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Littérature francophone


Tierno Monenembo
Un attiéké pour Elgass

Paris, Editions du Seuil. 1993. 170 pages


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Chapitre 2


Le bus débouche du carrefour des Deux-Plateaux entre la frange de verdure et les façades sigillées de la cité des Arts.
— Je pense que nous allons resquiller tout de même, dit Laho.
— C'était bien la peine de harceler Diallo !
— Comme ça, le billet, on se le garde tout entier. On pourra ainsi manger un morceau d'attiéké sur la rue 12 et boire une bière Chez Sophie avant de commencer nos emplettes pour ce soir. En faisant attention, on préservera même un peu de monnaie. La semaine qui vient ne me dit rien de bon. J'ai vérifié : nos tickets de resto-U ne tiendront pas jusqu'à jeudi et Polycarpe Dossou ne se laisse plus plumer. Quant aux frères-pays qui ont été payés, leur salaire ne résistera pas une matinée aux dettes qui les submergent. Konan Brou-Félix et Firmin Mémel-Foté, faut même plus y penser : maintenant, ils nous tournent le dos aux heures des repas.
— Tu penses ! C'est de bon coeur que tantie Akissi nous offrira l'attiéké, une pleine marmite si cela nous dit. Et puis, tu le sais bien, c'est le genre d'occasion qu'Idjatou ne manquera pas pour nous offrir le pot et le menu à l'American Express. Encore heureux que j'aie pu lui dégotter ce poste d'hôtesse à l'hôtel Tiama !
— Toi ou le colonel ?
— L'un ou l'autre, qu'est-ce que ça change ?
— Bah ! travailler dans un hôtel, ça ne remplacera jamais les deux cent mille…
— Les deux cent mille, j'y pensais, l'autre jour…
Nous montons dans le bus par la porte arrière pour éviter le regard arrogant et réprobateur du conducteur.
— On aurait dû en attendre un autre. Regarde un peu les harengs que nous faisons dans cette corbeille.
— Le dimanche, c'est encore pire que les autres jours, à croire que les gens prennent le bus pour un lieu de villégiature.
Nous parvenons à nous coincer entre le gorgui 1 vendeur d'amulettes et l'employé de bureau en cravate. La marchande Dioula est assise sur un strapontin, une bassine de galettes et un ballot de condiments entre les pieds, de même que le dago à pipe de terre et la fille à postiche et lunettes. Le groupe de jeunes karatékas et supporters se rendant au stade Houphouët-Boigny pour le match Asec contre Africa est adossé à la vitre latérale (les filles se parlent à l'oreille et les garçons se partagent une canette de bière).
— Merde ! dit Laho en tentant de se tourner vers moi. Regarde, là-bas, près de la manette d'arrêt. Line Fologo !
— La petite de la 4e A ? Alors c'est foutu. Pas possible qu'on échappe aux contrôleurs, le trajet est trop long. Ils viendront sûrement d'ici Treichville. Descendons tout de suite, je peux subir ça devant tout le monde, sauf devant la petite Line Fologo.
— Parce que tu lui donnes des cours de vacances en sus ? Tu as la honte bien mal placée, elle doit déjà être au courant de ta dernière mésaventure…
— Allons, descendons !
— Attends au moins qu'on ait fait le tour de Blokosso. En général, ils ne se montrent pas avant l'échangeur de l'Indiéné.
— Nous sommes encore boulevard Latrille. Je sens que je flanche, je ne pourrai pas résister jusqu'au bout.
Bifurquant vers la rue Jacques-Aka, le bus bute contre le trottoir et manque de se renverser. La bassine de la Dioula perd une partie de son contenu et le plus dégourdi des supporters, celui qui a l'air d'être le chef, part abîmer ses Ray-Ban contre le guichet.
— Mauvais conducteur ! hurle-t-il à l'adresse du chauffeur, d'une voix qui couvre les autres bruits.
— Mauvais conducteur, moi ?
— Toi-même, individu !
— Vaticinateur !
— Valétudinaire !
— Qu'est-ce que tu as dit là ?
L'injure soulève le chauffeur de son siège. Le bus se met à tanguer, frôle le chemin de terre qui fend le gazon menant au bowling de l'hôtel Ivoire. A l'issue de laborieuses manoeuvres, le chauffeur parvient à remettre sa machine d'aplomb à l'entrée de Blokosso. Il malmène le volant et soliloque durant toute la traversée de la bourgade :
— Petit Bété insolent, tu devrais faire gaffe à toi ! J'ai l'air comme ça malingre et ordinaire mais j'ai une ceinture et elle est bien plus noire que ta petite gueule de caracal. Si je te faisais une prise, tu sauterais par-dessus la lagune et, dans l'état où tu serais, même ta mère ne voudrait plus de toi. Chômeur élégant ! Dis déjà, où as-tu volé le pantalon que tu portes ?
— Laisse tomber, Jo, dit un autre supporter en tapotant l'épaule de son collègue. L'homme que tu vois là, c'est rien d'autre qu'un Yacouba. Il n'y a pas si longtemps, dans sa tribu, on mangeait ses semblables. Mais Bidjan-là-même, c'est trop fort : on lui a mis une machine dans les mains, lui qui ne sait que planter le manioc !
— Toi, le cabri, ne te mêle pas de ça, rugit le chauffeur. Tu es encore trop petit pour me parler. On verra tout à l'heure si vous avez vos tickets. Vous croyez que ce bus-là, c'est votre père qui l'a construit ? Où a-t-on vu un Nègre construire quelque chose ? Voyous de Bromakoto !
— Ignorant ! dit le chef des supporters.
Le chauffeur farfouille dans son sac et en sort un diplôme tandis que nous remontons vers l'hôtel Ivoire.
— Vous croyez que le certificat d'études, c'est votre mère qui vous le donne ? Ceux qui ne savent pas se tenir n'ont qu'à aller à pied. On n'est pas au village, ici.
— Ça c'est bien dit, mon frère, soutient le guichetier qui a cependant pris la précaution de verrouiller la porte de son cagibi.
— Moi, mon père a une Honda. Seulement, c'est dimanche, sinon je ne serais jamais monté dans ton camion-poulailler-là !
— Honda-même, c'est quoi ? Même les plantons n'en veulent plus.
Entre Blokosso et l'hôtel Ivoire, la route se déploie, rectiligne, et les alentours sont bien dégagés. On peut voir la lagune, l'horizon gris de la mer. Tout autour, la forêt urbaine étale ses quartiers et ses rocades depuis les vallons du Banco jusque très loin dans l'estuaire de Bassam. Bidjan est venue au monde en prématurée, bébé quelconque et non désiré, né aux forceps, fruit des amours de l'eau et de la terre. De l'autre côté de la lagune, entre Marcory et Vridi, Treichville, langue de terre molle, en serait le premier organe : ses vieilleries coloniales et sa vénalité de somptueux bordel. Au nord, entre la savonnerie Blohorn et la pêcherie d'Attiékoubé, Adjamé, village perdu dans la sauvagerie de la ville : ses saurisseries, ses clans, ses tribus, ses huppes de taudis menacés par la malchance du progrès. Au centre, mais bêcheuse, mais flattée, mais enviée, la cité du Plateau : ses pavillons isomorphes, ses bâtisses en forme de mille-feuilles, ses tours pyramidales qui jettent dans la lagune leurs inquiétants reflets de reptiles, de plantes géantes et de termitières. Tantie Akissi a raison :

« Cette ville est un scandale », tout de même ahurissant et nécessaire, un scandale né, comme on le dit, de la légendaire mésentente de la mer et de la forêt. Ville chagrin, ville amour, ville cacao bâtie dans le mirage et l'amertume. Bidjan-là-même est le genre d'inconvénient dont on ne peut plus se passer une fois qu'on a goûté aux dures vertus de son excentricité.

Le bus a donc essaimé les taudis de Blokosso, rasé les bordures du port de pêche, embarqué quelques marchandes de tortues et d'escargots, longé le bras est de la lagune, ah ! non, mieux vaut laisser la fenêtre fermée, l'odeur du véhicule c'est tout de même du noble arôme à côté de celle de la lagune. Il y a pourtant là tout ce qu'on peut trouver sur les marchés des villages périphériques : les insectes grillés, le gibier pemmican, le soumbara et le piment rouge, la bière de raphia, les résines âcres et zinzolines. On comprend finalement pourquoi les bus sont plus fréquentés le dimanche que les autres jours. Habillés de flanelle, les notables d'Anona promènent leur famille pour aller à l'église. Les collégiens se mettent en quatre pour aller voir le film de la semaine au cinéma Plazza et manger à la sortie une glace au coco à la terrasse du Calao. Les petits métiers sillonnent les quartiers pour proposer aux grotos leurs broutilles et leurs talents. Les laveurs de linge sont assis tout près des marchands de pilules et de cachets. Les bouquinistes côtoient les colporteurs de miroirs et de cola. Les répare-pneus, les coiffeurs ambulants, les maquereaux, les chahuteurs, les supporters de clubs, les mendiants, les vendeurs d'aiguilles, les charlatans friands de wori et de canulars osés…
Attention, le chef des supporters ne s'avoue pas vaincu pour autant :
— En tout cas, les gens de ton espèce n'auront jamais une Honda. Une Honda, tu ne sais même pas ce que c'est, mangeur de chenilles ! Est-ce que tu as ton permis, d'abord ? Ou alors, retourne au village, Bidjan-là, c'est pas pour ta pointure.
— Moi, quand je suis arrivé à Bidjan, tu n'étais même pas né, foetus !
— Fornicateur !
— Falciforme! Tu emploies des mots dont tu ne connais pas le sens, fécule va !
— Fuligule ! Moi je ne comprends pas les mots que j'emploie ? Attends un peu, tu vas voir, fulminate. Regardez-moi ce faux diplômé ! ll sort papier-caca et il dit ça diplôme.
Foin-foin ! fait le conducteur en mettant sa main devant sa bouche pour imiter un bec de pélican. Parle toujours, tu vas voir au stade tout à l'heure ce qu'on fera de ton Africa-Sports, équipe de Bétés farfelus. C'est pas des joueurs que vous avez, c'est des zouaves à jambes de margarine.
— Qui donc a marqué le but contre l'équipe nationale de Tunisie ?
— Lorougnon, il n'a eu que de la chance. Vous ne savez pas jouer au ballon, vous ne faites que des féticheries !
Revoilà l'hôtel Ivoire, vu de dos cette fois : ses tonnelles, son bowling, son massif palais des congrès, son casino accroché au sommet de la tour comme un canotier de zazou. Je devine la chambre 512, peut-être que la Blanche est encore au lit. Depuis quand n'avons-nous pas été la voir ?

Depuis qu'il y a cette rumeur à propos de Habib et des dollars, mais ce sont des histoires du passé, demain la petite sera partie d'ici, et nous, nous resterons à toréer la bougre vie de Bidjan, une vie en forme de trajet de bus : coups de frein, coups de destin, fariboles et pitreries, sinueux parcours de bord de lagune, virage toutes les secondes et, à chaque pas remporté, le péril de la culbute… S'il n'y avait que cette rumeur de sassa mais, vous verrez, ils en trouveront d'autres plus folles encore, plus pernicieuses, et personne n'en mourra. Ici, la rumeur tient lieu d'existence, le reste est affaire de combines et de topos.
Vu de l'échangeur de l'Indiéné, le plateau a en effet un air de mensonge bien arrangé, petite jungle de béton et de polystyrène refermée comme une coterie sur sa faune de Blancs interlopes et de Nègres parvenus. Mais il en faudrait bien plus pour démonter la lagune qui, au bas du stade, contredit le bitume et le luxe, avec ses pirogues, ses maries-salopes et son extraordinaire odeur de coquillages et de poissons pourris. Du coup, qu'est-ce que je vous disais, le boulevard du Général-de-Gaulle est encore bouché. Le chauffeur en profite pour descendre saluer une fiancée, évitant de peu une voiture venant en sens inverse, une Honda depuis le temps qu'on en parle. Mais la vieille femme en robe kroumen est bien fatiguée. Elle porte son ballot de pagnes teintés peut-être depuis Akouédo, si ce n'est depuis M'Poto. Sa main droite s'agrippe péniblement au croisillon de la fenêtre. Son cou est contracté, ses veines dilatées au maximum, une gorge de trompettiste soufflant sur le contre-ut. Elle n'en peut plus, elle doit se tourner vers l'albinos assis sur le siège d'en face :
— Si c'était ta mère, tu aurais continué à t'asseoir comme ça pour jouer aux patrons ?
— Ma mère, elle est morte. Or, de vous toutes, elle était la seule qui eût mérité qu'on se levât pour elle.
— Est -ce que tu as vu la couleur de ta peau, faux Blanc, huile de palme réchauffée ? Lève-toi donc, clochard !
— Moi, clochard ? Regarde-toi d'abord, chiffonnière du marché d' Adjamé. Les pagnes que tu vends là, ma femme ne les utiliserait pas pour allumer le feu. (Secoué par la colère, il s'est levé de son siège et la femme en a profité pour prendre sa place.) Chauffeur, dis à cette femme de libérer ma place !
— Je suis là pour conduire. Débrouillez-vous tout seul. Vous tous dans ce bus, vous n'êtes que des dago sans chaussures.
— Insulte-nous encore et je te nourris de ton volant, chauffeur sans freins et sans cervelle, dit l'espèce de bûcheron à favoris blancs qui se tient debout près de la porte centrale.
— Dites-lui de me laisser ma place !
— Même si c'est le président qui vient, je ne vais pas me lever d'ici.
— Le président, c'est qui ? Lui il bouffe goudron ?
Tant de bruit et d'agitation alors que nous ne sommes pas encore arrivés à la patte d'oie que forment le boulevard du Général-de-Gaulle, le boulevard des Avodires et la rue de la Gendarmerie. Et tout cela sans que le muslim à turban assis sur la banquette latérale se perde jamais en égrenant son chapelet.
— Je n'ai jamais vu ça dans un bus. Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour vous rencontrer sur mon chemin, bande d'abrutis ? crie le chauffeur qui s'empresse de se garer dès qu'il a repéré la fourgonnette des contrôleurs. Alors, qu'est-ce que vous attendez pour intervenir ? Ah ! qu'on me donne d'autres passagers, je ne veux plus de ces barbares-là !
Nous profitons de la mêlée pour nous échapper sans prêter plus d'attention au regard ironique de la petite Line Fologo.
— Marchons jusqu'à la poste pour attraper le n° 12.
— Si on passait au Drugstore boire une bière ? dit Laho. On pourrait y retrouver Habib et Cé Né Gon. Comme ça, on ferait le reste du chemin en voiture.

Situé au rez-de-chaussée du building Nour-al-Hayyat, le Drugstore est, avec le Snackarama de l'hôtel Ivoire, un de ces endroits à la mode où nous venons tromper la misère, certaines fins de mois. On y accède par les escaliers de la terrasse et par la galerie commerciale. Quand son Libanais de patron descend au sous-sol pour jouer au poker ou acheter des cacahuètes, Kouassi Kouassikro, le barman, nous consent un crédit ou nous offre des tournées de “tuyaux”, c'est-à-dire de bière à la pression. On imagine difficilement Cé Né Gon et Habib aller à Treichville sans passer par le Drugstore. Cé Né Gon pensera peut-être à rendre à Laho les dix mille qu'il lui doit. Ce n'est pas parce que c'est dimanche ou parce que c'est Idjatou qui régale qu'on ne doit pas songer à l'avenir. Nous pourrions ainsi nous offrir le maquis demain soir, mais, pour rendre visite à la Blanche, il nous faudrait plus de dix mille en sus des cinq mille accordés par Diallo… Il faut se faire une raison, le plus urgent est de remonter cette côte de la rue Chardy, passer par la rue Lecoeur, franchir en vitesse les énormes panerres du marché aux fleurs pour déboucher rue Franchet-d'Espéray, celle qui descend en pente devant le Nour-al-Hayyat. Un demi au comptoir vite fait et nous serons à Treichville avant midi. Idjatou boudera pour le principe, ensuite nous lui raconterons une belle blague pour dissiper l'orage. Non, Idjatou est un vrai trésor, il ne lui ressemblerait pas de se quereller pour si peu avec la parentèle. D'ailleurs, elle verra l'enthousiasme avec lequel nous l'aiderons à faire ses courses, arranger la salle, servir les invités, mettre de l'ambiance. Le départ d'une soeurette de son rang mérite d'être fêté dignement…
Pourvu que Cé Né Gon et Habib soient déjà au Drugstore. Mais cet imbécile de Libanais ? S'il lui manque un partenaire, il remontera de ses arcanes, somnolera près de la caisse, les yeux papillotant sur la dorure des billets de banque…
Au fait, l'infirmière de Mermoz aime-t-elle l'argent, elle aussi ? Il n'est pas sûr que cela amoindrirait son charme. C'est plutôt l'argent qui prendrait de la valeur entre ses mains. Elle est faite pour éblouir jusqu'à la froideur des métaux… Lundi, Papillon n'aura peutêtre pas encore crevé. On le verra se traîner entre gymnase et réfectoire avec sa main convulsive et son visage pantois de créature vaincue. Les autres lui tomberont dessus, ongles et projectiles, et l'on ne saura pas ce qui, de la touffeur et de la sauvagerie, aura provoqué une nouvelle crise d'épilepsie… Comment peut-elle cultiver le mutisme avec autant d'impudeur ? Si au moins elle vous disait franchement bonjour… Qui donc arrivera à forcer cette bouche pulpeuse et close ? Devant elle, le désir vous monte d'abord à l'esprit avant de vous irradier le corps. Elle doit bien parfois se rendre compte que sa beauté confine au délit d'outrage.
Il y a un peu de cet outrage dans l'immeuble Nour-al- Hayyat : il cache bien son jeu, lui aussi. Peine perdue en ce qui nous concerne. Les experts que nous sommes peuvent deviner si Kouassi Kouassikro a la main libre ou non. Quand les soupiraux sont fermés, cela signifie que son patron est au sous-sol ; quand ils sont ouverts, qu'il est en train de jouer les examinateurs devant la caisse enregistreuse. Dès l'entrée de la galerie marchande, on est fixé — et Kouassi Kouassikro fait le patron à merveille. Il en remontre au garçon-pisse et à la caissière, il aborde les clients avec les gestes amples d'un maharadjah.
Cé Né Gon et Habib sont installés dans une de ces cabines à l'américaine collées contre le mur dans l'allée qui mène aux toilettes. Kouassi Kouassikro s'apprête à les servir.
— Bon, Kouassi, mets donc quatre tuyaux une fois pour toutes puisque je vois du nouveau monde qui arrive… Alors, comment ira-t-on à Treichville, les gars ?
Le teuf-teuf les a lâchés devant le cinéma Liberté, ils n'étaient pas encore sortis du fatras d' Adjamé.
— Nous prendrons le bus 12 et nous serons à Treichville avant midi. Idjatou a tendance à s'affoler, mais faudra surtout pas l'écouter. Une heure suffit largement pour faire les courses. A Treichville, on trouve tout, même le dimanche. On peut y bouffer, y philosopher, y baiser, même le dimanche.
Voici Mafing qui vient de Port-Bouët, quelle idiotie de viser le Drugstore sans prendre la peine de passer par Treichville pour faire patienter Idjatou ! Mais assois-toi, frère, puisqu'il en est ainsi, on s'ennuiera moins tous ensemble dans le bus 12 et, nom de Dieu, buvons nos bières en vitesse, faut qu'on aille au bar Hélène ! Et, à peine assis, Mafing raconte que Thiam est arrivé hier de la Guinée…

C'est entendu, tout le pays finira par s'enfuir. Saloperie d'indépendance, c'est même plus un pays, c'est un vieux rafiot en feu d'où chacun s'échappe selon les moyens de sa peur.
Vous verrez que Boubou-Blanc lui-même finira par s'enfuir ! Comme ça, le matelas qu'un plaisantin a réservé pour lui dans le préfa n° 6 ne sera plus une blague. Notez bien que l'indépendance aussi avait commencé comme une blague : les Nègres allaient se libérer, entendez-moi ça !

Et donc Thiam aura voté avec les pieds, à son tour ? Mais, dites, de quel Thiam s'agit-il ? Il paraît qu'au Sénégal, en Sierra Leone et au Liberia, des tribus entières de chez nous se sont déjà reconstituées ; maintenant, c'est au tour de la Côte d'Ivoire, y a pas à dire, c'est zétrangers guinéens-là-même qui vont gâter beau pays de Côte-d'Ivoire, ah ! mon frère Kouassi Kouassikro, c'est le moment ou jamais d'ouvrir ton carnet : Bidjan-là-même, c'est encore plus fort le dimanche.
De toute façon, les bus circulent mieux le jour du Seigneur et la rue 16, celle du bar Hélène, n'est qu'à cinq minutes de marche de l'arrêt de la rue 12. Reparlera-t-on de cette histoire de sassa ? Veillons à ne pas réveiller d'inutiles réminiscences. Idjatou, si chère à nos coeurs, aussi bien en vertu de ses propres qualités que pour le bon souvenir de son frère, mérite qu'on la ménage, surtout la veille de son départ. C'est le moment ou jamais de lui apporter notre soutien, toute seule elle ne s'en sortirait pas, pensez à la sueur qu'il faut dépenser pour satisfaire une trentaine de fêtards du pays. Kouassi Kouassikro, mets-nous donc la dernière, faut qu'on aille au bar Hélène…
Ce Thiam serait donc natif de Dinguiraye, dites-vous ? C'est qu'ils naissent tous Sada Thiam, dans cette ville-là ! Mais si vous me dites qu'il a été interne au lycée de Kindia, ce n'est plus pareil… encore qu'il faille vraiment voir comment il est pour être sûr.
Finalement, la Guinée est une petite patrie où tout le monde se connaît, même puits, même grand-mère, famille unique, famille nombreuse, mais que les méfaits de la sottise ont divisée en mille pays rivaux superposés.
A ce compte-là, l'exil a du bon : il fait office de curatelle…
Est-ce le grand garçon à moustache de babouin qui excellait au basket ? Tout dépend de l'année pendant laquelle il a fréquenté le lycée de Kindia… Ainsi donc Arsike et Tiobendo ont promis de passer le prendre à la cité Fairmont où il est descendu chez de vagues cousins ? Le mieux serait de les attendre, Idjatou sermonnera, juste pour se calmer les nerfs. Et quoi de mieux que la fête de ce soir pour présenter le nouveau venu et s'enquérir du pays — bien que tout le monde sache déjà de quoi il retourne. Quant au fameux Thiam, il aurait, dit-on, une drôle d'histoire à raconter…
L'histoire du sassa en revanche, on en parle depuis des années sans que rien de précis vienne éclairer les esprits. De l'avis général, tout a commencé au Bracodi Bar, mais personne ne se rappelle qui le premier a fait allusion à cette invraisemblable sornette. On en reparlera encore ce soir et demain, et puis cela n'intéressera plus personne…

Et dire que l'infirmière n'a jamais rien à raconter ! A force, elle sera devenue muette. Les chérubins lui auront transmis leur aphasie, leur langage encore plus esquinté que ce qui leur reste de corps, comme si les mots aussi étaient faits de matière organique. Il est déjà bien qu'ils puissent se prévaloir d'un nez, d'une peau, d'une ou deux brindilles pour relier leur bidon au sol. La Croix-Rouge, elle fait ce qu'elle peut. Quand la Land-Rover du supermarché vient pour les livraisons, ils essaient de courir et de rire derrière le bonhomme ridicule qui porte la casquette de chauffeur… Non, il n'y a pas de malheur sur terre, il n'y a que des degrés dans le sarcasme.

Comment donc cette histoire de sassa a-t-elle fini par s'insinuer dans nos préoccupations ? Ici, les rumeurs sont plus rapides que la houle, plus agaçantes que les orages. Pourquoi diable cette histoire de sassa qui remonte à un âge où, si ça se trouve, les Peuls n'étaient pas encore sortis des grottes du Tassili ?

De fait, il n'y a rien à redire, c'est le genre d'histoire qui va bien au tempérament de Bidjan. Voilà une ville qui n'en finit pas de cogiter moderne, de bouffer moderne, d'emmerder moderne et qui, au moindre relâchement, vous ressort les pires vieilleries. Une rocade est tracée ? Quelque village de pêcheurs surgit des mers, couvert d'algues, de poulpes et de légendes. Une fabrique est érigée ? Un quadrilatère de casemates se dessine en face avec ses miasmes de latrines, ses dieux furieux et éclopés, ses hommes vaillants pleins de poisse et de vin de palme. On dit qu'une cité nouvelle est née à Marcory. Simultanément, Attiékoubé s'est agrandi de quelques nouveaux taudis, de quelques nouveaux miséreux, de quelque nouvelle hargne : charlatans de Guinée, racketteurs Mossis, toutous du Ghana, mendiants du Sahel chassés par la sécheresse et la haine.

Et voici maintenant cette poussiéreuse histoire de sassa qu'on va déplier et secouer jusqu'à la patinoire de l'hôtel Ivoire. On devrait interdire l'anonymat aux faiseurs de rumeurs…
Ainsi donc, Thiam est arrivé de Guinée et il raconte une drôle d'histoire me concernant. Était-ce bien lui qui faisait l'artiste en jouant au basket ? Depuis quand a-t-il quitté ce foutu lycée de Kindia ? Peut-on croire à ce qui se dit dans ce maudit pays ? Autrefois peut-être, mais aujourd'hui, mon cher…
Qu'aurait-il à raconter que l'on n'ait déjà entendu ? Le pays n'est plus drôle du tout — on y a tout dit, tout trahi, tout foutu en l'air.

Remets-nous donc ça, mon frère Kouassi Kouassikro, en Guinée il n'y a plus rien, plus de sucre, plus d'amour, plus de nouvelles des parents. Que Thiam vienne donc, pour voir.

Nous l'emmènerons manger le foufou de tantie Akissi, nous le présenterons à Idjatou et, un de ces jours, nous le conduirons chez la Blanche. Ensuite, nous lui montrerons le pont Houphouët-Boigny, les prodiges de la rue 12, le lupanar de Koumassi, le bowling de l'hôtel Ivoire.
Ça l'aidera à renaître : venir de Guinée, c'est revenir de tout.

Quand il aura épuisé l'hospitalité des cousins, nous veillerons à lui refiler des tickets de resto-U, un coin de matelas et quelques tuyaux pour resquiller dans le bus.
Le reste, il l'apprendra tout seul, vie de Bidjan, vie imprévisible, roulette russe et chasse à l'appeau.
Voici la ville radine, mais qui donne sa chance à chacun.
Et voici le Libanais et ses innommables bretelles ! Il regagne sa place auprès du tiroir-caisse, s'adresse à Kouassi Kouassikro d'un ton rude :
— Que fais-tu ? Appelle-moi Zaïter, pour qu'on joue au poker !
— Patron, c'est la troisième fois que je l'appelle et personne ne répond.
Et il se penche vers le Phénicien pour murmurer quelque chose à son oreille. Puis il sort par la porte qui donne sur l'avenue Chardy. Il revient quelques minutes plus tard, accompagné d'une petite marchande de cacahuètes, espiègle tendron de treize ou quatorze ans. Personne mieux que Kouassi ne connaît les goûts du nabab :
— Patron, ces cacahuètes sont succulentes.
— Est-il vrai qu'elles sont cuites à point ?
Bon-bon cacahuètes meussié, répond la jeune fille.
Jolie gamine. Elle présente sa marchandise en puisant dans le plateau et elle laisse les graines glisser doucement le long de ses doigts comme des filets d'eau. Joli minois, jolie coiffure, petite robe de crêpe entrouverte dans le dos et fendue sur le côté droit, laissant apercevoir un bout de culotte frangé de dentelle. Quand le Libanais lui parle, elle se met de profil et laisse bouger ses petits yeux riboulants, touchant tour à tour son catogan de tulle, ses boucles d'oreilles et son bracelet à rosace. Des lèvres tôt éveillées à la sensualité, à en juger par leur épaisseur goulue et le rouge vif qui les teinte. Des ongles écarlates et limés, d'une longueur inhabituelle à cet âge.
— Sais-tu seulement cuire des cacahuètes ?
— Goûtez meussié, et tu vas voir toi-même ! Cacahuètes comme ça, on n'en trouve plus en ville.
— Alors, combien la mesure ?
— Pour les autres, c'est toujours deux mille, mais toi, je te connais, tu es bien gentil, pour toi ce sera mille cinq cents.
— Va m'attendre au bureau. Je vais goûter et, si c'est bon, je prends tout le plateau à dix mille. A condition que ce soit vraiment bon… Tu es contente comme ça ?
— Je vais pas mentir, je suis bien contente.
Kouassi Kouassikro est serveur, d'accord, mais que personne n'oublie que c'est un Baoulé du Sakassou, descendant en ligne directe du redoutable Kouakou Anougblé II, et que, pour cette auguste raison, et pour d'autres tenant à son psychisme, il n'en fait jamais qu'à sa tête. Et ce n'est pas parce que la mesquinerie du destin l'a conduit à faire le boy pour un Libanais qu'il se fera humble devant nous, ses frères guinéens, impossibles à vivre, mais amis malgré tout par la force de l'habitude. Non, il ne vous mènera au vasistas que lorsqu'il l'aura décidé lui-même :
— Vous voulez encore des tuyaux ? Ici, je suis le roi et je console gratis.
Et le roi se doit de réfléchir avant de décider si, oui ou non, il nous permet d'y aller.
— Vous avez déjà vu un cinéma où on rentre sans payer, vous ? Alors ! C'est parce que je suis gentil. Pour les autres, c'est cinq cents minimum. Sinon, qu'ils aillent au diable voir le pubis de leur soeur ! Ah! j'ai le pressentiment que je vais néanmoins vous y conduire, à ce Technicolor. Est-ce que moi, Kouassi Kouassikro, je ne suis pas gentil ?
C'est alors que Kouassi Kouassikro monte sur la tinette, débloque la clenche avec son couteau et retire le panneau du vasistas. ll nous invite ensuite à grimper sur les bidons qu'il cache entre la chasse d'eau et la cloison. L'ouverture donne vue sur tout l'espace du bureau, en réalité un vieux débarras d'une vingtaine de mètres carrés, bourré de vitres en feuilles, de piles d'Isorel et de limaille entassées dans les encoignures. Contre le mur de gauche, la table de poker, coincée entre des sacs de ciment et des tonneaux de vin, des sachets de malt. Au milieu, un tapis de prière.
— Sais-tu seulement faire des cacahuètes ?
— Patron, tu n'as qu'à essayer toi-même!
— Petite dévergondée, vas-tu me réjouir enfin ?
Elle va se cacher entre la machine à coudre et le jerrican de white-spirit et elle roucoule et elle se trémousse.
— Qu'est-ce que tu attends, patron, pour m'attraper ? Tu voudrais bien, n'est-ce pas ?
— Viens par ici, broussarde !
— Franchement, est -ce que avec dix mille seulement on peut aimer quelqu'un ?
— Viens, je t'en donnerai quinze !
— Patron, tu n'as rien dit encore !
— Vingt, trente, oui trente si tu viens tout de suite !
— D'accord, je viens. Mais, si tu fais la photo, il faudra ajouter dix mille.
— Bon, d'accord pour quarante mille, à condition que tu me laisses faire tout ce que je veux. Viens à moi, petite garce, enfant de putain, viens et donne-moi tout ce qu'il y a en toi, donne-moi jusqu'à ce que j'en crève !
On rigolerait bien, mais Kouassi Kouassikro, de la tinette, veille à ce que personne n'éternue. Maintenant le Libanais est debout et la fille l'essuie avec un Kleenex. Après quoi il retourne vers la table pour se saisir du Polaroïd.
— Au milieu des cageots de bière, tu seras magnifique, tes cacahuètes, billâhi, c'est du vrai paradis !
— Dépêchez meussié, il faut que je retourne au marché, ma mère va me gronder.
— Bordel va, menteuse, friponne, ta mère te grondera rien du tout… Je vais te prendre une dernière fois en laissant l'appareil sur l'automatique. Je veux tout sur la pellicule, ta chair, ton désir, ton sourire, tout ce que tu as dedans et dehors. Sais-tu que tu es belle ? Ici, tu es encore plus belle. C'est dans le chaos que ta beauté ressort le mieux. Tu es divine, près des bidons et des bocaux. C'est mieux qu'à la plage ou qu'aux floralies. Ta beauté va droit au but, elle mord sans préalable. On doit te désirer sans manières et sans organdis et c'est pour cela que tu me fascines. Tu reviendras ? Reviens et je te prendrai sur le tapis, sur le bureau, et je te photographierai. Tu ne veux plus que je te photographie ? Tu préfères que je donne tout cet argent à la petite Clémentine ? Elle est moins belle que toi, seulement elle fait moins de chichis… — Patron, donnez l'argent, femme va partir.
— Nous avons bien dit dix mille ? dit le Libanais pendant qu'ils se rhabillent.
— Patron, faut pas faire ça !
— Ah oui, vingt mille, c'est ça, vingt mille.
— Trente mille plus la photo, ça fait cinquante mille.
— Bon, allez, trente mille tout compris, faut pas tout demander d'un seul coup. Qu'est-ce qu'une gamine comme toi va faire avec tout cet argent ?
— Donne trente mille, la prochaine fois tu me donneras le reste.

« Prochain épisode demain, avec Greta Garbo ou Judy Garland ! Satisfaits, les gars ? »
Nous redescendons boire nos verres, Thiam n'est toujours pas arrivé. Mais voici Zaïter, un vrai coup de poker, nous allons pouvoir attendre notre frère-pays sans avoir à craindre pour nos porte-monnaie. Idjatou boudera pour le principe, et puis nous irons faire les courses et elle nous offrira des bananes-aloko avec une petite bière, sur l'avenue Reine-Pokou.

Dieu, qu'est-ce que Thiam pourrait bien avoir à nous dire — et me concernant, de surcroît ? Au pays, il n'y a plus rien à dire sur rien. Tout y a perdu la moindre importance : l'âge comme l'estime, la famille comme la mort, même la souffrance. Je me demande ce qui peut encore y avoir un sens : l'odeur de la mer, le bourdonnement des moustiques, l'épouvantail des baobabs ?

Mais savez-vous qu'il sera bientôt dix-huit heures ? Laissons donc le temps courir à sa perte, nous tâcherons de prendre un taxi et ce sera comme si on y était déjà. Nous nous excuserons de ce contretemps et Idjatou n'en sera que plus ravie… C'est cela, il devait être dix-huit heures passées quand quelqu'un a dit : — Les voilà ! Qu'est-ce que Thiam a vieilli !
Mais ce n'est pas vrai, en Guinée on ne vieillit pas, on ne fait que blanchir de peur — et tout le monde se tourne vers le nouvel hôte de Bidjan. On le regarde et on attend que sortent de sa bouche la rosée du pays, son esbroufe, ses vallons, ses atèles, ses rivières, ses boowe, l'infecte odeur de ses charniers.
— Dis donc Thiam, et Kindia, ce cher lycée, toujours flanqué sur la colline de Tafori ? Ah! ce bon petit ruisseau qui coulait dans la goyaveraie n'a-t-il pas tari ? Parle-nous du verger des Franciscains où nous allions chaparder les pommes de cajou. Les chutes de Ségueya, les prairies de Thierno Djibia…
Mais Thiam est hésitant, maussade, torturé comme tout ce qui vient du pays.
Il voudrait dire que la rivière où l'on se baignait après les séances de sport n'est plus qu'un ru envahi par les rhizomateuses, que le night-club Le Pavillon bleu où nous dansions le samedi a été transformé en permanence du Parti, que les vergers de Foulaya sont devenus un souvenir colonial de plus.
Mais on ne lui en laisse pas le temps et il est encore bleu, tout chose des trucs et des ficelles de là-bas. Quand il aura fait le tour des maquis, peut-être, quand il se sera trempé aux aspersions de la lagune, quand il aura touché du doigt le ventre monstrueux de Bidjan, peut-être, mais pas avant.
— Alors, mon Thiam, il paraît que tu as des choses à nous dire…
Moi aussi, je me laisse gagner par la douce nostalgie de Kindia, au point d'en oublier mon infirmière.

A cette heure, elle a dû rentrer du pique-nique. Elle a aidé elle-même Papillon à descendre du car. Dans ce panier de mourants, c'est lui le plus atteint, lui le plus proche de cette tombe qui s'obstine encore à les refuser. Il aura quand même cueilli des fleurs et attrapé des libellules. Il aura aussi trempé un moignon dans le ruisseau près duquel ils auront campé. Il aura bu son pot de lait, goûté au bouillon. Comme les autres, il se sera barbouillé de compote pour jouer aux Indiens. Elle lui aura fait la guerre pour qu'il consente à porter quelque chose, afin de se protéger du vent frisquet de la brousse. Après la sieste, comme les autres, Obierika, Ekwefi et Chielo se seront rués sur lui pour lui étirer la bouche. Pendant ce temps, elle se sera installée à lire sous un arbre, en levant parfois les yeux pour réprimander Chielo ou pour ordonner à la matrone de moucher Amebio, de remettre en place la prothèse de Lemewi. — Rebecca, don't break Chielo's legs. Be care with Ametowondo's eyes! Ekwefi, you must lend your gun to Amebio. Be quiet, Obierika!
Elle serait là encore plus belle, reine et prêtresse dans la sérénité de la nature, à l'insu des hommes… Et puis il est minuit et elle doit être au lit, seule avec son corps et ses secrets.

Il est minuit, Idjatou se sera débrouillée toute seule ou avec l'aide d'Antonine et de tantie Akissi. Impossible de vider nos verres, de renoncer un moment à l'évocation de ce lycée de Kindia.
L'auvent de la passerelle qui reliait les dortoirs à l'économat est-il toujours là ? Le château d'eau qui faisait le hibou devant le réfectoire n'est-il pas parti en poussière ? Existe-t-elle encore cette fameuse collection de papillons qui ornait les labos ? Et le terrain de handball, et cette espèce de cheval d'arçon jaune près de la salle de judo, sur lequel nous aimions à jouer aux cow-boys pour emmerder le pion Pythagore ? Et ce vieux portail de fer qu'il nous arrivait de secouer en imitant les cynocéphales quand nous rentrions du cinéma ou du théâtre ? Et le lougan de Badiane ? Bon Dieu, c'est qu'on en viendrait à l'oublier, ce lougan de Badiane ! On s'y dispersait après les cours pour réviser nos leçons d'économie politique et, la nuit, pour y chaparder le manioc et le maïs. Quand il n'honorait pas l'une de ses épouses, Badiane, qui était aussi le chauffeur du proviseur, s'amenait avec son gros ventre et une lanière de boeuf pour nous en chasser. Ah ! Badiane, qu'est-il donc devenu ?

Il est minuit, c'est pas de la blague, tu nous en parleras un autre jour, Thiam, faut qu'on aille au bar Hélène !
— Avant cela, dis-je, qu'as-tu de si important à me raconter ?
— C'est à propos de ton oncle, ton oncle Balla. Tu ne le sais peut-être pas, mais je me suis enfui par la frontière du Liberia. Et qu'est-ce que je vois en arrivant au Liberia ? Ton oncle Balla !
— Mon oncle Balla au Liberia? Mais qu'est-ce que tu racontes là ? L'a-t-on envoyé en mission là-bas ?
— Ton oncle Balla et il y est arrivé tout seul sans que personne en sache rien. Il est revenu de son bureau vers quinze heures comme tous les jours. Il a pris sa douche le plus normalement du monde puis il est passé à table après avoir vérifié les carnets de notes de ses enfants. Il s'est mis à manger en écoutant distraitement la radio qui débitait la liste des proscrits du jour. C'est ainsi qu'il a appris qu'on l'avait condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il a éteint son poste, il est allé vers le bord de la mer, tout près, comme pour prendre l'air, avec ses babouches et son pyjama. De là, il a suivi la côte jusqu'en Sierra Leone pour gagner ensuite le Liberia. Il te demande de lui envoyer d'urgence quelques affaires et un billet pour qu'il puisse venir te rejoindre.
Arsike s'est levé le premier et il me secoue par les épaules :
— Cette fois, mon gars, tu es bel et bien foutu !

Note
1. Expression employée en Côte-d'Ivoire pour désigner un Sénégalais.

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