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Littérature francophone


Tierno Monenembo
Un attiéké pour Elgass

Paris, Editions du Seuil. 1993. 170 pages


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Chapitre 3


Édifice de la poste et rebelote le bus ! Le 8 cette fois, celui qui mène à la rue du même nombre. A cette heure, on peut trouver une place assise. Les tortillards de Bidjan fonctionnent comme un monde en soi, avec ses astres et ses saisons.
Les tantouzes, les cocottes, tous les fêtards de métier ont remplacé les marchandes et les petits fonctionnaires du matin. Ici, chacun se lève à son heure et prend son ticket de bus comme si cet acte avait quelque chose d'héroïque et qu'il revenait à prendre en main son propre destin. La ville parvient à se contenir dans ses apparences tant que persiste la lumière du jour.
Passé le crépuscule, elle jette bas les masques, elle révèle son vrai visage. La pudeur, les bonnes manières, l'apparat pour le vaudeville ; l'imposture et le racket, la trivialité sonore et complue pour la vérité de l'âme. La nuit comme un savant mouvement entre triche et sédition, un cosmos à elle toute seule, qui porte le graveleux comme on porte son bel âge.
Le reflux du jour emporte avec lui tous les symboles du pouvoir : les grades, les décrets, les feux rouges et les lignes jaunes. La mer devient houleuse et canaille, chacun étant à l'autre ce que la goutte d'eau est à la goutte d'eau. Ni flic ni clerc, ni biffin ni laptot, on existe autant que sa propension à mentir et à rupiner est avérée. Tous grisés, tous anonymes dans la grande salle du relâchement.
Ce conducteur-ci est plus avenant que le précédent.
Il s'est débarrassé de son uniforme de blouse bleue pour mieux répondre, on incline à le croire, à la tolérance de la nuit. Nous passons crânement devant lui, nous insistons pour qu'il sache bien que nous sommes sans ticket. Nous optons pour les sièges confortables du milieu, dans l'odeur des deux toutous, du gorguidjen 1 et du Grand-Frère. Le Grand-Frère est reconnaissable à sa balafre au niveau du vomer, à son regard ardent, à son bonnet anango et à sa voix de turbine qui débite des méchancetés en langue éwé. Mais peut-être en réalité ne sont-ce là que propos mignons que sa timidité de gorille laisse échapper sans y mettre les formes. Ses protégées se tordent en effet de rire et lui répondent par des mimiques exaltées. D'ailleurs, pour preuve que tout cela n'est qu'un jeu (jeu fanatique et dilatoire de Bidjan — mais pour retarder quelle échéance, quel énième jour de folie ?), elles font plus attention à leurs toilettes qu'à ses grognements.
La toutou (je veux dire celle qui mérite ce titre par l'ampleur de son derrière, la maturité alerte de ses seins et aussi par son visage endurci, un tantinet philosophe) n'a plus besoin de prouver quoi que ce soit, elle est assise comme une évidence, passant de temps en temps une main baguée dans sa coiffure afro. C'est l'autre qui joue le rôle qui lui est dévolu, forçant sans compter sur les maigres années de sa minorité. Elle porte une robe de tarlatane à la transparence exagérée. Ses lèvres sont marquées d'un rouge qui sent le basilic et le réséda et lui dessine des traînées entre les commissures et le menton. Elle a les arcades sourcilières enduites de cendre et de kaolin. On dirait une petite écolière de dix ans trop vite grandie.
Cé Né Gon fait mine d'ouvrir la fenêtre.
— Hé, beau gosse, glousse-t-elle, touche donc pas à mon miroir !
— Vous ne voyez pas qu'on ne peut pas respirer là-dedans, tellement ça pue ?
— Laisse, je te dis, t'arrangeras rien en ouvrant la fenêtre.
— Ma petite soeur a raison, intercède l'autre. D'où qu'on prenne cette ville, elle pue et c'est plutôt bon signe. Une ville où tout le monde peut bien manger, bien boire et bien baiser est forcément une ville qui pue, n'est-ce pas, ma soeur Aflowo ?
— C'est toi qui as dit, ma soeur Aretha. Si ce monsieur, il ne veut pas puer, qu'il retourne au village.
— Laissez, les filles ! dit alors le gorguidjen resté jusque-là à se couper les ongles en tirant sur un mégot de yamba. Du calme, de la miséricorde ! Quand la race humaine est aussi belle, c'est que c'est pour nous autres. Viens, mon frère (il prend la main de Cé Né Gon dans la sienne), pour moins de mille, je t'emmène voir la face cachée du monde.
— On te les laisse, Pedro, crie la petite. Ils puent plus grave que ce que pue la ville, ils puent les étudiants. Rien dans la poche, rien dans la braguette, rien que livres et mensonges !
— Ah ! petite soeur, attention aux fausses nouvelles. J'en ai vu, moi, des étudiants qui vous en donnaient plus de cinq mille pour certaines choses relevant de nos compétences à nous autres.
— Pédale, est-ce qu'on t'a dit bonjour ?
Cette fois, c'est le muslim en caftan, celui qui tout à l'heure égrenait son chapelet dans le bus n° 8, qui se manifeste à la surprise générale. Coincé comme il l'était sur un siège du fond avec sa barbe et son turban de percale, son silence et son maintien en imposaient à tout le monde. Pourtant, c'est bien lui qui s'exprime ainsi :
— Oui, pédé, regardez-moi ça : il vend son petit derrière pour manger, au lieu de travailler comme tout le monde, comment voulez-vous que l'Arique marche ? Wouya-wouya, hermaphrodite !
Tantie Akissi a raison :

« Au coeur de Bidjan, c'est le feu. »

Ici tout fulmine et crépite. Est-ce seulement une ville ? Plutôt une somme de passions en éveil, une chaufferette qui se gausse des tropiques, creuset d'ici et d'ailleurs, d'hier et d'aujourd'hui, qui ne trouve son compte qu'aux alentours du point de rupture. Une bagarre le matin, une autre le soir, l'espace de deux bus qui pourraient former un monôme si on laissait faire les chiffres. Soleil et rage, tonnerre et rire, l'ordinaire se gagne ici à l'aune terrible de l'éclat. Ah ! oui, mille fois oui, c'est tantie Akissi qui a raison :

« Mieux vaut écoper la lagune ou semer dans le goudron que de chercher à Bidjan un moment de repos. »

Parce que, bien sûr, ce n'est pas fini. Le temps d'accuser le coup et de humer l'air pour récupérer, et la toutou (la petite, la précoce, la surdouée) est revenue à l'assaut pour sauver l'honneur menacé de la famille :
— Faux prophète, baiseur de chèvres ! On te connaît ! Tu dis que tu vas prier à la mosquée et tu vas à Treichville chez les collègues qui ont pris leur retraite. Fouya-fouya, c'est des gens comme toi qui ont foutu le pays en l'air. Regardez-le-moi ce revenant qui vient hanter nos lieux de travail. Mon ami, lui, on le baise et on le paie. Toi, tu paies et tu ne baises même pas, c'est juste pour montrer le petit bout de ton lézard.
Entre-temps, le bus a glissé sur la pente du boulevard de la République avant de négocier le rond-point de la rue Faidherbe et l'entrée du pont Houphouët-Boigny.
— Vieux, dit la toutou (la grande, la vraie, l'accomplie), nous ne sommes que des gens paisibles. Tout ce que nous voulons, c'est arriver sains et saufs à la rue 12 pour travailler alors que toi, tu cherches la bagarre. Si tu continues, mon mari va te calmer. Mon mari ce n'est pas de la volaille, c'est un homme, il ne parle que lorsque c'est nécessaire. Il a tout ce qu'il faut : l'argent, le bangalan, et puis le plus long poignard de la ville.
Ensuite, les voix se sont mêlées aux cahots du bus, aux bruits du port, au silence ombrageux de la lagune. Près du cinéma Plazza, l'esclandre a grossi. A la hauteur du monument aux Valeureux, il s'est réduit à de vagues propos, entre dispute et dissertation. A l'angle de la rue 12 et de la rue 16, alors que nous nous apprêtons à descendre, le débat prend une tournure politique :
— Ils sont d'où, déjà, ceux-là ? dit quelqu'un en nous toisant.
— Ce sont des Guinéens, répond un autre, des farfelus finis !
Eux, au moins, ils ont foutu le Blanc hors de chez eux.
C'est bien pour ça qu'ils ont préféré venir ici…

L'enseigne du bar Hélène est éteinte. Nous enjambons la planche qui surplombe le fossé, montons les marches raides et crevassées pour frapper à la porte. Nous entendons Démerde aboyer sur le fût d'épluchures au fond de la cour où il a l'habitude de se tenir. Nous frappons de nouveau et Antonine vient ouvrir.
— Où est Idjatou ? demande Laho.
— Dans la chambre de tantie.
— Tu ne vas pas nous dire qu'elle dort déjà ! dit Habib. Idjatou, tantie, nous voici ! Il devrait y avoir une fête ici et on ne voit personne.
Nous prenons à tâtons le couloir qui mène à la concession. Nous aimons l'air âcre de l'endroit, marqué par l'âme rude et bienveillante de tantie Akissi. Qu'importe le jour ou le mois, nous avons toujours eu le sentiment d'être ici chez nous. Le seul coin de la ville où nous ayons l'impression de compter vraiment.
Au début, nous n'étions que des clients parmi d'autres. Nos liens avec la tantie se sont tissés comme un nid de tourterelle, en toute patience et minutie. Pour être honnête, le mérite lui en revient. Nous autres n'aurons apporté que la niche de notre présence, quelques promesses et les échéances interminables de nos petites dettes. C'est ainsi que les semaines nous ont faits amis et les années presque mère et fils. De ces fils bons à rien que, tout agacement bu, elle aime choyer et prendre en dérision.
Au fond, les latrines et leur pourtour de tôle cramée jouxtent la série de paillotes où l'on fait la cuisine et où sont logés les domestiques, les neveux, tous les impromptus du village. En face, le bar dont le néon pendouille sur le mur que borde la rue 16 et dont l'entrée s'ouvre au milieu de la cour, ce qui ressemble plus à un salon de famille qu'à un débit de boissons.
Un endroit de rêve si l'on se souvient de tout ce que tantie a enduré pour bâtir son royaume.
Quand elle est venue du village, aucun rejeton du clan n'avait encore foulé le sol de la ville. Pour en arriver où elle en est, elle a dû laver le linge d'un Blanc, râper le manioc à Adjamé, fumer les anguilles à Attiékoubé, vendre des beignets, des sodas et de l'aloko en déambulant à pied du centre à la périphérie. Grâce à Dieu, aujourd'hui elle a le bar, le restaurant de plein air sur la rue (quand il ne pleut pas), la teinturerie de pagnes indigo, là-bas, tout près du fût d'épluchures où flemmarde et aboie le chien Démerde. Largement de quoi gagner sa pitance et le respect dû aux femmes en ce lieu de l'âpre monde.
— Tantie, que se passe-t-il ? insiste Laho quand nous passons devant le bar fermé, sans lumière.
— Je vais réveiller Idjatou. Qu'avez-vous encore fait, petits abrutis ?
— Excuse-nous, tantie, mais nous attendions un compatriote. Il arrive de Guinée.
— Comme s'il pouvait arriver d'ailleurs ! C'est à Idjatou qu'il faut adresser vos excuses, moi je ne veux que dormir. Antonine, ouvre-leur le bar.
Les victuailles ont été abandonnées au pied du comptoir. Elles ne sont même pas déballées.
— Il faut vraiment que je vous dise bonsoir ? maugrée Idjatou en entrant un instant plus tard.
— Vous avez pu faire les courses sans nous ?
— Qu'aurait-on fait d'autre en vous attendant ? dit-elle en actionnant le ventilateur posé sur le frigo.
— Ne nous boude pas la veille de ton départ, dit Tiobendo.
— J'ai l'air de bouder, moi ? Je suis seulement fatiguée.
— Idjatou, nous attendions un compatriote.
— Ce n'est pas une blague, ajoute Mafing qui jouit d'une réputation de moins “guinéen” que les autres. Tu sais bien que je n'ai pas pour habitude de te raconter des bobards. Il s'appelle Thiam. Thiam, viens donc, que je te présente Idjatou.
— Ce n'est pas de refus mais vous me voyez bien fatiguée, frère comment ?… Frère Thiam.
Et elle s'en va s'appuyer contre la solive dressée près des marches menant au débarras. Arsike, Habib, Cé Né Gon et Tiobendo tentent d'autres explications mais elle bougonne, reste contre la solive, la tête baissée vers les lézardes du plancher.
Moi, je ne dis rien. Je la regarde et je pense : comme elle a grandi, ces derniers temps ! Depuis quand Elgass est-il mort ? Elle n'avait pas douze ans quand elle est arrivée. Elle était si jeune, si ingénue, si marrante ! Ainsi, c'était elle, la petite soeur d'Elgass.

Le vieux nous avait longuement parlé de cette frangine lointaine qu'il n'avait pas connue. Elle était déjà un mythe et, quand elle est arrivée, elle l'est devenue encore un peu plus. Elle s'est montrée un beau matin à Mermoz et, si mes souvenirs sont bons, c'est de ce jour que date la consternante histoire du sassa. Une si jeune personne parlant avec émotion d'une si improbable relique, voilà qui prêtait à sourire.
Nous doutions alors de l'importance des objets dans l'accomplissement du destin. Mais Elgass était déjà mort et cette histoire de sassa n'en finissait plus de courir les rues. Je la regarde et j'essaie de compter sur son visage les années qui ont passé. Non, ce n'est plus une fillette. Là, maintenant, contre la solive, sous la lumière avare du néon, elle vient de la cueillir, la petite fleur de son âge.
Où avait-on la tête pendant que poussait ce corps long et cuivré, sans défaut, sans égratignure ? Ces seins alertes et graves, en pelote sous l'armure du pagne. Ce visage rieur, si enfantin il y a peu, mais regardez donc comme il a mûri ! Les joues, les lèvres, le cou gracile ! Le regard est devenu plus hardi, quelque chose de froid et de raisonnable est venu s'insinuer dans ses traits pour y rogner la naissance de sa sensualité.
— Te fâche donc pas, petite soeur, demain tu ne seras plus là. Allons, ma petite soeur chérie, fais-nous un sourire…
En général, elle pouffe quand Tiobendo prend ce ton-là. Mais cette fois, motus, et toujours contre la solive, s'entêtant à rechigner, une moue sévère au coin de la bouche.
— Allons, c'est fini. Pardonne-nous nos bêtises. On ne va pas se quitter sur une mésentente. Après tout, c'est nous qui sommes tes frères, maintenant !
Elle se mordille les lèvres et remonte son pagne noué au-dessus de la poitrine. Elle ne doit plus trop savoir si elle va bouder ou pardonner.
— Va donc t'habiller, dit Tiobendo, nous te ferons vite oublier ce léger contretemps.
— C'est comme si c'était fait, dit Arsike qui entreprend de lui chatouiller les oreilles, je sens qu'elle va y aller.
— J'ai sommeil !
— Il y a de la cola !
— Bon, ça va… Cé Né Gon, branche l'appareil ! Tiobendo, peux-tu sortir le barbecue ? Tu le trouveras dans le débarras, près des cageots de bouteilles… Seulement, je vous préviens, je passerai bien deux ans à Bruxelles sans vous écrire, après ce que vous m'avez fait.
De l'autre côté du couloir, tantie Akissi s'en mêle :
— Ne la bousculez surtout pas, sinon vous allez me voir arriver.
— C'est rien, tantie, nous lui demandons seulement de s'habiller.
— Parce que vous allez faire cette fête, à un clin d'oeil de l'aube ?
— Il est à peine plus de minuit…
— Vos cours, vos examens ?
— Il y a une session en septembre.
Gui-né-ens !… Et avec qui allez-vous danser ?
— Les invités finiront bien par venir, maintenant que le bar est éclairé.
— Il en est venu tout à l'heure et je leur ai dit qu'à cause de vos sottises il n'y avait plus de fête. Et s'il n'en vient plus ?
— On fera danser Idjatou et Antonine tant qu'elles tiendront debout. Ensuite, on causera jusqu'au matin en écoutant de la musique. C'est la coutume : nous devons faire la fête quand l'un d'entre nous s'en va.
— Et vous jouerez à l'awélé ?
— On n'en sait rien, tantie.

Depuis quand Elgass est-il mort ? Hier ou tout à l'heure, tant la douleur est fraîche. Elgass aussi se devait de mourir, donc.
C'était si peu évident et voilà que c'est fait et que c'est tantôt un martyre tantôt une belle blague. On peut vérifier.
Ce sarcophage du cimetière d'Abobo et sa dalle couleur de terre, qui eût cru qu'Elgass s'y serait laissé fourrer sans récriminer ni houspiller les fossoyeurs ? L'y aura-t-on vraiment fourré, dans le même petit costume de gabardine, avec la même gourmette touareg, la même tabatière, la même bouteille de Johnny Walker, une ou deux noix de cola, tout ce qui l'avait suivi et identifié ici-bas et qu'on avait enterré avec lui en un pharaonique pied de nez ?
Et le sassa? Qui donc a remué cette histoire de sassa ? On devrait crucifier les faiseurs de rumeurs. Faut-il que tout arrive la veille du départ d'Idjatou ?

Pauvre petite fille, la première fois que nous l'avons vue, il y avait déjà longtemps qu'on avait enterré son frère. Nous l'avions accompagnée sur la tombe et elle n'avait rien trouvé de mieux que de demander à ce qu'on la rouvre pour qu'elle voie comment il était, la seule photo qu'il eût laissée au pays étant une photo de lycée striée et jaunie.
Elle avait alors la taille d'un mortier et une peur bleue de prendre le bus toute seule. Sept, huit ans, quelle impondérable charge le temps a-t-il ajoutée à la lourde ineptie de cette tombe ?
Et demain, autre jour de trop, Idjatou ne sera plus là, partie dans la folle dérive de ses aînés. Avant elle, d'autres alouettes, d'autres cigognes, d'autres têtes brûlées se sont cassé le nez contre les hublots sur la route de Paris, de Bristol ou de New York et en sont revenues honnis à jamais, porteuses de folie et de gale. Oh ! la peste soit de la nostalgie, d'autres iront après elle sur le même fil bohème qui nous relie, tous rein contre rein, de la brousse au néant.

Mais depuis quand Elgass est-il mort ?
Pourrons-nous encore prendre en compte les deuils, les tracas, les promesses ?
A force, il n'en est plus un qui se démarque, plus un qui se ressaisisse, plus un qui se dédise. De la routine et de la panique, je ne sais ce qui nous caractérise le mieux.
A quand le terme de cette vie périphérique ?
Elgass disait que nous ressemblions à la cité Mermoz : même solitude, mêmes craquelures, même tranquille repliement tout au bord du précipice.
Rompus les cordons, les amarres, mais que faire de cette liberté immense qui submerge tout, le passé comme les élans ? Les regrets, les passions, les amours, tous les rivages ont reculé. Nous sommes dans le trou où il faut que nous jouions.
Elgass ou un autre, qu'est-ce qui est mort ? Sans larmes, sans colère, sans même une motte de terre, que vaut au juste la menace d'une tombe ?

Et ainsi donc, Idjatou est revenue dans la salle du bar, couverte de tresses et de perles, revêtue d'un pagne kroumen et d'un teemure leppi coloré au réséda et rayé d'indigo.

jiwbhe-leppi

— Idjatou, viens qu'on te présente enfin Thiam. Thiam, voici donc Idjatou. Nous nous sommes connus au lycée de Kindia. Tu étais encore bien jeune… Eh non, tu n'étais pas encore née. Votre génération n'aura pas connu le pays, le vrai, le rhapsodique, celui qui se gavait de chansons et de miel. Ah ! votre enfance est à la nôtre ce que le néré est au jaune d'oeuf !
— Le barbecue près de l'entrée, Antonine ! rouspète Mafing. La fumée nous étouffe !
— Tu n'as pas fini d'installer ton zinzin, Cé Né Gon ? Dépêche-toi ou tu es privé de sangria !
— La veille de ton départ, Idjatou, ce serait vraiment de la malchance.
— Les étudiantes de Port-Bouët sont passées vers huit heures. J'ai eu honte de me montrer. Antonine est sortie leur dire que la fête n'aurait peut-être pas lieu. Est-ce qu'elles reviendront tout à l'heure ? Sinon tant pis pour vous, vous aurez la soirée que vous aurez méritée.
— Pardonne à tes vieux frères, ils sont devenus blasés. L'âge et le mauvais sort.
— Vous savez ce qui serait le mieux ? Des brochettes aloko. Tantie, vous avez bien un peu de banane-plantin ?
— De l'igname aussi et du plakadji. Qu'est-ce qu'il vous faut ?
— Ne vous dérangez pas, tantie, nous savons où nous servir.
— Antonine, va voir dans la case à provisions et fais attention de ne pas déranger Démerde, dit tantie Akissi sans bouger de sa chambre d'où elle a coutume de gérer le bar de sa voix grasse et sûre, habituée à héler et à ordonner.
— Laissez, tantie, dit Idjatou. J'irai moi-même. Je mettrai mes bottines pour ne pas me salir dans la gadoue.

Elle était arrivée seule à cette gare-voitures d'Adjamé où viennent s'échouer les naufragés du pays. Il en arrive toutes les heures, couverts de poussière et d'hébétude, avec quelques guenilles, un peu de volonté, une ou deux bricoles sauvées dans l'aventure.
Quand nous l'avons vue à Mermoz, ses cheveux avaient encore l'ocre vif de la latérite des pistes de brousse. Elle portait un simple chemisier et un large bermuda à motifs fleuris — petite fille qui se serait égarée dans le cosmos en cherchant le chemin de la plage.
Elle avait croisé le Biafrais Jenkins au portail et il l'avait accompagnée à ma turne où il nous arrivait souvent de jouer à la belote. La soeur d'Elgass, qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Elgass nous avait bien parlé d'une soeur, mais, dans notre esprit, celle-ci était au pays et trop petite encore pour cueillir une aubergine.

Comment ça venue de Guinée toute seule ? Ce pays finirait donc par exiler ses nouveau-nés !

Le plus étrange était que Habib ne parvenait pas à la reconnaître, lui qui se disait cousin de la famille. Il est vrai que Habib était à Bidjan depuis de nombreuses années, sans compter le temps qu'il avait passé à enseigner on ne savait quoi dans un collège d'Abengourou…
— Qui t'a dit de venir ?
— Ma mère.
— Ta mère, rien que ça !
Elle avait commencé à sangloter devant ces inconnus que nous étions alors et qui la toisaient et la grondaient avec des procédés de conseil de discipline.
— Ta mère, une petite fille comme toi ?
— Elle m'a confié une mission.
— Toi, ta mère t'a confié une mission ?
— Je ne mens pas.
— T'a-t-elle donné une lettre, quelque chose qui le prouve ?
— J'ai une photo.
Et nous avions abandonné notre partie de cartes pour nous précipiter sur le malheureux cliché. C'était bien Elgass. Nous reconnaissions ses pommettes hautes, ses petits yeux de Javanais, sa bouche rase et incurvée.
— Qu'est-ce que ça prouve ?
— J'ai un acte de naissance. Voyez un peu, c'est bien mon frère.
Je me rappelais qu'après le décès le collectif des Guinéens avait écrit à la famille, mais personne n'avait répondu. En Guinée, on est indépendant jusqu'à rayer de la carte le reste du monde. Ecrire est en soi un acte hérétique, écrire à l'étranger une innommable perfidie.
— Ta photo a plus de trente ans d'âge. Elgass devait encore être au collège.
— J'ai une autre preuve.
— Vas-y toujours.
— Il avait un sassa.
— Un sassa, et alors ?
— Ce n'est pas un sassa comme les autres. Celui-là est teint au sang de boeuf. Il est ceint d'une double couche de pochettes, sept en tout. L'intérieur est tapissé d'une peau de python. La base est gravée d'une étoile à sept branches. Il se ferme avec un cordon de fibres de coco à sept noeuds… L'étoile, c'est la lumière qui éclaire le chemin du berger. Le nombre sept est la clé qui ouvre les portes du bonheur, sept poches pour sept greniers inépuisables, sept noeuds pour se protéger des sept malheurs qui guettent le voyageur : la faim et la soif, la maladie et la honte, l'injure et l'asservissement, la folie que provoquent les morsures du scorpion. Le python est le refuge idéal pour les mânes des disparus.
— Tu en connais des choses.
— C'est ma mère qui me les a apprises.
— Dis-nous franchement : tu es venue de Guinée jusqu'ici pour un simple vieux sassa ?
— Je dois le ramener.
— Tu as marché dans la jungle, emprunté des grumiers, rien que pour ça !
— Le sassa dont je vous parle est celui qui protège notre clan. Depuis qu'il est sorti de la famille, il y a eu trop de malheurs. Mon frère aîné est en prison au Camp Boiro, mes soeurs ont divorcé. Père n'a survécu que deux mois à la disparition d'Elgass. On attend une grande famine, un naufrage est prévu, quelques accidents sont annoncés. Il faut que nous retrouvions notre étoile, quelque chose là haut veut l'engloutir, voilà ce que Mère m'a dit. Je dois le ramener.

D'autres étudiants étaient sortis de leur chambre pour l'écouter. Elle était restée un moment penaude. Puis je l'ai débarrassée de son sac de caoutchouc.
Nous sommes convenus de l'héberger chez moi, dans l'ancienne chambre de son frère, en attendant de voir ce qu'on pourrait faire d'elle. Nous y avons passé des années de trime, elle, Habib et moi, sous l'ardent souvenir de son frère. Ensuite, Habib a préféré emménager à la cité des 220 logements pour y partager un petit appartement avec Cé Né Gon et Mafing. Entretemps j'avais fini, avec l'aide du colonel, par lui trouver ce poste d'hôtesse à l'hôtel Tiama et un coin pour dormir chez tantie Akissi. Le Bidjan-système aidant, nous avons pensé à autre chose et n'avons plus jamais reparlé du sassa ni de son retour au pays.
Et voilà qu'il resurgissait, plein de mystères et de malentendus. Au fond, personne ne peut dire à ce propos quoi que ce soit de précis. Qui l'a réellement vu, qui pourrait le décrire ? Si on demandait à Idjatou de répéter ce qu'elle en a dit le jour de son arrivée, elle ne s'en souviendrait probablement pas. Quant aux autres, ils accordent si peu d'importance à ce genre de choses qu'ils ont sans doute oublié qu'il en a été alors question.
Mais qui a ressorti ce vieux serpent de mer ? Bah ! c'est dans le principe de Bidjan qu'un sassa, fût-il celui d'Elgass, devienne plus fantomatique encore que les mânes de son propriétaire… Encore qu'il soit peu probable qu'Elgass en ait fait grand cas de son vivant.
Rappelons-nous qu'il habitait déjà le Campus. Il passait le plus clair de son temps avec nous, ne regagnait sa chambre que seul, pour y dormir, après être passé se désaltérer au Kirirom, à l'Ambassade ou au Bracodi. Si certains croient se souvenir d'avoir vu le sassa épinglé au-dessus de son lit, c'est parce qu'on en a parlé récemment. A l'époque, tout le monde n'avait dû y voir qu'un machin pour touristes comme il en pullule sur les côtes africaines.
Une gourde de Touareg, par exemple, puisqu'il avait été instituteur nomade au Niger ; un sac de donso bambara puisque c'est au Mali qu'il avait contracté son premier mariage ; un décorum lobi ou bobo puisque c'est en Haute-Volta [Burkina Faso] qu'il lui était arrivé cette histoire de faux billets de banque avec un prétendu commissaire de police ; un fétiche éwé puisque c'est au Ghana qu'il avait été orpailleur…

Où est-il passé, ce sassa ? Il existe bien, pourtant. Sinon le lignage ne se serait pas amusé à pousser une collégienne plus prédisposée au jeu de marelle qu'aux finasseries de l'ésotérisme à parcourir des centaines de kilomètres depuis le pays jusqu'à Bidjan.

— Antonine, va donc chercher un couteau et n'oublie pas d'apporter du piment.
Cé Né Gon qui en a terminé avec son bricolage pose sur la platine un disque de Celia Cruz :
— Tu vois, petite soeur, dit-il, maintenant tu n'es plus fâchée du tout.
Et il rejoint Idjatou qui vient d'ôter ses bottines pour esquisser autour de la solive quelques pas de charanga :
— Bougre de Dieu, demain tu ne seras plus là. Tu verras comme tu regretteras là-bas la vieille musique des tropiques !
— Antonine, va mettre ces bières au frigo !
— Pensez-vous qu'il viendra d'autres cavaliers ?
— Tant pis, restons donc entre nous puisque c'est la veille du départ d'Idjatou… Au fait, petite soeur, que comptes-tu étudier, là-bas ?
— Je ne sais pas, je n'ai pas encore décidé. Le droit, la pharmacie… je verrai ça une fois arrivée.
— Tu pourrais me refiler ton tuyau ? demande Thiam. Je me verrais bien avec une bourse de l'ONU à Princetown ou à Yale. L'électronique, là-bas, c'est du solide.
— On en parlera demain quand j'aurai remis la main sur mon dossier. Ce n'est pas évident, une bourse de l'ONU. Finalement, j'ai eu bien de la chance.
— Attends de connaître Bidjan, Thiam, avant de t'aventurer plus loin, dit Arsike.

Cette histoire de sassa, personne ne l'a prise au sérieux, jusqu'à présent. C'est sûrement au Bracodi Bar qu'elle a refait surface, un de ces soirs où nous parlions encore de ce lycée de Kindia sous l'excitation du vacarme et de la bière. Quelqu'un sera revenu là-dessus, comme ça, et personne n'y aura fait attention. Mais, le lendemain, le mal était fait. Désormais, qu'on chasse l'histoire d'un côté, et elle revient de l'autre côté de la tête et finit par occuper tout un coin de notre mémoire, nous qui sommes entraînés pourtant à tous les oublis de la vie.
— Antonine, tu as oublié le couteau !

Pourquoi Elgass n'en a-t-il jamais parlé ? L'avait-il seulement conservé, ce fameux sassa ? Cela ne lui ressemblait pas de s'encombrer de ce genre de vieillerie. Les idoles, les reliques, les bibelots, il était plutôt contre. Il n'avait à vrai dire aucun penchant pour les croyances. Elgass trimbalant un sassa ? Ridicule, pour ceux qui l'ont connu.
— Nous sommes tous tes frères, Idjatou, faudra pas nous oublier.
C'est peu dire que son arrivée nous avait pris au dépourvu. Cela faisait des mois que ceux d'entre nous qui avaient la chance de donner des cours dans un collège n'avaient pas été payés. On passait des jours entiers sans manger un morceau de pain. La fringale était telle que le caractère incongru de son arrivée ne nous avait même pas effleurés alors.
— Antonine, va chercher le couteau. Apporte aussi le piment.
Dans un beau réflexe d'exorciste, Tiobendo avait placardé sur nos portes l'atroce devise de l'époque : « Qui dort dîne ! » Par chance, Mafing allait bientôt profiter de l'inattention de l'intendant pour subtiliser tout un rouleau de tickets de petit déjeuner. Ce qui nous permit de nous gaver de café au lait et de rapporter du Campus pour les heures difficiles autant de pain qu'il était possible.
Mais cela ne suffisait pas à Idjatou. Elle réclamait du riz, des friandises, tous les trésors inaccessibles qu'elle pouvait imaginer dans sa naïveté. Nous devions tirer sur toutes nos ficelles de vieux de la vieille pour lui trouver du sirop ou du lait, du corned-beef ou des nouilles.

Enfin, voilà le couteau. Habib s'en empare pour découper la viande et les oignons, éplucher l'igname et le plantin.
— Antonine, sors les verres et les assiettes !
— Bougre de Dieu, dit Arsike, il n'y a pas de petite fête ! A quelle heure, ton vol ?
— Vingt-deux heures. On arrive à six heures du matin.
— On t'attend à l'aéroport, au moins ?
— Tout est prévu.
— Idjatou, il faudra que tu passes voir Hammah. Il est dans une ville qui s'appelle Namur. Lui aussi a fait l'escale de Mermoz mais toi, tu n'étais pas encore là. Il veillera sur toi. L'Europe, c'est impossible, même pour quelqu'un qui a une bourse.
— Cé Né Gon, tu devrais nous mettre un peu de musique zaïroise. On ne vous dérange pas, tantie ?
— Ne vous souciez pas de moi, je pourrais dormir avec un moteur dans les oreilles.
Faut dire qu'elle s'est toujours sentie en famille. Elle pleurait pour un rien, n'avait perdu aucune de ses lubies. Ses caprices d'enfant gâtée avaient tout naturellement pris leur place parmi les baraques et les vieux briscards de Mermoz. Le samedi, si on ne lui donnait pas de quoi aller au cinéma, elle s'enfermait dans les douches. Ce n'est pas faire assaut de prétention que de dire combien nous nous sommes efforcés de la choyer. Elle n'aura finalement manqué de rien, les fringues et les joujoux, le yaourt et les noisettes. Nous le faisions pour elle autant que pour ce que nous devions à Elgass.
La Guinée perd tout ce qu'elle a de bon.
— Antonine, dit tantie qui commence à somnoler, n'oublie pas de rapporter le couteau une fois qu'ils en auront fini. Faudra que j'épluche ce manioc, dès le soleil levé.

Entre deux disques, la ville profite du silence pour s'engouffrer par les persiennes et c'est Treichville tout entier qui se fourre dans nos oreilles. Demain, quel barouf de klaxons et de ragots, de rumba zaïroise et de high-life ghanéen, demain, quand elle sera partie ! Mais non, Treichville est imperturbable, rien ne viendra changer l'odeur de grillade et de foutre, la saveur de rouille et de poussière.
— Idjatou, dis-je, si tu avais récupéré ces deux cent mille, tu serais plus tranquille aujourd'hui… N'est-ce pas, Habib ?
Et c'est alors que le mélancolique “Nosotros” d'Abelardo Barosso est arrivé sur la platine et que nous nous sommes tous mis à chanter. Habib a dit qu'on pouvait commencer à se servir, puis il a repris sa faction devant le feu du barbecue.
— Antonine, faudra pas oublier le couteau !
— Pendant que j'y pense, dit Laho, on pourrait aller chercher Jeannine et ses cousines, elles habitent à deux pas d'ici. — Non, j'ai décidé d'être votre unique cavalière ce soir. Ce sera ma façon de vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi.
— Tu as tous les droits, tendre petite soeur, surtout la veille de ton départ.
— La veille ? A ma montre, il est une heure trente !
— L'heure à laquelle Treichville sonne midi.
— Dans quelques heures, tu seras loin des tropiques et de la misère. Et nous serons désormais pour toi ce qu'Elgass a été avant nous, c'est-à-dire des frères. Bonne chance, Idjatou.
— Merci, Tiobendo, merci à tous. J'emporterai une bonne part de vous avec moi. Je suppose que vous comptez me rejoindre bientôt ?
— Il y a des années que nous comptons… mais les dettes et les négligences, on ne sait quoi de fatal nous retient chaque jour un peu plus longtemps dans le suçoir de Bidjan. Les rêves et les voyages, c'est pour la jeunesse ; nous, nous ne sommes bons qu'à faire le tour de la lagune.
— En ce domaine aussi, Elgass nous aura servi d'exemple, dis-je. Avez-vous observé qu'il n'a jamais parlé d'Europe ou d'Amérique ? Quand il est arrivé à Bidjan, il avait déjà bouclé son aventure. Il disait qu'il y a tant de choses à voir entre Sahel et Equateur que le monde n'a pas besoin d'être plus grand que ça.
— Au fait, Idjatou, dit Habib en sortant les premières brochettes du feu, nous avons revu le Libanais au Drugstore, pendant que nous attendions Thiam.
Si ça se trouve, ldjatou n'était pas encore née quand Elgass avait eu maille à partir avec ce sous-officier du Mali, ce contremaître de Mauritanie, ce chef touareg du Niger, ce procureur du Ghana, ce préposé du Congo… Il ne s'était pas enfui, on ne l'avait pas chassé non plus.

Il avait délibérément quitté la Guinée, autant par dépit que par dégoût et, si l'on y pense, avec une géniale prémonition. Cette indépendance à laquelle il avait consacré sa jeunesse, dès le début il l'avait trouvée fumeuse, neurasthénique, saumâtre. Il avait eu beau faire, il ne s'y était pas reconnu. Le changement attendu s'était bien produit, mais au mauvais endroit. Un nouvel organe avait en effet poussé, mais de travers. Il attendait un nouvel enfant, c'est un monstre qu'il avait vu naître.
Au beau milieu des hourras et des signes de victoire, il avait été l'un des rares à se dessiller les yeux. La mascarade avait pourtant de quoi vous faire regretter les pires exactions de l'homme blanc. Ce n'était en vérité qu'un funeste marché de chair et de graisse où l'on venait échanger services et sacrifices contre postes et prébendes. Les chefs de gare devenaient préfets, les commis ministres, les greffiers magistrats.
Quiconque chantait la gloire de Boubou-Blanc pouvait de droit passer à la tambouille.
Mais, aveugle et dévergondé, le pays ne voyait rien. Il crevait de joie, se pourléchait de fierté enfantine. On était heureux de Boubou-Blanc, de son sourire, de sa peau luisante de faux guerrier mandingue. Il sillonnait les villages dans une décapotable et fendait les foules tel Clovis sur son pavois s'en retournant de Vouillé.
Elgass avait trouvé ce sourire trop beau, trop brillant, cela lui avait fait peur. Il avait préféré aller voir ailleurs : au Mali, au Niger, au Congo… Ce n'étaient d'ailleurs pas les indépendances qui allaient manquer, dans ces contrées-là.

— Mais pourquoi me parles-tu du Libanais ?
— Antonine, donne-moi le couteau !
Quelqu'un frappe à la porte :
— Votre bar-là, il est ouvert ou il est fermé ?
— Il est fermé, dit Tiobendo, les mains en porte-voix devant la bouche.
— Alors qu'est-ce que vous faites là-dedans ?
— Nous habitons ici, et toi ?
— Moi, c'est à Grand-Bassam.
— Alors, il faut rentrer à la maison, mon frère.
— Je fais ce que je veux. Est-ce que c'est ton père qui a construit Treichville ?
Et la conversation se poursuit au cours de laquelle nous raillons le soiffard qui veut forcer la porte. Le bar Hélène ne ferme que le dimanche. On vante sa sono et ses entraîneuses dans toute la ville. Les soirées s'y prolongent parfois jusqu'à dix heures du matin, de sorte que, passé minuit, les clients des bars voisins, ceux de la rue Reine-Pokou et du boulevard Nanan-Yamoussoy, y viennent pour prendre un verre, manger un kédjénou ou un attiéké et, s'ils sont élégants et fortunés, repartir avec une pensionnaire.
— Antonine, le couteau !
Deux heures du matin, l'heure à laquelle la rue 16 commence à s'animer. Les marchandes de galettes le long du fossé ; les cuistres, les comédiens, les conteurs près de la fontaine, non loin du garage de l'hôtel Palmyre ; les vélos, les mobylettes, les charrettes, les voitures pèle-mêle sur la chaussée; les noceurs, les soûlards, les petits provocateurs comme en plein midi devant les gonzesses des lupanars. Festin baroque de Treichville : les gargotes sont ouvertes, dans les alcôves le désir est à son comble.
— Habib, je ne comprends pas pourquoi tu me parles du Libanais.
— Arrête, Idjatou, ne joue pas à l'enfant gâté. J'en ai parlé comme ça, sans faire attention.
— Foutez-nous donc la paix avec vos histoires de Libanais, à quelques heures du grand départ ! s'insurge Tiobendo.

A deux heures et demie, la pluie est revenue. Ici, elle n'est jamais bien loin. Elle attend derrière les arbres et sous les murs des hangars. Au moment où l'on ne pense plus à elle, elle descend s'écraser au sol. Alors tout part à la renverse : la mer se soulève, la lagune noircit, cargos et chaloupes sont secoués comme des cloches. Pluie de Bidjan, pluie tire-laine ! Elle surprend la ville, ne lui laisse aucune chance. Elle détourne son attention pour emporter ses auvents et ses bouges. Mais cela ne dure jamais. Tout s'apaise au bout d'un instant. Bidjan est une ville faite pour l'éphémère. Son site se prête si bien à la luxure et au bluff !
Sodome que réprouve la forêt, Bidjan se vend à l'envie et à la mer. Comme elle sait s'allonger, lascive et molle, sur les rivages. Voyez le Plateau. Voyez Treichville — ses gardiens Mossis, ses étalagistes Peuls, ses droguistes Mandingues, ses aventuriers Américains, ses marins Coréens, ses macs du Ghana, ses putes des quatre coins de la Terre —, voyez Treichville qui grouille, qui pue, qui triche, qui survit entre la rocade de Marcory et le carrefour France-Amérique, entre le canal de Vridi et les entrepôts cunéiformes du port, en attendant quel cataclysme ?
— Ne reparlons pas du Libanais. Quel est le disque qui tourne encore sur la platine ? Le toit ne va-t-il pas s'effondrer sous les assauts du vent et de la grêle ?
— On est mieux comme ça. S'il y avait eu des invités, on n'aurait pas pu profiter de tes derniers instants avec nous. Demain, tu seras à Bruxelles et nous, dans les baraques vermoulues de Mermoz. Tu es vernie, petite soeur, il faudra saisir ta chance. Là-bas, il en reste encore.
La pluie va enfin pouvoir s'arrêter. Le vent commence à adoucir le bruit de ses trompettes. Les notes de piano se sont espacées sur le toit. Encore un coup de cymbales et le malicieux Wagner qui joue là-haut de l'harmonie des éléments va arrêter tambours et pipeaux dans un magistral ut final… On entend à nouveau la musique du disque qui tourne sur la platine : cette bonne rengaine de Kabaselé, depuis quand ne l'avait-on pas écoutée. Un dernier coup de vent semble tordre la porte d'entrée et projette de la cendre sur les tables et sur l'immense congélateur.
— On devrait arrêter de danser et manger une fois pour toutes. Antonine, si tu nous apportais la marmite d'attiéké ?
— C'est ça, mangeons d'abord, nous aurons la journée pour danser. Ton avion est bien à vingt-deux heures ?
— C'est que moi, dis-je, j'ai un examen de droit public…
Tu peux récolter les diplômes que tu veux, tu n'en seras pas moins clochard tant que ce régime nous gouverne. C'est pas des diplômes qu'il nous faut, c'est des armes.

Des armes… Elgass a passé sa vie à nous répéter cela. Elgass est mort, le pays va mourir, tant mieux ! Tiobendo se croit drôle dans toutes les situations :
— Moi, je ne connais qu'une arme, dit-il. Antonine, où as-tu mis le décapsuleur ?
— Vous voulez que je vous serve l'attiéké ?
— Repose-toi, petite soeur, nous te devons un petit dédommagement pour notre retard.
— Oh ! rien ne m'étonnera jamais venant de vous.
— Vas-y, petite soeur, engueule tes couillons de frères, il ne te reste que quelques heures pour le faire. Demain, tu seras si loin qu'en dépit de ton bon coeur tu ne pourras plus nous imaginer.
Et la voix somnolente de tantie, gloussement nerveux entre hoquet et catarrhe, on ne sait si elle s'impatiente ou si elle rêve :
— Antonine, donne-moi ce couteau !

J'irai donc pour la forme et pour la énième fois repasser cet examen de droit public et, le soir, je me joindrai aux autres pour accompagner Idjatou à l'aéroport. C'est une immuable tradition que d'y accompagner ceux qui partent. Il en fut ainsi pour Foulédi, pour Manowi, pour Maninkadio, pour Sossohoun. Il en sera ainsi pour Idjatou avec cette appréciable différence qu'elle n'aura pas offert seulement un pot d'adieu, mais une vraie petite fête que notre stupide retard a failli compromettre. Elle a dû pleurer en cachette tandis qu'elle nous attendait. Elle se sert des larmes comme d'un inaccessible refuge. Mais ce n'est jamais qu'un bref mécanisme physiologique qui ne lui mouille les yeux que pour mieux la laver de la colère et du ressentiment. C'est fini, elle a tout oublié, elle s'est même servi un verre de vin, ce qui ne lui est arrivé qu'une ou deux fois dans sa vie.
— Cé Né Gon, mets-nous un disque de cora ! crie-t-elle, tout enjouée. Et Cé Né Gon a mis un disque de Soundjoulou Cissoko.
— Ça me manquera à Bruxelles… Je vous écrirai tous les jours.
— Danse-nous le tégué, c'est de tradition pour quelqu'un qui s'en va.
Mais elle ne dansera pas le tégué, ce sera sa petite vengeance. Le tégué se danse pour les braves et, ce soir, elle nous trouve malgré tout bien vilains. Nouvelle venue, elle le dansait souvent pour s'amuser dans la cour de Mermoz. Elle avait à l'époque une énergie de garçonnet. Elle aimait jouer au basket sur le terrain qui jouxte le côté ouest de la clôture. C'est probablement en allant chercher son ballon tombé dans la cour des chérubins qu'elle avait fait la connaissance de l'infirmière.
Celle-ci l'avait prise en amitié. Elle lui passait par-dessus la clôture des biscuits et du corned-beef. Par la suite, elle lui apprit à coudre et à tricoter. Elle lui dispensa aussi des cours d'anglais et de secourisme.
C'est de cette époque que date le bonjour de l'infirmière dont je suis si fier… Après Soundjoulou, Cé Né Gon est passé à “Pinar del Rio”, le tube de Celia Cruz, puis à “Como el Macao” de la Sonora Matancera et on s'est remis à parler de ce cher lycée de Kindia ainsi que de Fodé, un copain resté au pays et qui était passionné de musique cubaine.
— Petite soeur, dit alors Laho, voici les cadeaux que nous t'offrons pour ton départ. Comme ça, c'est un peu d'Afrique que tu emporteras avec toi, malgré la modestie du présent. Au fait, tu as de quoi tenir, le temps qu'on commence à te payer ta bourse ?
— A peine… Évidemment, si j'avais eu les deux cent mille, ce ne serait pas pareil.
— Alors, Habib ? dit Tiobendo.
— Je les lui enverrai sous peu.
— Ce n'est pas ce qui avait été convenu, dit Arsike.
— Vous le connaissez, dit Mafing, il ne lui enverra rien du tout.
— Si je comprends bien, il s'agit de ces deux cent mille ? dit Laho qui ne se porte jamais mieux que lorsqu'il peut jouer les ingénus. C'est cette histoire qui dure depuis l'enterrement d'Elgass…

Elgass mort, Habib s'était pointé, sortant de son trou d'Abengourou, et s'était présenté comme un proche parent du défunt. On l'avait donc chargé de superviser les funérailles. Elgass ne laissait que quelques fripes, des livres et des objets hétéroclites sans grande valeur marchande glanés d'un pays à l'autre. Plus, ce qui avait étonné tout le monde, un compte d'épargne d'une valeur de trois cent mille. Cent mille furent affectés aux frais des funérailles et au remboursement des ardoises laissées ici et là dans les troquets de Treichville et d'Adjamé. Le reste fut confié à Habib avec recommandation de le faire parvenir à la famille, ce qu'il nous disait avoir fait… jusqu'au jour où Idjatou a débarqué.
— Alors, Habib ? dis-je.
— Mais elle l'aura, son argent !
— Quand ?
Et le “quand” sorti de ma bouche est resté en suspens, tout comme l'histoire du sassa, tout comme ce dérisoire héritage jamais réglé, tout comme la pluie qui ne s'est arrêtée que pour se préparer à recommencer de plus belle.
— J'ai appris que tu venais de quitter le cours Loba où tu enseignais, dit Arsike. Avec quoi vas-tu payer ta dette ?
— Je vais donner des cours aux enfants de Va Moussa. Les cours à domicile valent mieux que ces collèges où l'on vous suce sans jamais vous payer. Donnez-moi un délai. Qu'elle aille tranquillement à Bruxelles. Dans un mois ou deux, je lui aurai rendu cet argent.
— D'abord, qui est ce Va Moussa? dit Tiobendo, méfiant.
— Un gros ponte de Cocody, directeur des Impôts, je crois.
— Les impôts, c'est pas ça qui nourrit un Guinéen.
— Remets la musique, Cé Né Gon, dit Laho. On se cotisera pour lui envoyer deux cent mille.
— Qu'on me donne juste un peu de temps pour réparer ma faute !
— Habib, tu ne seras jamais sérieux !
La moiteur, l'odeur d'oignons et de fumée, les nombreuses bières avalées au Drugstore ? Je ne sais pas ce qui me prend : je lui crache au visage et l'asperge avec la bouteille que je tiens à la main. Nous ne nous connaissions pas, au pays. Pourtant, c'est moi qui l'ai hébergé quand il est sorti de son trou d'Abengourou. A l'époque, il est vrai que je ne pouvais pas faire autrement.
Une règle non écrite voulait que tout aventurier échoué à Mermoz y trouvât un coin de matelas et un quignon de pain (un ticket de resto-U, voire une écuelle de riz-maafe les jours heureux). Et je n'avais aucune raison de me méfier d'un frère-pays, cousin d'Elgass de surcroît.

Note
1. Homosexuel, en langue wolof.

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