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Alioum Fantouré
L'homme du troupeau du Sahel

Paris. Présence Africaine, 1992, 295 pages.



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VI. — Les Sahéliens


— Quelle date sommes-nous, aujourd'hui? demanda Kollê à Samb.
— Je ne sais pas, moi, peut-être sommes-nous le 9 juin 1944 ou le 10 du même mois ?… Je ne sais pas, car depuis des semaines, j'ai perdu la notion du temps, répondit Samb.
Ce matin-là, vers cinq heures, après trois quarts d'heure de réunion, le plan final était arrêté. Il allait être scrupuleusement respecté à quelques exceptions près. Le capitaine Henri avait demandé aux membres de l'Unité Tsé-tsé de régler leur montre sur la sienne, à « cinq heures du matin ». En dehors de Mainguai, aucun autre membre de l'Unité Tsé-tsé n'avait une montre. Jim avait ouvert son sac, puis avait sorti des montres de l'armée américaine en disant au capitaine Henri :
— Vous les devez à Sassi, c'est lui qui m'a signalé, il y a deux jours, que vos soldats n'avaient pas de montre pour une opération de ce genre. Alors, j'en ai fait venir de la base de Robertsfield.
— Qui est-il, ce Sassi ? demanda le capitaine Henri, étonné de la présence de cet inconnu.
— Il a été sélectionné en même temps que Mainguai et les autres de l'Unité Tsé-tsé pour cette mission. A la seule différence que le gouvernement fédéral de Dakar l'a mis à ma disposition… Absolument efficace en sa manière.
C'est alors que Jim prit soin de présenter pour la première fois Sassi au capitaine Henri.
— Enchanté de te voir, avait dit simplement le commandant.
Immédiatement après, le capitaine Henri était revenu sur l'ordre du jour en disant :
— Réglez vos montres sur la mienne, s'il vous plaît… cinq heures huit minutes… merci.
Délicatement, les membres de l'Unité Tsé-tsé et Sassi avaient fait le même geste.
Une carte détaillée de l'armée concernant la région du Mont-Nimba était étalée sur une grande table rustique. Le capitaine Henri annonça :
— En tout et pour tout, je ne dispose que d'une soixantaine de tirailleurs africains, quatre automitrailleuses et trois camions de transports militaires pour cette opération.
Mainguai et ses camarades avaient paru désarçonnés par cette nouvelle, ils s'attendaient à un renfort de plusieurs centaines de tirailleurs. Ils se trompaient certainement de période et de lieu. Sassi, en remarquant la surprise de Mainguai, lui avait ri discrètement au nez, puis avait écrit sur un morceau de papier :
— Tu feras mieux de proposer le service de plusieurs centaines de Sahéliens qui ne demandent qu'à coopérer. Conseil de frère, et ne fais pas la sourde oreille.
Mainguai avait lu et froissé le papier sans même regarder Sassi.
Le capitaine Henri parlait toujours, car on l'entendait dire déjà :
— Les six planteurs et trafiquants dont l'Unité Tsé-tsé a signalé la présence dans la zone du Mont-,Nimba, en Guinée française et en Côte-d'Ivoire, et leurs complices installés au Libéria, vont être arrêtés ce matin. Nous ne disposons pas de beaucoup d'hommes. Il s'agit donc de se débrouiller comme d'habitude. Chaque membre de l'Unité Tsé-tsé va diriger une patrouille de quatre tirailleurs en vue des arrestations des six trafiquants et leurs complices indigènes. Un camion militaire va vous transporter sur les lieux des opérations. A partir de cet instant même où l'ordre vous est donné, vous disposez de deux heures pour réussir votre mission. Une heure au plus tard, entendons-nous bien, une heure après votre arrivée dans les plantations, le même camion viendra vous chercher à l'endroit précis où il vous a déposés une heure auparavant. Ne revenez pas bredouilles à Yéképa où vous devrez nous rejoindre à huit heures du matin… Cependant, à sept heures et demie, Mainguai devra prendre contact avec nous pour annoncer votre réussite.
Le capitaine Henri avait donné à chacun des membres de l'Unité Tsé-tsé un plan de la zone du Mont-Nimba, avec les localisations exactes des plantations ou domaines à visiter avant le lever du soleil. Les indications étaient précises, à une centaine de mètres près. Y étaient bien localisés les entrepôts, les habitations et différents chemins sillonnant le domaine et les plantations. Soulignée en rouge, s'imposait l'habitation du trafiquant à enlever. Le reste n'était plus qu'une question de chance et d'efficacité des commandos. Mainguai était surpris et n'avait pas pu cacher son étonnement. Il était loin de s'imaginer que les officiers d'état-major avaient tenu compte de sa suggestion de mettre les six planteurs trafiquants en état d'arrestation. Il n'eut pas le temps de se poser des questions sur ce point, car déjà, un bruit de moteur venait de perturber le silence de la nuit. Ce n'était qu'un véhicule militaire qui arrivait devant la porte du quartier général. A l'intérieur, vingt-quatre tirailleurs composant l'effectif des six patrouilles mises à la disposition de l'Unité Tsé-tsé. Mainguai allait sortir du local, lorsqu'il s'entendit souhaiter à voix basse par Sassi :
— Bonne chance, tout de même !
Muni de la liste des membres des six patrouilles, Mainguai, coordonnant toute l'exécution sur le terrain des opérations, donna les dernières recommandations personnelles à ses camarades.
Peu de temps après, le camion militaire démarra en direction de la zone du Mont-Nimba. Grand-Nègre, arrivé à la dernière seconde, ne put rattraper le convoi. ll s'assit par terre en criant de révolte contre les adultes :
— On ne peut pas compter sur les vieux, ils me prennent tous pour un enfant. Pour un homme de quatorze ans de mon âge, en pleine possession de ses moyens, c'est un défi contre ma personnalité que je vais relever ! se promit-il.
A peine les membres de l'Unité Tsé-tsé avaient-ils quitté Nzo que Jim intervenait déjà :
— Donc, Sassi va se rendre à Ganta pour se charger des deux suspects qui servent de receleurs en territoire libérien. Une troupe de l'armée libérienne se charge de l'arrestation de ces deux individus. Si tout va bien, Sassi et la patrouille libérienne seront au rendez-vous de Yéképa avant huit heures… Quant à moi, comme approuvé par le capitaine Henri, je dois me rendre immédiatement à Senniquellié, ville à égale distance de Ganta et de Yéképa… où un nouveau rendez-vous, le dernier, nous l'espérons, a été fixé en vue de notre rencontre avec les intermédiaires et associés des trafiquants. Jusqu'à présent, nous avions pris l'habitude de nous rencontrer à Danané, sur la frontière libéro-ivoirienne. Les prétendus vendeurs de bétail n'ont accepté qu'avec une certaine réticence ce changement de lieu de rencontre. Il a fallu l'assistance bienveillante des autorités libériennes pour obliger les interlocuteurs à accepter notre proposition. En effet, cette nuit, un régiment libérien a fait mouvement vers la frontière ivoirienne, je n'ai donc pas eu du mal à renforcer notre atout quant au blindage de notre étau autour de la zone du Mont-Nimba. Comme convenu, je rencontrerai les trafiquants à sept heures et demie. Il nous faudra une heure. Group Captain Lancelot et moi nous arrangerons pour tenir en haleine les trafiquants en rejetant d'une manière nuancée les conditions de paiement du prix préalablement fixé pour le Troupeau du Sahel. Il va de soi que pour ne prendre aucun risque de hold-up éventuel, nous serons bien gardés à distance par la police libérienne durant nos entretiens et par la milice de Firestone qui a mis l'argent à notre disposition.
Cependant, si à huit heures et demie, c'est-à-dire, dans près de trois heures, nous n'avons aucune nouvelle des arrestations des responsables du trafic dans la zone du Mont-Nimba, nous nous trouverons dans l'obligation de payer, au risque de perdre tout le Troupeau du Sahel qui devra alors nous être livré au Libéria. L'empire Firestone s'est porté acquéreur d'une partie du troupeau depuis quelques semaines. A cinq heures et demie, l'état-major levait la séance. Moins d'un quart d'heure plus tard, il n'y avait plus personne dans le campement de Nzo. Le quartier général des opérations du Troupeau du Sahel était transféré à Yéképa, en territoire libérien.
Pendant que Sassi partait pour Ganta, le capitaine Henri, à la tête du reste de sa troupe forte de trente-six tirailleurs, se rendait en territoire libérien. Assis dans l'une des automitrailleuses qui escortaient Jim et Lancelot, l'autre mise à la disposition du commandant militaire de la Haute-Guinée qui devait assurer avec sa troupe l'arrière-garde à N'Zérékoré, le capitaine Henri avait donné le signal de départ. La caravane, composée de deux camions militaires et deux automitrailleuses, avait pris la direction de Yéképa. Quelque part, dans un des camions, était caché Grand-Nègre. Il avait dans sa poche une note que lui avait remise Sassi à l'intention de Mainguai. Il y était écrit : « Mainguai, n'oublie pas, quoiqu'il arrive, qu'il n'y a pas une place de héros national dans notre métropole impériale pour des colonisés comme nous. »
Lorsque, plus tard, Grand-Nègre avait remis cette note à Mainguai, il ne s'était pas donné la peine de la lire. Il avait déchiré le papier en bougonnant de rage contre Sassi :
— Il commence à me les casser, ce type.

***

A huit heures et demie ce jour-là, tout était rentré dans l'ordre au sujet des huit trafiquants de la zone du Mont-Nimba. Les patrouilles de Mainguai avaient réussi à se saisir des colons trafiquants sans aucune résistance, car la plupart dormaient encore dans leur lit et ne s'attendaient à aucune visite nocturne. Comme il avait commencé à pleuvoir violemment sur la région, leur quiétude était d'autant plus grande de n'être dérangés par aucun intrus. Pendant tout le trajet qui devait mener les six trafiquants vers Yéképa, ils n'avaient pas cessé de menacer les membres de l'Unité Tsé-tsé qui avaient dirigé les opérations de la patrouille. Ils parlaient de leurs amis influents à Abidjan, Conakry, Bamako, Dakar et Bobo-Dioulasso, sans oublier Monrovia, lorsque le camion traversa la frontière libérienne.
C'était inquiétant, le nombre de mots orduriers lancés par les six colons contre les « tas de macaques », qui venaient d'avoir l'indécence de les arrêter. Ni les tirailleurs, ni les membres de l'Unité Tsé-tsé ne bronchèrent contre les attaques des prisonniers.
Cependant, à partir d'un certain niveau de menaces et d'injures, Mainguai avait demandé au chauffeur d'arrêter le camion. Puis, tranquillement, il avait ordonné aux six prisonniers de descendre du véhicule.
— Mais il pleut ! lancèrent-ils en choeur.
— Je sais, mais vous descendrez tout de même sous la pluie.
— Vous savez, bande d'imbéciles, à qui vous avez affaire ?
— Oui, des trafiquants qui saignent les Sahéliens de leur patrimoine.
— Nous, trafiquants ? Vous le regretterez tous ! Dès ce soir, nous écrirons à des amis haut placés à Abidjan, Conakry, Bamako, Monrovia, Dakar…
— Pourquoi pas à Paris, Londres, Washington, Berlin, Rome, Bruxelles, tandis que vous y êtes ? Vous n'êtes que de minables organisateurs de marché noir en Afrique, de vulgaires voleurs de bétail, de sales colons exploiteurs…
— Nous ? Entendez ça ! Un nègre nous traitant de vulgaires voleurs de bétail ! Espèce de sauvage, tu regretteras tes insanités !
— Allez vous faire foutre… Descendez du camion ou j'ordonne qu'on tire sur vous, insista Mainguai, décidé à aller jusqu'au bout de son intention.
Il était difficile de dire si Mainguai était sérieux ou pas. Avec lui, en de tels moments, il était difficile de savoir s'il jouait la comédie ou s'il était grave, car il avait toujours la même expression, à l'exception des yeux qui devenaient un peu rouges. Pour déceler un tel petit changement, il aurait fallu réellement bien le connaître.
— Je vous dis de descendre, vulgaires voleurs de bétail !
D'un geste il poussa un des colons hors du camion. L'individu s'étala par terre. Il avait glissé en touchant le sol. Personne n'avait réagi quand l'homme plein de boue s'était relevé pendant que les cinq autres se précipitaient sous la pluie. Quand ils furent bien trempés et que leur aspect ne fut plus que le reflet de leur immoralité de trafiquants sans vergogne, Mainguai leur ordonna de monter dans le camion. Comme des moutons, les six trafiquants se précipitèrent dans la carrosserie. Pendant tout le reste du trajet, plus aucun parmi eux n'allait ouvrir la bouche.
Quant aux deux suspects arrêtés par une patrouille de l'armée libérienne à Ganta et acheminés à Yéképa sous le contrôle de Sassi, ils s'étaient enfermés dans un mutisme total. Chaque fois qu'ils ouvraient la bouche ils disaient :
— Nous ne parlerons que devant notre avocat, et il a déjà quitté Monrovia, il arrivera ici cet après-midi.
Ils n'en disaient pas plus.
Ainsi, ce matin-là, lorsque Jim et Lancelot furent informés des arrestations des huit responsables du trafic du Troupeau du Sahel dans la zone du Mont-Nimba, ils ordonnèrent à la police libérienne de procéder aux arrestations de leurs interlocuteurs, négociateurs des conditions de paiement et du transfert du Troupeau du Sahel à Monrovia. Aucun des officiers n'ignorait les relations qui existaient entre ces intermédiaires zélés et les trafiquants vivant en sécurité à Monrovia, Abidjan, Conakry, Dakar, Bamako, Bobo-Dioulasso et autres villes du Sahel.
Les nouveaux détenus protestèrent. L'un d'eux lança calmement :
— Si d'ici ce soir, nous n'informons pas les autres que le paiement a été fait, tout le Troupeau du Sahel sera abattu.
— Essayez donc de le massacrer ! rétorqua Jim.
Ce fut une totale surprise lorsque les quatre négociateurs des trafiquants trouvèrent rassemblés à Yéképa les huit responsables de la zone du Mont-Nimba. Ils en perdaient la tête. C'est alors que Jim, Lancelot et Henri envisagèrent sous un autre angle la suite à donner aux opérations. Pendant la réunion d'état-major qu'ils allaient tenir, ils avaient pris soin de se rencontrer dans une salle contiguë au lieu de détention des douze trafiquants qui seraient ainsi en mesure d'entendre leurs conversations. C'était une vraie entreprise d'intoxication. D'entrée de jeu, le capitaine Henri annonça d'une voix claire :
— Il va de soi que si à onze heures ce matin les autorités territoriales de la Guinée française, de la Côte-d'Ivoire et du Soudan français n'ont aucune nouvelle de nous par téléphone ou cables, les principaux responsables colons et leurs complices indigènes de ce trafic dans les villes de Conakry, Abidjan, Bamako et Dakar seront immédiatement incarcérés. Cette information n'était fausse qu'en partie. En réalité, bien qu'ayant découvert les cerveaux du trafic du Troupeau du Sahel, et d'autres contrebandes en Afrique Occidentale, les autorités territoriales ne disposaient d'aucune preuve contre eux, permettant une incarcération quelconque. En outre, la plupart des malfaiteurs concernés avaient pignon sur rue, aussi bien à Abidjan qu'à Conakry, Bamako ou Dakar. Ils étaient du nombre de ces familles coloniales qui auraient bien pu être de vils collaborateurs dans leur pays natal malheureusement occupé. A défaut de cela, c'est en Afrique qu'ils avaient trouvé leur gîte, à tout jamais installés dans leur entreprise d'aliénation morale et matérielle. Colons racistes au dernier degré, méprisants à l'égard des autorités territoriales d'alors, attachées au combat de libération du sol natal, ils affichaient leur fortune et leur puissance en exploitant au maximum « du nègre », comme ils aimaient le dire, grâce aux travaux forcés.

Ces familles coloniales-là, en ce temps de guerre, n'étaient pas des gens fréquentables ; encore moins aujourd'hui, bien que la plupart se soient transformées hypocritement en nouveaux mécènes de l'aide aux pays en voie de développement. Méprisables.

En parlant d'incarcération de tels spécimens de colons, le capitaine Henri, qui était prêt à jouer le tout pour le tout, savait donc le risque qu'il allait courir. En effet, même les gouverneurs des territoires du Sahel n'osaient pas s'attaquer à ces requins, à plus forte raison les administrateurs en place dont beaucoup les craignaient. Le capitaine Henri n'avait cure de ces lions empaillés, il était décidé à les brûler en les poussant à révéler la localisation du Troupeau du Sahel.
A entendre le capitaine Henri, les prisonniers passaient par tous les stades du désarroi. Ils ne tenaient plus en place, se sentaient abandonnés et réduits à la merci de l'armée. L'inquiétude allait atteindre son paroxysme, lorsque le capitaine Henri annonça d'une voix ferme :
— Aucun des prisonniers ici présents ne s'en sortira à bon compte. En temps de guerre, le trafic de nourriture ou tout autre acte de marché noir peut être passible de peine de mort. S'ils ne parlent pas, ils seront fusillés ce soir ! Tous, du premier au dernier de ces salauds !
L'un des détenus s'était levé après ce propos pour uriner. De tout le groupe de trafiquants incarcérés, il n'y avait que les deux Libériens qui gardaient la tête froide, car à tout moment, ils disaient aux autres :
Take it easy, take it easy, friends, take it easy, nous attendons notre avocat qui fera quelque chose pour nous.
Il était difficile de calmer les colons trafiquants, car inlassablement, les officiers, comme pour bien préparer le terrain des aveux, poursuivaient leur entreprise de démoralisation en citant distinctement les noms des principaux responsables du trafic du Troupeau du Sahel et du marché noir qui allaient être emprisonnés à Abidjan, Conakry, Bamako, Dakar et Bobo-Dioulasso. Cette nouvelle fut la dernière émise à haute voix, car tout de suite après, les prisonniers furent transférés dans un camp militaire libérien, avec la consigne d'avertir immédiatement le chef de l'état-major des opérations du Troupeau du Sahel si par chance l'un ou l'autre parmi eux se hasardait à vouloir parler immédiatement. En attendant, il fallait agir vite, très vite.

Avec une autorisation spéciale des autorités de Monrovia, Jim avait rencontré de nouveau le commandant militaire de l'hinterland libérien. Ce dernier, peut-être heureux d'envoyer en manoeuvres ses troupes le long des frontières et surtout dans la zone du Mont-Nimba, ne se fit pas prier. Il donna l'ordre d'entrer en action à tout son régiment. Au milieu de l'après-midi, toute la zone suspecte du Mont-Nimba était cernée par les troupes venant du Libéria, de la Guinée française et de la Côte-d'Ivoire.
Les soldats accompagnés de chiens commencèrent par ratisser les domaines et les plantations des trafiquants détenus. Une quantité de produits de contrebande d'une grande valeur marchande, notamment de l'or, des diamants, des stocks de latex, du riz, sucre, étoffes, vêtements, alcools, cigarettes y furent découverts et saisis par les autorités territoriales françaises et libériennes. De toute cette prise, moins de trois cents moutons étaient à peine dénombrés. Malgré tout, cet après-midi-là, la joie ne pouvait qu'être immense dans le camp de l'état-major, car la valeur cumulée des machandises saisies dans les domaines des huit trafiquants emprisonnés dépassait de plusieurs fois le montant du prix exigé par les trafiquants pour les six mille têtes du Troupeau du Sahel.

Au milieu de l'après-midi, les colons étaient toujours détenus, ils n'avaient toujours pas parlé, car ils croyaient avoir l'assurance de leurs protecteurs citadins. A chaque question posée, ils répondaient par la même réponse :
— Nous n'avons rien à vous dire. Si vous ne payez pas, vous n'aurez pas les bêtes… En outre, à bien réfléchir, nous pensons que nous ne marchons pas dans votre combine de prétendre emprisonner les amis d'Abidjan, Dakar, Bamako, Conakry. Tous réunis pourraient acheter n'importe quel territoire du Sahel en entier, y compris les nègres qui y vivent. Ils ont plus d'argent que l'Etat du Libéria qui n'a d'ailleurs pas de leçons à donner à des Européens comme nous qui sommes ici pour civiliser. Sachez, si vous l'ignorez encore, que les gouvernements des territoires de Côte-d'Ivoire, Guinée française, Sénégal, Soudan français et les autres territoires africains ont besoin de notre soutien à nous, les colons bienfaiteurs des campagnes et des villes. Ne nous racontez donc pas de bêtises en parlant d'emprisonnement de nos amis dans les capitales. En ce temps de guerre, nos amis et nous sommes les vrais maîtres des nègres et des colonies ; les autorités publiques n'ont qu'à essayer de libérer d'abord la métropole…

Jim, lui, n'avait pas pu se retenir, car c'est lui qui avait fait taire les colons en les menaçant de les remettre immédiatement à la disposition des autorités libériennes. Puis, se tournant vers les deux trafiquants libériens, leurs associés, il leur parla avec dégoût :
— C'est avec des êtres de ce genre que vous vous êtes associés, n'est-ce pas ? lls se servent de vous. Ce ne sont que des colons installés dans les territoires africains pour exploiter des nègres comme vous au nom de leur vile et fourbe mission civilisatrice. C'est grâce à des êtres de ce genre que nos ancêtres ont été vendus comme esclaves aux Amériques. Ils n'ont de considération pour aucun nègre, encore moins pour vous deux, car ils ne vous considèrent que comme leurs choses, achetées pour s'assurer les passages de contrebandes. J'ignore qui vous supervise de Monrovia, et je ne veux pas les connaître, car ils doivent être trop haut placés pour être inquiétés. Cependant, sachez bien, vous deux, que si vous ne parlez pas et n'indiquez pas le lieu de rassemblement du troupeau, vous serez mis à la disposition de la justice militaire. Le Libéria est un pays allié engagé dans la guerre. Vous êtes passibles également de la peine de mort… Vous avez une heure pour vous décider… Sinon, je vous promets que je vous ferai exécuter. Le président sortant et le nouvel élu ne pourraient s'unir pour vous grâcier !
Jim avait quitté la salle en claquant la porte. L'état-major était dans l'impasse, car alors que la journée s'acheminait vers sa fin, les nouvelles provenant de la zone des opérations du Mont-Nimba étaient toujours plus pessimistes les unes que les autres. Et pourtant, le Troupeau du Sahel était bien dans la région, une zone qui, par malheur, équivalait à quelques milliers de kilomètres carrés de forêts parsemées de grottes, de clairières et vallées profondes. Autant chercher une aiguille dans un champ de riz.
Le plus malheureux du groupe était bien certainement le capitaine Henri. En effet, il avait obtenu la promesse écrite du gouvernement fédéral disant que, dans le cas de la découverte du Troupeau du Sahel dans la deuxième semaine de juin, il aurait eu l'autorisation de passer le commandement des opérations à l'officier de la région militaire de la Haute-Guinée et au délégué civil qui assumeraient alors la responsabilité de l'acheminement du bétail vers la gare des chemins de fer de Kankan, d'où il serait embarqué pour les abattoirs de Conakry, lieu d'accostage du bateau frigorifique de la marine de guerre.
La capitaine Henri ne voulait pas manquer le prochain vol hebdomadaire en partance d'Abidjan ou d'ailleurs. Il envisageait même, en accord avec Jim, de partir de l'aéroport de Robertsfield, à Monrovia, à destination d'Alger d'où il partirait pour sa nouvelle zone opérationnelle. Pour le capitaine Henri, loin déjà était le mois de mars 1944 où il avait été blessé sur la pente du Mont Cassin. Assez grièvement d'ailleurs pour être évacué plus tard sur Alger.
Après sa convalescence, il avait reçu l'ordre de joindre directement l'Afrique Noire. Ainsi les semaines qu'il venait de passer aux confins du continent africain n'étaient qu'une petite accalmie avant la reprise des combats. Le capitaine Henri voyait les minutes, les heures s'écouler sans aucun résultat positif concernant le troupeau. ll avait lui-même parcouru la région du Mont-Nimba pour contrôler et orienter les opérations ; avait pris contact avec les autorités territoriales d'Abidjan, Conakry et Dakar pour savoir si les responsables de la contrebande, temporairement détenus dans les locaux des autorités territoriales, avaient consenti à coopérer.
Il fut informé que les maîtres du trafic dans les différentes capitales avaient décidé au contraire de ne plus vendre le Troupeau du Sahel aux armées alliées, mais de les abattre en cas de nécessité. Toutes les prévisions d'Henri avaient ainsi foiré. Pendant un instant, comme pour les encourager à persévérer dans leurs interrogatoires des suspects, il avait eu l'idée d'informer les gouvernements territoriaux de la grande prise des marchandises de contrebande dans les domaines des colons trafiquants détenus au Libéria. Il se retint en dernière seconde pour ne pas faire défaut à la consigne du secret qui entourait la prise.
Chaque fois qu'il avait terminé ses entretiens avec les différentes capitales territoriales d'Abidjan, Conakry, Dakar et autres, le capitaine Henri fulminait de rage contre la situation dans laquelle il se trouvait. Il ne cessait de répéter :
— Je suis dans l'impasse, c'est un véritable cul-de-sac pour mes projets… J'ai tenté de parler de la patrie en danger à ces salauds de colons. C'est à peine s'ils ne m'ont pas ri au nez quand je les ai appelés “chers compatriotes”. Pendant que je leur parlais de notre devoir de défendre la patrie en danger contre l'ennemi, l'un d'eux m'a dit : “L'ennemi, c'est vous, qui nous privez de nos biens en ce coin de nos colonies sauvages africaines. L'ennemi, c'est le bolchevisme avec lequel vous coopérez. Nous sommes des pionniers civilisateurs dans le pays des nègres… Nous nous sommes jurés de sauver nos nègres du communisme. Nous faisons ce que nous voulons de nos colonies pour leur bien. En métropole, vous avez fait de chez nous, là-bas, une terre de résistants communistes à la solde de Moscou. Vous verrez, après Hitler, ce sera le bolchevisme chez nous. Alors, fichez-nous la paix avec votre argument de patrie en danger”.
Le capitaine Henri était resté bouche bée. Cependant il avait dit :
— Sans justement notre terre natale, vous ne seriez pas des colons prospères chez ces nègres que vous exploitez grâce aux travaux forcés institués par notre pays métropolitain occupé par l'ennemi. Tous les abus que vous commettez ici ne seront plus tolérés par les autorités coloniales, si vous ne soutenez pas les efforts de la libération. Après la guerre, vous aurez des surprises. Avec votre mentalité de colonialistes fascistes et satisfaits, vous vous retrouverez dans votre propre merde de colons exploiteurs. La métropole cessera d'être votre alibi !
En entendant ces propos, les colons avaient eu un éclat de rire et avaient traité le capitaine Henri de naïf. Car dirent-ils :
II n'y a pas de colons prospères sans métropole consentante et organisatrice d'une administration coloniale exploitatrice. Après la guerre, si bien sûr le pays s'en sort, le gouvernement ne changera rien au traitement des nègres. Au contraire, il encouragera les colons à mieux exploiter les colonisés pour reconstruire le pays détruit par la guerre. Dans cette affaire, en Afrique Noire, comme en Asie ou ailleurs, où domine l'ère coloniale ou impériale, pour les sujets colonisés noirs ou jaunes, indiens ou autres, l'essentiel est qu'ils aident les maîtres à se libérer du joug ennemi, après ils continueront à servir la reconstruction des métropoles. Ces êtres-là ne comprennent rien à la liberté, ni à la dignité. C'est un tort de leur donner une pensée, une âme ou une personnalité quelconque. Le bon colonisé, c'est le colonisé servile ! C'est un crime de donner des responsabilités à des nègres tels que ce Mainguai. Un danger pour notre présence en terre africaine. Donnez à nos nègres un doigt, ils vous arracheront le bras. Tant qu'il y aura les travaux forcés, tout ira bien. Colons prospères, métropoles prospères. Quand nous commencerons à les traiter comme des êtres humains, vous verrez, ils feront des grèves, des discours, s'exciteront à nous chasser. Alors finira notre mission civilisatrice en Afrique, nous ne pourrons alors plus sauver nos nègres du bolchevisme…
Tous les colons détenus se relayaient pour convaincre le capitaine Henri de leur utilité civilisatrice en Afrique et dans les colonies. Seule l'arrivée de Lancelot et Jim avait mis fin à leur plaidoirie. Henri avait dit à ses collègues :
— Les crapules étaient en train de déconner cyniquement. Ils n'ont pas de morale, ces colons !
Mais Jim et Lancelot annoncèrent en choeur :
— Ils ont parlé !
— Qui ?
— Les deux trafiquants libériens complices !
Le capitaine Henri avait sursauté avant de se lever précipitamment de sa chaise en bousculant une table.
— Tout le Troupeau du Sahel est donc découvert, c'est merveilleux ! s'écria-t-il.
— Seulement une partie, déjà introduite en territoire libérien.
— Ha ? Combien de têtes de bétail, alors ? demanda-t-il, un peu déçu tout de même.
— Plusieurs centaines de têtes. Ils nous ont menés au sud de Ganta. Après avoir suivi pendant quelques kilomètres la rivière Saint-John vers le sud, nous avons bifurqué en direction d'une vallée perdue au niveau du petit village de Yila, qui était depuis quelques semaines sous contrôle des trafiquants. C'est à cet endroit que nous avons découvert le bétail, expliqua Lancelot.
Henri n'en savait rien. Il était en inspection dans la zone nord du Mont-Nimba lorsque jouant le tout pour le tout, avec l'accord confidentiel de l'officier supérieur libérien, l'officier américain avait soudain annoncé aux deux acolytes libériens :
— Désolé, mais vous allez être fusillés dans la demi-heure qui suit.
Sur ce, un peloton d'exécution s'était mis en position sur un terrain vague face au lieu de détention. Il n'en fallut pas plus. Les deux hommes annonçaient déjà à leur avocat qu'ils allaient parler. Captain Jim avait spécifié :
— Ce n'était pas une tâche facile, car je risquais un incident diplomatique qui aurait brisé ma carrière à tout jamais. Je n'ai aucune protection, ni dans l'armée américaine, ni dans la vie civile. Disons donc que les quelques cinq cents têtes de bétail sont mises sous la garde de l'armée libérienne sur le lieu même de leur découverte.
— Comment l'avocat des deux trafiquants a-t-il réagi quand vous avez ordonné au peloton d'exécution de se mettre en place ?
— Il protestait pendant que les soldats formaient le rang pour l'exécution des deux prisonniers libériens.
— Il est possible que les mêmes arguments pourraient servir aussi efficacement pour les autres, enchaîna le capitaine Henri, comme pour se saisir d'une occasion inespérée.
— Je ne crois pas… Je dois dire que mon bluff aurait échoué sans la bénédiction soudaine de ce même avocat, qui aurait reçu une consigne venue de quelqu'un, quelque part à Monrovia… Ensuite, il fallut promettre à l'avocat et à cet inconnu de Monrovia que les deux prisonniers bénéficieraient des circonstances atténuantes s'ils coopéraient à la découverte du Troupeau du Sahel en se démarquant de leurs acolytes. Une loi, en application au Libéria, d'ailleurs inspirée de la nôtre en rigueur aux Etats-Unis, permet d'alléger la peine d'un détenu qui accepterait de jouer le jeu de la justice, tenta d'expliquer Jim.
— Cette loi n'existe pas chez moi, dit le capitaine Henri.
Toujours est-il qu'à la demande de l'avocat, une demi-heure plus tard, l'état-major acceptait le transfert des deux prisonniers libériens à Monrovia. Pendant que les deux hommes montaient « dignement », tête haute et torses bombés d'autosatisfaction, dans la grosse limousine de leur avocat et sous la surveillance de la police libérienne qui devait les escorter, Jim ne put s'empêcher d'être pris d'un fou rire. Quelques minutes après le départ du convoi de détenus, l'Américain confia ses impressions à son collègue européen :
— Vous savez, Henri, nous venons de libérer deux vulgaires trafiquants. A peine arrivés à Monrovia, ils iront se reposer dans leurs villas… Demain soir déjà, il y aura une réception pour eux dans un de leurs clubs fermés de la High Societyles éminents membres se glorifient à la façon de séniles aristocrates de fin de race d'être des descendants d'esclaves noirs venus de Mississipi, Nouvelle Orléans, Alabama, Caroline du Sud, Géorgie, Tennessee et d'autres hauts lieux de l'esclavage… Ces gens-là s'acharnent éternellement à singer ceux qui furent les maîtres de leurs ancêtres… Après cent ans d'indépendance, ils ne sont arrivés qu'à l'organisation d'un florissant commerce d'esclaves vers les colonies portugaises de Sao Tomé… Sans le scandale de 1929, ils n 'auraient sûrement pas cessé leur vile entreprise. Lamentable !
Comme pour s'excuser d'avoir trop parlé, il avait demandé sur un ton presque amical :
— Henri, j'espère que je ne vous ai pas trop ennuyé avec mes propos ?
— Espérons que la leçon de l'histoire ne sera pas vite oubliée par nous qui luttons actuellement contre la tyrannie et l'intolérance, avait dit le capitaine Henri.
— Je crois que dès le lendemain de la guerre, la leçon sera vite oubliée, et je doute que votre pays renonce immédiatement à ses avantages en Afrique. Il appartiendra aux Africains de se libérer du joug colonial et de toute autre dictature locale ou étrangère. Il n'y a pas de différences entre un dictateur et un colon esclavagiste, avait conclu Jim, toujours aussi pessimiste.
Il se faisait déjà tard lorsque le capitaine Henri se décida à suspendre les recherches jusqu'au lendemain matin. Il avait également donné l'ordre de transfert des prisonniers à Conakry, où ils devaient être détenus jusqu'à la fin des opérations du Troupeau du Sahel. « Ils seront jugés pour des délits criminels », avait-il dit.
Très tard dans la nuit, Mainguai, Lamine-Dérété, Ansoumani, Koffi, Kollê et Samb étaient revenus à Yéképa. Avant de rejoindre leur campement, ils avaient répondu à la convocation de l'état-major. Dès leur apparition devant les membres de l'état-major, le capitaine Henri s'était enquis de leurs problèmes de nourriture. Mainguai avait répondu que ses camarades et lui n'avaient pas eu le temps de manger depuis midi, mais qu'ils avaient consommé beaucoup de fruits.
Le capitaine avait fait appeler le cuisinier pour lui demander de servir des repas aux membres de l'Unité Tsé-tsé. Pendant ce temps, Mainguai et ses camarades chuchotaient, comme s'ils tenaient un conciliabule avant de faire connaître une nouvelle importante.
— Que se passe-t-il ? demanda à l'improviste le capitaine Henri.
— Nous voudrions vous parler, mon capitaine. Un peu soupçonneux, Henri jeta un regard sur Lancelot, puis sur Jim, comme pour avoir leur avis sur ce qui dérangeait encore les membres de l'Unité Tsé-tsé, alors qu'on venait de suspendre les recherches pour la nuit.
— C'est très urgent, Mainguai ?
— Très urgent, mon capitaine, appuya ce dernier.
— Vous ne pouvez pas attendre demain matin ? Il se fait très tard.
— Non, mon capitaine… Il s'agit du Troupeau du Sahel et les autres… Vous comprenez, mon capitaine, c'est vraiment très urgent, sinon je n'aurais pas eu l'idée de vous déranger.
— Nous vous écoutons donc.
Mainguai commença par sortir de sa poche le montant total de la somme que le Captain Jim lui avait remise quatre ou cinq jours plus tôt, en prenant soin de rassurer :
Sir, tous les dollars que vous m'avez remis y sont,… à l'exception de neuf dollars remis à Sassi. Comme les dix surveillants de frontières étaient des acolytes des trafiquants dont quelques-uns sont détenus ici, nous n'avons pas eu de mal à reprendre l'argent de la caisse du chef Guéavogui… L'essentiel reste que cette somme nous ait servi d'appât pour arriver jusqu'aux colons responsables du trafic du Troupeau du Sahel dans la région.
— Tu as parlé du chef Guéavogui, n'est-ce pas ? demanda Henri.
— Oui, mon capitaine, il n'a pas été arrêté, répondit Mainguai.
— Pourquoi ?… J'avais pourtant bien donné l'ordre au commandant militaire de la Haute-Guinée d'incarcérer ce type ? — Mon capitaine, c'est difficile à dire, mais le chef Guéavogui est trop puissant dans cette région frontalière… Un intouchable, quoi… Hum, en l'arrêtant, nous aurions mis tous les notables et la population de la région contre nous… Enfin, disons que je crois peut-être savoir que le commandant militaire de la Haute-Guinée a passé un marché avec lui…
— Quoi encore, avec tes soudaines contorsions de langage ?… Mon Dieu, de quel marché me parles-tu, maintenant ? Rien n'a été décidé par nous à ce sujet ?… N'est-ce pas, Lancelot, n'est-ce pas, Jim ?
— Première nouvelle, se manifestèrent les deux officiers, surpris.
— Je ne sais pas, mon capitaine, mais le commandant militaire de la Haute-Guinée, en vieil officier colonial toubab, sait que parfois l'administration coloniale ne peut rien tirer de la population colonisée sans une coopération certaine de quelques notables coutumiers, dit Mainguai.
— Tu n'es pas obligé de souligner à tout moment le fait colonial dans cette affaire.
— Je ne soulignerai plus, mon capitaine, mais c'est la réalité d'aujourd'hui en Afrique, comme la guerre et la résistance le sont en Europe et ailleurs.
— Pourquoi ce chef Guéavogui est-il en liberté ? C'est ce qu'il m'importe de savoir ! dit sèchement le capitaine Henri.
Mainguai, gardant le plus possible son calme, tenta tout de même d'expliquer la situation :
— Mon capitaine, sans le chef Guéavogui et ses amis notables, la population régionale n'aurait jamais accepté de participer pour demain aux recherches… Le marché passé entre le chef Guéavogui et le commandant militaire de la Haute-Guinée consiste en une mobilisation générale de tous les habitants de la zone du Mont-Nimba pour retrouver le Troupeau du Sahel… En échange des services rendus, le chef Guéavogui a demandé à ne pas être inquiété par les autorités militaires, encore moins civiles, dont il a une certaine crainte. J'ai d'ailleurs une lettre pour vous, mon capitaine, de la part du commandant militaire de la Haute-Guinée…
— Vous n'auriez pas pu me le dire plus tôt non ?
— J'avais un peu oublié, mon capitaine… Excusez-moi.
— Un peu oublié !
Maiguai tendait déjà une enveloppe au capitaine Henri qui avait ouvert nerveusement la lettre. ll la lut, puis la fit circuler.
Jim et Lancelot, après en avoir pris connaissance, firent un signe positif de la tête. Pour tout savoir, il était question de la coopération éventuelle du chef Guéavogui dans l'affaire du Troupeau du Sahel avec les autorités militaires. Pour cela, il exigeait une note écrite de la main du capitaine Henri et au nom des autres officiers d'état-major du Troupeau du Sahel, lui garantissant la liberté malgré ses impairs contre la loi. Acculé et pensant à l'urgence de l'affaire à conclure, Henri se mit à écrire la note exigée par le vieux notable… un peu véreux. Il la signa, puis la fit contresigner par Jim et Lancelot et la tendit à Mainguai en fulminant contre la manipulation de l'état-major par la « vieille crapule » de chef Guéavogui.
Mainguai avait mis la note écrite dans une enveloppe, puis dans un sac en plastique avant de la caser soigneusement dans un sac de toile. Quand il fut certain d'avoir le papier en sécurité, à l'abri de la pluie et de toute autre menace de destruction, il fit signe aux autres membres de l'Unité Tsé-tsé. Ces derniers répondirent par des hochements de tête positifs. Ils semblaient se donner du courage. On entendit Mainguai : « Entrons dans la gueule du lion », puis tout haut, il laissa couler difficilement d'entre ses lèvres tremblantes d'oser émettre ce qu'il allait falloir dire à l'état-major :
— Mes capitaines, c'est-à-dire que… nous avons une autre question…
— Une mutinerie? clama le capitaine Henri, déjà un peu désespéré.
— Non, mon capitaine… Il s'agit des Sahéliens.
— Des Sahéliens ?
— Oui, ils sont des centaines qui courent après leur bétail que leur ont volé les trafiquants et leurs bandes de voleurs… Le malheur est qu'ils n'ont plus rien au Sahel… Il y a la sécheresse, là-bas, mon capitaine… Hein, hum… Les familles des Sahéliens restées dans le pays n'attendent qu'eux… Elles reposent tout leur espoir sur eux… Mais voilà, mon capitaine, les Sahéliens n'ont plus rien et ne veulent plus retourner chez eux.
— Pendant que tu y es, annonce donc que nous devrions leur remettre tout le Troupeau du Sahel dès après sa prise.
— Oh oui, c'est ce qu'il faudrait, mon capitaine, mais ce serait un rêve, s'écria Mainguai.
— Quoi ? Ecoute, Mainguai ne recommence pas à te foutre de ma gueule, hein !
— Non, mon capitaine. Je n'oserai jamais, mon commandant… Mais sans les Sahéliens, il pourrait être difficile de faire sortir les six mille têtes de bétail de la forêt et de les acheminer jusqu'à la gare de Kankan… Vous savez, il y en aura pour près de cinq cents kilomètres de parcours, de la frontière du Mont-Nimba à la gare de Kankan… Vous vous imaginez ?… Cinq cents kilomètres de déplacement dans la forêt, brousse et savane, sans oublier les fleuves à traverser et les animaux sauvages affamés… Ce ne sera pas une petite affaire. Au nom du bon Créateur de la Terre et du Ciel, sans eux, nous n'arriverons pas à nous en sortir.
— Nous disposons des renforts de tous les tirailleurs en cantonnement dans la Haute-Guinée, Guinée forestière, sud-ouest et nord-ouest de la Côte-d'Ivoire, sans oublier les troupes libériennes qui participent à l'opération. En outre, nous avons la population indigène que le chef Guéavogui va mobiliser pour nous aider… Tout ce monde ne vous suffit-il pas, Mainguai ?
— A moi, si, mon capitaine. Mais tout ce monde sera inutile au troupeau si nous n'avons pas les Sahéliens avec nous comme renforts. Car seuls les Sahéliens savent surveiller et contrôler les mouvements anarchiques d'un grand troupeau de ce genre sur un si long parcours de cinq cents kilomètres. Sassi, qui a vécu pendant des années au coeur du Sahel et a vu vivre les nomades et bergers sahéliens dans les grands espaces sahéliens jusqu'au coeur du Sahara, pourrait vous parler des problèmes de déplacement d'un tel troupeau…
— Où est-il maintenant, ce Sassi?
— Il est avec les Sahéliens qui suivent de près les recherches depuis ce matin. Il m'a informé que beaucoup d'autres Sahéliens sont engagés de force par les trafiquants, et que c'est grâce à ces malheureux que les malfaiteurs et leurs bandes armées ont si bien réussi le contrôle des déplacements du Troupeau du Sahel dans la forêt. Les trafiquants emploient aussi des bergers saisonniers venant de différents territoires du Sahel.
— Pourquoi ces Sahéliens si malheureux, comme tu le prétends, coopèrent-ils avec les bandes de hors-la-loi et ne prennent pas contact avec nous ?
— Ils ne le peuvent pas, mon capitaine… Ils sont étroitement surveillés, mon capitaine. Ils sont sous la garde d'hommes armés payés par les trafiquants. Il paraîtrait qu'ils ont tué un certain nombre de Sahéliens qui ont voulu se sauver. Excusez-moi de répéter à tout moment le mot “sahélien”.
— Tu ne vas pas me dire que des hommes qui se sont fait voler leurs têtes de bétail ont accepté à tout jamais de travailler pour leurs malfaiteurs ?
— Je ne veux pas dire cela, mon capitaine… Mais, quand on a une arme pointée dans le dos… Vous savez, on réfléchit mille fois avant de se révolter…
— Alors, quoi ?… Ils sont tout de même des centaines comme tu le dis, oui ou non ?
— Parce qu'un Sahélien ne comprend pas les dialectes de la région. Chaque fois qu'un groupe a réussi à se sauver, il s'est toujours fait prendre par ses poursuivants grâce aux bandes de hors-la-loi du chef Guéavogui qui contrôlent la région et dénoncent les fuyards. Les Sahéliens sont pris dans un piège. Désespérant, non ?
Jim intervint pour éclaircir le rôle de Sassi dans ses relations avec les Sahéliens, et surtout aider Mainguai à se sortir de l'embarras. Il raconta que Moustique était effectivement chargé du contrôle des mouvements des nomades sahéliens dans la région du Mont-Nimba en vue de leur retour dans leurs communautés d'origine. Il ajouta que les victimes ne voulaient pas rejoindre le Sahel sans le produit de la vente de leur bétail. Jim spécifia enfin, par les propos suivants :
— Sassi m'a été envoyé à la base de Robertsfield comme auxiliaire civil pour les opérations du Troupeau du Sahel par les autorités fédérales des territoires d'AOF. Il a pour but de conseiller les nomades et bergers sahéliens de retourner chez eux sans leur troupeau.
— Si je comprends bien, nous n'avons pas le choix, raisonna tout haut le capitaine Henri…
— Nous sommes obligés de transiger avec les Sahéliens, encouragèrent Jim et Lancelot.
Regardant Mainguai et les autres, le capitaine Henri demanda :
— Dans tout cela, combien demandent-ils pour le prix de leur participation aux opérations ?
De nouveau, Mainguai sortit une note. Elle était « lue et approuvée » par Sassi, Mainguai et les représentants des Sahéliens. Voici le texte :

« Quand le Troupeau du Sahel (que les trafiquants nous ont volé en presque totalité) sera découvert, nous Sahéliens, nous engageons à le mener jusqu'à la gare des chemins de fer de Kankan. Sur tout le parcours forestier des cinq cents kilomètres, nous nous portons garants de la sécurité des têtes de bétail contre toute perte et toute autre menace de disparition dans la forêt. Arrivés à destination avec le Troupeau du Sahel et après l'embarquement dans les wagons, nous demandons un salaire de deux dollars par tête de bétail embarquée dans le train. Cette somme devra être payée par le Captain Jim, qui a l'argent, avec l'approbation du capitaine Henri et du Group Captain Lancelot. Si ces trois officiers ne partent pas jusqu'à Kankan, la somme devra être remise au commandant militaire de la Haute-Guinée et à l'officier libérien qui participera à l'acheminement du troupeau vers la gare des chemins de fer. Ces deux officiers devront nous verser le montant global de la somme au nom de l'état-major des opérations du Troupeau du Sahel.
Dans la mesure où le capitaine Henri, le Group Captain Lancelot et le Captain Jim accepteraient nos propositions, un contrat devrait être rédigé en plusieurs exemplaires dont nous, Sahéliens, garderons la copie originale. Les autres documents devront être remis aux officiers accompagnateurs, c'est-à-dire le commandant militaire de la Haute-Guinée et l'officier libérien. Nous demandons aux capitaines Jim, Henri et Lancelot de garder chacun une copie et d'en remettre deux autres à Mainguai et Sassi, nos défenseurs dans cette affaire. »

Jim, après avoir lu les conditions des Sahéliens, s'était écrié :
— Je suis certain que ce texte a été dicté par Sassi au nom des Sahéliens, c'est tout à fait lui. Pas bête du tout, le brother Sassi.
Mainguai, frustré dans son amour-propre, avait levé la tête, gonflé de fierté et d'orgueil mal placés, puis avait rétorqué, assez haut pour qu'on l'entende :
— Non, Sir, ce texte est de Sassi et de moi, et j'ai été le plus actif dans la rédaction du document.
Un silence recouvrit l'intervention du vantard épisodique. Jim, se faisant le principal porte-parole de l'état-major, annonça :
OK, man, nous acceptons les conditions des Sahéliens. Tout sera fait selon leur voeu.
Le capitaine Henri rédigea un contrat en bonne et due forme, contresigné par Jim et Lancelot, avec pour témoins Mainguai et les membres de l'Unité Tsé-tsé. Ils s'engageaient à payer deux dollars par tête du Troupeau du Sahel, livrée à Kankan. Y étaient mentionnées toutes les autres conditions exigées par les Sahéliens. Au moment où il mettait le contrat en lieu sûr dans son sac, Mainguai annonça fièrement :
— Sassi est en train de prendre la liste des noms de tous les Sahéliens qui participeront au transfert du bétail vers Kankan. Afin de faciliter les contacts avec les Sahéliens réquisitionnés par les trafiquants après la découverte du Troupeau du Sahel, ils seront automatiquement intégrés aux groupes d'origine. Comme ils seront payés par tête de troupeau, nous avons approuvé avec plaisir la proposition de nos partenaires de leur faire bénéficier des avantages matériels.
— En somme, les absents n'ont pas tort cette fois-ci, conclut le capitaine Henri avant d'ajouter : « Maintenant, il est temps de vous occuper de votre nourriture. »
On venait de servir les repas aux membres de l'Unité Tsé-tsé. A peine avaient-ils fini de manger qu'ils décidaient déjà de rejoindre Sassi et les autres qui attendaient la bonne nouvelle.
Lamine-Dérété, qui avait récupéré le vieux camion militaire sur la frontière guinéenne, servait de chauffeur à ses camarades. Un certain optimisme régnait parmi les membres du groupe. Pour la première fois depuis le début des opérations du Troupeau du Sahel, les membres de l'Unité Tsé-tsé chantaient une vieille complainte du Sahel « Les Trompettes de Ouassoulou ».
Grand-Nègre, qui s'était glissé discrètement dans le véhicule, s'était mêlé imprudemment au choeur. Lorsque les adultes se turent, Grand-Nègre continuait toujours à entonner la complainte. Malgré lui, sous les regards surpris, il se retrouva soliste, révélant ainsi sa présence dans le convoi.
— Que fais-tu ici, toi ? demanda Mainguai d'un ton sévère.
— Il faut que je te dise, frère Mainguai, que je ne suis pas ici, répliqua l'adolescent.
— Quoi ? Tu n'es pas ici ?
— Non, frère Mainguai, je ne suis pas ici puisque tu ne veux pas que je sois membre de l'Unité Tsé-tsé. Je suis certain que tu vas faire semblant de m'ignorer, car je n'existe pas si tu fermes les yeux.
Mainguai s'était refusé à tout argument du jeune Africain en tonnant :
— Pourquoi n'es-tu pas resté à Nzo ?
— Frère Mainguai, pour un homme de mon âge, seule compte la grande aventure.
— Toi, tu nous casses les oreilles avec ton expression “pour un homme de mon âge”. Tu feras mieux de changer de « 78 tours » et de ne pas répéter toujours la même chose.
— Je veux bien, frère Mainguai, mais qu'est-ce que cela veut dire, « changer de 78 tours » ?
— Le disque « 78 tours », tu connais ?
— Oui, mais je ne suis pas un phonographe, frère Mainguai !
L'assistance avait éclaté de rire. Grand-Nègre, lui, avait l'air de nager car il ne comprenait vraiment pas le ridicule de la situation. Toujours est-il que Mainguai avait dit :
— Demain matin, je t'expédie à N'Zérékoré,… sous bonne garde… On te remettra à la mission catholique avec recommandation de ne pas te laisser mettre les pieds dehors avant le jour de ton retour chez tes parents.
— Pour l'amour de Dieu, frère Mainguai, laissez-moi être le témoin historique de la grande découverte du Troupeau du Sahel. Acceptez-moi, s'il vous plaît.
— Non… Ce n'est pas une affaire de gamin. Demain matin, on te renverra à N'Zérékoré.
Dans le véhicule, Ansoumani, Kollê, Koffi, Samb plaidèrent en faveur de Grand-Nègre. Malgré lui, Mainguai avait fini par accepter de garder le remuant benjamin dans le groupe :
— Avec la stricte consigne de le renvoyer dès le lendemain après-midi à N'Zérékoré, si le Troupeau du Sahel n'est pas découvert.
Jubilant d'avoir été accepté, et comme pour se donner un peu d'espoir de rester jusqu'à la réussite des opérations, Grand-Nègre avait trouvé le moyen de dire en faisant l'intéressant :
— Frère Mainguai, quelque chose me dit que je verrai demain le Troupeau du Sahel… Ou peut-être après-demain, car c'est seulement dans quatre jours que le père Fournier nous accompagnera chez nos parents à K. Il me reste à espérer de tout coeur que l'Unité Tsé-tsé ne me renverra pas demain après-midi. Je sens que je suis un témoin historique, c'est vrai… Si mes parents savaient les aventures que je viens de vivre, qu'est-ce qu'ils seraient fiers de moi !… A mon âge, c'est une chance, comme le dit mon oncle. J'irai loin, je ne sais pas où, mais je crois que j'irai loin !
— A leur place, je te donnerais des claques, oui ! intervint Ansoumani pour lui faire entendre raison.
Bientôt le camion parvenait à joindre tant bien que mal le lieu de rassemblement des Sahéliens. Une foule innombrable, présidée par Sassi, attendait les membres de l'Unité Tsé-tsé. A la manière de Chamberlain, lors de son retour de Münich à la veille de la guerre, Mainguai avait exhibé son sac en criant :
— Dedans se trouve le contrat vous donnant la garantie d'un salaire de deux dollars par tête de bétail livré à Kankan… Nous avons réussi à convaincre les toubabs !
Un cri de joie s'était élevé dans la nuit pour saluer l'arrivée de Mainguai et de ses camarades, pendant que Mainguai se murmurait : « Pourvu que les autorités respectent la parole donnée. »
Quand l'Unité Tsé-tsé eut fini de faire le compte rendu de sa réunion avec l'état-major et que les Sahéliens eurent accepté et mis en sécurité le contrat, la foule s'éparpilla. C'est alors que Sassi prit Mainguai à part pour lui parler comme s'il lui confiait un secret :
— Mainguai, tu viens de donner un peu d'espoir à ces hommes qui avaient cessé d'en avoir. Je te remercie en leur nom. Je puis t'assurer que tu viens de leur offrir la possibilité de retourner dignement dans leurs communautés du Sahel. Là-bas, des milliers de bouches les attendent. J'ai été témoin de tant de drames parmi ces pauvres gens… Crois-moi, cet argent ne sera pas un petit rien dans les profondeurs de leurs misères. Je te jure que ce « petit rien » vaut mieux que des milliards de mots vides de sens.
Mainguai s'était contenté de serrer la main à Moustique en lui disant :
— Bonne nuit, Sassi… Quoiqu'il arrive cependant, sache que mes camarades de l'Unité Tsé-tsé et moi n'avons fait que notre devoir et que nous n'en espérons ni gratitude, ni récompense de qui que ce soit.
— Mainguai, même un saint homme nourrit toujours un espoir de la part de ses semblables.
Mainguai, après une brève interruption, avait ajouté :
— Nous espérons tout de même que personne ne gâchera le fruit de tant d'efforts communs… Dors bien, car la journée de demain ne sera sûrement pas de tout repos.
Avant de se séparer, Sassi avait cru bon de demander si Mainguai avait rendu l'argent à Jim. Le chef de l'Unité Tsé-tsé avait répondu que « cela allait de soi ! »
Sassi s'était murmuré : « Ce Mainguai est trop idéaliste pour moi… Pour rendre une bonne partie des billets de dollars aux officiers d'état-major, notamment à Jim, sans aucune obligation quelconque de le faire, il faut vraiment être ou un naïf patenté ou un imbécile. Le plus étonnant de tout cela est que Mainguai n'est ni naïf, ni imbécile… Alors qui est-il exactement?… Mon Dieu, s'il ne lui arrive rien, ce ne sera sûrement pas un être à négliger dans l'émancipation future des peuples du Sahel… »
Ce fut le dernier propos tenu cette nuit-là dans la zone opérationnelle du Mont-Nimba.

***

Bien avant le lever du jour, vers quatre heures du matin, Mainguai s'était réveillé. Il était content de lui-même car il avait eu quelques heures de sommeil bien mérité. Il s'était laissé couler dans un énorme bassin plein d'eau, avait senti la douceur tiède de la pluie tropicale sur son corps. A peine s'il avait eu le temps de penser à la journée qui allait venir que déjà il sortait de l'eau pour s'habiller rapidement et réveiller ses camarades de l'Unité Tsé-tsé.
Une demi-heure plus tard, Samb, Kollê, Ansoumani, Grand-Nègre, Lamine-Dérété et Mainguai se dirigeaient à pas rapides vers le lieu du rendez-vous fixé par le chef Guéavogui. Dès leur arrivée, le notable, sans se perdre dans un quelconque protocole, avait demandé sur un ton bref :
— Alors, la promesse écrite de l'état-major, vous l'avez, je l'espère ?
Ce fut une réponse affirmative que reçut Guéavogui qui prenait déjà possession du document tant espéré pour sa sécurité vis-à-vis du pouvoir.
Le chef Guéavogui, assis dans un fauteuil très confortable, entouré des membres du conseil coutumier de la région, avait lu attentivement la note écrite par le capitaine Henri. Quand il eut fini d'en prendre connaissance, il affecta un air satisfait. Il demanda à Mainguai et aux autres de “le laisser seul avec ses amis”.
Un quart d'beure s'était à peine écoulé que déjà le chef Guéavogui appelait de nouveau Mainguai pour lui dicter le message suivant :

« Par la grâce des ancêtres et des esprits de notre terre, par le pouvoir que nous a octroyé le conseil suprême de nos honorables frères, nous sommes satisfaits de la promesse du capitaine Henri et de ses respectables collègues. Bienveillant Mainguai et ses amis, annoncez à ceux qui vous envoient que demain, dans la mesure du possible avant le coucher du soleil, nos frères de confiance réputés pour leur connaissance de la région du Mont-Nimba vous mettront sur le chemin du Troupeau du Sahel. Dès la première lueur du matin, nos envoyés, tous choisis par notre respectable conseil, se joindront à vous pour vous guider vers Je Troupeau du Sahel. Vous direz aux capitaines d'ordonner à leurs troupes de chercheurs militaires et civils de ne pas perdre nos éclaireurs de vue, mais vous devriez vous tenir à distance pour ne pas déranger nos guides dans leurs recherches.
Patiemment, nos hommes vous mèneront où il faudra. »

C'est tout ce que laissèrent paraître les notables du conseil sur leurs secrets et ce fut aussi la dernière fois de sa vie que Mainguai allait voir le chef Guéavogui.

***

A l'aube, des dizaines d'inconnus, de typiques autochtones de la région du Mont-Nimba, tous choisis par les membres du conseil présidé par le chef Guéavogui, s'étaient présentés à l'entrée des différents cantonnements militaires et civils des opérations du Troupeau du Sahel. Par bonheur, ce matin-là, le beau temps était revenu. Il faisait une chaleur humide, ce qui donnait une impresion d'irréalité au Mont-Nimba couvert de brume.

Les éclaireurs marchaient à une centaine de mètres en tête des troupes de soldats et de Sahéliens. Ils avançaient à petits pas, têtes baissées, les yeux rivés au sol. A distance suivait la foule. Parfois, quelques guides marchaient à quatre pattes dans les herbes comme pour relever des traces suspectes. Quelques-uns humaient l'air, peut-être une tentative de sentir une odeur étrangère à la région qui se mêlerait au parfum de la nature. De temps en temps, deux ou trois inconnus grimpaient dans des arbres pour regarder dans le lointain, se faisaient des signes, puis redescendaient très vite au sol, se chuchotaient leurs impressions, faisaient des signes pour donner de nouvelles directives à la foule.
A midi, Mainguai avait eu l'impression qu'ils tournaient en rond. Pis encore, la pluie avait recommencé de tomber, elle n'allait plus cesser. Au crépuscule, les troupes de chercheurs, sur l'ordre des officiers, observaient un long arrêt de repos dans une immense clairière au milieu de la forêt. La plupart en profitaient pour prendre un repas froid avant de reprendre les recherches. Quelques heures plus tard, de nouveau, des centaines d'hommes, prudemment menés par les mêmes guides indigènes de la région frontalière, évoluaient lentement vers l'une des pentes inexplorées du Mont-Nimba. Les éclaireurs, qui ne laissaient rien percevoir encore de leurs intentions, avançaient lentement.
Au fil des heures, chemins après chemins, quatre groupes de quelques centaines de Sahéliens et soldats s'étaient formés derrière les différentes têtes de caravanes. Suivant différentes directions, quatre immenses patrouilles d'hommes se déplaçaient à travers la forêt. Il y avait comme un glissement lent de quatre énormes dragons asiatiques d'un kilomètre de long chacun à travers le paysage pluvieux. De temps en temps, on remarquait une énorme tête hésiter. On la voyait regarder vers la droite, puis vers la gauche avant de dessiner soudain un tournant à quatre-vingt-dix degrés, choisissant ainsi une nouvelle direction vers la même pente inconnue de la montagne. Tard dans la nuit, les recherches furent remises au lendemain matin.
Au lever d'un nouveau jour, un certain découragement planait sur la foule. En outre, pour compliquer la tâche des malheureux, une pluie diluvienne que quelques Sahéliens surnomment à juste titre “Foton-Naha”, c'est-à-dire « laveuse de forêt », s'était abattue sur la région du Mont-Nimba. Avec elle, l'espace s'était assombri. Il fallut s'abriter jusque tard dans la journée avant de reprendre les recherches en fin de matinée.
Un épais brouillard avait pris possession de la zone. Les quatre dragons à mille pattes avançaient toujours vers le Mont-Nimba. Dans la caravane la plus avancée en direction du sommet du Mont-Nimba, se trouvaient Jim, Mainguai et Samb. Jim, après deux jours de vaines recherches, était de plus en plus certain d'une mystification autour de l'existence du Troupeau du Sahel. Mainguai et Samb avaient soutenu que le Troupeau du Sahel était un fait, qu'il existait bel et bien quelque part dans la région… Mais où ? Ils prétendaient être sur la bonne voie… Sceptique, Jim avait dit :
I would like to believe it, man.
D'un propos à l'autre, Jim, Mainguai et Samb vinrent à parler du chef Guéavogui. Le chef de l'Unité Tsé-tsé, après quelques attaques acerbes lancées contre le notable, s'était résolu peu à peu à s'étendre sur l'importance de ce même notable dans la région. Pour finir, il avait dit :
— Le chef Guéavogui… hein, quel drôle d'homme !… Tout me pousse à croire qu'il fait partie de la “société Poro”, bien qu'il ne soit pas de l'ethnie des gens de la Sierra Leone… Hein, je donne ma tête à couper qu'à son niveau de responsabilité dans la région du Mont-Nimba, il doit être le grand maître du “buisson Poro” local, organe suprême de la “société secrète Poro”…
— Quelle preuve avez-vous, man ?
— La plupart des maîtres du “buisson Poro” sont vieux… Jim avait ri de cette révélation imprévue, quelque peu naïve…
— Laissez-moi poursuivre ma démonstration, Sir.
My name is Jim. O.K., man ? Je vous écoute.
— O.K., Jim. Je disais donc que les maîtres de l'organe suprême sont également très riches. En outre, il leur faut une connaissance très approfondie de leurs membres et de leurs groupes ethniques. Pour me résumer, être membre du “buisson Poro”, ce qui revient à dire être responsable de la société secrète Poro, suppose non seulement une grande sagesse par l'âge, mais aussi une grande fortune… On dit que les maîtres de la société Poro détiennent toutes les forces surnaturelles de leur territoire ; aucun pouvoir ne peut leur résister, même pas les administrations coloniales françaises, anglaises ou libériennes. Les pouvoirs publics, par la force des choses, ont tôt ou tard besoin de leur aide pour dominer ou pour diriger. En compensation, ils doivent payer et ils paient souvent à ces notables influents les services rendus par les membres de la société Poro qui se chargent de gérer les biens de la communauté… En fait les membres sont tout simplement exploités, car ils ne reçoivent que la portion congrue.
Lousy ! murmura Jim.
— Ils ne sont pas les seuls, Jim… Et puis, colons et notables du genre Guéavogui se valent bien. Ces sales exploiteurs profitent de la misère du prolétariat africain et de la masse africaine, tout simplement…
Are you communist, Mainguai… Aren't you ? demanda soudain Jim, inquiet.
Mainguai avait ri et s'était éloigné très vite de Jim en prétextant un problème à régler d'urgence avec un des guides indigènes responsables des recherches. Au même moment, dans la deuxième caravane où se trouvait Grand-Nègre, Ansoumani répondait à une question du capitaine Henri au sujet du chef Guéavogui. Il disait :
— Vous savez, mon commandant, ce riche notable est peut-être le grand maître du “buisson Poro” de la région du Mont-Nimba. Le chef Guéavogui dispose de toutes les forces surnaturelles de la région. On raconte qu'il parle avec les démiurges et les esprits qui habitent sur le sommet du Mont-Nimba. Ils lui donnent tout ce qu'il veut, même de l'argent. Je suis certain que c'est le chef Guéavogui qui vient de faire abattre sur nous cette violente pluie et que c'est lui qui a fait assombrir la nature. C'est en outre un redoutable sorcier ! On raconte que les balles de fusil, les flèches et les poisons ne peuvent rien contre lui, et qu'il peut même se rendre invisible ! On murmure qu'une fois, un colon a tiré sur le chef Guéavogui et que la balle a fait un ricochet sur son front en prenant la direction contraire pour aller transpercer la tête du tireur…
— Et pan !… Boomerang !… Tu y crois, toi, à ce que tu me sors maintenant, Ansoumani ? demanda le capitaine Henri, tout étonné de ce qu'il entendait.
Après un moment d'hésitation, Ansoumani, d'une voix basse, comme angoissé de ce qu'il allait dire, murmura :
— Enfin, je suis musulman, mon capitaine… Je ne sais pas, mon capitaine… Mais les fétiches existent tout de même, mon capitaine… Ho la la, mon capitaine, c'est dangereux, ces choses-là… Il ne faut pas blaguer en n'y croyant pas beaucoup… Vous comprenez, mon commandant, hein, mon commandant, faut pas blaguer avec ces fétichistes, même quand on est musulman ou chrétien. Ces gens-là, hé, mon Dieu…
— Il ne faut pas croire en de telles bêtises. Des gens comme le chef Guéavogui ne font qu'exploiter les superstitions entretenues dans la masse africaine. Votre chef Guéavogui est un escroc digne de toutes les prisons du monde… J'espère bien que quelque chose changera après la guerre, car pour vous émanciper politiquement, il faut tout de même commencer par vous défriper de vos superstitions.
Inch'Allah, mon commandant ! Mais je n'ose pas vous croire, mon commandant… Les colons, les administrateurs coloniaux sont amis avec les notables… Vous comprenez, mon commandant, chacun en profite, hein ?… Je veux dire : de l'ignorance de la masse africaine… On a des frères africains qui rêvent de remplacer les colons, mais les colons tiennent à leurs privilèges… Hein, mon commandant ?
— Mon Dieu… Oublie donc ce que j'ai dit et va t'informer auprès des guides de l'état de nos recherches, j'ai l'impression que nous tournons en rond dans la forêt depuis des heures.
Comme libéré d'un lourd fardeau qui lui pesait, Ansoumani s'était dépêché de disparaître dans la foule à la recherche des guides responsables des directives à suivre. A peine Ansoumani était-il parti que Grand-Nègre, qui avait suivi la conversation, intervenait pour dire :
— Mon commandant, moi je ne crois pas aux fétiches, encore moins aux fétichistes… Ma grand-mère m'a dit qu'il ne faut pas être superstitieux !
— Peux-tu jurer sur les esprits du Mont-Nimba ?
Grand-Nègre avait sursauté, comme saisi de panique, puis regardant de tous les côtés et notamment vers le sommet des montagnes, il chuchota :
— Heu, c'est dangereux, mon commandant, on dit que les fétiches se fâcheraient dans un tel cas. Remarquez, mon commandant, moi je n'ai pas peur, puisque ma grand-mère m'a recommandé de ne pas avoir peur des fétichistes.
— C'est bien, jeune homme… Maintenant, cours vers l'arrière-garde de la caravane pour voir si j'y suis…
— Oui, mon commandant, j'y vais tout de suite, mon général. à vos ordres, mon capitaine, prêt, mon colonel, rompez, mon maréchal, garde-à-vous, mon lieutenant, salut au drapeau, en avant enfant de la patrie, le jour de gloire est arrivé…
Grand-Nègre sortait à tort et à travers les termes et titres qu'il connaissait de l'armée pendant qu'il s'éloignait dans la foule en chantant « la Marseillaise ». Le capitaine Henri ne put s'empêcher de rire en murmurant :
— Merveilleuse Afrique, pourvu qu'elle ne devienne pas aussi dingue que nous en faisant de la politique un moyen de domination. Cela donnerait des Hitler, Mussolini, Salazar, Franco etc. Lamentables dictateurs africains à la solde des puissances étrangères.
Il pleuvait toujours. A travers le paysage, des centaines d'hommes silencieux, déjà fatigués par une journée d'hivernage, suivaient les guides qui ne laissaient rien percevoir de l'issue prochaine des recherches. Sans tenir compte des protestations des guides, Group Captain Lancelot avait décidé d'accorder un peu de repos à la troisième caravane de chercheurs dont il était responsable. C'est pendant cet arrêt qu'il demanda incidemment à Lamine-Dérété et Koffi leur impression sur le temps. Après un quart d'heure de conversations pendant lequel les deux membres de l'Unité Tsé-tsé avaient passé en revue tous les climats et intempéries existant sur le continent africain, l'officier anglais avait conclu par quelques mots que ses interlocuteurs ne parvinrent pas à comprendre à sa juste valeur :
— Avec un temps pareil, le décollage doit être difficile, mais là-haut, à mille cinq cents ou deux mille mètres d'altitude, il doit faire sûrement beau… Mon regret depuis ce matin, c'est que mon tabac soit mouillé, j'ai du mal à allumer ma pipe… Vous pensez que nous sortirons tôt ou tard de cette forêt ?
Koffi avait regardé Lamine-Dérété en faisant une drôle de mine qui signifiait qu'il n'avait rien saisi des propos du toubab. Un guide indigène, délégué par ses camarades, était venu timidement vers le Group Captain Lancelot pour le prier de donner l'ordre de reprendre les recherches :
— Autrement, nous risquerions d'être en retard sur les autres, mon commandant.
Peu de temps après, la caravane reprenait sa marche.
Pendant que la troisième caravane se remettait en marche, la quatrième, dans laquelle se trouvaient Sassi, Kollê, le commandant militaire libérien et ses soldats, observait un arrêt. L'horizon se dissolvait peu à peu dans les ténèbres, la nuit tombait de nouveau sur le Mont-Nimba et personne ne savait encore où se trouvait le Troupeau du Sahel. Kollê, un peu pessimiste, avait dit à Sassi comme pour l'associer à son souhait :
— J'espère que le chef Guéavogui ne nous aura pas trompés, car il y a déjà un jour de retard sur les prévisions et nous ne savons même plus où nous nous trouvons dans cette immense forêt. Je me demande comment nous découvrirons ce bétail dans cette nuit sans fin.
Sûr de lui, Sassi avait dit :
— Du courage, Kollê, je suis certain que nous poursuivons une très bonne piste. Le chef Guéavogui joue sa liberté contre la découverte du Troupeau du Sahel, je ne puis m'imaginer un autre résultat à nos efforts… Cette nuit ou demain peut-être, nous arriverons au but.
— Que Dieu t'entende, avait ajouté Kollê.
Aussi paradoxal que cela aurait pu paraître aux autres, Moustique était réellement certain de ce qu'il avait dit à Kollê. Peut-être avait-il ses raisons ? Toujours est-il que, parlant avec le commandant militaire libérien, il s'était hasardé à demander, après avoir longtemps étudié et revu sa question dans tous les sens :
— Commandant, je ne voudrais pas être indiscret, loin de là, mais si je puis me permettre, pourrais-je vous demander si vous ne connaîtriez pas un des plus importants notables du “buisson Poro” ?… Vous savez, vous n'êtes pas obligé de me répondre. Ma question est partiellement culturelle…
— Heu,… partiellement culturelle ?… Je ne comprends pas.
Le commandant libérien avait jeté un regard suspicieux à son compagnon, puis avait demandé à son tour :
— Pourquoi, vous voudriez connaître un membre du “buisson Poro” ?
Sassi, souriant, avait rétorqué :
— Oh, pour rien, bien sûr, je demandais seulement pour savoir,… comme je vous l'ai dit.
Un silence avait suivi, aucune réponse ne venait de la part du Libérien. De nouveau, Moustique avait insisté tout de même, comme décidé à atteindre son but :
— J'aimerais bien connaître le chef Guéavogui, si vous êtes un de ses amis, je serais heureux de le savoir… Il est toujours conseillé d'être en boos termes avec les notables coutumiers.
L'officier libérien avait regardé Sassi pendant d'interminables secondes avant de dire :
— Vous, je vous vois venir avec vos énormes brodequins mal cloutés ! Tandis que vous y êtes, pourquoi ne dites-vous pas que le chef Guéavogui vous intéresse parce que vous voudriez lui demander de vous accepter comme membre de la société Poro… hein ?
Sassi avait souri sans pour autant se laisser désarçonner par la réplique brutale du Libérien. Il avait dit :
— Ce serait formidable, commandant, d'être un membre de la société Poro, mais je crois qu'on ne m'accepterait pas, car je ne suis pas de la région, encore moins libérien ou sierra léon ais… Cependant, dans la vie civile, j'ai une certaine fortune qui ne laisserait pas indifférents les membres du “buisson Poro”. On raconte que seules de bonnes relations pourraient ouvrir les portes du conseil de cette honorable société.
L'officier libérien semblait insondable. Il ne voulait rien comprendre au propos de Sassi. Cependant, il lui avait lancé, comme si c'était un franc avertissement :
Forget it.
Moustique n'était pas du genre à oublier un tel centre d'intérêts. Imperturbable, il enfonçait la porte hermétique des secrets bien gardés en avançant à tout hasard un argument digne d'intérêt, qui ne tarda pas à attirer l'attention d'un guide indigène du chef Guéavogui.
— Qu'avez-vous dit ? s'informa le guide.
Sassi venait de réaliser qu'il avait visé dans le mille. Il changea subitement de ton. Soudain, sûr de lui, comparable à un lion, il releva la tête, fixa du regard un des membres de la fameuse société dont il rêvait de faire partie, puis lança :
— Bien sûr, ils sont avec moi ! M'obéissent ! Font et agiront en fonction de mes directives et de mes conseils !
— Vous parlez des Sahéliens? intervint encore le guide.
— Qui d'autre ?
— Houm.
— Alors, que pensez-vous de ma présentation éventuelle au conseil du “buisson Poro” ?… Hein?… Au chef Guéavogui, par exemple?… Il aura le temps de réfléchir à ma proposition. Je reviendrai le voir après la guerre… avec beaucoup d'argent.
— Houm… que voulez-vous dire, monsieur ? demanda le guide indigène.
— Ne jouez pas l'ignorant, vous savez ce que je veux dire, non ?… Je demande simplement rendez-vous, une rencontre secrète avec le conseil Poro… Dites-leur qu'après la guerre, si nous nous entendons, je leur apporterai beaucoup d'argent et même des camions de transports.
— Houm, fit encore le guide indigène qui demandait déjà à l'officier libérien de donner l'ordre de reprise des recherches…
Cependant, avant de disparaître, le guide murmura à Sassi :
— Demain, après la découverte du Troupeau du Sahel, quelqu'un viendra vous voir, sûrement pour vous mener à un rendez-vous. Il portera sept amulettes rouges autour du cou. Il vous demandera de le suivre… Houm.
Quand l'éclaireur eut disparu dans la foule, pendant que le groupe se remettait en marche, l'officier libérien avait cru devoir dire à Sassi au sujet de la société Poro :
Forget it. Avec ces gens-là, on ne sait jamais… Ils pourraient obtenir de vous tout ce qu'ils voudront, notamment tout le Troupeau du Sahel qui les intéresse, puis ils vous laisseront tomber. Si vous ne faites pas partie des leurs, ne comptez sur aucune faveur de leur part.
— Houm, forget it, dit Sassi à son tour en ironisant.
Puis de poursuivre :
— Quand je sens la fortune quelque part, c'est rare que je n'y plonge pas mes dix doigts… Dans le cas présent, je ne fais que commencer la préparation de mon entrée dans la vie politique du Sahel… Le conseil Poro me soutiendra, j'en ai les moyens… Houm.
— Ils vous les couperont, vos doigts !
— Eh bien, nous verrons bien. Quoiqu'il arrive, ce ne pourrait être qu'un risque de plus. Cependant, commandant, ne vous méprenez pas sur mes intentions, en aucun cas, le Troupeau du Sahel n'échappera aux Sahéliens si les toubabs ne paient pas les deux dollars promis par tête de bétail livré à Kankan. L'Unité Tsé-tsé et moi-même avons pris nos dispositions avec les Sahéliens dans le cas où il y a maldonne.

Par chance, cette nuit-là, la pluie avait cessé. Un beau clair de lune, comme par miracle, donnait un peu d'espoir aux chercheurs. A travers les vallées de la chaîne du Mont-Nimba, quatre longues colonnes, toujours comparables à quatre énormes dragons à mille-pattes, avançaient lentement. Les patrouilles semblaient évoluer vers un même objectif géographique qu'elles n'arrivaient pas encore à bien situer. Pour tout membre de la foule de chercheurs, du capitaine Henri au plus petit de la troupe, il était presque impossible d'avoir une conversation quelconque pouvant conduire à une réponse définitive aux recherches en cours. Cependant, d'heure en heure, à mesure qu'avançait la nuit, il semblait que les guides indigènes relevaient de plus en plus les traces et indices récents de milliers de têtes de bétail domestique. lls semblaient optimistes dans leurs propos et sûrs de leur orientation.
L'instant n'était peut-être plus loin où la chaîne du Mont-Nimba dévoilerait son secret d'où allait sortir peut-être le Troupeau du Sahel. On aurait alors bien voulu croire à une telle hypothèse. A l'aube d'une longue nuit sans sommeil, la pluie avait recommencé de tomber sur la région du Mont-Nimba. Le paysage, loin de s'éclaircir, s'était assombri, comme décidé à conserver la mystérieuse couverture insondable de la nuit. A plusieurs reprises depuis trois heures du matin, les caravanes de chercheurs s'étaient aperçues à distance grâce à leurs torches qui indiquaient par centaines les sentiers sinueux qu'ils empruntaient. Très souvent, au bout de quelques dizaines de minutes, les quatre groupes composés chacun de centaines de personnes se perdaient de vue pour se retrouver quelques temps après.
Cependant, à chaque rencontre, les différentes patrouilles se rapprochaient de plus en plus. Ainsi, vers six heures du matin ce jour-là, le groupe dirigé par le capitaine Henri et dans lequel se trouvaient Grand-Nègre et Ansoumani s'était engagé progressivement dans un passage qui témoignait visiblement d'un passage de l'homme. Sans aucun doute, le passage était un fossé sciemment creusé pour un but déterminé. C'était une voie large de deux mètres peut-être, et d'une profondeur de plus d'un mètre selon les endroits. Les guides avaient accéléré la cadence.
Malgré leur fatigue de plusieurs jours déjà, les centaines de chercheurs du groupe du capitaine Henri circulaient très vite dans le fossé de plus en plus boueux d'où sortait une odeur nauséabonde de bouse d'animaux. La foule avançait tant bien que mal dans la voie sans fin. Kilomètre après kilomètre pourtant, les quatre groupes se rapprochaient les uns des autres. Chaque énorme caravane semblait être saisie de surprise à la rencontre d'une autre. Au tournant d'une petite vallée aboutissant à l'une des pentes inexplorées du Mont-Nimba, la joie avait éclaté dans la foule, car, comme s'ils s'étaient donné rendez-vous en cet endroit, les quatre légions de chercheurs s'étaient rencontrées, puis avaient fusionné en une foule compacte. Au loin, on entendait des bruits et des voix d'hommes dans la forêt. Peut-être aussi des bêlements.
En tout cas, la certitude était qu'un rassemblement d'animaux domestiques existait quelque part dans le voisinage. Le bétail devait être sûrement bien gardé. Les militaires prirent les devants comme pour parer à toute attaque éventuelle des malfaiteurs.
Minute après minute, seconde après seconde, après le passage de plusieurs gorges successives dans la montagne, était apparue, imposante, une vallée perdue, semblable à une immense clairière… Devant la foule de chercheurs émerveillés, se présentaient des centaines, des milliers de têtes de bétail. Un Sahélien, ému, avait crié :
— Notre patrimoine !
En effet, la foule de chercheurs se trouvait réellement devant le Troupeau du Sahel. L'apparition soudaine de plusieurs centaines d'hommes en cet endroit perdu de la forêt dense du Mont-Nimba avait semé la panique dans le groupe de gardiens. Ceux qui étaient armés avaient jeté leurs fusils afin de mieux se confondre avec les autres bergers, bien que ces derniers, qui semblaient être leurs prisonniers, n'eussent pas tardé à livrer leurs gardiens trafiquants aux responsables des opérations du Troupeau du Sahel. Beaucoup de Sahéliens avaient reconnu les leurs parmi les prisonniers sahéliens de la vallée perdue du Mont-Nimba.

Mainguai, Aosoumani, Kollê, Koffi, Samb, Lamine-Dérété, Grand-Nègre se cherchaient dans la foule. Bientôt, au hasard des retrouvailles, l'Unité Tsé-tsé était au complet. Grand-Nègre, silencieux, regardait d'un air émerveillé des milliers de têtes d'animaux. Un peu plus loin, un observateur se tenait à l'écart des membres de l'Unité Tsé-tsé ; quand Mainguai l'aperçut, il lui fit signe, les autres en firent autant, ils l'invitaient à se joindre à eux : c'était Sassi.
— A présent, nous devons retrouver nos officiers d'état-major, avait proposé Mainguai tout de bonne humeur.
— J'espère qu'en récompense, ils vont nous démobiliser, après un tel succès, dit Ansoumani, optimiste.
— ll faut bien rêver parfois, ironisa Samb. Le capitaine Henri, Captain Jim, Group Captain Lancelot, le commandant libérien interrogeaient déjà les trafiquants et leurs complices. Ils n'avaient pas de temps à perdre. Lorsque les membres de l'Unité Tsé-tsé à laquelle s'était joint Sassi apparurent devant les officiers, tous s'étaient mis au garde-à-vous.
D'une voix nette, Mainguai avait dit au capitaine Henri :
— Mission accomplie, mon commandant.

Il avait fallu quatre jours pour acheminer les milliers de têtes du Troupeau du Sahel vers Yéképa. Pendant ce temps, Sassi avait pu rencontrer les membres du conseil Poro. Au niveau des responsables des opérations, bien des décisions et des changements au sein de l'état-major allaient avoir lieu.
En effet, dès le lendemain de la découverte du Troupeau du Sahel, Captain Jim et Captain Lancelot avaient rejoint Monrovia pour préparer leur départ pour le théâtre des opérations en Europe. L'Américain partait pour Rome tandis qu'on apprenait que Lancelot s'envolait pour le Caire. Le délégué civil du gouvernement fédéral de Dakar était libéré par le capitaine Henri.
Le succès avait fait oublier à l'ancien prisonnier toute l'humiliation reçue quelques jours plus tôt, car il avait félicité le « cher ami Henri » de son succès, de son courage et de son sens des décisions appropriées. Puis il avait ajouté en bon civil conscient de son rôle :
— Je me félicite surtout d'avoir l'honneur d'être choisi comme nouveau chef des opérations du Troupeau du Sahel.
Ainsi, le jour même de l'arrivée du Troupeau du Sahel à Yéképa, le capitaine Henri annonçait à l'Unité Tsé-tsé que la prochaine destination était l'Afrique du Nord :
— De là nous rejoindrons probablement le théâtre des opérations de Méditerranée. Vous resterez sous mes ordres, à ce que j'ai cru comprendre.
Puis d'une manière plus précise, comme pour témoigner de tout son attachement à ses compagnons, il avait transmis l'ordre écrit du gouvernement fédéral de Dakar où il était précisé :

« Sous l'ordre du capitaine Henri, les tirailleurs Mainguai, Samb, Kollê, Ansoumani, Lamine-Dérété devront rejoindre le théâtre des opérations d'Europe. Le tirailleur Sassi est transféré à Dakar. »

S'adressant à l'Unité Tsé-tsé, le capitaine Henri avait dit :
— Nous quittons cet après-midi Y éképa, dès que j'aurai fini de régler les affaires avec le commandant militaire de la Haute-Guinée et le délégué civil. Puis de demander :
— Et ce jeune Africain, l'avez-vous renvoyé à N'Zérékoré ?
— Vous parlez de Grand-Nègre, mon capitaine ? demanda Mainguai.
— Oui, je ne connaissais pas son nom.
— On l'a renvoyé à N'Zérékoré. Je crois savoir qu'il est déjà en chemin pour sa ville natale de K. où il a ses parents.
— Très bien… Maintenant, allez vous préparer.
Le capitaine Henri n'avait aucun doute sur ce qu'il croyait être la règle du jeu à respecter ; il avait cru devoir rassurer les membres de l'Unité Tsé-tsé et Sassi sur une question qui lui tenait à coeur :
— Vous pouvez dire aux Sahéliens qu'aucun problème ne se posera quant à leur salaire. Le contrat sera respecté par les nouveaux responsables des opérations dont fait partie l'officier libérien.
Quelques heures plus tard, le capitaine Henri, Mainguai, Sassi, Ansoumani, Kollê, Samb, Lamine-Dérété et Koffi quittaient Yéképa. Un camion militaire américain devait les transporter à Monrovia, d'où ils devaient s'envoler pour l'Afrique du Nord, avec escale technique à Dakar où Sassi devait les quitter.
Pendant que le véhicule évoluait vers la capitale libérienne, un certain silence régnait dans le groupe. Bien des images défilaient dans la tête de Mainguai. Il ne voulait en retenir aucune. Il ne se faisait aucune illusion sur son avenir. Pour une fois, les opérations du Troupeau du Sahel n'étaient plus le centre de son intérêt. Mainguai, qui ne s'attardait jamais sur son enfance, s'était surpris à en parler. Comme pour se bercer lui-même, il avait commencé à parler de sa famille. On pouvait comprendre qu'il avait été très heureux pendant ses premières années… Ainsi, pendant les heures qu'allait durer le voyage, les membres du groupe n'allaient pas cesser de parler de leurs problèmes personnels où les questions familiales prenaient le dessus pour la première fois. C'était peut-être trop tard, mais après plusieurs mois d'efforts communs, ce ne fut pas inutile pour eux de réaliser soudain qu'au-delà de leur uniforme de tirailleurs africains, ils avaient bien une existence propre. A travers les conversations, une voix disait :
— Il faut bien parfois dominer nos oppositions idéologiques et nos intérêts matériels pour découvrir le vrai sens de la vie… Et la vie est délicate et simple. Il suffit d'un rien pour la rendre insupportable, la détruire. C'est peut-être pourquoi il est de notre devoir de n'accorder aucun respect à un système d'occupation ou de dictature sur un peuple, car la dictature ou l'occupation suppose le mépris et l'intolérance subis par un peuple. De tels systèmes n'ont qu'un point commun, la négation de l'homme dans ce qu'il a de plus sacré en lui, sa dignité, son droit à la vie. Il n'y a pas d'homme dominé heureux.
C'était Kollê qui venait de parler. Ses propos modestement prononcés dans un murmure avaient surpris ses camarades, car depuis plusieurs mois qu'il vivait, travaillait en leur compagnie, il n'avait jamais ouvert la bouche pendant les conversations. Peut-être avait-il toujours eu le courage du sage Sahélien, celui de savoir se taire le plus longtemps possible et ne dire que le juste nécessaire au risque de gêner les éducateurs et les maîtres de ce monde.
Tard dans la soirée, le convoi militaire avait pénétré dans la base américaine de Monrovia. Les membres de l'Unité Tsé-tsé et le capitaine Henri étaient attendus. Avant de quitter sa troupe, le responsable avait annoncé qu'il partait pendant la nuit pour l'Afrique du Nord et que les membres de l'Unité Tsé-tsé et les autres avaient journée libre le lendemain.
— Vous aurez plus tard les instructions quant à votre départ pour Alger. Cependant, ajouta-t-il, il est probable que vous voyagerez dans trente-six heures au plus tard. Ce sera un vol de nuit. Arrangez-vous pour être de retour à la base à dix heures au plus tard. A tous, je dis merci et à bientôt en Méditerranée.
Ce furent les derniers mots du capitaine Henri à sa troupe des opérations du Troupeau du Sahel.

Cette nuit-là, avant de quitter ses camarades, Sassi, solidaire, leur avait souhaité « Bonne chance ». Mainguai avait eu un sourire presque blasé avant de dire :
— Nous avons tout de même réussi quelque chose ensemble. Toujours cela de gagné. Quant au futur, disons que la guerre ne connaît pas l'idée de chance. Après un combat, on est toujours étonné d'être en vie… Espérons que nous serons surpris de nous revoir après la guerre. Adieu, vieux frère, et à toi d'avoir une bonne chance dans la vie civile.
Le groupe s'était séparé pour aller dormir.

Il n'y avait pas de silence sur la base de Robertsfield. A tout moment décollaient et atterrissaient des avions militaires, car en ce temps de guerre, la base américaine de Robertsfield aménagée sur le territoire libérien était l'une des plus importantes des opérations de transports militaires aériens de la zone Atlantique-Sud. Le Libéria était alors le plus important relai du pont aérien en direction de Khartoum et de la zone opérationnelle du Moyen-Orient. La guerre frappait alors à toutes les portes.

Peut-être Mainguai, Kollê, Lamine-Dérété, Ansoumani, Koffi, Samb, Sassi, Grand-Nègre, le capitaine Henri, le Group Captain Lancelot, le captain Jim avaient-ils eu, cette nuit-là, un même rêve… des dizaines, des centaines, des milliers d'animaux domestiques évoluant à travers le paysage africain… Le rêve du Troupeau du Sahel… Tous avaient fait le même rêve, sauf Mainguai, car il avait mal dormi. Toute la nuit, il s'était vu se transformer progressivement en termite géant, carapacé, sans aucune faille vulnérable ; il se voyait avec des dents énormes et une réserve destructrice d'arme chimique qu'il secrétait lui-même ; il se voyait tuant d'un coup de mandibules quiconque essayait de s'opposer à lui ou de lui résister ; il se voyait décapitant, annihilant toute révolte dans les termitières ; il se voyait en époux d'une reine prolifique qui lui enfantait sans arrêt des serviteurs, des petits soldats, des petits ouvriers, des gardes prétoriens par milliers ; il se voyait régnant pour toujours sur un univers de la désespérance.
C'est avec soulagement qu'il avait vu venir le jour. Il n'allait pas raconter son rêve à ses compagnons, mais pendant toute la journée il n'allait pas cesser de prier. Il murmurait à tout moment, comme effrayé par lui-même :

« Mon Dieu, aide-moi contre moi-même, aide-moi à ne jamais devenir une chose destructrice de vies et d'espoirs, aide-moi à être du côté du Bien, protège-moi du Mal. »


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