimait à me dire : « Il y a trois choses que tu ne verras jamais, même si, moineau, tu allais jusqu'au bout du monde : un chimpanzé blanc, la racine d'une pierre et un homme gras par les bienfaits du jeûne ; ces trois choses, mon petit veau, Dieu les a cachées de notre vue depuis le jour de la création. »
— Ta grand-mère, elle aurait pu aussi dire : « Ceux qui s'engraissent sont de beaux salauds qui mangent en surplus dans un pays où le surplus est une autre de ces choses que Dieu a cachées de notre vue depuis toujours. »
— Oui, des salauds que l'on devrait fouetter à la place du village en guise de cure d'amaigrissement.
— Le ministre n'est pas seul.
— Sûr.
— Moi, je paierais cher pour voir ce porc à deux pattes en rut sur sa femelle. Ça doit souffler, les gars !
— Sa femelle ? Ses femelles plutôt. Il a quatre épouses qu'il a prises quand il portait la bouilloire du Blanc. C'est une fois ministre qu'il a eu cette girafe qui lui fait fonction d'épouse officielle. Les quatre bonnes femmes sont maintenant parquées au village, une nuée de mouflets sur les genoux. Mais on dit qu'il y a la pension. Là, je ne fais pas mention de toutes celles qui passent chaque jour au bureau ou à l'hôtel.
— Peut-il seulement jouer à l'homme ?
— La Rouɠi, cette idiote qui sourit à tout le monde et qui est si peu difficile à prendre le lit, tu sais, Kaliva, celle-là qui a tenté de nous allumer la dernière fois au Tropicana — elle raconte que c'est un homme comme les autres, peut-être seulement un peu plus lourd …
— Vous avez entendu son discours à la dernière assemblée révolutionnaire. J'ai cru qu'il y avait des
cancrelats dans mon transistor ou que l'on avait égorgé un animal et que le malheureux râlait avant de rendre la vie. Rien compris.
— Qu'y a-t-il à comprendre dans ce que ces gens-là disent ? Le bréviaire est trop connu, mon vieux. Une suite de phrases toutes faites où ces messieurs, enfin, ces camarades, se congratulent à pleine gorge, se réjouissent de … se félicitent de … et s'émeuvent de tout : « La chance historique de notre vaillant peuple, symbole vivant de la bénédiction de nos ancêtres, est la présence — ô combien opportune ! — à la tête de notre verdoyant pays d'un de ces hommes dont la Providence ne nous fait cadeau qu'une ou deux fois par cinq siècles ; j'ai parlé, et vous vous en doutez sûrement, de notre cher président, bienfaiteur suprême de vous et de moi, ardent défenseur de la cause sacrée, notre leader bien-aimé Sâ Matrak. »
— Quel torrent de salive ! Ceux qui sont à plaindre, je les connais.
— Lesquels ?
— Ils sont nombreux, tous ceux qu'on enlève de leur travail pour écouter ça, être là devant eux ; taper des
mains quand ils élèvent la voix et puis leur sourire inlassablement, puisque ces camarades aiment ça, le beau sourire de notre peuple.
— Il faut tuer cette vermine, cette cohorte de sangsues, avant qu'il ne soit trop tard.
— Je serais bien de ceux qui appuieraient sur la
gâchette.
— La gâchette, voilà tout le problème. Des fusils, je vous dis, et le pays se nettoie tout seul comme un arbre que la saison sèche dénude de son habit vert. Il
n'y a pas là matière à philosopher. Que ceux qui ne savent pas pondre de fusils nous épargnent leurs caquetages ! Le pays, que je sache, n'est pas une basse-cour de vieilles poules.
— Le fusil !
— Oui, le fusil !
— Mais alors, si j'ai bien compris, il nous faut une armée ?
— Presque. Et voilà nos petits tyrans chacun dans sa tombe. Remets-m'en donc, de ce champagne. Qu'attends-tu ? Voyez-moi ça : des hommes bien équipés, avec beaucoup de jugeote les gars, et la tête clinquante d'un idéal cristallin. Ah, quel malheur que ce pays soit peuplé de créatures sans bravoure ! On dirait un jardin de lierre où chacun s'évertue à ramper sous l'autre. N'y a-t-il pas un seul homme qui ait du coeur ici ? …
Soriba flaire le plateau de brochettes et, comme s'il y était obligé, saisit quelques morceaux dont il se remplit la bouche ; il regarde après sa main huileuse, grimace, s'empare du mouchoir tout blanc que le boy lui a tendu. Il mâche avec un bruit agaçant, entrechoque ses dents, fait un frou-frou de ses grosses lèvres. Son parler est à peine distinct lorsqu'il déclare en guise de plaisanterie :
— Moi, j'ai de la jugeote hôoooo. N'est-ce pas que je suis tout indiqué pour votre armée ?
— Pour la jugeotte, on pourra toujours discuter, mais la bravoure, mon frère, c'est une autre question, dit Kerfala.
— Non, sans blague, le problème est sérieux, vieux bougres, dit Kaliva.
— Le problème est sérieux, n'empêche qu'il a un relent d'humour, au point où on en est …
— C'est vrai, l'humour n'y manque pas. L'autre jour, Béla, le député, sort de l'Assemblée nationale pour regagner sa voiture. Il voit le jardinier qui tond le gazon :
— Allons, mon brave camarade, ça marche, ce boulot ? Courage, hein ! Hier, le Blanc avait tout dans ce pays ; pour nous, rien. Mais aujourd'hui, tu vois, tout est pour nous, pour nous tous. Rien n'empêche plus que chacun ait sa propre voiture. Tu ne me crois pas ?
— Si, camarade député, si.
— Pourquoi, alors, dilates-tu tes narines qui sont déjà larges comme des puits ?
— Pour rien, camarade député, pour rien. Je me permets de vous rappeler que, moi, je n'ai pas encore reçu la mienne.
— Ta quoi, mon brave ? Ma voiture, Kéee !
Pendant ce temps, les femmes commencent à bâiller …
— Encore, si c'était des gens capables, il y aurait peu à redire. Mais, bonté divine, ce cortège ne sait que bouffer. Parmi eux, aucun gestionnaire, aucun administrateur, aucun technicien. Qu'ils regagnent leur souterrain de subalternes mal parvenus et laissent la place à ceux qui peuvent. Pour bâtir, il faut des bâtisseurs, enfin …
— Tu rêves si tu penses qu'ils s'en iront ainsi. Ils ont le pouvoir et ils s'y accrochent comme des bigorneaux sur un roc. Pour les en dégager, il faut les brûler. J'ai parlé d'armée, il nous faut une armée !
— Ajoute que quiconque flairera ce pouvoir sera mangé cru. Même si je mourais de faim, je ne toucherais pas même aux tripes de la proie d'une hyène.
— La question n'est pas là, déclare alors Diouldé. Ce
n'est pas à nous qu'il reviendrait … Qu'a donc une poule à discuter du prix d'un couteau ? Non … A vous, je vous le dirais franchement puisque vous êtes des frères : je m'occupe de mon travail. La politique, je ne dis pas que je n'en fais pas, mais je préfère faire comme le caméléon : mettre mon pied sur un terrain dont j'ai pu d'abord m'assurer qu'il était stable. Il serait ridicule que la terre s'effondre sous mes petits pas !
Tiéba aussitôt le soutient :
— Il a raison. Laissons la politique aux spécialistes. Nous avons assez de problèmes comme ça.
— Oui, oui, c'est ça. Occupons-nous de ce qui nous regarde. Le fou qui t'a blessé prétextera toujours que tu as pris le même chemin que lui.
— Et le soleil n'assèche pas la peau de celui-là qui n'a pas quitté sa maison. Je ne me mêlerai pas de leurs magouilles politiciennes. Mon problème est tout autre. Mon problème est de supporter la présence de ces régnants. Si seulement on avait d'autres lieux pour travailler ; mais non, il faut travailler sur leurs genoux, sous leur contrôle.
— Contrôle, mon oeil ! Tu leur fais un rapport, il ne sont pas foutus de le comprendre … Il m'arrive pourtant de me dire : travailler pour ces messieurs, c'est bien cimenter leurs fesses sur les fauteuils où ils sont déjà.
— Je dois même dire que notre position est fort incommode. Ne sommes-nous pas des dirigeants qui s'ignorent ? Ne sommes-nous pas leurs fesses, les fesses de ces messieurs? Mais, savons-nous seulement péter ?
— Hé si, quand même, dit Kerfala, indigné, qui lâche en même temps une bulle comparable en tout à celle
d'un âne repu.
Les autres font mine de se boucher le nez.
— Non, les rassure Kerfala. Les plus tonnants sont les moins puants. Celles qui puent le plus, ce sont celles que l'on lâche en petites bouffées discrètes. Celles-là, plus elles sont discrètes, plus on les sent, vous savez,
avec cette odeur franchement caustique qui écorche les narines.
Excédé, Soriba finit par dire :
— Arrête maintenant, et dis quelque chose de sensé.
Râhi d'ajouter :
— Surtout qu'il y a le boy à côté. Quelle gaffe s'il t'entendait !
Kerfala répond :
— Merci pour vos belles manières. Vous parlez du boy ? Moi je vous dis que si ça se sentait dans les plats, il y a bien longtemps qu'on se serait mis au jeûne. Ce gaillard doit être maître dans l'art de péter. Il a un derrière qui ne trompe pas. Mamadou ! hurle-t-il en direction de la cuisine.
L'interpellé se dessine à la porte, se baisse pour la passer, avance les bras le long du corps et se plante au milieu du salon comme un fromager dans un terrain vague.
— Regardez-moi ce superbe physique, se met à susurrer Kerfala.
Ils se mettent alors à parcourir le garçon du regard, celui-ci fixant le plafond sans désemparer et s'efforçant de garder un sourire contraint, tout malheureux.
Kerfala n'avait pas exagéré quand il avait dit « le gaillard ». Pourtant, l'observateur ne pouvait se rendre compte de la justesse du mot par un simple coup d'oeil. Il fallait, pour en éprouver la pleine signification, le soupeser avec patience et sans se lasser des détails. Il y a des hommes dont la silhouette paraît tout à fait normale, dans son ensemble, mais qui sont en vérité des nains; celui-là était normal dans son expression globale, mais en réalité, c'était un géant. Par la taille, il les dépassait tous. Sa tête touchait jusqu'au plafond. Ses épaules sous-tendaient la légère chemise de coton qu'il portait, au risque de la déchirer. Un ventre plat, sans la moindre saillie, et un derrière bien rembourré. Sur ce derrière, le regard de chacun finit par s'arrêter : là, était le petit mystère de Kerfala ; là, était le petit sus-pense dont le dénouement allait régaler la faim de leur curiosité.
— Nous allons jouer, Mamadou, dit Kerfala. Ne te fâche donc pas pour ce que je vais te dire. Nous sommes bien entre amis, hein ? On t'aime bien, tu sais. Nous avons fait un pari, mais ne t'offusque pas, il faut que tu pètes, quoi. Hoûn …
Mamadou se mit à ricaner de l'intérieur, eût-on dit, puisque sa bouche ne s'ouvrit même pas.
— Ce que vous me demandez, patron, c'est ce que mon père lui-même me demande. Jouons. Mais il faut attendre que je me prépare. Pour jouer à la course, il faut d'abord retrousser son boubou.
— Vas-y, retrousse-le à ta guise, mon brave. Mais il ne faudra pas y aller n'importe comment. Une première fois, tu y vas doucement, sans bruit aucun ; ensuite, seulement, tu canonnes, mon vieux.
— Sans faute, patron, sans faute.
L'odeur envahit la salle sans le moindre signe annonciateur. Ceux qui croyaient la recevoir tout de suites'étaient trompés. Il leur avait fallu attendre au point de désespérer avant de l'avoir dans le nez et, même, cela s'était fait selon tout un processus avec une phase centrale ou l'insupportable régnait sans partage. Puis il y eut le canon, qui déploya leurs rires sauvages et les affala pêle-mêle sur la moquette, les faisant tenir leur ventre comme s'ils avaient la colique. Dans cette grande mêlée, personne ne sut jamais lequel d'entre eux laissa sur la moquette une nappe de vomissure que le boy se mit aussitôt à nettoyer sans quitter son sourire figé.
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