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Littérature francophone


Tierno Monenembo
Un attiéké pour Elgass

Paris, Editions du Seuil. 1993. 170 pages


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Chapitre 1


L'hivernage a reverdi le cordon d'acacias. Je dois pour l'apercevoir me jucher sur la balustrade et viser de mon mieux le faux treillis de tiges et de barbelés. La voilà au fond de la cour, revêtue d'un peignoir, rivée à un balai, à égale distance du gymnase et des fourneaux.
De si loin, elle est comme une image projetée sur le mur délardé du collège Sainte-Marie. Des formes mouvantes l'entourent : linge au vent, peluches animées, un ou deux chérubins. Obierika, Ekwefi ? Papillon aussi, peut -être, difficile de les distinguer les uns des autres parmi les racines et les fleurs nées par le prodige d'une première nuit de pluie.
Le dimanche, ironique sabbat de l'indigence, ils traînent au lit plus que de raison. Elle peut prendre son temps pour balayer la cour, éblouir ses prochains, humer l'air à son aise, sublime et flanquée comme toujours d'un groupuscule d'abandonniques. Je me réveille, c'est devenu une habitude, au bruit de ses pas mêlé, eau et sel, aux laborieux zézaiements des petits.
Rendez-vous singulier, incertain, ridicule par-dessus tout si je pouvais encore m'écouter, mais qu'il ne m'est jamais arrivé de rater, même au temps de la fringale, et même depuis la mort d'Elgass. Au saut de mon pucier, j'enjambe Laho qui dort sur le bat-flanc, j'arpente la véranda d'une glissade, je me mets aux aguets. A la longue, il me semble tout savoir d'elle : ses envies, ses sursauts, les délicats mouvements de son corps. A présent, elle m'appartient un peu, cette jeune femme inaccessible qui ne dit jamais rien. Du moins voudrais-je qu'il en soit ainsi. Car, je ne dois pas l'oublier, Polycarpe Dossou est amoureux d'elle, lui aussi. Alban Angba Tiassalé lui écrit des vers à l'insu, vieil usage du pays, d'Angèle Essui-Ehoulé, sa dulcinée. Firmin Mémel-Foté lui envoie des fleurs. Le greffier de la cité des Arts s'est pendu trois fois, faute d'avoir pu accéder à sa tendresse. Le colonel en personne, le colonel, malgré sa dyspnée, avale de sa Mercedes une quantité de fois par jour les quelques décamètres qui séparent sa villa de la sente Campus de la cité Mermoz, rien que pour l'apercevoir.
— Pour tourner la tête la plus gradée du quartier, elle doit être encore plus belle que nous ne la voyons, affirme Konan Brou-Félix.
Ce mélomane impénitent du n° 5 pense quant à lui que sa beauté est perfectible à l'infini. A l'en croire, elle est capable de changer de ligne et de teint comme un tableau de maître sous les variations de l'éclairage. Certains midis, son cou s'allonge sensiblement, ses cheveux s'irisent, sa couleur miroite, un cosmétique extraordinaire illumine son regard, pomponne ses pommettes. Elle se fige alors dans une pause hiératique et troublante et « cela vous turlupine et cela vous interpelle et cela vous atteint et cela vous métamorphose les sens jusqu'à cette obscure fréquence d'onde où, en dépit de l'écart et de son intraitable détachement, elle est à vous et vous à elle.
— Le colonel, il peut user le moteur de sa décapo, il l'aura jamais. Il peut même lui offrir la bagnole ou y aller d'un petit coup d'Etat, il l'aura jamais. Ce n'est pas une fille façon Treichville-Bromakoto. Sa jouissance à elle, c'est de donner son content à sa propre beauté. Elle fait comme l'atmosphère : elle pâlit ou embellit en jouant avec le soleil. Le colonel, il l'aura jamais, personne ne peut en foutre au ciel bleu.
Konan Brou-Félix a sans doute raison, le colonel ne l'aura jamais. Mais alors si le colonel en personne… C'est ce que doivent se dire en ce moment même Polycarpe Dossou derrière les persiennes du n° 2, Konan Brou-Félix dans son observatoire du n° 5… encore que celui-là se soit déjà ragaillardi d'une rasade de koutoukou et de quelques microsillons de musique zaïroise. Le cauchemar qui meuble le sommeil de Laho, le non-dit refoulé dans tous les coeurs qui, en ce moment même, mieux vaut le redire, palpitent pour elle non seulement dans les couloirs de Mermoz mais aussi, malgré la sournoiserie des rideaux de guipure, dans les nouveaux bungalows, de l'autre côté de la rue Sainte-Marie.
Moi, le colonel, je m'en fous, daignât-il me véhiculer encore et encore vers les maquis des faubourgs. Idem pour le mélodrame du greffier, le romantisme vieillot de Firmin Mémel-Foté. L'exaltation de Konan Brou-Félix ? Elle m'amuse, elle ne me gêne pas. Rien d'autre ne compte que l'illusion qui s'est emparée de moi, aujourd'hui si vaste, si profonde que je n'ai même plus besoin de l'entretenir. En dépit des évidences, je suis persuadé que c'est pour moi qu'elle survit, pour moi qu'elle endure et fascine. Le jeu que nous jouons n'est pas fortuit mais codé. Chacun de ses gestes est un message qui m'est adressé. Elle balaie la cour parce qu'elle sait que je l'attends. Elle aurait laissé cela à d'autres : la matrone, la cuisinière ou les fillettes qui viennent de temps en temps laver le linge. Moi, elle me dit bonjour, elle qui ne parle jamais, ni aux croquemorts ni aux voisins. Ils doivent se douter de quelque chose. Laho me regarde d'une drôle de façon et je trouve Polycarpe Dossou bien curieux quand nous nous isolons pour jouer au baby-foot. Habib aussi, d'ailleurs, du temps où nous partagions ma turne.
Pour l'instant, donc, je la regarde. Le dimanche, elle m'appartient plus que d'ordinaire. Cela dure plus longtemps et il y a moins de paires d'yeux pour la convoiter : pour moult raisons tenant à la singularité du dimanche (entre autres les longues libations du samedi soir), la plupart des étudiants ne se lèvent que pour le repas de midi.
Maintenant, elle disparaît dans la courbe du P retourné que trace la cour entre la clôture d'acacias, le mur du collège au fond, les dortoirs attenant aux cuisines et le gymnase. Je dois patienter le temps qu'elle longe celui-ci en maniant son balai si les chérubins lui en laissent le loisir (il n'est pas rare que l'un ou l'autre saigne, s'évanouisse ou se convulse, l'obligeant à courir vers l'infirmerie — devrais-je dire pour me gâter ma journée ?). Cette petite interruption porte un nom : l'entracte, qui joue son rôle, même dans ce réduit des catalepsie précoce et de sublime solitude. J'en profite pour fumer une cigarette et, du même coup, je réalise vraiment la présence de Laho dans la chambre entrouverte.

Au fait, je dois le réveiller, nous devons aller au bar Hélène. Idjatou nous y attend, Idjatou prend l'avion demain pour Bruxelles. Déjà ? Qu'en aurait pensé Elgass ? L'en aurait-il empêchée ? Je parie que non. Elgass n'a jamais rien empêché et c'est bien la raison pour laquelle il est mort. Il lui aurait offert un collier d'ambre en guise de cadeau. Il aurait bien sûr versé lui aussi sa quote-part puis, ce soir, tout comme nous, il serait venu au maquis de tantie Akissi danser une dernière fois avec la petite. Danser, les frères-pays adorent ça, surtout quand l'un des leurs s'en va aux antipodes. C'est encore ce qu'ils ont trouvé de mieux pour conjurer la sauvagerie de la ville.
J'entends maintenant distinctement Laho s'agiter sur sa paillasse. Cela me distrait une fraction de seconde. Je manque donc son arrivée sur le trait du P, au bout de l'allée, juste au pied de la clôture. Elle est déjà là, sous mes yeux : balai et ombre, estropiés et grâce. Je me doutais que c'étaient Ekwefi, Obierika et Papillon. Il y a aussi Tola et Owolomo, Chielo et Ezimba ! Comme ils sont devenus petits ! A leur arrivée, il était encore possible de les distinguer, même quand ils gigotaient contre le mur.
Vont-ils bientôt rentrer chez eux ? On entend dire que la guerre est finie. Un an de plus ici et on ne les verrait plus qu'à la loupe. Mais qui les reconnaît vraiment ? Ils sont tous tondus par la pelade, minés par le kwashioshor. Le scorbut les a réduits à une taille identique. Toujours habillés des mêmes guimpes, ils n'ont plus de sexe, sauf Papillon, sa manie celui-là de ne jamais porter un fil !
You need something, Chielo ?
Chielo est celui qui ne se déplace que sur le dos. Au début, tout le monde en riait, mais cela, comme le reste, a fini par rentrer dans l'ordre naturel des choses. Ses bras ne sont plus que deux pauvres crochets de mygale, son derrière tuméfié fait penser à une ventouse, cependant il franchit aisément le périmètre de la cour, mieux en tout cas que certains de ses camarades pourtant restés piétons par la grâce des moignons et des béquilles.
Oh ! you, do you need something ?
Sa question est revenue avec plus de rudesse et d'impatience. Le caractère particulier de la situation n'a pas modifié ses méthodes : elle les soigne et les malmène avec la même détermination.
— Chielo, oh !
Mais Chielo ne répond pas. Il refuse d'avancer quand elle entreprend de remonter l'allée. Il reste lové sur les graviers puis, comme s'il y avait subitement découvert quelque chose de captivant, il ondule vers la clôture avec la rapidité d'un têtard.
Shit ! little dirty rat !
Le cri a dû l'effrayer. Un dernier coup de dos et il vient retomber au bas de la clôture parmi les pousses de manguier et les premiers fils de fer. Il saisit entre ses coudes des morceaux de feuilles et des brins d'herbe pour les porter à sa bouche.
— Chielo ! Chielo !
Elle court vers lui et les autres la suivent, chacun selon l'allure que permet sa morphologie. Comme elle est belle parmi eux ! Tantie Akissi a raison :
— Le charbon existe lui aussi et c'est bien pour cela que l'or se permet de resplendir.
He just needs any greenery, dis-je dans mon mauvais anglais, sachant que, de toute façon, elle ne me répondra que par un tressaillement d'orgueil ou de timidité.
Un silence monumental la sépare de la ville. La clôture, ce n'est rien. Le véritable mur, c'est son mutisme à elle. Elgass, qui savait ce que frontière veut dire, l'appelait parfois “l'inconnu pays d'en face”. Mais Elgass non plus, c'est vrai, Elgass malgré toute sa bonhomie ne put rien contre ce silence-là.
Elle se baisse vers Chielo sans aucune attention pour moi. Chielo s'est empêtré dans la clôture. Je fais mine de m'intéresser à sa bouche pleine de terre, ses membres qui tremblotent, sa nuque ensanglantée prise dans les barbelés.
Don't come here! crie-t-elle à l'endroit des autres qui regardent la scène sur la lisière du gazon.
Elle parvient à dépêtrer le gamin après un fastidieux combat avec la clôture dont les fils ne quittent la tunique de l'un que pour le peignoir de l'autre, la peau squameuse de l'un que pour la chevelure de l'autre. On entend des cris. Elle tourne la tête vers la matrone qui est sortie des dortoirs, suivie par une multitude de petits fantômes se traînant et se vrillant et sautillant, couverts de bave, de morve et de dégueulis. Elle administre un coup de balai à Chielo. Celui-ci est tout sec, tout recroquevillé, on le dirait sans lymphe et sans larmes. Il ne lui reste en fait de visage que deux trous jaunes, quelques rides, une gencive proéminente et bleuâtre qui lui donne l'air de rire ou de périr selon l'angle sous lequel on la voit.
Alors elle reprend l'allée dans l'autre sens, suivie de ses gnomes dans le même ordre qu'ils étaient venus. A mi-chemin, elle s'arrête un instant et, sans me jeter ne serait-ce qu'un coup d'oeil, m'adresse son désormais rituel « 'morning mister Badio », amène mais sans joie. Laho n'est toujours pas sorti de son bat-flanc, faut qu'on aille au bar Hélène.
— Faut qu'on aille au bar Hélène, dis-je de nouveau sans la quitter des yeux.
Ça y est, c'est fini pour aujourd'hui : elle va les fustiger en s'ébrouant. Ses longues jambes vont la porter vers le réfectoire. Ensuite, plus insatiable que moi, l'affreux hangar va la dérober à ma vue. Faut qu'on aille au bar Hélène, mais je ne peux me délivrer du piège de sa splendeur avant qu'elle n'ait franchi les derniers mètres qui la séparent du réfectoire. Peut-être ne la reverrai-je plus jamais ! On raconte que la guerre est finie. Quand elle sera partie, comment verrai-je la ville ? Elgass — Elgass qui l'aimait aussi, c'est sûr, et qui plus tard me léguerait sa turne — me l'avait fait remarquer dès mon arrivée ici :
— Debout, qu'on aille voir le soleil se lever.
Depuis, tous les jours que fait le ciel, je viens voir l'astre surgir, entre romance et nausée, du mur de pierres moussues. II y a maintenant des saisons que cela dure. En sept ans, on peut fonder des villes, gagner des batailles ou réussir son jardin, tant de choses, n'est-ce pas ? Maintenant, le Campus se trouve sur la route d'Akoïdo, de l'autre côté du canal. Elgass est mort et on dit que la guerre va finir. Faut qu'on aille au bar Hélène, le râle de Laho revient troubler mes pensées. Si, comme je l'entends murmurer, elle s'en retourne au Nigeria, la cité Mermoz survivra-t-elle à son absence ? Moi, je ne connais la ville que par son rayonnement à elle. Bidjan ne tient que par son charme, ne bruit que de ses secrets.
Il est vrai qu'on n'a aucun sens de la ville, par ici. Les quartiers y poussent comme des champignons, ils s'épanouissent, ils s'étiolent. Puis, emportés par le vent, ils se laissent disséminer comme les spores de l'étamine. La cité Mermoz a été conçue à la manière d'une pépinière : un polyèdre de préfabriqués, quelques rangées de cabanons. C'était au début des années soixante. Il fallait des locaux pour abriter les étudiants de l'université qu'on venait d'offrir à la hâte à l'orgueil de la ville.

Année après année, il y a eu surcharge et il a fallu repiquer. Cela a donné le Campus 2000 — qui sonne le siècle prochain entre le canal, le CHU, la route d'Akoïdo et que la dentelure de la jungle vient mâchonner jusqu'aux abords des amphis — et la Cité rouge ainsi nommée en raison de ses linteaux vermillons et de sa populace de maoïstes. Mermoz n'est plus qu'un vieux souvenir, une ruine prématurée hantée par les enfants du Biafra et les fugitifs de Guinée. Un parfum de nostalgie retient encore les autres : le Togolais Polycarpe Dossou, le Voltaïque Sawadogo, le Nigérien Mamane par exemple. Les Ivoiriens, caste à part en vertu du droit du sol et de la prééminence de la bourse d'études, ont d'autres motifs. Konan Brou-Félix pense pouvoir y profiter mieux de sa sono 4 x 70.
Mémel-Foté qui est marié juge que, pour ses enfants à venir, l'endroit est préférable aux cages d'ascenseur du Campus.
Au début, nous autres Guinéens, nous n'occupions que le préfa n° 1 le long de la sente Campus.

La dictature et la misère fleurissant chez nous, d'autres frères-pays sont arrivés comme nuées de criquets repoussant les chérubins contre les murs du collège Sainte-Marie.

Pour finir, on nous a laissé tous les préfabriqués ainsi que les cabanons du bord de l'escarpement. Ainsi naquit la clôture en face du n° 8 qui abrite la turne qu'Elgass me laissa une fois qu'il put à son tour — mais ce fut un malheur — emménager au Campus.
De l'autre côté de la clôture, on a abattu les cloisons des cabanons pour en faire des dortoirs. Un savant équilibre démographique s'est ensuivi, les chérubins nouvellement venus compensant le départ des défunts avec le débit régulier d'un fleuve. Ce côté-ci fut définitivement abandonné aux rats, au délabrement et aux Guinéens, ce qui, selon Elgass, signifiait à peu près la même chose. Les malfrats, les farceurs, les maquignons, les faux diplômés sont venus s'ajouter au petit noyau d'étudiants.
Il en dort sous la véranda et dans les toilettes, la buvette, les recoins de la salle de jeu. Le soir, il y a du bruit, des arguties et des bagarres. Elgass le disait bien : l'exil nous a disloqués, nous n'avons plus en commun que la disette, la rage de l'impuissance… et l'obsédant voisinage de l'infirmière.
Mais elle tarde à sortir du réfectoire, faut qu'on aille au bar Hélène. Ekwefi aura encore mordu ce pauvre Chielo, ou alors Tola aura renversé un broc de chicorée chaude sur les escarres de Papillon. Le dimanche, elle n'a que la matrone pour l'aider. Combien sont-ils ? Combien de pattes grêles, combien de ventres ballonnés, combien de prothèses, combien de cornues d'urine, combien de morts tout à l'heure ? Et elle, combien de temps restera-t-elle à les gaver, à les ressusciter avant de s'acheminer vers le car ? Non, le car n'est pas encore là. Le corbillard, quant à lui, ne vient que le jeudi — et c'est elle qui traîne les cadavres jusqu'au gymnase, les croque-morts ne se présentent que pour bourrer la guimbarde.
Le car ne va plus tarder mais, c'est décidé, faut qu'on aille au bar Hélène.
— Tu entends, Laho, faut qu'on aille au bar Hélène !
— Mais qu'est-ce qu'on va y faire, à ce bar Hélène ?
— Combien de temps as-tu dormi pour oublier comme ça ?
— Est-ce que je calcule, moi, pour savoir ?
— Allez, lève-toi.
— Oui, oui, mais je ne sais toujours pas ce qu'on va faire au bar Hélène un dimanche matin. Elle est déjà partie pour que tu me grondes ainsi ?
— Encore au réfectoire. Il paraît que la guerre est finie. Qu'est-ce que tu en penses, Laho ?
Ils ont tout prévu. Le matin, elle leur fait l'école, le jeudi, elle les enterre. Les cercueils au gymnase, les manuels au réfectoire. Le reste est affaire de lapsus. Le lapsus, tout comme la guerre, relève du malentendu et la guerre, depuis qu'on nous le dit, ne survient que par accident. Ils auraient pu tout aussi bien tomber d'un camion en ces véhémentes contrées où l'on roule à tombeau ouvert sans la baraka des aïeux ni la prudence de la métaphore. Pareillement ils auraient dévoré la craie, brouté les reliures. Pareillement ils auraient fait dans la culotte et poussé un hoquet en crevant à même le sol.
— Elle t'a dit bonjour ?
— Des miettes. Comme toujours, en remontant l'allée.
— Je me dis parfois que vous êtes de vieux amis. Que disais-tu à propos du bar Hélène ?
Comment fait-elle pour rester belle ? A vrai dire, elle ne le reste pas, elle le devient chaque jour davantage. Je l'imagine dans les travées du réfectoire, impassible et rayonnante. Amewoto a dû amocher un copain, ou alors il y a eu des morts sur le banc des épileptiques. Un ou deux ont pu s'asphyxier en avalant leur bol de lait. Manger est désormais le seul risque auquel ils puissent s'exposer.
— Le bar Hélène, moi je t'ai parlé du bar Hélène ?
— Ah! oui, j'y suis. C'est demain qu'elle s'en va, cette chère Idjatou. Où a-t-elle pu trouver tout cet argent pour aller au pays des Blancs ?
— La douche !
— Hein ?
— Ferme le robinet, je n'entends rien !
— Je disais que Cé Né Gon et Habib ont déjà quitté Adjamé, si ça se trouve. Ce ne serait pas une mauvaise chose s'ils pensaient à faire un détour par ici.
— Mais pourquoi donc ?
— Pour nous prendre, bon Dieu ! Dans le teuf-teuf de Habib ! Cette manie que tu as de ne jamais te souvenir que Habib a acheté un teuf-teuf !
— C'est dur de changer ses habitudes. Je le verrai toujours jouant à cache-cache avec le contrôleur à l'arrière des bus.
— A l'arrière de quoi ?
Elle porte un bustier de linon armorié et un wax noué à la nigériane (c'est-à-dire haut, et les rebords inférieurs dénivelés). Son chapeau de feutre fort britannique laisse voir la moitié de ses cheveux crépus et réunis en pelote. Même de si loin, je prends note du maquillage : cils lissés passés au khôl, lèvres marquées d'un épais trait de rouge, c'est ainsi qu'elles font, les Africaines d'influence anglaise. Les boucles de ses chaussures se referment sur des bas de résille crème (des bas sous la touffeur des tropiques, encore une manie de nos “british sisters” !). Elle est au pied du véhicule, la matrone au portail. Celle-ci fouille dans le groupe puis se saisit d'un bambin qu'elle pousse vers l'autocar en criant un numéro. L'infirmière attrape la chose et répète le numéro. A ce moment-là, le chauffeur en prend livraison sur le marchepied et monte s'en décharger sur la banquette. Twenty-nine… Seventy… Les chérubins sont à la fête sous la pluie intermittente. Rien ne leur plaît autant que cette sortie du dimanche : ils ne s'efforcent de survivre que pour s'offrir des vacances !
— Si Cé Né Gon et Habib ne viennent pas, dit Laho, comment fera-t-on pour aller au bar Hélène ? De Cocody à Treichville, il y a une trotte, je te signale.
— Viens plutôt voir. Pour rien au monde, tu ne devrais rater ça.
— Huuut ! Le gala, dit-il en s'essuyant le torse.
— Arrête de siffler, elle n'aime pas ça.
— Qu'est-ce que tu en sais, mon pauvre ? Tu me caches quelque chose ou tu dis ça pour la bêche ?
Puis il est retourné dans la chambre et il en revient avec un filet rempli d'objets enveloppés dans du papier journal.
— Les cadeaux pour Idjatou, dit-il.
— Oui, je me rappelle : c'est à toi que la communauté a confié cette corvée-là. Qu'est-ce que c'est, finalement ?
— Des bijoux touaregs. A défaut de les apprécier, elle pourra toujours les fourguer pour se dépanner. Il paraît que, là-bas, on aime beaucoup nos bonnes vieilles brocantes. Faut qu'on aille au bar Hélène, il va se remettre à pleuvoir.
— La belle affaire, aller à Treichville par ce temps !
— Le bus, il faut déjà le payer. A moins de se résoudre à resquiller.
— A notre âge ! Je croyais que tu étais correct.
— Je suis passé hier au Bracodi… Allons voir Diallo.
— Le Diallo de la Cité rouge, alors. Celui de l'Ambassade, nous lui devons déjà dix mille.
— Dépêchons-nous, Tiobendo et Arsike risquent d'y être avant nous, eux qui viennent de Yopougon, qu'en pensera Idjatou ? Au fait, tu as vraiment besoin de ton cartable pour aller bringuer en ville ?
— Je te rappelle que demain, j'ai un examen, moi.
Mes pensées s'en sont allées avec elle, là-bas, dans l'autocar qui s'ébranle maintenant vers le zoo de Bingerville ou la forêt classée d'Adzopé. La pluie va tomber de nouveau, faut qu'on aille au bar Hélène. Mais nous restons près de la balustrade, comme hébétés. Le cordon d'acacias remue doucement sous le vent, la cour reçoit une autre trombe d'eau. Entre deux battements de paupières, quelque chose d'elle reste encore qui miroite avant de s'évanouir du côté du réfectoire. Pourtant, il n'y a plus rien à faire ici, faut qu'on aille au bar Hélène. Idjatou est une vraie douceur mais elle a ses exigences.

Dire qu'il y a peu Mermoz était le bout du monde. La nuit, on pouvait entendre des babouins, des agoutis, des sangliers. La ville peine aujourd'hui encore à parvenir jusque-là. Les bungalows de l'autre côté de la rue sont inachevés pour la plupart, ils n'ont pas de jardin et un grillage de fortune en ferme l'accès. Ils nagent dans le chantier comme des croûtons dans une panade. Prolongeant la rue Mermoz, la rue Sainte-Marie est pour le moment la seule qui mène quelque part. Pensez qu'il n'y a même pas de bus ! Pour aller au Campus, il faut passer par la brousse de l'escarpement, traverser le canal ainsi que deux îlots de marécage. Aller en ville n'est pas plus simple : on doit rejoindre le trajet du bus 8 sur le boulevard André-Latrille à deux pas de la Cité rouge. Pour cela, se payer le bourbier du chantier et ses ébauches de ruelles.
Nous traversons la rue Sainte-Marie et sautons le caniveau putride. Nous longeons le hangar et nous contournons l'échafaudage de grues par le poto-poto de la rue des Goyaviers.
— Passons voir le Samouraï.
— Laho, tu es fou ! Avec cette pluie, nous y laisserons nos chaussures et nos vies !
— Ta paresse nous coûte cher. Le Samouraï est un vrai coeur, et toujours correct avec ça !
Le Samouraï habite une espèce de grande cloyère rafistolée avec des lamelles de tôle et des bouts de vieilles nattes. La pluie y entre et y sévit comme si elle en était le gendarme. Le bidule tient grâce à Dieu au bord de l'excavation où l'on fabrique des briques.
— Il est là, le Samouraï ? demande mon ami.
— Ah ! il est sorti hein ! répond sa femme occupée à piler du sorgho dans le seul endroit sec des parages. Allez voir chez le Libanais du marché annexe. Que lui voulez-vous, les Indépendants, et aujourd'hui vous ne dites pas bonjour ?
— Pardonne-nous, Adélaïde. La pluie de Bidjan-là-même, elle vous ôte tout, même les bonnes manières. Il est correct, ce matin, le Samouraï ?
—Vingt-cinq ans de mariage et je n'ai jamais vu son salaire. Je vends de l'attiéké au marché pour nourrir les petits. Quand il me parle de ce qu'il fait, c'est comme s'il m'accordait une faveur. Allez voir chez le Libanais, ou bien vous voulez que je vous sorte le dolo ?
— Non merci, Adélaïde (et, disant cela, je pense à la mémorable chute d'Arsike dans l'excavation une nuit que le Samouraï nous avait entraînés à boire du dolo de Ouagadougou). Adieu, Adélaïde.
En sortant du chantier, Laho découvre qu'il lui en reste cinquante. Nous nous offrons donc un haoussa-dji sur le trottoir de la rue Booker-Washington. La pluie est là pour de vrai. Peut-être que le Samouraï nous offrira une ou deux bières dans la charcuterie du Libanais, histoire de nous abriter, et même, avec un peu de chance, un de ces délicieux salamis comme l'Oriental sait les faire…
Le Samouraï n'est pas seul. Il est avec d'autres gardiens de chantier, des boys et des jardiniers, ses “cons de frères”, comme il dit. En règle générale, ils sont ici tous Voltaïques, Mossis, fiers adeptes du dolo et armés pour l'allure d'une longue lame de coupe-coupe. Le Samouraï doit son titre au fait qu'il a un jour sectionné l'oreille d'un maraudeur surpris près de l'excavation.
— Kogoto ! Les Indépendants, rien qu'un dimanche matin ! Comment vont les affaires, en ce pays de Bidjan ?
— Et toi-même, Samouraï, toi qui sors sans laisser d'adresse ?
— Ainsi donc, vous avez vu la Conseillère ? Qu'a-t-elle encore médit sur mon compte ?
Ils sont accoudés non loin du rayon froi et saisonnement comme l'indique un écriteau fiché sur le réfrigérateur. Des bouteilles de Valpierre trônent devant eux.
— Comme ça, tu es correct ce matin, Samouraï ? Tu peux nous consoler ?
— Vous connaissez votre Samouraï : salaire perçu, salaire percé. Mais on va se démerder. Sauf que vous, vous ne buvez que de la bière ! Chasse-pisse que ce bordel ! C'est le vin qu'il faut à un homme quand la pluie vous fend le coeur de cette manière (il tire un plein verre de Valpierre, ahane avec force et repose le verre dans un bruit de pétard). Allez, je vous console de deux bières. Après ça, vous verrez, la vie ira mieux. Mais faites vite, je dois m'en aller.
— Tu vas toujours à la pêche, Samouraï ?
— Chut ! N'en dites rien à personne, surtout pas à la Conseillère !
— Où ça, Samouraï, pour aujourd'hui ?
— Au lagon de Port-Bouët. Vous savez (il nous attire contre lui comme pour nous confier un message chiffré), aux premières pluies, la température baisse un peu, alors ils quittent le grand large pour vagabonder dans les méandres. Avec une bonne ligne de crin de mule, petits, des appâts-chenilles de Guinée… et si tu es patient et si c'est ton bon jour, hummm… Non, je ne vous dis pas : soles, limandes, mérous… Vous ne me croyez pas, il m'est arrivé d'y pêcher des vipères de mer… Oui, monsieur, des vipères de mer, ajoute-t-il à l'intention du jardinier de la mairie de Cocody qui ne semble pas y croire.
— Il est fou de pêcher des vipères de mer, dit Pacéré, le boy du médecin de la cité de la Poste. Ça porte malheur, cette broutille-là !
— Tu te goures, mon frère, répond le Samouraï en secouant les genoux, ça ne porte que des écailles.
Le Libanais interrompt son va-et-vient entre le coin épicerie et le coin boulangerie-charcuterie pour venir nous demander ce que nous voulons boire.
— Donne-leur deux bières, je paie !
— Ça c'est gentil, frère Samouraï. Un de ces jours nous te revaudrons ça à l'Ambassade, à moins que tu ne préfères le Bracodi !
— Quelle différence, l'Ambassade ou le Bracodi ? Vous les Indépendants-là, depuis quand on se connaît ?
— Ah ça ! frère Samouraï, ça fait bien longtemps.
— Bon. Voyez-vous, petits, le temps, il travaille deux fois en une : il détériore les corps et il fortifie l'amitié. Est-ce que je mens ?
Puis le vacarme, le grouillement, les adages sentencieux, les gestes imprévisibles, les émotions rapides et burlesques, farce savante et triviale, farce oseille et miel, farce de Bidjan-là-même ! Voilà que le Samouraï interrompt le Libanais occupé à vendre son safran, ses olives, ses bougies entre les rayonnages et les rangées de caisses disposées à l'entrée :
— Libanais, donne-leur encore deux bières. Aujourd'hui, c'est moi qui commande, demain ce sera leur tour. Sauf que moi, je commande sur ton bordel de comptoir et qu'eux, ils seront dans les bureaux. Regarde-les bien, Libanais, chacun d'eux sera au moins adjulocateur.
Adjudicateur, dit le Libanais en détachant toutes les syllabes.
— M'en fous ! Sers-les. Eux, ils ont un avenir, ils ont fait des études pour ça et toi, tu n'as que ta boutique salade-concombre.
— Et toi donc, Samouraï ?
— Moi, mon avenir est derrière. Devant, il y a le verre et, à côté, rien du tout. C'est ce qu'on appelle risquer et faire florès. Allez, sers-les, et mets tout sur le voleur.
— Ho ! Samouraï, qui donc est le voleur : mon carnet ou toi qui ne paies jamais ?
— Je t'ai payé ce matin.
— Je ne m'en suis pas aperçu.
— Tu ne te rends compte que de ce qu'on te doit. Tu es pire que la morgue, Libanais, plus tu en as et plus tu en demandes. Tu ne consommes jamais, tu n'offres jamais le pot. Qu'est-ce que c'est que cette vie-là ? L'argent-là-même, c'est quoi au juste ?
— Rien du tout, Samouraï, un simple papier à problèmes. S'il t'en reste encore, donne-le-moi vite que je t'en débarrasse, je ne te veux que du bien, Samouraï.
Il s'en va vers l'étagère à cigarettes près de laquelle l'attend un client. Le Samouraï vide deux grands verres de Valpierre. Il claque furieusement la langue et revient à nous :
— La petite, il y a bien longtemps que je ne l'ai pas vue.
— Idjatou ? Elle s'en va demain à Bruxelles.
— Bruxelles ? Rien que ça ! D'où lui vient cette chance ?
— Elle a une bourse, elle s'en va faire des études.
— Gentille comme tout ! Ah ! bénédiction, ça ne m'étonne que poussière. Le bon Dieu, il comble ceux qui le méritent. Vous avez vu le coeur qu'elle a, le frère qu'elle a eu ?
— Oh ! Samouraï, Elgass n'avait pas son pareil. Nous le regrettons tous.
— Mais c'était un saint ! Qu'est-ce qu'il n'a pas fait pour moi, pour Adélaïde, pour les petits ! Et toi, Laho ? Toi surtout, Badio ! Mais, au nom de Dieu, tu n'es pas un ingrat : tu t'es occupé de la petite comme si c'était ta propre soeur, et c'est ce qui est bon pour un Nègre. C'est parce que les gens ne s'occupent plus des amis que Bidjan-là a perdu son âme. Ah ! Elgass, sans lui, personne n'aurait survécu ici !
Le Samouraï nous accompagne un bout de chemin pour laisser, comme on dit, mourir la conversation. En sortant de la boutique, il subtilise deux pistaches et dit en les mâchant :
— Bruxelles, ah !… Ho ! Libanais ! toi qui connais bien les choses, édifie-moi une bonne fois pour toutes : comment dit-on adjulocatrice ?
Chemin faisant, nous croisons le chien Marabout devant l'auvent du potager qui jouxte la cité des 421. C'est un chien connu de tous. Il définit le paysage au même titre que les filaos de la corniche. On suppose que ce sont les enfants qui lui ont donné ce nom-là, à cause de son abondant pelage qui lui recouvre les yeux comme un turban de Bédouin.
— Vaurien d'animal, pitié de ta race, dit le Samouraï en lui jetant une vieille boîte de fer-blanc. Toi, tu ne sais pas courir, tu ne sais pas aboyer, tu ne sais pas mordre. Tu ne halètes même pas ! Et depuis quand es-tu là, toi, à traîner dans les fossés ? Je te déteste ! Au revoir, les petits, je déteste ce chien. Je le trouve trop bizarre pour un chien. Je hais ce chien, je ne peux rien faire d'autre.
Sans un mot de plus, il s'éloigne au pas de course.
— Mais… Samouraï ?
— Les enfants, voilà ce que j'avais à vous dire. A bientôt à l'Ambassade ou, si c'est votre désir, au Bracodi…
— Qu'est-ce qui lui prend, au Samouraï ?
— Ah! petit, dit Labo, la pluie de Bidjan-là-même, elle vous prend tout, même la cervelle.
Maintenant il nous faut penser aux mille et une manières d'aborder Diallo (pas celui de l'Ambassade, celui de la Cité rouge). Pour ce faire, nous tournons un moment entre la rue de France, la rue des Papayers, l'avenue Jean-Mermoz et le restaurant de la Togolaise.
— Il suffit, me dit Labo, de le convaincre que, cette fois, le salaire c'est du sûr. On est à la fin du mois après tout.
— Ça ne mord plus, il a compris que c'est pour le roi de Prusse que nous enseignons dans ce collège.
— Qui sait ? Paraît qu'ils ont payé au cours Ajavon, au collège du Sacré-Coeur, même au cours La Fontaine.
— Décidément, il n'y a qu'à Victor-Hugo qu'ils ne changeront jamais. Jeudi passé, Assémian le comptable m'a dit pas avant l'autre lundi.
— Si tu disais que tu as reçu un chèque de ton oncle du Canada ? L'an passé ça avait marché dix sur dix.
— Cette année, je suis sceptique.
— Bon, si tu es sceptique, tentons de resquiller. Seulement demain, pour le retour… Tu ne nous vois pas taper Idjatou la veille de son départ !
Diallo (celui de la Cité rouge) fut l'un des premiers Guinéens à arriver à Bidjan pour vendre chewing-gums et cigarettes dans un meuble gigogne lui servant d'étalage. On le connaît de Vridi à Williamsville au point que son patronyme, gagnant en popularité, a perdu sa majuscule pour désigner l'ensemble de ses confrères. Il tient boutique au perron du bâtiment qui fait face à l'arrêt de bus.
Ruse de perdrix, méfiance de caméléon !
Nous savons qu'il ne croit à nos sornettes que lorsqu'il veut bien nous dépanner. Quand nous arrivons, Laho, comme convenu, commande des cigarettes en montrant la menuaille que lui a rendue le Haoussa :
— Pas des Job aujourd'hui, Diallo, donne-moi des Golden-Club.
— Ah ! Monsieur Laho, sa poche grandit de jour en jour. Prends donc un paquet entier une fois pour toutes.
— Tu le permettrais vraiment ?
— Moi, je permets tout, du moment qu'on me paie.
— Je veux dire que je te paierai … demain.
— Tu enseignes où, toi ?
— Victor-Hugo.
— A Victor-Hugo, il y a bientôt huit mois qu'on ne vous a pas payés. Je ne vois pas pourquoi on vous paierait parce que tu m'as emprunté des cigarettes.
— Diallo, ne complique pas l'affaire.
— Je ne comprends pas certaines choses : à Ajavon, à La Fontaine, même à l'ENI, ils ont fini par payer, votre école à vous est bien médiocre. Pourquoi n'en changez-vous pas ?
— Diallo, dis-je, j'ai reçu un chèque.
— Ah! si tu as reçu un chèque, c'est pas pareil… Fais-le voir un peu.
— Je l'ai déposé à la banque.
— Tu l'as déposé et ils ne t'ont pas donné l'argent ?
— Ne joue pas à celui qui ne sait pas, Diallo. C'est mon oncle du Canada. J'en ai reçu un, l'an passé, tu te souviens ? La banque m'a demandé une semaine de délai. Tu m'as avancé l'argent et je t'ai bien remboursé, non ?
— Franchement, il y a des choses qui ne s'éclairciront jamais dans mon esprit. Lui, il veut des cigarettes, toi tu veux de l'argent, pourquoi vous ne l'avez pas dit en même temps ? Bon, cet argent, tu le veux à hauteur de combien ?
— Dix mille…
— Il faut que je regarde ce qu'il y a dans mon sac. Tournez-vous.
Nous feignons de lui obéir et l'entrevoyons dénouer le vieux sac de sport tant convoité.
— J'ai bien peur de ne pas avoir cette somme-là. Revenez demain.
— Tu as bien neuf mille ?
— Neuf mille, neuf mille… Autant que je sache compter, je n'arrive pas à cette somme-là non plus. Vous savez, on ne paie plus ni les étudiants ni les fonctionnaires et moi, sans les étudiants et les fonctionnaires…
— Huit mille, Diallo, et on n'en parle plus.
— Huit mille par les temps qui courent… Moi, je ne trouve que cinq mille. Vous savez, ce sac, il a la manie de se boursoufler pour pas grand-chose, rien que pour me gâter la réputation. Tiens, Badio, prends cinq mille et rends-les-moi le lundi de l'autre semaine sans que j'aie à te le rappeler… Je serais bien indiscret, n'est-ce pas, si je vous demandais quel urgent besoin d'argent vous pouvez bien avoir un dimanche matin ?
— A qui l'on doit de l'argent, on doit aussi un peu de franchise, dit Laho. Voilà : Idjatou s'en va demain à Bruxelles, elle a une bourse, pour faire des études. Alors on lui organise une petite fête d'adieu au bar Hélène, le maquis de tantie Akissi.
— Idjatou, la petite Idjatou, la soeur d'Elgass ? Hèye ! Que le chemin lui soit favorable, ya Allah ya rabbi!
— Que Dieu pense comme toi, Diallo !
— A propos, j'entends des choses en ville. On dit que son frère Elgass, il avait un sassa.
— C'est ce qui se raconte.
— De mon temps, chaque jeune homme qui se respectait en avait un. Il y a bien des années que je n'ai pas vu de sassa.
— Les temps changent, Diallo.
— Qu'est-il devenu, ce sassa ?
— Personne ne l'a jamais vu et tu connais les gens, Diallo : moins ils en voient, plus ils en parlent.
— C'est bien ce que je me dis.
Sur ces entrefaites, arrive Polycarpe Dossou qui vient renouveler sa provision de cigarettes.
— Salut les Indépendants ! dit-il. Vous l'avez vue, ce matin ? Un jour, elle se mettra en fourreau de sauvagine pour traîner ses dépouilles au gymnase. C'est vraiment Cléopâtre chez les freaks ! Comment vous portez-vous après ça ?
— A part la pluie et la gêne…
— Tout va bien alors ! Venez donc au hall Mao, faire une partie de baby-foot.
— Merci, Polycarpe Dossou, mais ce n'est pas possible. Nous devons prendre le bus, faut qu'on aille au bar Hélène !

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