Paris, Editions du Seuil. 1993. 170 pages
Pouvait-il se faire qu'en sept ans de mouise personne n'eût songé à ces deux cent mille ? Cette histoire-là aussi, on l'avait simplement mise de côté. Par pessimisme ou par lassitude, comme tout le reste, en définitive.
L'exil n'est pas le nid d'angoisse que l'on croit. C'est, à sa façon, une portion de vacances. Plus rien n'y importe vraiment.
Vous laissez au vent tout ce qui vous dérange et vous vous faites une grosse tête d'autruche dans le doux sable de l'aboulie.
Cette affaire n'avait pas grande importance en vérité. Pas plus que le poto-poto de Mermoz ou l'eau de la fontaine du n° 6 dont on se gave pour tromper la faim. Je ne sais pas pourquoi je l'ai ressortie ce soir, la veille du départ d'Idjatou. Peut-être tout simplement est-ce devenu une de nos habitudes que de laisser fermenter les choses, de les ressortir sans raison, à la seule fin d'envenimer nos rancoeurs. Ce faisant, une joie mauvaise m'est montée au coeur et j'ai senti sur la langue le goût douceâtre de la haine. Une haine subreptice qui ne ressemblait en rien à l'idée que je me faisais de moi.
Tant de choses me lient à Habib ! Oh ! il y a bien eu quelques accrocs, en particulier le jour où l'on s'était réunis pour élire le successeur d'Elgass à la tête du collectif des Guinéens de Bidjan. Rien de bien grave. On s'était portés candidats tous les deux et il l'avait emporté à une courte majorité. J'avais, il est vrai, mal pris que, pour une fonction aussi importante, on m'eût préféré un inconnu fraîchement descendu d'Abengourou et qui se faisait passer pour le cousin d'Elgass.
Je n'avais d'ailleurs pas manqué de dire ma façon de penser. Puis l'incident avait été enterré et nous avions partagé sans querelle majeure les années qui suivirent, ainsi que la turne et les malheurs. Maintenant que cette stupide bouffée de haine s'est dissipée, je me sens tout chose. Je m'oblige à penser que c'est bien moi qui suis là, appuyé au comptoir du bar Hélène, à dévorer de l'aloko et à boire de la bière. Mais, tout au fond de moi, je sens une espèce de honte me gagner et j'ai bientôt l'impression de n'être plus qu'une grosse tache de honte exposée au regard bien aise des autres.
— Tu ne danses pas ? Dire que c'est exprès pour toi que j'ai mis ce disque de Monguito !
Excédé par mon silence, Cé Né Gon enlève le disque de Monguito pour remettre de la cora. Et moi, tout ce que je fais, c'est me placer de biais et chercher refuge dans les notes de la cora pour fuir le regard et le silence des autres. Mais la cora ne rompt pas le silence, elle le creuse, elle l'amplifie. Au fond, ce que je voudrais, c'est demander pardon à Habib… Je me lève, je marche vers le ventilateur. J'ouvre le frigo pour prendre une bière. En revenant à ma place, je contourne la solive, je m'oriente vers la sortie, je passe vers le fourneau près duquel Habib est accroupi. Je voudrais lui taper sur l'épaule, le regarder en face et lui
dire une bonne fois : « Laisse tomber. Tu sais bien que tout cela ne rime à rien. Simple foucade de Guinéen. » Mais ma main refuse de se soulever. Je reste une fraction de seconde à observer les braises du fourneau puis je me baisse pour prendre un morceau de foie dans le plat posé à ses pieds. Je pense : « Tape-lui donc sur l'épaule, rigole un bon coup et dis-lui que ce n'était rien. » Au lieu de quoi je passe le perron et me dirige vers les toilettes au fond de la cour, près du fût d'épluchures où Démerde aime à faire le beau. Et soudain je suis pris d'une terrible angoisse.
Une double clôture de tôle isole ce côté-ci de la concession du reste de la ville. Le sifflement du vent, le bruit des souris dans les recoins obscurs sont sinistres dans le réduit où je me suis isolé. Je reste un bon moment, penché sur la tinette, sans savoir si je vais me soulager ou regagner la fête. J'enlève mon pied du rebord de la tinette en me disant que, cette fois, oui, je vais rejoindre les autres. Mais je reste, retenu par le frôlement des cafards sur la toiture du cagibi.
De la ville, je n'entends qu'un bourdonnement lointain et faiblissant, comme si la ville elle-même se retirait pour me laisser seul dans l'embarras. C'est à ce
moment qu'une ombre humaine apparaît dans le rai de lumière que produit l'éclairage de la rue Reine-Pokou.
— Tu n'aurais pas dû faire ça, Badio. Je ne te le pardonnerai jamais.
Habib ! Et il retourne dans la salle sans un mot de plus. Je pense : « Bien sûr il bluffe », en reprenant le couloir après lui. « Il fait son cinéma pour que je vienne enfin m'excuser. » Ce que, bon, je vais faire dès que j'aurai regagné la salle à mon tour… Mais, quand je rentre, je le vois qui se précipite vers la solive et se met à frapper des mains !
— Silence ! Moi aussi, j'ai quelque chose à dire !
— Qu'on nous foute la paix avec ces deux cent mille, dit Tiobendo, tout ça c'est des histoires de Guinéens, on n'en guérira donc jamais ? La petite, elle en aura des mille et des cents là où elle va. Elle a notre bénédiction.
Habib s'en retourne vers le fourneau et fouille dans un sac de toile abandonné près du tas de broches. Puis il revient au milieu de la salle en dissimulant quelque chose sous sa chemise.
— Foin de ces fameux deux cent mille ! dit-il. Regardez plutôt ce beau magnum de champagne. Non, nous Guinéens, nous ne sommes pas nés petits… Je le dédie à notre soeur, à sa joie, à ses études. Et maintenant, qu'on ferme sa gueule et qu'on ouvre la bouteille !
— Bien joué, Habib, c'est à ces petits détails qu'on reconnaît les valeureux !
— Et ce n'est pas tout ! Regardez ce bijou.
Ça tient à peine au creux de la main, mais c'est du pur or du Mali, l'éternel joyau de nos savanes, et c'est pour la petite soeur… Quant aux deux cent mille, foi de ma personne, elle les aura dès que Bidjan m'aura souri un peu. Dites-lui que je reste son cousin, même si tout le monde sait maintenant que ce n'est pas vrai.
— Où est le mal dans tout ça ? dit Laho. Débouche-nous
la bonne chose, voilà enfin de la fête !
Nous avons vidé la bouteille, fini les brochettes et l'attiéké, raclé les derniers restes d'aloko et dansé la salsa. Du coup, l'idée de m'amender m'est complètement sortie de la tête. Plus tard, certains ont commencé à somnoler, vautrés sur les tables ou accoudés au comptoir.
— Remets la musique, Cé Né Gon, ça les réveillera.
— Fini pour aujourd'hui, il faut savoir se fatiguer.
— Si on contait ?
— On n'est plus des mômes, écoutons plutôt la radio.
— Ou parlons du pays, dis-je, c'est plus tordant qu'une ménagerie de dindes. N'est-ce pas, Habib ?
Sans me répondre, il se dirige vers l'étagère des bouteilles qui est accolée au mur. Il monte sur un tabouret et tire de là-haut un jeu d'awélé dont il souffle la poussière.
— Jeu d'awélé, jeu de mort ! dit-il en posant violemment la pièce de bois devant moi. Tu m'entends, Badio ? Jeu de mort !
— C'est ça, allez-y donc, qu'on voie un peu qui est le plus fort, disent les autres en approchant des mines gourmandes de la table de jeu.
Conscient de l'indiscutable supériorité de Habib en la matière, je répète d'une voix légèrement tremblante :
— Jeu d'awélé, jeu de mort.
— Parole en l'air, parole mortelle !
— Parole en l'air, parole mortelle.
— Diable dans case de celui qui ment ?
— Diable dans case de celui qui ment.
Les autres rient et se répartissent derrière Habib et moi, chacun selon son favori. Nous nous asseyons face à face et il s'apprête à distribuer les pions. Le ventilateur s'est arrêté et Cé Né Gon a abandonné sur la platine le disque de Belisario Lopez qui y tourne sans musique. Je passe la main sur mon front, y recueillant l'équivalent d'un verre de sueur. Le plateau de l'awélé m'apparaît comme la moitié d'une tortue qu'on aurait fendue en deux : les douze trous et les deux réservoirs comme les excroissances monstrueuses de viscères inconnus… Trop tard, je ne peux plus reculer. Je sens sur mes épaules tout le poids des regards. Je lève la tête vers Idjatou mais elle reste contre la solive à observer la scène comme s'il ne s'agissait là que d'un simple jeu de casino. Habib dénoue le sachet contenant les pions et renifle avec aplomb.
— Qu'est-ce que tu choisis ? Le 2-3 ou le 2-4 ?
— Le 2-3, dis-je en maîtrisant péniblement ma voix, c'est plus excitant.
— Ton arbitre ?
— Mafing. Et toi ?
— Arsike.
Il verse les graines de palme sur la table puis entreprend d'en distribuer quatre par trou comme l'exige la règle. Arsike et Mafing rappellent pour la forme les principes du jeu :
— Combien le match ?
— Cinq parties, dis-je. Et premier match, victoire totale.
— Et que jouez-vous ?
— La vérité ! s'empresse de répondre Habib.
— Jeu de vérité, jeu de serment ! dit Mafing.
— Jeu de serment, répétons-nous en choeur.
— Tu ne pourras rien contre lui, me chuchote Laho (comme si cela suffisait à me sortir du pétrin !). Il s'est mesuré aux plus grands champions d'Abengourou.
— Antonine ! entend-on à travers la cloison. Amène le couteau !
— Tantie Akissi n'aime pas qu'on joue à l'awélé la nuit, dit Antonine.
— Elle dit ça par habitude, dit Mafing. Superstitieuse comme elle l'est !
— Ce qui est fait est fait, ajoute Arsike.
— Le jeu n'a pas d'heure, rugit Tiobendo. Cinq ou vingt heures, ce sont les mêmes pions qu'on pousse. Allez, les béliers ! qu'on voie ce que vous avez dans les couilles.
— C'est dans la tête que ça se passe, dit Habib qui touche ses pions avec componction, pas où tu penses, Tiobendo. Badio, c'est à toi de jouer le premier.
— Voilà, dis-je en jouant mon trou n° 5 pour parer à toute surprise.
— Bien, bien (et il joue son trou n° 2).
— Si tu allais voir Diallo, dis-je perfidement pour faire oublier la faiblesse de ma position.
— Merci ! Tu sais mieux que moi que Diallo ne prête jamais plus de dix mille.
— Le Samouraï, alors ?
— Entendu, monsieur le conseilleur ! Le Samouraï qui gagne à peine de quoi nourrir une sauterelle…
Et il joue son troisième trou. C'est bien là son style : jouer les trous intérieurs pour divertir l'adversaire et combiner au dernier moment un krou inattaquable.
— Joue donc, Badio, dit Mafing. Sinon, je te siffle temps mort.
— Gros couillon, me dit Arsike. Il joue son premier trou au lieu du second. Tu aurais pu ramasser cinq séries de deux au lieu de quatre. Où as-tu l'esprit ?
— Antonine, donne-moi le couteau ! Elle veut m'étrangler, elle veut me faire avaler le poison.
— Réveille-la, Antonine, dit Tiobendo, elle va se faire mal.
— C'est juste ce qu'il ne faut pas faire ! Elle risquerait une attaque.
— Je n'avais jamais entendu quelqu'un parler et ronfler en même temps, dit Thiam.
— Une seule fois, dit Antonine, je me suis permis de la réveiller. C'était au village. Elle s'est levée et elle a foncé dans la forêt en parlant toutes sortes de langues. Ses yeux restaient fermés mais elle reconnaissait tout… Il a fallu trois jours pour qu'elle se rétablisse. Le guérisseur
a dit que si cela se reproduisait elle s'en irait pour de bon, on la verrait aussi bien enjamber les arbres sans qu'on puisse rien faire pour l'attraper.
— C'est pas bien gênant… à part les ronflements.
— C'est même plutôt marrant. Attendons un peu et elle va se mettre à parler chinois.
— Ou indien ! Il lui arrive aussi de calculer ou de réciter des chapitres entiers des divers prophètes, tirés de la Bible et du Coran. Le guérisseur dit qu'elle est en état d'écoute et que, pendant ce temps-là, tous les phénomènes du monde se succèdent dans son âme.
— A ton tour, Habib, de t'exposer au temps mort si tu ne joues pas tout de suite.
— Est-ce qu'elle parle anglais ? demande Thiam tout excité.
— Même l'informatique. Il n'y a que le baoulé, sa langue de naissance, qu'elle oublie dans ces cas-là.
— Qu'on nous foute la paix une fois pour toutes avec ces histoires d'argent, dit soudain Laho. J'en ai ma claque !
— Mais, dit Tiobendo, visiblement ému, c'est toi qui réveilles ça, mon saligaud, avec ta légendaire distraction ! Il y a longtemps qu'on a mis une croix là-dessus, n'est-ce pas, Habib ? N'est-ce pas, Badio ?
— Oh ! vous savez, dit Idjatou, en ce qui me concerne, je me dis qu'après avoir survécu à Bidjan je survivrai partout, avec ou sans les deux cent mille… Ce à quoi je ne me ferai jamais, c'est la disparition du sassa.
— Encore ! s'écrie Arsike.
— Vous comprenez, on m'a éduquée dans le culte de ce bien de famille. Mon père disait que le sassa renfermait la tradition de notre destin. Nous serions chanceux et invulnérables tant que l'un d'entre nous serait en sa possession.
— Vraiment ? demande Thiam.
— Mon père l'a dit ! Jamais il n'a évoqué Elgass sans l'associer au sassa. Si je l'avais retrouvé, mon frère serait un peu moins mort.
— Vas-y donc, Badio, dit Habib. Raconte-leur que ce coup-là aussi, c'est moi.
Sans accorder d'attention à ce qu'il dit, je compte mentalement les pions qu'il a dans ses trois premières cases. Mon premier en contient cinq, mes deuxième et troisième sont vides, les suivants en recueillent plus de
trois : je joue le trou n° 1, faisant barrage sur son cinquième pour casser le krou qu'il prépare. Et tantie Akissi, après un furieux délire dans une langue à fortes consonances slaves :
— Antonine, ne me laisse pas mourir, vite ! Le couteau ! Ah ! cette femme, tout ce qu'elle peut faire dans cette ville !
Je distribue les pions pour la partie suivante et, pendant que Habib se lève pour aller chercher ses cigarettes dans son blouson resté suspendu au-dessus du fourneau, j'insinue :
— On aura beaucoup parlé de dollars…
— De quoi veux-tu qu'on parle, dit Laho, sinon de choses sordides, quand on est Guinéens et qu'on vit à Bidjan ?
— Sordides, peut-être. Fausses, sûrement pas.
Habib revenu à la table, je me remets à jouer en pensant au sassa. Je ne peux pas dire si, oui ou non, il m'est arrivé de le voir. Pourtant, chaque fois que j'opte pour le “non”, je le vois, je le vois tel que l'a décrit Idjatou. L'aurais-je vu, mais sans réaliser alors l'importance qu'il avait ?
Je sais maintenant qu'il ne s'agissait pas de n'importe quelle babiole, mais du totem de toute une lignée. Comme ils sont malins, nos aïeux ! Ils ne jettent jamais rien, ils savent rafistoler l'ancien avec le fil le plus récent, ce qui les rend imbattables dans l'art de simuler la défaite pour gruger l'événement.
Comment auraient-ils survécu devant les impôts, les chrétiens, les musulmans et tant d'autres bizarreries des temps sans défier ni pleurer le sort ? Le premier venu croit pouvoir les convertir mais, chez eux, c'est tradition que d'emprunter aux autres : un dieu par-ci, un autre par-là, pourvu qu'ils viennent en aide aux leurs. Astucieux pari sur le jugement dernier que Pascal n'aurait sans doute pas renié !
C'est ainsi. Chez nous, les dieux sont condamnés à la modestie, ils n'ont de place que s'ils consentent à coexister. Un verset de Coran et une défense de phacochère, un ex-voto et une amulette dogon, la catéchèse n'aurait aucun sens autrement.
Pas de raison pour que fétiches et prophètes se fassent la guerre au panthéon. L'Afrique est un monde inachevé où tous les dieux sont encore à l'oeuvre. Dès lors, il n'y a pas lieu de s'étonner que le sassa côtoie la Samsonite sur une terre où tout est promis au voyage, races, pays et malentendus.
En Arique, c'est bien connu, seule la parole est immuable : les ancêtres ont ficelé une fois pour toutes leurs fables et leurs truismes dans le noeud des proverbes.
Le sassa d'Elgass, somme toute, on aurait pu le repérer à son odeur de Tassili, sa couleur de Ghana, son âge sans nombre des Malis, l'éternité de ses plis songhaïs et foutas. Oui, je l'ai sûrement vu, ou alors ce n'était qu'un rêve…
— La Blanche les a montrés, ces billets, dit Arsike.
— Ma parole, vous voulez me crucifier ! dit Habib en remportant aisément son krou sur mon trou n° 2.
— Antonine, le couteau ! Cette femme est une vraie garce. Elle s'est fait un visage de jeune fille. Elle a quitté son repaire en donnant l'ordre aux serpents de surveiller la côte. Maintenant il en grouille partout, et même sur le Plateau et même sur le port. Elle porte un sac croco et des boucles d'oreilles de Kano. Elle fait du stop sur le boulevard du Petit-Bassam. Elle a l'air d'une secrétaire mais un long pagne cache les écailles qui lui recouvrent les mollets. Elle sent le parfum de luxe, mais, oh ! mon Dieu, c'est de la décoction d'ansérine. Malheur à ceux qui l'approchent, ils vont se ruiner ou mourir d'embolie…
— Des billets verts, mon petit, du pur trésor d'Amérique, dis-je en tentant une capture sur son trou n° 4.
— Le genre de trésor qui se remarque, à Bidjan, confirme Tiobendo.
— Surtout que tu en as rajouté au chapitre du pourboire. Et la Blanche, elle babille, mon petit Habib ! La Blanche, elle pérore, elle prône pour un rien. De sorte que, dès que tu l'as quittée, elle a fait du denier un joli éventail qu'elle a posé sur le guéridon, entre les fleurs et l'onglier. Et elle a dit : « Ça, c'est du Habib tout craché ! Le plus beau, le plus prévenant des gentlemen de Cocody ! » Il fallait voir avec quelle fierté elle caressait de ses billets les pommettes des visiteurs… Et, comme par hasard, Tamboura venait juste de recevoir un mandat de son oncle de Baltimore.
— Tamboura qui avait à l'époque pour co-turne dans l'appartement des 220 logements un certain Habib, précise Arsike.
— Oh! dit Laho, on a supputé là-dessus mais on est encore dans le doute !
— Il n'y a plus aucun doute, dis-je, alors que Habib m'attaque sur cinq trous de deux. La vie du malfaiteur est un château de cartes : le premier aveu entraîne les autres.
— Effet feed-back, selon les Anglais, enchaîne Arsike.
— Mauvais effet, avant tout, dis-je, très mauvais effet. De quoi solder la réputation de toute votre vie. Et ce n'est pas fini, il reste encore beaucoup de zones d'ombre, des “paraît-il”, des “on dit ça” plus longs que ta taille et plus lourds que ton âge, Habib !
— Ne l'étouffe pas, Badio !
— Je ne l'étouffe pas, je cherche à comprendre.
— Vous n'avez pas fini ? dit Idjatou. Comprendre quoi, bon Dieu ?
— Certaines petites choses ayant trait à notre candide vie de Bidjan.
— La belle morale ! L'imprenable conte du muet qui se moque du bègue. Badio, tu ne l'emporteras pas en paradis, c'est moi qui te le dis.
— Prends donc pas la mouche, Habib ! Jeu d'awélé, jeu de vérité, tu l'as dit toi-même. Alors, c'est le moment ou jamais d'échanger des confidences et surtout garde-toi sur ton trou n° 1.
— Arrêtons ça, pleurniche Idjatou. C'est pénible, à la fin, ce jeu, cette discussion qui ne mènent nulle part… Remettons ça à plus tard, quand nous serons de retour au pays, par exemple. Vous verrez alors comme tout cela nous semblera futile !
— Au pays, on dit que se quitter sur un malentendu, c'est se condamner à ne jamais se revoir. Mieux vaut éclaircir les choses même si cela doit faire mal.
— Tu es superstitieux, toi aussi, Thiam ?
— Nous le sommes tous, nous jouons à ne pas l'être. C'est comme un héritage resté sacré, malgré les apparences.
— Surtout quand ça vient d'Elgass, dit Tiobendo.
C'est comme si c'était Elgass lui-même, comme si on lui avait bouffé son cadavre.
— Puisqu'on parle d'Elgass, s'écrie Habib, parlons-en jusqu'au bout !
— Voyez-moi ça, maintenant c'est lui qui gronde, dis-je en tentant une contre-attaque à partir de mon trou n° 5.
— Parfaitement, c'est moi qui gronde !
— Le chiot est pris, le chiot aboie, dis-je sans faire attention au quatre de deux qu'il vient de me rafler. Tu n'es pas le mieux placé pour parler d'Elgass.
— Tout le monde a vu la Lune, tout le monde peut en parler. Elgass n'était pas ta chose, Badio, malgré l'illusion que tu cherches à entretenir là-dessus.
— Messieurs Dames, voici l'homme qui a touché la Lune !
— Il y a des gloires qu'il vaut mieux éviter ! On s'acharne sur moi pour détourner la conversation. Je parie qu'il y en a ici qui meurent de trouille à l'idée qu'on aborde certaines questions.
— Déballe donc ton linge, preux adversaire à l'awélé, je n'ai pas peur de toi. Vas-y, pour une fois que tu veux te montrer au grand jour !
— Eh bien, revenons par exemple à cette histoire de sassa dont on parle tant sans savoir de quoi il retourne. Qu'en penses-tu, Arsike ?
— C'est comme si tu me posais des questions à propos du Miniamba : je l'ai entendu conter et chanter mais je ne l'ai jamais vu.
— Vraiment ? Dis-moi alors comment il s'est retrouvé dans l'album du Gringo ?
Et le voilà en effet qui se lève, le voilà qui sort de sa sacoche, restée comme son blouson près du fourneau et des broches, un album. Il y a un long moment d'hésitation pendant lequel tout semble pétrifié. Puis Laho s'avance le premier pour scruter l'objet. Il pose sa main sur la couverture, en trace le pourtour avec son index, la lisse longuement du revers de la main, puis commence à tourner les pages avec le doigté d'un cambrioleur forçant un coffre-fort. Laho repose enfin l'objet sur le plateau de l'awélé, mais il se met aussitôt à le feuilleter avec frénésie, tout en jetant de rapides coups d'oeil à Arsike. Les pages sont d'un papier calandré de couleur beige et doublé d'une feuille translucide où s'encastrent les clichés. Nous voyons passer un tambour sénoufo, un dieu-taureau baoulé, un trône tchiangba en bois d'okoumé, un sceptre agni, une série de masques bétés et guérés, une lance lobi… le sassa apparaît vers le milieu de l'album, une photo d'amateur épinglée à la va-vite sur une double page.
— Ça vous en bouche un coin ! exulte Habib.
La certitude qu'il s'agit bien là du gri-gri d'Elgass se lit sur tous les visages. Curieuse situation dans laquelle chacun reconnaît soudain ce qu'il est censé n'avoir jamais vu… Sauf qu'il s'en trouve maintenant pour se souvenir de l'avoir aperçu, coincé entre la petite bibliothèque et les bonbonnes de vin qu'Elgass avait la manie de collectionner dans un coin de sa chambre. Naturellement, personne n'avait osé lui demander quoi que ce soit à propos de ce mystérieux objet. Un code tacite voulait qu'on lui laisse une petite plage de vie privée en compensation de tout ce qu'il nous donnait sans qu'on le lui demande. A la longue, son excès de prodigalité joint au débordement de nos sollicitations avait fini par rogner aussi ce territoire-là, le réduisant à l'infime mystère du sassa.
Mais la mort qui ôte les amis a aussi le don prodigieux de multiplier les énigmes.
Après l'enterrement, l'objet jusqu'alors évoqué au passage prit l'importance d'une oeuvre d'art. Oui, on en a parlé dès
la sortie du cimetière, et non, comme on l'a cru si longtemps, une semaine plus tard, alors qu'on répartissait ses livres et ses fringues. De discussions fébriles en périodes de silence, l'objet a fini par former une drôle de trame : une cotte de preuve pour dix mailles de légende.
— Qui prétendra encore ne l'avoir jamais vu ?
— Soit, Habib, dit Cé Né Gon. Cette chose a donc existé. Qu'est-ce que ça change pour toi ?
— Mais ça change tout ! Permutation des rôles, retour de manivelle ! Vous comprendrez quand on sera au bout de l'histoire — et on y sera bientôt, en dépit des entraves que certains ne manqueront pas d'y mettre.
— D'accord, dit Cé Né Gon, mais tout de suite. Que tout soit clair avant que la petite s'en aille.
— Moi, je ne veux que ça, mais vous ? Si prompts à lever des lièvres, à semer le doute sur les autres, vous ne m'avez pas l'air très pressés d'en savoir plus sur cet album et ses belles images… La curiosité ne vous démange donc pas ? Toi, Laho ? Toi, Tiobendo ?… La belle affaire ! Je dois donc moi-même ouvrir les vannes.
— Tenez-vous, les petits, ironise Tiobendo, le naufrage nous guette !
— Un chouïa de salive, dis-je. Il attaque pour se défendre, c'est de bonne guerre.
— Jeu d'awélé, jeu de poursuite. Qui le commence, le termine. (Et Mafing repousse l'album pour remettre en place le plateau d'awélé.) Habib, c'est à toi de jouer.
— Le Gringo n'avait pas de colt, il avait d'autres armes, mais il n'était pas si dur à la détente, n'est -ce pas, Arsike ?
— Encore moi ? Qu'est-ce qui te prend, Habib ? C'est la toquade ou c'est le béguin ?
— Dis-moi plutôt : c'est liquide ou traveller's chèques ?
— Ha ! tu en es maintenant au fol amour !
— Je pose la question parce que le caissier de l'agence de la BIAO ne me l'a pas précisé. Remarquez, c'est de ma faute, j'aurais pu le lui demander.
— Je vous invite à une fête et vous, vous me ramenez vos règlements de comptes ! Mais tout ça est trop vieux, trop flou, trop futile… Vous ne voyez pas qu'on s'égare ?
— C'est toi qui parles ainsi, Idjatou ? Tu as fait tout ce voyage pour récupérer un fétiche et, maintenant, tu parles de futilité ?
— La distance, c'est peu de chose, Habib. C'est la dérive qui a le don d'éloigner. Et la dérive c'est là-dedans (elle se touche la tête). Il n'y a que toi qui puisses en mesurer l'étendue.
— Dire que tu es venue en missionnaire…
— Et je suis restée dans les filets de l'aventure… Oublions ! Tout cela n'a plus aucun sens.
— Mais tout a une fin. Il faut que tu en aies le coeur net à propos de cette histoire.
— Je ne me souviens plus du début.
— C'est parce que tu es trop jeune, dit Thiam. Les vieillards se souviennent toujours de leur première dent de lait quand il leur arrive d'oublier qu'ils ont perdu la vue.
— Revenons à nos moutons, dit Cé Né Gon, les chèques, les billets, quoi d'autre encore ?
— Arsike, reprend Habib, je ne veux pas te forcer la main, mais j'aimerais bien que tu nous relates une certaine conversation qui a eu lieu au Calao.
— Ce n'est pas le genre de lieu que je fréquente.
— C'est vrai. Tu es pour ainsi dire prédestiné à l'Ambassade et au Bracodi. A chacun le fagot que ses épaules peuvent porter ! Il arrive néanmoins que les impies foulent le sol des sanctuaires. Le mardi précédant le départ de Tamboura, tu es bel et bien allé au Calao. Tu t'es assis à la terrasse donnant sur le boulevard de la République, juste en face de l'échoppe du Sénégalais. Je t'y ai vu. Tu t'es assis là et pas ailleurs, pour la bonne raison que Tamboura s'y trouvait déjà. Le Gringo est arrivé une demi-heure plus tard, pas vrai ? Il avait l'album sous le bras, vous me suivez ? Ensemble, tous les trois, vous avez bu bière sur bière. Je vous observais de la baie vitrée qui donne sur l'avenue du Docteur-Jamot. A la fin, le Gringo était ivre mort. Vous êtes partis en le soutenant et vous avez laissé l'album sous la chaise qu'il occupait… mais c'est bien plus tard que j'ai compris.
— Tu as de la chance parce que nous, on ne comprend rien du tout !
— Le juke-box et la silhouette d'un escogriffe masquaient la scène que vous jouiez à votre table, mais je n'avais pas besoin d'en voir plus.
— Elémentaire, mon cher Watson ! dis-je, alors même que je dois m'incliner devant Habib dans la deuxième partie. J'imagine que, maintenant, tu vas produire les indices, le coupable, le mobile, le cadavre de la victime et l'arme du crime…
— Disons plutôt l'arme du délit. Encore que le mot “délit” soit lui-même impropre. Ce n'est pas là le genre de faute qu'on soumet au jugement des hommes.
— La colère divine s'en chargera sûrement, dis-je en lui faisant signe d'engager la troisième partie.
— Un à un, dit Mafing, il vous reste quatre parties pour perdre et pour gagner.
— C'est terrible, reprend Habib, comme le temps sait remettre les choses à leur place. Sans cela, le voyage de Tamboura serait resté inexplicable.
— Que je sache, dit Laho, Tamboura a reçu un billet d'avion de son oncle de Baltimore.
— Ah ! les oncles d'Amérique ! Figurez-vous que moi je n'en ai pas. Je n'y ai qu'une vague connaissance, un ami d'enfance échoué là-bas, précisément à Baltimore, dans je ne sais quelles circonstances. J'en avais d'ailleurs perdu jusqu'au souvenir. Mais voici qu'il y a quelques mois j'ai eu la surprise de recevoir une lettre de lui. Nous avons correspondu pendant un bout de temps et j'ai eu la curiosité de lui demander s'il avait déjà rencontré Tamboura.
— Eh bien ? dit Cé Né Gon.
— Eh bien, il le connaît d'autant mieux que, dans cette ville, ils sont les deux seuls ressortissants de notre cher pays… Car l'oncle de Baltimore n'existe que dans les esprits crédules.
— Bon, dit Mafing, il a dû raconter ça pour briller un peu. Il nous arrive à tous de fabuler en public, c'est presque un trait du caractère national. La frime, voilà notre dialectique.
— La frime, on s'en sert pour crever de faim à Mermoz ou lever une pute à Treichville, pas pour aller en Amérique. Or Tamboura n'en est plus à rêver d'Amérique, lui, il y est ! Vous en connaissez beaucoup, vous, des poivrots guinéens partis pour l'Amérique en tirant le diable par la queue ?
— Ce n'est pas pour le vanter, dit Laho, mais Tamboura mangeait à sa faim plus souvent que beaucoup d'entre nous.
— N'empêche que pour atteindre la gargote de sa belle-soeur, à Marcory, il en était réduit à la marche à pied. Il ne pouvait même plus prendre le bus. Son visage était devenu si familier aux contrôleurs qu'on l'empêchait de monter.
— Parce que, nous autres, on y allait en carrosse ?
— Disons que nos chaussures étaient moins élimées.
— Il a pu rencontrer un mécène, dit Tiobendo, ou gagner à la loterie ou ramasser des diamants. Tout arrive à Bidjan : les bateaux et les putes par la mer, les mendiants par milliers, le sourire par pitié et l'argent au compte-gouttes.
— Peut-être a-t-il vu le marabout qu'il fallait. A Bidjan, les vieux talismans n'ont pas perdu leur pouvoir.
— Pas seulement à Bidjan, poursuit Habib. Le monde des Blancs aussi adore nos idoles. Il paraît que, là-bas, on les met partout : en épingle, en vente, en posters… Saviez-vous que le Gringo avait une galerie d'art à New York ? Le Sénégalais qui vend des chaînes de mariage devant le Calao me l'a dit. Il est bien placé pour le savoir puisqu'il était en quelque sorte son fondé de pouvoir en Afrique. Disons que c'est lui qui le guidait dans les villages et le conseillait dans ses achats.
— Le conseillait ? s'étonne Laho. Je croyais qu'il savait son Afrique sur le bout des doigts.
— L'art, chez nous, est une forêt de signes, n'y entrent que les initiés. Pas facile de distinguer un masque funéraire d'un caisson de cora, même pour un familier de la brousse. Il lui fallait quelqu'un pour amadouer les prêtres et l'aider à trier les sagaies de jadis des vieux tambours de cérémonie.
— Les prêtres ?
— Un billet de banque a tous les pouvoirs aujourd'hui. Quand ce n'est pas un paquet de sucre ou une image de prospectus. Ah ! ça oui, l'Afrique aussi se modernise, mais en s'exportant : elle a commencé par vendre sa chair et, maintenant, elle écoule son âme.
— Pour combien de guinées ? ironise Tiobendo.
— Le Gringo ne discutait pas les prix. Pour le sassa, il a donné pas moins de vingt mille dollars !
— Il a donc acheté le sassa ? Et toi, qui t'a donné ces dollars trouvés chez la Blanche ?
— Mais… le proverbe, mon cher Laho : « C'est au pays du stupre qu'on attrape la vérole ! » D'accord, je ne suis pas un modèle de vertu. Mais, entre nous, je n'allais tout de même pas laisser Tamboura filer avec tout cet argent alors que j'avais faim ! Moi, je n'aurais reçu que le menu fretin : juste de quoi tirer un coup avec la Blanche et m'offrir mon teuf-teuf. C'est Arsike qui a gagné le gros lot : une chaîne stéréo, un téléviseur et cette fringante Volkswagen qu'il a abîmée peu après dans un accident sur la route de Dabou… Suffit, Arsike, inutile de nier. Dès que le sassa a disparu, tu t'es douté de quelque chose et tu as commencé à faire chanter le Gringo pour son trafic d'oeuvres d'art…
— Vous voyez bien que ce type nous ment : il est en train de nous dire que frauder serait un délit sous nos bons cieux d'Afrique.
— Mon imagination ne va pas jusque-là. Mais, vois-tu, le Gringo n'en était pas à sa première africaventure. A défaut de percer le mystère de notre art, il connaissait bien les délices de nos moeurs. Il savait que devant les gabelous il aurait dû dépenser le quadruple de ce que tu lui demandais. Déformation professionnelle ou virus des frontières, les douaniers sont de tous nos éminents et joyeux serviteurs de l'État les plus exigeants en matière de bakchich. Il a vite fait de calculer, et vous vous êtes retrouvés au Calao pour régler les derniers détails.
— Ce n'était pas un rendez-vous ! J'étais passé voir le Sénégalais. Il me devait un reliquat de commission sur un lot de balafons que j'avais vendu pour lui à des touristes allemands. Une fois l'argent empoché, le Calao
m'a tenté. J'y suis rentré boire un verre et je suis tombé sur Tamboura.
— Toujours est-il que le Gringo a rappliqué et que vous avez conclu l'affaire.
— L'affaire était déjà conclue. Il devait me régler le lendemain, au Drugstore. Simplement, ce soir-là, il avait traîné autour du Calao pour bavarder avec les marchands de souvenirs.
— Deux à un pour Habib! dit Mafing.
— Deux à un ! répète Arsike qui ne sait plus où se mettre. Il vous reste quatre parties à jouer et, Badio, c'est ton tour.
— Antonine, le couteau ! Cette femme est trop méchante et la ville n'aurait pas dû naître en ce lieu. Il suffit que la diablesse bouge du mauvais côté et tout va s'écrouler : les ponts, les buildings, les glorioles. Les gens n'ont rien à faire ici : elle est chez elle. Tout porte sa marque et tout lui appartient. Elle a oeuvré pendant des millénaires pour façonner l'endroit. Au tout début, il n'y avait qu'elle, le plancton, les mangliers. Puis la forêt a poussé et l'océan s'est surpeuplé. Les geckos, les mandrills, les buffles, les panthères. C'est bien plus tard que les hommes sont venus planter la cahute et le manioc. Ensuite, la ville a grandi, la ville s'est exagérée. Elle n'en peut plus de montrer ses plantons, ses portefaix, ses messieurs et ses gratte-ciel mais cela n'est rien… J'ai toujours dit que cela finirait mal mais on ne m'écoute pas parce que je suis une vieille femme qui
n'a plus pour mâcher qu'une canine et deux mauvaises molaires. On dit qu'il ne sort de ma bouche que paroles en l'air et mauvaise haleine. Les gens font le gros dos et montrent leur bedaine. Ils disent qu'ils savent ce qu'ils font, mais ils ne font rien. Ils tracent un chemin, elle le recouvre de sable. Ils montent un édifice, elle le remplit de termites. Ils croient qu'ils sont pleins de génie, de courage et d'ardeur… Comme ils font pitié ! Ils se mirent, ils klaxonnent pour gagner leur croûte. Ils ne savent pas, les imbéciles, qu'ils ne vivent qu'une farce. Ils ne travaillent et ne pissent que dans son mensonge à elle. Et, quand il se passe quelque chose d'inhabituel, ils font mine de s'étonner, comme s'il pouvait exister ici quoi que ce soit d'habituel. Regardez comme la terre est minée ! Ce ne sont que gouffres béants sous les rochers et vallons truffés d'alvéoles… Et voici ce qui arrive : un pauvre type l'a prise en stop et il est tout heureux,
le monsieur. Il se dit : « D'ici qu'on arrive au Plateau, j'ai tout mon temps pour la baratiner. » Et, pour gagner encore du temps, il se met à rouler au ralenti, à faire des détours par les petits chemins. Il quitte l'avenue du Petit-Bassam pour l'avenue de la Baltique, puis la rue des Dorades, la rue des Mérous, la rue des Espadons, la rue des Caraïbes, ensuite il passe devant l'aéroport. Il l'enlace devant la gendarmerie sans remarquer la froideur âpre de son cou. Arrivé devant le stade Champroux, il a déjà fini de lui raconter sa vie. Elle, naturellement, elle est secrétaire ! Elle accepte de prendre avec lui ce verre qu'il implore, mais seulement une fois qu'ils seront arrivés au Plateau. Pendant ce temps-là, il calcule son itinéraire, se demande par quel miracle il trouvera où se garer devant le Calao ou le Pussy-Cat. Et vlan ! la garce se volatilise à l'entrée du pont De Gaulle !
Il a enfin compris mais c'est trop tard. La voiture prend le pont en zigzag. Elle heurte le parapet tandis que le malheureux tombe en piqué sur le macadam…
— Comment a-t-on pu subtiliser le sassa ? demande Cé Né Gon. Il paraît qu'à la mort d'Elgass il était enfermé dans la malle de bois avec ses documents et ses poignards touaregs. Or, la chambre a tout de suite été fermée par l'intendant.
— Cissoko a les passes.
— Cissoko, le gérant de la buvette ?
— Je ne vois pas d'autre solution, dit Habib. Tamboura lui aura filé un petit quelque chose et Cissoko lui aura prêté un passe.
— Vingt mille dollars, c'est quand même beaucoup pour un simple sac de cuir.
— Le Gringo avait fait faire une petite expertise. Ses voyages en Afrique n'étaient pas aussi improvisés qu'ils en avaient l'air. Il a une petite équipe sur place qui tient une espèce de laboratoire dans un bureau de la tour de la Pyramide. Une analyse sommaire donne à la relique entre six et sept siècles. Une pièce exceptionnelle, l'une des rares du Moyen Age africain à être parvenues jusqu'à nous. Elle a été fabriquée à une époque charnière de notre histoire, au moment où le Sahel était encore à la croisée de l'islam et de l'animisme. Le feu, l'eau et le boeuf sont symbolisés sur la lanière tandis que la paroi interne porte la calligraphie d'une sourate du Coran. Le Gringo y a vu un emblème de l'oecuménisme précoce du continent.
— On comprend qu'Elgass s'y soit attaché, dit Laho.
— Y était-il vraiment attaché ? dis-je. S'est-il jamais senti attaché à quoi que ce soit ?
— Trois jeux à un, dit Mafing. Habib, c'est ton tour. Badio, tu t'es encore fait avoir. Tes barrages manquent d'audace et tu calcules mal tes captures.
Et moi je regarde Idjatou qui fait tinter le décapsuleur contre le bord de la table. Je n'ai plus le coeur à jouer et, de toute façon, c'est comme si j'avais déjà perdu la partie. Jusqu'où ira Habib ? Je regarde Idjatou et, de nouveau, me hante la couleur brique de cette tombe d'Abobo. Oui, Elgass nous a filé entre les doigts, et bien avant sa mort. Nous croyions le connaître et l'aimer, nous n'avons fait que le côtoyer. Nous savions tout de sa vie, de son thème astral. Pas un de nous qui ne pût deviner ses pensées, prédire ses lapsus et ses éternuements. Pourtant, nous avons raté le plus important. Au milieu de la lumière persiste une énorme tache d'ombre. L'ami qu'on croyait transparent et familier n'aura été qu'un insaisissable reflet. Ce sassa, cette mort inexplicable… Il aura passé son temps à circonvenir nos esprits, à brouiller les pistes, comme ces vieillards de village qui parsèment leurs contes de codes et de devinettes pour confondre les enfants. A côté de lui, nous aurons été bien naïfs, bien rudimentaires ! Nous n'avons compris que le peu qu'il nous a dit et n'avons vu que ce qu'il nous a montré. Un comble pour nous qui sommes nés dans la fable et le non-dit ! Il disait : « Ne convoitez pas l'or pour dédaigner la lumière, ne jetez pas les fleurs pour en garder l'odeur. Ne confondez jamais le symbole et le sens, le nom et la vie, l'ossuaire et la moelle. » Comment aurions-nous pu savoir que la sagesse se nourrissait aussi de désir et de fantaisie, loin des cloîtres et du voeu pieux de l'ascèse ? Rien ne nous prédisposait à comprendre son rire ni à partager ses secrets. Misère, nous ne pouvons même pas dire de quelle mort il est vraiment mort.
— Il est tombé sur la passerelle du canal, dit Laho, une nuit où il pleuvait, sans doute.
— Qu'on m'explique alors comment il s'est retrouvé la tête contre le ravin, côté Cocody, dit Tiobendo. On a relevé ses pas. Logiquement, sa chute aurait dû l'entraîner côté Campus.
— Il revenait du Bracodi Bar, dit Cé Né Gon. Il était soûl comme un Mossi en deuil. Il n'aura pas pu contrôler sa chute.
— Aucun signe de dérapage n'a été observé sur le bois de la passerelle, reprend Tiobendo. Plutôt curieux pour quelqu'un qui est censé avoir glissé avant de tomber. Quand on l'a repêché, il n'était mouillé que jusqu'aux genoux. S'il avait été soûl comme on l'a dit, il se serait sûrement noyé.
— Il semble qu'il soit venu à pied d'Adjamé à Cocody sans personne pour le soutenir. D'habitude, quand il se soûlait, il prenait un taxi pour rentrer et, s'il était à court d'argent, Ekrah, le barman du Cocody, lui en passait un peu.
— Or, de l'argent, il en avait plein les poches ce jour-là. La morgue nous l'a rendu, ainsi que ses papiers et sa gourmette touareg.
— On dit que la mort rôde d'abord autour de sa proie, dit Thiam, et qu'elle lui ôte ses habitudes avant de l'achever. C'est de là que viendrait la fatalité.
— Je ne vois pas pourquoi il serait passé par la cambrousse
une nuit de pluie ! Son itinéraire habituel, pour atteindre le Campus, c'était l'avenue des 220 logements, la rue du Lycée et le boulevard du CHU.
— La fatalité, répète Thiam. S'il avait pris son chemin habituel, et en plein jour encore, il serait mort quand même.
— Et la fatalité l'aurait poussé à l'autre extrémité de la passerelle, s'emporte Tiobendo, vers le ravin d'où il
venait ? La fatalité est bien maladroite !
— Selon toi, donc, on l'aurait poussé ? demande Laho avec la candeur qui le caractérise.
— Je reviens à mon hypothèse de départ, dit Tiobendo. Comment un homme soûl peut-il tomber d'une passerelle et décrire un trajet de cinq mètres en arrière ? Ce canal, nous le traversons matin et soir pour aller aux cours, il n'a plus de secret pour nous. La passerelle se compose de trois planches retenues par des lattes. Elle est à moins de trois mètres du niveau de l'eau. Je veux bien que, la nuit, on puisse y glisser et qu'on tombe puisqu'il n'y a ni garde-fou ni parapet, mais qu'on y perde la vie me paraît tout à fait improbable. Le canal est peu profond, le colonel ne l'a fait
creuser que pour arroser son arboretum.
— Oui, mais le chemin qui mène de Mermoz au Campus est très escarpé, dit Cé Né Gon. Passé la villa du colonel, il déclive dangereusement pour tomber sur cette pourriture de planches qu'on a mise là en guise de pont. Il suffit d'avoir des chaussures mal adaptées pour plonger dans la flotte.
— Sauf si on a été orpailleur au Ghana, s'inquiète Laho.
— Vous cherchez la petite bête. S'il y avait de sérieux indices, la police aurait fait une enquête.
— Il y a eu une enquête, dit Arsike, mais elle a été trop vite bouclée. Il n'y a même pas eu d'autopsie et on ne sait toujours pas s'il est mort par asphyxie, par hydrocution ou d'une hémorragie cérébrale… Ce qui est sûr, c'est qu'il avait une grosse plaie au front.
— La chute.
— La chute ! s'indigne Habib. Et si on l'avait assommé ?
— Qui aurait eu une idée pareille ?
— Et dans quel intérêt? dit Cé Né Gon.
— Rien n'empêche de raisonner dans l'autre sens, dit Habib. Qui n'y avait pas intérêt ? Sa vie fut aussi embrouillée qu'un itinéraire de Peul. Elle fut un tissu de cabales et de malentendus, de coups de tête et de ruptures. C'était tout de même une grande gueule qui avait un goût prononcé pour le défi. Il s'exprimait sur tous les sujets sans aucune prudence et aimait par-dessus tout en faire voir de toutes les couleurs à plus fort que lui. Voilà qui crée des tensions et des inimitiés, vous expose à des sanctions et à des représailles.
— Tu penses au serment du Touareg ?
— Oh ! s'il n'y avait que ça ! Le patriarche de In Azaoua fendant les déserts et les forêts pour retrouver l'amant de sa jeune épouse au Bracodi Bar de Bidjan, près de quinze ans après l'adultère… Euripide soi-même n'y aurait pas pensé. Hélas ! il y a longtemps que l'Afrique a raté sa tragédie.
— Qui donc alors ?
— Un catalogue n'y suffirait pas : ses créanciers du Mali, ses “beaux-parents” du Cameroun, ses acolytes du Ghana, ses répudiées du Tchad et du Congo… Et je ne parle pas des filous, des mercenaires ni des espions.
— Cette histoire qu'on a racontée au sujet de la bande de Koumassi, elle est vraie ? demande Laho.
— Tu connais bien notre pays, répond Tiobendo. La vérité n'y a aucun sens.
— Insensé ! dit Cé Né Gon. Des compatriotes exilés travaillant pour la police politique du pays, non, je n'arrive pas à y croire !
— Et pourtant, reprend Habib, tout porte à penser que l'accident de Gobaye, la noyade de Diassi, la crise cardiaque de Siɗɗo sont signés de leur main. Et, après tout, c'est bien Elgass qui a créé le collectif et qui a politisé la communauté.
— Mais, à la fin, il n'en était le président que pour la forme. Il laissait tout à Badio, comme s'il était dégoûté.
— Ils préfèrent encore les tireurs de tracts et les faiseurs de menaces : ça c'est concret, ça c'est visible. C'est l'insaisissable qui leur fait peur. Et Elgass était aussi insaisissable qu'un rayon de lumière.
— Ça fait beaucoup d'assassins potentiels, dit Arsike.
— Et encore, il y a d'autres hypothèses… sur lesquelles je préfère ne pas m'étendre.
— Jeu d'awélé, jeu de vérité, Habib ! rappelle l'arbitre Mafing. Mille démons dans le village de celui qui triche !
— Mille démons !… Mais il ne s'agit que de petites rumeurs…
— Mais encore ?
— … mal accréditées, des bruits de maquis ne méritant
pas qu'on y prête l'oreille.
— C'est la rumeur qui a fondé le marché de Treichville.
— Celle-là est toute mince, juste de quoi ajouter un peu au vacarme de la rue 12.
— Tu as donné ta parole !
— Bon, si vous y tenez… Un soir, j'étais au Kirirom. Des Guinéens que nous ne connaissons pas sont venus s'asseoir près de ma table. Ils ont allumé le juke-box pour faire danser l'Antillaise. Ensuite, ils se sont mis à parler de Tamboura et l'un d'eux a dit : « Et si c'était lui qui avait balancé le philosophe dans ce canal ? »
— Alors, pour toi, c'est Tamboura ? dit Laho qui n'en croit pas ses oreilles.
— Cela aurait le mérite d'expliquer le mystère de la clé, dit Cé Né Gon. Il aurait assommé Elgass, lui aurait pris ses clés, puis il serait allé dans sa chambre chercher le sassa avant de remettre les clés là où il les aurait trouvées.
— Pour moi, c'est comme si vous l'exhumiez, dit Idjatou. Laissons donc tomber tout ça.
— Tout ça est grave, Idjatou, dit Habib.
— Eh oui, dis-je. Les uns prennent le sassa, les autres l'argent du défunt.
— Un mort, ça se respecte ! dit Laho.
— A sa façon, Elgass était un prophète, dit Tiobendo, et les prophètes ne meurent pas.
— Ce n'était pas un prophète, dit Cé Né Gon, c'était un poète et les poètes n'ont pas besoin qu'on leur arrange des stèles ou des icônes. La mort, il l'a toujours narguée, il a vécu comme un cascadeur se jouant des règles et des emblèmes.
— Il aurait d'ailleurs voulu qu'on le tripote et qu'on se moque de lui le jour où il mourrait. Une coutume qu'il avait ramenée de Zambie.
— Cet homme était trop grand pour nous, dit Tiobendo. Nous ne pouvions que l'apercevoir. Que nous a-t-on appris à voir ? Nous ne nous voyons même plus les uns les autres, nous nous croisons comme on croise le vent.
— Bientôt trois heures ! Parlons d'autre chose ou remettons-nous à danser. Allez, Cé Né Gon, salsa puissance 8 !
— A l'amende, Idjatou, si tu répètes ça. Jeu d'awélé, jeu de risque, le premier qui abandonne y laisse tout.
— Occupe-toi plutôt de surveiller le match, Mafing. Badio a fait un krou sur le six alors que ce n'est pas son tour de jouer.
— Mais alors, qui a tué Elgass ?
— Parle des morts et la nuit se remplit de légendes.
— C'est comme si vous l'exhumiez pour le livrer aux lycaons. Cé Né Gon, de la musique !
— C'est là le sort des vedettes, Idjatou ! La hyène s'ébroue, on en parle. La hyène se marie, on en parle. La hyène meurt, on en parle encore. Le sort de la hyène est dans la bouche du perroquet.
— Elgass, une vedette ? Quelle insulte ! On appelle “vedettes” les gangsters, les députés, les gigolos…
— Je vous dis que, sa mort, il voulait qu'elle ressemble à sa vie, qu'elle soit l'apothéose d'un somptueux canular.
— Au lieu de ça, nous avons larmoyé toute la nuit, même pas fichus de nous offrir cette bonbonne de pathior qu'il nous avait recommandée pour saluer son repos éternel.
— Nous l'avons toujours un peu trahi.
— Il en est ainsi des grands hommes : ils naissent pour être trahis sur l'autel des malentendus.
— Disons que nous avons fait preuve de candeur et de maladresse. Nous l'avons loué quand il voulait qu'on le taquine, blessé quand il avait besoin d'être compris. Et lui, avec toute sa vicieuse ironie, il n'en laissait rien paraître.
— Nous sommes ordinaires alors qu'il était merveilleux, voilà tout, dit Tiobendo. Nous avons partagé sa vie sans vivre dans le même monde. Maintenant qu'il est parti, il me semble que tout cela n'aura été qu'une illusion. Quand il est mort, ce n'est pas le deuil qui m'a pris mais l'impression d'avoir été le jouet d'une comédie céleste.
— Et moi donc, qui ne l'ai même pas connu! Je ne sais jamais de quel frère vous parlez, du vôtre ou du mien ? Quel frère avez-vous fait de lui ! Votre culte du souvenir est bien paradoxal.
— On a dit tant de choses contradictoires depuis qu'il est mort. Il est bon d'en vérifier quelques-unes.
— Vérifier ? dit Idjatou. Je croyais que ce n'était qu'un jeu.
— Jeu d'awélé, jeu de l'esprit !
— Savez-vous seulement jouer ? Vous paraissez sans conviction et sans règles.
— Tu peux le dire, depuis le temps que tu nous vois à l'oeuvre… Krou sur ton n° 2, Badio !
— Je n'ai jamais osé vous regarder en face, toujours ce regard oblique qu'on impose aux fillettes.
— Parce qu'on te fait peur ? dit Habib.
— Parfois je me dis que vous avez bien changé. Mais ce n'est pas vrai, vous êtes restés les mêmes. Et quelquefois, oui, j'ai peur pour nous.
— On veut juste rassembler quelques éléments du puzzle. Ton frère à lui seul valait bien un puzzle, non ?
— Mais pourquoi aujourd'hui ? Et pourquoi de façon si brutale et si évasive en même temps ?
— Que tout soit dit, pour une fois que l'occasion s'en présente. Il n'y a rien de pire que le malentendu au moment d'un départ.
— Maintes fois je vous ai demandé de me parler de lui et maintes fois vous vous êtes esquivés. Et voilà que, maintenant, je dois tout apprendre comme si j'étais au théâtre.
— Ton frère n'était pas simple, dit Habib. Sa vie est faite de morceaux d'aventures dont chacun serait une île en soi, avec ses périls et ses bohémiens. Ce n'est pas une critique mais, tel qu'il a vécu, il ne pouvait que multiplier les quiproquos dans son entourage. D'un côté il avait la fougue, de l'autre la clairvoyance,
et avec ça toujours digne d'intérêt, ma chère cousine.
— Arrête, Habib ! Je ne suis pas plus ta cousine que je ne le suis d'un camelot de Java. Sachez-le tous, cet homme et moi n'avons pas le moindre lien de parenté. Nous avons fait l'effort de naître dans le même district, ce qui, à ses yeux, relève de la consanguinité. Et, comme nos familles ont dû se croiser plusieurs fois au marché de Hoore-Fello, il s'agit pour lui de pure gémellité. Je me demande seulement comment un aussi proche parent a pu me diffamer comme il l'a fait auprès de ma mère.
— Bon, j'ai dit que nous étions parents, où est le mal ? Chez nous, on se dit cousins dès qu'on vient de tribus voisines. De là à te diffamer…
— Oui, me diffamer et faire pleurer Mère, comme si les deux cent mille n'avaient pas suffi.
— Comment aurais-je pu parler à ta mère ? Il y a des années que je n'ai pas quitté cette ville !
— En lui adressant une lettre anonyme, dis-je. Le pays est aussi fermé qu'un oeuf, mais ce vieux fraudeur de Boura réussit à faire des galipettes tout au long de la frontière. N'est-ce pas lui qui nous sert à tous de courrier ? Il arrive bien à faire passer des ballots de marchandises. Une lettre anonyme, c'est plus… discret, si j'ose dire.
— Et que disait -elle, cette mystérieuse lettre ?
— Ce que tu sais mieux que quiconque, Habib, à savoir qu'Idjatou n'avait trouvé dans la mission que lui avait confiée sa mère qu'un bon prétexte pour venir faire la pute à Bidjan. Inutile de nier, c'est écrit en toutes lettres.
— Ecrit, mais où ? Au ciel, sur le macadam, sur la grande page du destin?
— Non, fis-je en le regardant droit dans les yeux. Sur du papier satiné. Ta lettre est signée, pour ainsi dire. L'anonymat est parfois plus difficile à acquérir que la gloire. Qui donc avait à l'époque un petit job à la librairie Carrefour ? Qui s'en vantait comme d'une médaille ? Qui en avait rapporté en guise de trophée une boîte de Stypen et une ramette de papier de luxe ? Alors que tout le monde écrivait et le pense-bête et les lettres d'amour sur le bas d'un polycop ou sur du papier-cul… Qui ?
— Ah ! la belle pièce à conviction ! Le papillon a des ailes et c'est la faute au charognard ! Badio, tu mens !
— Je mens ? Eh bien, la preuve, la voici, dis-je en fouillant dans mon cartable. Du papier gribouillé au feutre… Regardez si je mens. Certains vont peut-être dire que ce papier ne prouve rien, que j'ai pu le préparer moi-même. Seulement, regardez cet autre manuscrit : même plume, mais signé, celui-là. Voyez vous-mêmes, Habib est le seul d'entre nous à signer en arabe, eu égard à ses longues études coraniques. C'est peu lisible mais on reconnaît le hâ, le bâ et le yâ. Lisez donc et comparez : la même écriture, avec ses t relâchés et ses u pointus.
— Ma parole, monsieur se documente avant de venir à la danse ! Et cela en toute innocence, bien sûr, par pur hasard, au cas où il y aurait pénurie de papier journal pour emballer les brochettes ! Rien de prémédité, n'est-ce pas, aucune intention de nuire !
— Prends ça comme tu veux. Je suis venu avec mon cartable parce que j'ai un examen, demain. Je me suis dit que je pourrais regarder un ou deux articles de loi dans le bus du retour. Tes oeuvres, je les ai apportées sans y penser. Et puis c'est de ta faute. Tu n'étais pas forcé de t'enfermer dans ma chambre pour faire ton courrier.
— Ta chambre ?
— C'est là que tu as écrit cette lettre. Un jour, en revenant des cours, je t'ai surpris à ma table de travail et je t'ai vu glisser subrepticement quelque chose derrière le sous-main. Sur le coup, je n'y ai pas prêté attention. Nous avons parlé de choses et d'autres. Tiobendo est arrivé sur ces entrefaites et vous êtes allés à votre partie de ping-pong. C'est en cherchant un polycop translucide dont j'avais besoin que j'ai découvert ta prose. J'ai pris soin d'en faire une photocopie avant de la remettre à sa place, oh! je l'avoue, un geste bien inélégant à l'endroit d'un frère-pays, partageant qui plus est le même palais d'exil…
— Mettons une croix sur tout ça, dit Arsike. Qu'estce que cela change que l'un ait la teigne et l'autre la gale ? Au point où nous en sommes, je ne vois plus d'innocents.
— Idjatou, peut-être, dit Laho.
— Idjatou, passe encore, dit Habib, mais Badio ?…
Tant de choses se sont passées depuis la mort d'Elgass ! Tant qu'il était là, les gens arrivaient à se contenir. Il a fallu qu'il parte pour que tout se déverse, allez comprendre par quel mécanisme... Regardez Badio, par exemple, que peut-on bien lui reprocher ? Front lisse, vie mignonne, soleil au coeur !
— C'est donc cela qui te gêne?
— Tu es un salaud, Badio ! Tu plais aux gens parce que tu sais mentir. Tu as la comédie si chevillée au corps qu'on ne voit que la face mentie de ton âme… Au fait, tu as pu régler la Nombreuse ?
— Sorti du jeu de l'awélé, dis-je, je ne comprends rien aux énigmes.
— Je dis cela parce que la Nombreuse ne travaille jamais gratis. On raconte pourtant à Adjamé que la plupart de ses coups sont loupés et qu'elle a déjà donné à la ville pas moins d'une dizaine de petits mal formés. Mais la Nombreuse est comme ça, elle se fait tout payer, même ses erreurs.
— Je ne connais pas cette personne, si seulement c'en est une.
— Idjatou, elle, la connaît bien.
— Finissons-en, Habib ! dis-je, excédé.
— Finis donc toi-même. Parle-nous des cathéters, des compresses, du savon noir. N'oublie pas les oeufs de pintade, les poils de chat, le vin de raphia. A ce qu'il paraît, la Nombreuse n'oublie jamais la part des dieux quand elle exerce sa médecine. C'est Koffi Assémian qui le dit.
— Koffi Assémian dit n'importe quoi après deux bières au Bracodi.
— Cette histoire-là, il n'avait pas besoin de la raconter. Il est venu au Bracodi avec les cathéters et les ventouses. Et même un vieux klaxon de vélo ! D'après lui, c'est avec ça que la Nombreuse aspire les embryons… Tous ces délicieux instruments étant fournis par le demandeur. Tu aurais pu trouver mieux, Badio, raffiné comme tu es.
— Moi ?
— Oui, toi. Il y avait ta lettre, la tienne cette fois, élégante, sensible, comme tout ce qui vient de toi : « Madame (“Madame” pour la Nombreuse !), la présente porteuse a succombé aux démons de la ville, à son âge ! Un voyou du quartier dont elle s'obstine à taire le nom a dû abuser de son innocence. C'est tout son avenir et la réputation de sa famille qui sont en jeu. Je vous l'envoie donc, ayant entendu vanter votre talent ainsi que votre discrétion. Ci-joint, les éléments indispensables à votre intervention ainsi qu'une avance de vingt mille. Bien entendu, je me ferai obligation de vous régler le reste de vos honoraires dès le terme du traitement. » Tu y es même allé d'un « Veuillez agréer, etc. » qui a bien fait rire Koffi Assémian… Ce soir-là, je t'ai demandé où était passée Idjatou. Tu m'as dit qu'elle était partie à Daloa avec une amie ivoirienne. Je t'ai dit : « En abandonnant ses cours ? » et tu m'as
répondu : « Elle a insisté, je l'ai laissée faire, elle a besoin de prendre un peu l'air, cette petite. » A son retour, je n'ai fait aucune remarque. Elle est restée alitée une semaine, prétextant une crise de malaria. Seulement, tu t'es bien gardé d'appeler un médecin, tu as préféré l'envoyer voir l'infirmière. Pourtant, elle avait des spasmes, elle perdait du sang.
— Il faut croire que j'ai bien fait ; le lendemain, elle allait déjà mieux.
— Elle était incapable d'avaler une cuillerée de bouillie ! J'aurais pu te dénoncer, mais j'ai gardé le secret pour moi, sans trop savoir pourquoi.
— Me dénoncer !
— Il est vrai qu'on finirait par oublier qu'il y a des lois en Afrique : les maquis sont plus fréquentés que les tribunaux, les femmes y sont mutilées au grand jour et…
— … dans la conscience collective, les voleurs ne sont que des gens qui ont la chance de réussir, n'est-ce pas ? Moi, je n'ai fait que venir en aide à Idjatou.
— La Nombreuse a une astuce qui ne loupe jamais : elle attend le moment où la douleur est la plus forte pour demander à la patiente le nom du coupable. Oh ! pas pour servir la morale, non, juste pour sa propre curiosité. Et tout ce qu'elle sait, Koffi Assémian le sait aussi.
A en juger par le silence qui règne maintenant, il ne fait aucun doute que mes propos seront désormais reçus comme ceux d'un coupable. Je ne me suis pas rendu compte que je me suis levé, que je suis debout en train de crier :
— Qu'est -ce que vous avez à me regarder comme ça ?
Ne me répond que le bruit agaçant des pions que Habib, imperturbable sur sa chaise, manie avec une ravissante dextérité.
— Krou sur ton six ! Jeu d'awélé, jeu victorieux !
J'éprouve un urgent besoin de fumer. Je fouille en vain mes poches mais personne ne fait mine de m'offrir une cigarette. De menues préoccupations me traversent l'esprit : quel bus prendre pour aller à mes examens ? Où ai-je mis mes cigarettes ? En ai-je acheté ? Que fait Diallo à cette heure ? Le chien Marabout est-il toujours affalé près du potager ? L'avion de Bruxelles décollera-t-il à l'heure ?… J'imagine que mes cigarettes sont restées dans ma veste qui est accrochée près du rayonnage où sont rangées les liqueurs. Mais je suis toujours debout, immobile. Jamais ne m'est venu à l'esprit que quelqu'un aurait pu être au courant de mon secret. Surtout, en dépit des malentendus et de l'amertume née de cette vie de chien que nous avons partagée, je n'aurais jamais imaginé que Habib pourrait un jour me dénoncer avec une telle méchanceté… Je fais quelques pas, hésite à continuer. Je ne veux que gagner le rayonnage pour prendre mes cigarettes, mais c'est vers l'autre bout du bar que me mène ma confusion. Les Boyard de Cé Né Gon sont posées près du disque de Belisario Lopez qui tourne pour rien sur la platine dans un crissement épouvantable.
J'allume une cigarette en savourant pour une fois le goût habituellement infâme du papier maïs. Je mets une éternité avant de recracher la fumée. Je m'abrite dans cet état d'hypnose qu'il me semble trouver dans la fumée et qui m'empêche de me retourner pour affronter le regard des autres. Ah ! si seulement quelqu'un
rompait le silence ! Je comprends : ils se sont mis d'accord. Ils veulent faire durer le calvaire, m'acculer à craquer. Seul Laho aurait pu me comprendre un peu… N'importe quoi, bon Dieu ! un râle, un coup de gong, une chanson d'ami — mais pas le bruit du disque, le souffle du ventilateur, la clameur plébéienne du dehors !
Mais Laho ne dit rien : son indolence, son esprit paradoxal, son inconstance, sa lâcheté, que sais-je ? Et elle donc ? Il s'agit pourtant d'elle, de nous. Mais elle fait comme les autres, ne bouge pas, se tait.
« Débrouille-toi, a-t-elle l'air de me dire, avec toi-même et avec les vastes supputations des hommes. »
Et moi, je suis toujours près de l'électrophone, le dos tourné, incapable de reposer le briquet. Je la devine appuyée contre la solive, sans larmes, sans clémence, sans l'ombre d'un repentir. Non, elle ne se plaint pas, ni ne crie victoire, elle laisse aux circonstances le soin de remettre les choses à leur place. Le silence est l'arme dont elle se sert le mieux, elle en use pour blesser autant que pour agacer. Je ne la connais que trop. Quand on la réprimande, elle évite de sursauter ou de se mordre les lèvres, de même devant les manifestations de joie. Les situations exceptionnelles ont le don de l'éteindre. Elle devient sans voix et c'est comme si elle avait perdu jusqu'à la mobilité, sauf, parfois, un léger frémissement sous la peau lisse de sa gorge. C'est sa manière à elle de déjouer le sort.
Je ne me souviens plus exactement du jour ni des circonstances, ma mémoire a dû rejeter cela comme un corps étranger sur le rivage. Bêtement, il me semble que cela ne lui avait pas déplu. Peut-être avait-elle repoussé mon visage quand j'avais voulu l'embrasser, à cause de ma sempiternelle odeur de nicotine, je suppose. La vue du sang l'avait un peu secouée mais elle n'avait rien dit d'alarmant, ni avant ni après. J'en avais déduit que c'était là sa manière d'exprimer son assentiment. Les jours suivants furent des jours comme les autres, dans la maigre vie de Mermoz. Je ne sentis chez elle aucun relent d'amertume, aucun signe de bouleversement. Au matin, je lui avais apporté son déjeuner et je l'avais aidée à s'essuyer, de même qu'au début je l'avais aidée à poser ses serviettes hygiéniques quand la puberté l'avait surprise — mais cela, Habib n'en parlera pas.
Je m'entends dire — mais ce n'est pas moi qui parle, c'est une voix lointaine et étrangère :
— Il n'y a pas si longtemps, chez nous, les filles étaient mères à douze ans.
Cela ne fait qu'ajouter au silence et au sentiment de mon ignominie. Ils ne comprendront jamais quel supplice ce fut pour moi, dans le souvenir de ce bon vieil Elgass et de ces principes inculqués au temps de l'enfance qui s'étaient altérés au fil de la solitude et de l'aventure.
Je me rachetais à mes yeux en laissant flotter dans mon esprit l'idée rassurante que je me marierais un jour avec elle, quand elle aurait grandi, quand je me serais affranchi de la misère, quand on serait rentrés au pays. Elle devait le penser secrètement, elle aussi. Elle s'était mise à repriser mes chemises et à laisser sur ma table de petits mots suggestifs. Cela me couvrait de honte, éclairant d'une lumière trop crue la pénombre d'indulgence dans laquelle ma conscience avait remisé nos coupables relations. Nous ne parlions jamais ouvertement de ce qui se passait entre nous. Dès que Habib était sorti de la chambre, on se rejoignait sans rien dire pour fondre sous les caresses. « Rien de grave, rien de lumineux ni de révoltant, me disait l'être tapi dans la pénombre, on visite le vaste pré de la nuit pour y cueillir quelques fleurs ensemble. » Puis le temps fit ce qu'il devait faire, elle grandit et tantie Akissi me proposa de la prendre chez elle. Et tout fut remis en suspens : l'argent, le sassa, la vague idée de notre mariage, les fausses promesses de la vie de Bidjan…
Pourtant je dois reposer ce briquet, surmonter mon désarroi, me tourner vers eux. Qu'on sache que, si le tort est pour moi, je ne me fais nulle alarme de l'affronter.
On est maintenant au-delà de tout : selon leur point de vue, le sassa, les deux cent mille, le minable chantage d'Arsike ne valent plus grand-chose en regard de ce que j'ai commis. Et, c'est bien ce que je craignais, Laho n'arrête pas de regarder les autres pour savoir ce qu'il doit faire et choisir son camp. Quant à Idjatou, elle n'a pas remué un cil, avec ça tellement marron qu'on finirait par la confondre avec la solive contre laquelle elle est appuyée, l'éclat de son regard tourné vers un vague lointain. Rien à tenter : lier conversation avec elle reviendrait à confesser un vieux sac de foin. En regagnant ma place, je ne peux m'empêcher de m'attarder du côté de la solive :
— Finalement, ça t'arrange de laisser planer le doute, dis-je. Mais parle ! Ne les laisse pas croire à des boniments pareils !
— Si c'est un mensonge, il est plutôt bien charpenté. Vous ne trouvez pas qu'il y a des détails troublants dans ce qu'a raconté Habib ?
Mauvais signe que ce soit Mafing qui parle ainsi. Il n'est en effet personne qui ne vante son sérieux et son sens aigu de l'analyse… Mais Laho n'a plus la patience d'attendre, il veut tout savoir, il veut qu'on en finisse et, s'il tremble, c'est autant d'anxiété que d'un peu de compassion pour moi :
— Idjatou, délivre-nous. Vrai ou faux, ce qu'a dit Habib ?
Je trouve là une petite faille de doute, oh! à peine plus large que la paume d'une main, dans laquelle je m'empresse de m'engouffrer :
— Vous me voyez faire ça, moi ? Moi, Badio ? Alors, c'est que je suis fou !
— Il faudrait l'être en effet, dit Cé Né Gon.
— C'est presque de l'inceste, dit Arsike. Surtout venant de toi, Badio.
— Inceste, détournement de mineure, interruption de grossesse et bien d'autres choses encore ! Un bon juge vous traduirait cela en cent pages et plus.
Car maintenant Habib est si sûr de son fait qu'il est déjà debout pour remballer le jeu d'awélé et ramasser les packs de bière vides :
— Antonine, remets l'awélé à sa place et jette les packs au débarras !
— Idjatou !
Laho a le visage en sueur comme si c'était lui le coupable. Il monte sur la table et tape des pieds et des mains sans craindre le ridicule :
— Idjatou, maintenant tu dois tout dire. Je ne supporterai pas qu'on en reste aux incertitudes.
Il est désormais au centre de tous les regards, suppliant comme un fidèle en prière. Tiobendo se donne un mal fou pour ne pas éclater de rire. Et moi, je me surprends à espérer qu'il rie pour de bon, que son rire entraîne celui des autres, que la vie ne soit plus que rire comme avant, comme chaque fois qu'il nous arrivait de nous quereller. Voilà, ce n'était qu'une blague, on va se ressaisir, tout va rentrer dans l'ordre… Le plus dur, c'est l'éclat de cette lumière qui s'est allumée dans ma tête, juste dans ce coin obscur de mon âme où j'avais si confortablement refoulé la réalité… Mais Idjatou va parler et, si étrange que cela paraisse, je ne doute pas un instant de ce qu'elle va dire : que cela n'a jamais eu lieu, que ce n'était qu'un rêve, une illusion, une de ces sordides mésaventures qui vous hantent pendant le sommeil et qui vous quittent au réveil avec le sentiment que vous voilà soulagé d'une terrible rage de dents.
— Idjatou, c'est trop important, tu ne peux plus te taire !
Elle semble aussi calme qu'une momie. Seuls ses yeux reflètent un peu de vie, encore que leur pupille soit dilatée comme celle d'un sujet en état d'hypnose. Arsike et sa voix de rogomme viennent à la rescousse :
— Idjatou, ce serait trop bête !
— Allons, Idjatou, fais ce qu'on te demande, dis quelque chose ! De sa tombe, Elgass doit t'en vouloir, en ce moment. Si tu ne dis rien… eh bien ! je t'empêcherai de monter dans ton avion. Je suis peut-être quelqu'un d'indécis, mais, quand il m'arrive de décider, je vais jusqu'au bout de ma décision, tu le sais bien !
La momie décolle son buste de la solive, ses mains qui étaient restées nouées sur la poitrine retombent le long du corps, elle regarde ses pieds, émet un soupir… c'est tout.
— Un signe de tête, par exemple, rien qu'un signe de tête : oui ou non ?
La bourrique, ils ont beau la regarder, la supplier, elle reste imperturbable… Soudain, à la surprise générale, elle commence à avancer d'un pas minutieux et grave. Il me semble qu'une durée interminable s'écoule avant qu'elle atteigne la table sur laquelle Laho est juché. Elle se passe la main gauche sur la nuque et elle
parle sans regarder personne :
— Tout ce qu'a dit Habib est vrai. Tout est vrai, Badio.
Je ne peux m'empêcher de rugir :
— Main sur le coeur, parlons donc !… Vous la voyez cette petite, cette crevure, avec ses petits airs de buveuse de sirop. Demandez-lui donc qui est le Libanais du Drugstore. Demandez-lui pourquoi le colonel a accepté de la pistonner pour qu'elle obtienne ce poste à l'hôtel Tiama !
— Antonine, c'est un incendie à Bromakoto. Donne-moi vite le couteau ! Si jamais elle venait par ici…
Car maintenant ce sont des milliers de cases qui s'écroulent avec leurs ombres, leurs inavouables recoins, leurs mythes et leurs inexactitudes. Rien ne sera plus comme avant, à commencer par le vaste fouillis de mon crâne. Impossible de me bluffer plus avant, je suis bel et bien une ordure, la preuve : je ne sais même pas si c'est moi qui me le dis ou si c'est Habib qui le crie derrière moi. C'en est fini du jeu de cache-cache avec moi-même.
Autour de moi, ils vont murmurer et jouer aux amis outragés. Ils savent pourtant que ma défaillance est la leur, une défaillance que, gras ou grêle, nous sommes tenus de partager : le fiel et l'oubli, la faiblesse et la peur. D'accord, à moi la fève du gâteau, la couleur distinctive du chapeau, mais nous sommes de la même cordée, nous tirons la même charrette. Impossible que rhume de l'un ne soit souffrance de l'autre. Mêmes élans de cloportes, mêmes rancoeurs de gamins égarés.
Il n'y a pas si longtemps, nous les savions encore, nos principes. Puis est venu ce temps du naufrage que certains, au village, avaient déjà cru lire dans le noir sillon de nos mains. Les amis furent brûlés et les fils vendirent les pères. Mieux vaut oublier le bois mort de l'espérance, la faillite des coeurs et de la raison, les parjures, les reniements.
« Les serpents auront des pieds, les boucs une odeur de mandarine. Vous verrez des étoiles tomber dans les puits et une barbe de neuf mois au menton des nouveau-nés », avaient averti les devins, et il en fut ainsi : un pays halluciné, la jugeote au bagne, l'idéal au cimetière, de l'eau partout sauf aux robinets.
L'exil nous arriva par des chemins de traverse sinueux et hostiles comme une embûche conçue par une rivale jalouse. Nous en avons gardé la tentation commode de tricher ou de laisser faire avec ce regard émerveillé propre aux enfants des rues. Nous sommes allés si loin dans notre abandon que je vois mal l'un d'entre nous s'offusquer de quoi que ce soit. Ils ne m'en veulent que pour la beauté du principe, rien de plus valorisant pour les petites âmes ! Et si j'avais tué un homme ? Et si j'avais mis le feu à la ville ?… Je vois d'ici la foire que fera cette histoire dans les troquets des faubourgs.
» Oui, c'est Badio, Badio tel que miel et soie, c'est Badio en personne qui a fait ce qu'il a fait là ! Pitié pour Elgass, on ne connaît jamais assez les hommes ! »
Cela sera dit dans un enthousiasme mêlé de canaillerie :
« Et la petite s'est laissé faire ? Ah ! les filles du pays, tu ménages leur jeunesse et c'est ta queue que tu lèses pour rien ! »
Sait-on seulement ce qu'ils auraient fait à ma place ? Tout est clair, plus de masque maintenant que Habib a gagné sur toute la ligne, au jeu d'awélé comme à celui du matador, et que Tiobendo, pour alléger la tension, siffle un air du folklore foulawa en jouant au télescope avec sa bouteille de bière. Cé Né Gon s'est réfugié derrière le comptoir pour se protéger des périls. Il tourne autour de l'électrophone mais se garde bien d'arrêter la rotation du disque. Il est comme ça, Cé Né Gon, anxieux et pleutre. Il a besoin de bruit pour se rassurer dans l'aride climat du monde. Arsike n'en finit pas de confectionner des bateaux avec le papier d'emballage des packs de bière. « C'est bien triste, tout ça », et si c'est Mafing qui a parlé, c'est évidemment pour ne rien dire. Le silence les avantage. Les piques ne servent qu'à magnifier leur triomphe comme ces coups de fusil en l'air que tirent les chasseurs après la battue.
— Pas à Idjatou quand même, et surtout pas toi, Badio ! Mon Dieu, on ne connaît jamais assez les hommes !
La seule différence avec Laho, c'est que lui est parfaitement prévisible. Ses yeux disent tout : les mots, les idées, ses desseins confidentiels pour l'année à venir.
Ainsi donc, c'est lui qui, le premier, ira dans les maquis pour y ébruiter ma honte, non pas afin d'y briller ou de me faire du tort mais afin de s'y décharger d'un fardeau trop lourd pour ses épaules : « Je ne me ferai jamais à l'idée que c'est Badio. Badio, tel que je le connais, est trop vertueux pour faire du mal à la guêpe qui l'a piqué. Mais ce pauvre Elgass me fait de la peine, comme si on l'avait charcuté dans sa tombe. On ne sait plus quoi penser des hommes ! » Le pire, c'est qu'il parlera en toute franchise, il m'a toujours accordé un maximum de confiance et d'affection. Je l'aime bien, Laho, avec son curieux sens de la culpabilité, toujours à dissuader avant qu'on arrive à la margelle du puits mais qui n'en plonge pas moins comme les autres, au bout du compte. Et puis il est le seul à avoir nourri jusqu'à la fin une profonde amitié pour Elgass. Chez nous, l'admiration, voire l'intérêt ou la docilité étaient peut-être plus forts que l'amitié. Au fait, qu'aurait pensé Elgass ? Bizarre qu'une telle idée me vienne à l'esprit aussi sereinement, en un moment où je tente de toutes mes forces de trier ce qui est clair de ce qui ne l'est pas. Mais oui, c'était bien lui le grand absent des pensées qui se succédaient dans ma tête : Elgass, qu'en aurait-il pensé, bon Dieu ? Et je comprends soudain combien cette question est décisive. La petite fille à l'odeur de fruit sauvage, ce corps frémissant que je meurtrissais dans la turne de Mermoz, n'était autre que la soeur d'Elgass !
Impossible désormais de substituer un trou à cette évidence. Mais qu'en aurait pensé le vieux ? Je ne parviens pas à l'imaginer me crevant un oeil ou me passant à la cangue ; ni hurlant au fou ni brûlant la cité. Je vois quelque chose de plus subtil et de plus terrifiant à la fois.
Je le vois au beau milieu d'un repas — tout ce qu'il y a d'amical — m'affublant d'un de ces sobriquets qu'il avait le don d'inventer et qui vous collaient à la peau comme queue basse de ouakiri. Ou dénouer le drame par une pirouette philosophique qui ferait rire les imbéciles et qui resterait pour moi, entre colle et blâme, un inépuisable sujet de perplexité. Autrement grand, quoi qu'il en soit, que le déplorable jury qui se fait orgueil de m'entourer. Regardez donc ce crétin de Habib, le voilà qui se pavane entre le couloir et le porte-manteau, les mains dans le dos, ma parole ! l'air florissant d'un verger au printemps :
— Elle a tort de s'en vouloir, Idjatou. Où a-t-elle bien pu disparaître ?
— Il faut la comprendre, dit Arsike. Il y a des moments dans la vie où on a besoin d'être seul.
Arsike qui en est maintenant à deux flottilles de vaisseaux en papier, Arsike à qui j'ai la folle envie de tordre le cou. Pourtant ce n'est pas le plus mauvais. Un rien de chevalerie le retient quand s'ébranle la meute. Pas mesquin, il me semble, pas courageux non plus. Quand les choses se gâtent, son système consiste à se taire et à jouer les témoins de passage qui ne s'en mêlent pas et ont, pour les uns et pour les autres, des hochements de tête équitables. Trop fier pour toucher aux petites querelles des mortels, pas assez fort pour les conjurer.
— Elle a dû aller se coucher, dit Laho, qui ne sait décidément plus ce qu'il y a lieu de faire.
— Antonine, le couteau ! C'est un arbre tombé sur la maternité de Koumassi, un gamin dans les égouts d'Anono, une charge de chevrotine dans les reins d'un voleur à Adjamé…
Pourtant, ils ne s'occuperont sérieusement de mon cas que lorsqu'ils seront sortis d'ici. Je dois me résoudre à accepter mon nouveau sort, celui de la bête qu'on épie et qu'on évite.
Il en est ainsi sous le chaud soleil d'Afrique : le rire et la fête tant que l'opinion vous accepte, mais, pour peu que la rumeur s'en mêle, vous voilà déchu et en quarantaine : un panier de permissions pour un autre d'interdits ! Quand il s'agit d'une soeur, même par procuration, aucune excuse n'est admise, surtout quand il s'agit de celle que nul ne peut toucher, la soeur d'Elgass, bonnes gens, celui que nous vénérions tous…
— Antonine, le couteau ! Je la connais, cette femme. Cent fois je l'ai vue et cent fois ce n'était pas la même. Elle vit loin du monde, au fond de l'eau. Elle a des plumes au ventre, des serpents pour collier. Son coeur a la taille d'une tête d'épingle. Elle est la reine de l'eau et tout ici lui appartient : les vagues, les moussons, la terre ferme et jusqu'au fatum des hommes. Vous vous moquez de moi, vous pensez que je ne raconte que des bêtises, que c'est la pirogue du sommeil qui m'égare. Vous êtes bien naïfs ! Vous marchez dans la ville de Bidjan, vous jetez des coups d'oeil sur le ciel de Bidjan. Vous vous dites : « Voici cette merveille de Bidjan, voici la rue 12, le Plateau, là le marché aux condiments, tout y est prévu, aucun idiot ne s'y perd. La vie y est plausible, la ville est bien réelle, suffit de s'éveiller. Même de la rade de Bassam, on peut voir la tour de la Pyramide. »
Malheureux, vous ne savez rien des intrigues de cette femme. Les colères, les sinistres, les succès, les épidémies, c'est elle qui les manigance. L'an passé, par exemple, un pétrolier s'est perdu au large, où croyez-vous qu'on l'a retrouvé ? Au milieu d'une palmeraie, ce qui n'a empêché personne d'appeler cela un naufrage.
Cette corniche qui mène à Grand-Bassam, il y a des années qu'on la répare. Le jour, ils refont le bitume, la nuit cette femme revient faire ses trous, et toujours aux mêmes endroits. Savez-vous ce qui peut vous arriver certains jours dans la forêt du Banco ?
Demandez donc au pauvre Yao Zadi Gnaoré. Yao Zadi Gnaoré était un brave homme aimé des voisins et des femmes. Beau, rieur et charitable, il n'avait pour défaut que l'amour sans bornes qu'il portait au bon vin de raphia. Quand l'envie lui en prenait, il partait seul dans la forêt du Banco avec sa gourde et sa vieille machette. Un jour, on attendit en vain son retour et c'est seulement des années plus tard qu'on trouva au bord de la mer quelque chose qui ressemblait à Yao Zadi Gnaoré : même visage, mêmes habits, même largeur d'épaules. Évidemment, pensez-vous, c'était bien là Yao Zadi Gnaoré. Non, misère, Yao Zadi Gnaoré n'était plus de ce monde. Ce n'était là que l'image de sa vie, une pauvre peau gonflée de mauvais air qui éclata comme une bulle dès qu'on la toucha.
Je pourrais aussi vous raconter l'histoire de Niamké qui, ayant gagné à la loterie, ne retrouva le lendemain que des billets de Monopoly dans son coffre-fort. Les gens croient que c'est acquis, qu'ils peuvent s'installer et travailler en paix. En apparence, une ville pleine d'argent, de mandarins et de prétendus amis. Mais il suffit, je vous le dis, que la femme-là bouge du mauvais côté…
Je suppose qu'il reviendra à Diallo (celui de la Cité rouge, pas celui de l'Ambassade) d'être informé le premier. Ils s'arrangeront pour passer le voir avant d'aller se coucher. Ils lui glisseront à l'oreille les deux trois mots qu'il faut et Diallo s'acquittera sans peine du saisissement qui convient. Il lèvera les bras vers Allah et se fendra d'un ou deux versets du Coran avec la ferveur ordinaire de nos bons bigots de village. Et pour moi, fini les petits prêts de cigarettes et de pécule, si encore il consent à me gratifier d'un bonjour.
— Elle est ici chez elle, elle a façonné l'endroit selon son humeur. La lagune, la forêt, les brisants obéissent à son désir. Mais les gens n'y pensent pas. Ils trouvent satisfaction à Treichville, ils s'ébaubissent au Plateau devant les belles dames qui passent au bas des gratte-ciel. Que voulez-vous ? Personne ne leur dit l'emprise sous laquelle ils sont. Ils agissent et rêvent selon le bon plaisir de cette femme mais ils n'en savent fichtre rien. Tout ce qu'elle aime, c'est de les voir s'accorder au trompe-l'oeil chatoyant de ce lieu dévoyé.
Demandez donc au Blanc qui l'a chassée de Bingerville et de Bassam à coups de déluges et de fièvre jaune. Il lui a bien fallu, à ce remuant cherche-la-bagarre, pactiser avec elle pour élever ses ponts et ses murailles en un tel repaire de lutins. Après lui, le Noir est venu, victorieux comme un buffle et sans même prendre la peine d'interroger la tribu. Regardez comme il se tourmente aujourd'hui. La ville lui va mal, elle le conteste, elle l'oppresse. On dirait une tortue dans une coquille d'oeuf. Voyez avec quelle peine il traîne son existence !
Il n'a plus le courage de conjurer sa peine. Longer sur la plage la laisse de pleine-mer lui est aussi difficile aujourd'hui que de clouer la lumière. A plus forte raison attraper le bon bus, réussir en politique ou manger à satiété. Ah ! gens de Bidjan ! Beaucoup de coeur, aucun sens de la concorde ! Regardez un peu le foutoir que c'est ! C'est corps à corps au marché, mêlée dans le dépotoir, main dans la main au bordel, chacun pour soi au finish ! Ah ! gens de Bidjan, gens de méprise : ils se mouchent à l'église, ils font la sieste au bureau.
Mieux vaut ici ne jamais s'étonner de rien.
On y a même vu des Peuls rudes à la tâche, quelques Mandingues généreux et, dans un coin de la ville, un Bété pourvu de modestie. On prédit pour bientôt un Blanc affable et un Libanais pauvre ou laveur de carreaux.
Cette femme-là a tout chamboulé. Le luxe sécrète des miasmes, les mouches s'agglutinent aux néons. Le mensonge est tellement collé au jour qu'il arrive à Dieu de se tromper de date. Ici, tout singe le neuf et s'affiche à l'envers. Où a-t-on vu, je vous le demande, un port où il y ait autant d'accidents de mobylette ? L'autre jour, un badaud est parti chez les en-haut d'en-haut pour quémander son attiéké. Que croyez-vous qu'on lui remît ? Une boucle de ceinture et un ticket de car pour retourner au village. Bidjan, c'est comme ça : vous demandez l'aumône et on vous donne du boulot, vous attendez la pluie et c'est la mer qui vient. Cette route de Bassam est encore prise sous les eaux. Regardez ce pauvre chauffeur de baka. Ses passagers
sont montés sur le toit pour échapper aux vagues et lui, comme un imbécile, il reste à son volant, persuadé que la machine lui appartient encore. Il ne regarde pas la mer, il ne voit pas la couleur des vagues. Il n'a jamais entendu parler de cette femme et maintenant il ne peut plus rien. Il gagnera les abysses avant les autres et demain on fulminera contre lui dans les chaumières : « Ce crétin, il aurait pu faire le détour par Bingerville, la météo avait tout prévu ! » Pendant ce temps-là, la femme s'en sera retournée aux arcanes, repue de plaisir et de sang. Comme elle est friande de vieillards et d'adolescents ! Regardez ce jeune homme, par exemple. Le voyez-vous, ce jeune homme ? Vous ne le voyez pas, vous êtes comme le Bouki du conte, vous ne voyez que ce qu'on vous montre…
Je suppose qu'avant midi leur travail aura produit son effet. Je ne saurai plus où me foutre devant Polycarpe Dossou, mes collègues de Victor-Hugo, mes copains d'amphi, le Samouraï, les masques de danseurs de ziglibiti. Seule la Blanche trouvera pour moi un peu de compassion: « Alors, Badio, c'est comme ça ? On préfère déflorer les mineures plutôt que de venir voir sa bonne amie ? »
Tantie Akissi a raison : « Bouche de Bidjan, bouche de pute ; mieux vaut la lèpre que la sale besogne de sa langue ! »
Pour rien au monde je n'irai à l'aéroport, ce serait pire que d'aller à Canossa. D'ailleurs, cela me revient, j'ai un examen tout à l'heure, voilà exactement le genre de pensées auquel je dois m'habituer. Elle, je ne veux plus la voir, je laisse son parfum et son ombre à la brume dévouée de Bruxelles. Plutôt heureux qu'elle se soit éclipsée sans que je m'en rende compte. J'imagine qu'elle a regagné sa chambre pour y ruminer et pour y pleurer.
« Nom de ma mère, vous êtes de vrais enfants, il faut tout vous montrer, même le trou où l'on pisse. Le jeune homme non plus ne voit rien. Il écoute la radio et il fume son yamba. Pour lui, la vie c'est comme on la prend et la rue c'est tout ce qu'il y a d'ordinaire. Il ne connaît rien du vent et la nuit, il ne sait pas la lire. Adossé au mur, il écoute la radio. Ses parents se disputent de l'autre côté, dans le baraquement, mais il écoute la radio et les bruits du port. La nuit est chaude, la nuit est dure. Les bonnes gens ont retrouvé
leur lit et lui, il reste au bord de la rue à écouter la radio. Il croit que la ville est belle et que la lagune est grise. Le sommeil, se dit-il, ne peut rien contre la ruse du brave. On le retrouvera au petit matin, éparpillé mais sans une égratignure au visage : une jambe à Cocody, un bras à Marcory, une oreille sur le remblai d'Abobo-gare. Ses parties, ils les chercheront, les chercheront encore, ils ne trouveront pas ses parties. Ils s'en prendront aux brigands étrangers. La tête, n'est-ce pas, c'est sous le pont De Gaulle qu'ils l'auront retrouvée, enlisée dans la vase entre deux barques et deux fûts d'excréments. Et tout cela, plus vrai que soleil, on vous le dira, messieurs, parce que c'est en ce funeste endroit que, la nuit venue, s'assemblent pour conspirer et se dévergonder voleurs Mossis et escrocs de Guinée. De sorte que, bilakros fatigués, les policiers n'osent pas s'y aventurer à moins d'un kilomètre, passé le crépuscule. Ces galapiats-là, tout ce qu'ils savent faire, c'est emmerder les toutous et les marchands de savonnettes.
Bidjan-là-même, c'est foutu y a longtemps, mon frère, dire qu'on paie le gouvernement ! Ils raconteront des fables et des devinettes, ils chercheront des poux dans la tête d'un chauve, ses parties, ils ne les trouveront jamais. Eux non plus ne savent rien de cette femme. Ils supputent, ils envisagent, ils ne savent rien de cette femme. Pour eux tout est régulier du moment que la lagune est à sa place, que la ville scintille et que l'attiéké, quand on le gagne, se laisse avaler. Racontez-leur la mésaventure de ce routier qui, au moment même où je vous parle, est en train de rater son virage à l'entrée de l'échangeur de l'Indiéné. Ils riront un peu, puis ils se précipiteront vers l'arrêt du bus. Dites-leur que le pauvre s'est déporté sur l'avenue Reboul et que, pour finir, il s'est retrouvé avec son bahut au sommet d'un poteau électrique. Ils vous diront que c'est normal, Bidjan n'étant plus une ville mais un circuit de rodéo pour ces merdeux de petits motards. Ils ne sauront pas que cette femme s'était promis de tourner la tête au routier. Dites-leur que leur mère est morte, ils vous répondront: « D'accord, mais je vais d'abord à Koumassi. » Et ils y vont, ils ne regardent personne, ils y vont corps et âme, ils ne font qu'y aller. Ils ne savent faire qu'une chose à la fois et, pendant qu'ils la font, ils tuent en eux tout le reste du monde. Pour eux, le ciel est bleu et la mer pas plus compliquée que leur salle de bains.
Qu'est-ce que je vous disais ? Regardez, mais regardez !…
Il me semble que Labo écrase une larme. Cela m'est égal. Qu'ils pleurent tous si ça leur chante ! Ce serait là le signe qu'ils existent encore. Mais non, ils ne pleureront pas. Il ne nous reste plus que le rire morbide de nos jeux absurdes. Laho seul peut émettre des signes en dépit de la peur qui l'étouffe. Ils se sont tous assis et ils ouvrent des bouteilles comme s'ils célébraient
l'événement, comme si c'était le début d'une nouvelle fête à laquelle je ne serais pas convié. Je ne suis pas sûr que ce soient eux que je voie. Deux taches, trois fantômes, beaucoup de brume blanche. A vrai dire, je ne sens pas mon regard. Peut -être ne suis-je déjà plus là, devenu, comme le disait Elgass, un nouveau “pays d'en face” derrière une clôture plus touffue que le cordon
d'acacias, plus inaccessible que le mutisme de l'infirmière.
C'est Arsike qui sifflote, c'est Habib qui grogne, Tiobendo est au pied de l'escalier qui mène au débarras, Antonine s'occupe de ranger les verres et le fourneau. Peut-être celle-ci n'a-t-elle rien compris de ce qui s'est vraiment passé. Elle n'a jamais eu le temps de comprendre quoi que ce soit, elle nettoie, elle rince, elle ne comprend jamais, à plus forte raison une faune telle que la nôtre… Ou bien rien, rien que l'affolement dans ma tête, la sensation de noyade, la clameur irréelle du dehors et le délire de tantie Akissi…
— Regardez, je vous dis ! Ils sont des dizaines de passants, et personne pour remarquer le rentrer-coucher coincé entre le magasin de bricolage et le night-club de la Boule noire. Ils ne devinent pas le drame qui va se jouer là maintenant. Pourtant la victime est tout ce quil y a d'inhabituel. Mystère du bon Dieu, qu'est-ce que cet homme vient faire là avec son grand boubou brodé, son turban et ses babouches ? Qu'est-ce que cette femme ne ferait pas faire aux gens de Bidjan ! Il y a longtemps que je l'observe, le muslim. Il est passé par la rue 18 pour manger un plakadji et boire un youki. Puis il a flâné du côté de l'hôpital et du carrefour France-Amérique. En chemin, il a sorti son chapelet, juste au moment où il passait par la rue des Brasseurs. Et comme ça, en arrivant devant la toutou, il n'a pas pu s'en empêcher. Faut dire qu'elle lui a décoché un sourire de grande dame et qu'elle l'a entraîné tout de suite dans son rentrer-coucher pour couper court à ses hésitations. Et maintenant, voici la bagarre ! La toutou, elle pousse le muslim sur le trottoir et le muslim, wallâhi ! il est aussi vêtu qu'un morceau de fer.
— Gardez-moi ça ! crie la toutou. Vieille barbe, tu viens baiser la toutou et tu n'as même pas un penny pour payer la toutou ! Je te rendrai tes habits quand tu m'auras payée, sannovabitch! bastapikin!
Et lui, tout ce qu'il lui reste à faire, c'est de cacher ce qu'il peut en haranguant la foule :
— Ne riez pas si vite, mortels ! Ce qui m'arrive peut vous arriver. Dois-je vous raconter le chagrin de cette ville, vous qui êtes nés d'elle et nourris de ses impostures ? Vous sortez de votre domicile comme c'est votre droit. Vous vous drapez du plus beau boubou pour vous prémunir des impolitesses du dehors. Il se trouve qu'il vous reste encore un peu d'argent en ce panier percé de Bidjan. Cet argent, vous le mettez dans la poche la plus visible afin que vous sachiez bien qu'il est là et histoire, une fois n'est pas coutume, d'épater un peu le bon peuple. Munis de cet argent et fort de votre naïveté, vous montez dans un de ces trucs qu'on appelle bus, les mots n'étant jamais assez honnête pour exprime le vrai fond des choses. Mais le bus, c'est le quartier le plus louche de Bidjan (Youpougon à côté c'est la bourgade des innocents). On y blasphème et on y vole plus que partout au monde. Ainsi donc, vous montez dans le bus, vous y supportez la promiscuité, vous survivez aux odeurs et à l'injure. Seulement, à votre arrivée, il ne vous reste rien de votre argent et fort peu de vous-même. Vous en êtes réduits à aller au hasard et à tendre l'oreille au diable. Et, une fois le péché commis, vous n'avez même pas un jeton pour remercier la dame. J'ai honte de mon âge et de mon turban de hadj ! Ce que j'ai fait est impardonnable, Dieu me punira !
Pour son grand malheur, c'est à ce moment qu'arrive la bande des karatékas. L'un d'eux est ivre mort de dolo et de yamba :
— C'est maintenant que tu dis ça, phacochère de cent ans ? Pour qui donc est faite Treichville, pour les preux ou pour les ressuscités ? L'argent, tu n'en as pas, la virilité, aïe !… Et malgré ça tu viens sur l'avenue Reboul rien que pour gâcher la fête, au lieu
de rester chez toi à bénir les croyants et à éduquer ta famille nombreuse !
Bien qu'il soit maintenant couché par terre, ils n'hésitent pas à lui donner des coups. Il faut qu'une belle âme se montre enfin au balcon d'un immeuble pour lui lancer un pagne :
— Cache ce que le bon Dieu t'a attribué et file avant qu'ils ne t'achèvent.
L'histoire est finie les gens se sont remis à mentir et à marcher comme si de rien n'était. A cause de cette femme toutes les histoires de Bidjan finissent en pointillé. Elle en commence une à Koumassi mais elle la termine à Blokosso. Un jour elle vous parle de pêche aux oiseaux un autre de moutons qui nagent…
Habib peut continuer à me reluquer comme on le ferait d'un monstre je n'en ai cure. Il fallait bien que cela finisse la tartuferie n'avait que trop duré. Tout est bien, qu'il me vouent aux gémonies ! C est moi qui ai renversé la cruche, à moi de payer les pots cassés.
Seulement qu'ils ne se trompent pas de juge. Leurs grief : leur mépris, l'image d'ombres joueuses qu'ils renvoient à mon regard trouble ne comptent pour rien. Allez qu'il exultent c'est de bonne guerre. On ne s'unit que sur le dos de quelqu'un et me voilà devenu, aujourd'hui et pour toujours, ce quelqu'un-là. Mais
qu'ils le sachent, ils ne sont pas mes juges. C'est, tout au fond de moi cette lumière trop blanche qui brûle et qui luit et qui ne juge même pas à vrai dire, mais qui éclaire mon âme comme si c'était une grotte inconnue.
Voici la mousse blanchâtre le eaux croupissantes, les parois humides et vertes, les vieilles araignées dans la nasse de leurs toiles…
— En pointillé comme toute les histoires qu'elle raconte, il suffit de voir ce qui est arrivé à Officiel. Donnez aux hommea un morceau de fruit et il vous demanderont la terre qui a vu pousser l'arbre. Officiel était très bien comme il était. Mais quoi ! le gens d'ici sont trop friands, un rien leur tourne la tête. Magasinier au port, à peine débarqué du village, là même où arrivent les bateaux et les merveilles et où se négocient le cacao et le calembours, ce n'était pas une sinécure !
Et voilà le petit bonhomme qui furète partout et qui se fait des yeux grands comme des oeufs d'outarde pour lorgner vers les lieux interdits. Il faut que je vous raconte ça par le menu car la vie d'Officiel, mes enfants, est collée comme un timbre sur la chronique de Bidjan.
A l'époque il avait encore un nom et un vrai métier d'homme au milieu des laptots. Mais il s'était mis à voir grand, ce qui, par ici, attire plus d'ennuis que d'admiration. Il fut emporté par son utopie, de plaisir en folie, jusqu'à ce cinéma de quartier où il allait
perdre son nom. On le disait alors éveillé, fringant, très dynamique. Burt Lancaster, est-ce là un nom de Sénoufo ? Au lieu d'économiser, il se changea en zazou pour écumer les nuits de Bidjan. Mais cette femme le guettait déjà. C'est si facile pour elle : un jour, elle est marchande de beignets, un autre étudiante en droit ou fille de colonel. Cette nuit-là, quand ils se sont rencontrés, elle était femme d'affaires, propriétaire d'immeubles
et gérante de restaurant. Elle prenait l'air dans sa Datsun quand elle le vit qui faisait du stop sur l'avenue Biaka-Boda, c'est du moins ce qu'elle lui raconta au long des dix ans que dura leur étrange idylle. Elle commença par le convaincre qu'il avait trop de classe pour finir ses jours dans les entrepôts du port. Elle lui offrit un smoking et le chargea de la gestion du restaurant. Peu après, elle lui présenta le chef local du parti, et voici comment Burt Lancaster devint garde du corps, syndicaliste, greffier-maire puis ministre. Chauffeurs, concubines, comptes en banque et tralala… On placarda son portrait au sommet de l'hôtel Ivoire. Pondo Kouakou, le virtuose, composa en son honneur une chanson pour la radio. Sonawax, le complexe de textiles, imprima des millions de yards de tissu à son effigie. La rumeur publique lui attribua nombre de qualités et de faits d'armes. Les journaux, la télévision le firent passer pour le dauphin, et il est vrai qu'il rata de peu le perchoir du Parlement après le bureau de la Primature… Un matin, il se réveilla pauvre, et personne ne le reconnaissait plus. La femme était partie pour ses demeures océanes. Il se leva pour regarder sa
villa : ce n'était plus qu'une mansarde perdue près du ruisseau qui sépare Adjamé de Williamsville. A la place du restaurant, l'inoubliable dépotoir de Marcory dont l'odeur poursuit vos narines jusqu'au coeur de Biogerville. Le ministère était toujours là, mais verrouillé d'une double clôture. C'étaient bien ses gardes, ses gardes à lui, ceux qui racolaient pour lui de jeunes amantes et ciraient ses chaussures, mais aucun d'eux ne le reconnaissait ni n'avait même jamais entendu parler de lui ! Il se fit traiter de clochard et mettre durement à la porte quand il s'avisa d'insister. Ironie du sort, c'est à ce moment-là que ces pouilleux d'Adjamé le surnommèrent Officiel. Il s'était mis en effet à investir les bus et les marchés pour y raconter ses malheurs et quémander une pièce pour acheter sa boule d'akassa…
— Antonine, donne-moi le couteau, je vois la femme qui arrive, elle veut prendre mon argent, elle veut noyer ma maison… Et cette grotte qui s'éclaire, c'est moi, moi que je ne connaissais pas…
Quand je la laissais avec le Libanais du Drugstore, mon esprit faisait assaut de subterfuges pour m'empêcher d'admettre la vérité. Elle était censée être au sous-sol, seule avec l'Oriental, à jouer au poker… elle qui ne connaît rien aux cartes ! ou pour
compter le temps qui passait, ou pour parler de Bouddha ! Rodé comme je l'étais dans l'art de jouer avec ma conscience, de feindre la cécité, je ne l'imaginais pas couchée sur le tapis de prière ou offrant la nudité de son corps au déclic du Polaroïd. De même que pour nos ébats à Mermoz, je ne garde aucun souvenir de la façon dont cela a commencé.
Pourtant j'étais
présent quand la vieille ordure l'a abordée, mais j'avais sans doute fait semblant de jouer aux cartes ou d'être éméché. Kouassi Kouassikro à qui rien n'échappe m'avait peut-être adressé un ou deux clins d'oeil, puis j'étais passé à autre chose avec l'air de ne rien comprendre.
L'argent qu'elle en tirait, je faisais semblant d'en ignorer l'existence. Je la laissais le fourrer dans la pochette de son sac, me contentant, sans douleur excessive, de me faire payer mon taxi, mes cigarettes, mes virées nocturnes et l'addition quand il nous arrivait de manger à l'American Express. De cela non plus, nous n'avons jamais parlé. A quoi bon maintenant chercher des raisons perdues dans la nuit, puisque le mal est fait et que, devant moi, le frigo, les camarades, leur gueule et leur bruit ne sont plus qu'une atroce féerie…
— Antonine, le couteau !
— C'est que, tantie, j'ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien de ce couteau-là !
Je suppose que ce qui s'était passé avec le colonel, déjà… Ah ! le colonel, quel drôle de type ! Sa Française de femme ne sort de leur villa que pour aller chez le médecin de la cité de la Poste afin de renouveler sa provision de Valium. On murmure que, si elle ne s'est pas suicidée, c'est qu'elle n'a pas encore déterminé la date qui concorderait avec l'apex de son thème astral ni trouvé la robe qui siérait à un si grand jour. Le mari passe son temps à écumer la ville en Mercedès, à l'affût de night-clubs à la mode et de jeunes filles à entretenir. Quand il a jeté son dévolu sur moi, je me suis bien douté que c'était à cause d'Idjatou. Tous les soirs, il nous emmenait sillonner la ville jusqu'à l'hôtel Ivoire. Là, il me donnait un peu d'argent, histoire de patienter au Snackarama, et il partait avec elle sur de vagues prétextes. Et je laissais tomber le voile entre mes yeux d'une part, et d'autre part les bijoux, les sacs à main, les vêtements, les petits cadeaux, tous les avantages… dont ce poste d'hôtesse à l'hôtel Tiama : quelques bricoles et maintes occasions de rouler dans sa voiture de luxe…
La lumière qui est en moi n'éclaire qu'un monde de vieux fantômes qu'il me semble n'avoir pas connus. Ce soir elle ne sera plus là, et moi non plus, sans doute. J'irai peut-être au Congo, au
Niger, au Gabon pour y faire ce qu'Elgass y a fait. Entre Sahel et équateur, le monde est si grand !
— Fais donc attention, Tiobendo, tu as versé du vin partout ! Sur tes chaussures, et jusque sur les marches du débarras !
— Antonine, le couteau !
— Non, je n'ai rien renversé, regardez ! Mon verre est encore plein !
— Antonine, le couteau !
Et la voilà, Antonine. Elle sort en courant du débarras. Se défait de son pagne qu'elle jette au loin pour crier du plus fort qu'elle le peut.
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